Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 4/Chapitre 1/2

Maurice Lamertin (6p. 369-387).
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II

Si l’alliance des catholiques et des libéraux avait été moins solide, la nouvelle inattendue des journées de juillet eût sans doute provoqué sa dissolution. L’agitation anticléricale qui se manifesta tout de suite à Paris était bien faite pour effrayer le clergé belge. On ne constate pas cependant qu’il ait éprouvé la moindre crainte ni trahi la moindre hésitation. L’union des partis demeura aussi inébranlable après la chute de Charles X qu’elle l’était auparavant. Il n’en faut pas davantage pour montrer qu’entre les révolutionnaires de France et les mécontents de Belgique, il n’existait aucune entente. Manifestement, ceux-ci n’avaient point partie liée avec ceux-là. Loin de chercher à les imiter, ils semblent même, au premier moment, déconcertés par un événement qu’ils n’avaient pas prévu et dont la violence ne fut pas sans leur inspirer quelques appréhensions.

La bourgeoisie s’effrayait du déchaînement des passions populaires. À part de rares démocrates comme de Potter et Bartels, elle ne voyait dans le peuple qu’un auxiliaire et n’entendait ni lui abandonner la direction du mouvement qu’elle avait suscité, ni les profits de la victoire. L’exemple de Paris la faisait réfléchir et la révolution, depuis son triomphe, lui paraissait moins souhaitable. Rogier écrivait dans son journal que la Belgique, plus heureuse que la France, n’avait pas besoin de faire une révolution pour acquérir la liberté[1]. Par un curieux retour des choses, la conséquence immédiate des journées de juillet fut donc plutôt de calmer l’agitation que de la surexciter. On était sur le point de rompre avec la légalité : on résolut momentanément de s’y tenir. Aucune effervescence ne se manifeste. Le 3 août, le prince d’Orange et le prince Frédéric affirment à l’ambassadeur anglais que l’esprit public est excellent. Bruxelles paraît ne s’intéresser qu’à l’exposition industrielle qui vient de s’y ouvrir. Le roi, qui y est venu du 8 au 12 août, a été bien reçu. Tout au plus, pour éviter d’entendre crier « à bas van Maanen », s’est-il abstenu d’aller au théâtre. La situation reste donc ce qu’elle était : elle n’est pas meilleure, mais elle n’est pas pire.

Ce que le gouvernement redoutait, ce n’était pas le soulèvement de la Belgique, mais une brusque agression de la France, à laquelle il aurait été incapable de faire face. Car l’état militaire du royaume était déplorable. Les forteresses manquaient d’artillerie. L’armée, composée de volontaires auxquels s’ajoutaient des miliciens tirés au sort et ne se réunissant qu’un mois par an, ne comportait que 35,000 hommes. La garde communale (schutterij), organisée sur le papier en 1827, ne comptait pas. En somme, le royaume n’était pas à même de jouer ce rôle de barrière auquel l’Europe l’avait destiné. Rassuré par la tranquillité générale des dernières années, le roi avait évidemment négligé sa mission internationale au profit de sa politique interne. À l’heure du péril, il se dérobait. Sur les conseils de l’Angleterre, il en était réduit à faire le mort et à éviter toute apparence de provocation. Pour ne point irriter la France, il s’abstenait de masser des troupes à la frontière, se bornant à prendre timidement et sans bruit quelques mesures en vue de mettre les forteresses à l’abri d’un coup de main[2].

Heureusement, l’avènement de Louis-Philippe (9 août) le rassurait. Il était certain que le « roi des Français », pour affermir sa couronne, éviterait avec le plus grand soin de se brouiller avec les Puissances en menaçant les Pays-Bas. Il recherchait visiblement l’amitié de l’Angleterre. On savait qu’il résistait de tout son pouvoir aux bonapartistes et aux républicains qui, sous l’influence combinée du souvenir de Napoléon et de l’idéalisme humanitaire, le poussaient à déchirer les traités de Vienne et à marcher sur la Belgique et sur le Rhin. Sa prudence et sa circonspection les exaspéraient. Ils comptaient bien lui forcer la main et tout de suite ils s’ingénièrent à se ménager des intelligences parmi les Belges, espérant exploiter leur mécontentement au profit de leurs desseins. S’ils n’avaient rien à attendre des catholiques, ils se flattaient au moins d’entraîner les libéraux et les démocrates.

Il en était parmi ceux-ci qui ne s’étaient résignés qu’à contre cœur à marcher la main dans la main avec le clergé. L’opportunité seule les avait décidés à conclure une alliance qui répugnait à leurs sentiments anticléricaux. Ils la rompraient sans doute si l’appui de la France leur assurait la victoire sans qu’il en coûtât rien à leurs principes. À vrai dire, à s’appuyer sur la France, on risquait de compromettre ou même de sacrifier l’indépendance nationale. Mais cette alternative n’était-elle pas préférable au maintien de l’oppression hollandaise ? S’unir à la France, qu’était-ce autre chose que s’associer à sa mission libératrice ? La Belgique ne pouvait échapper à l’enthousiasme provoqué dans toute l’Europe par la révolution de juillet. C’était le moment où Heine la chantait comme un printemps, où Börne saluait le « pavé sacré du boulevard », où le président du gouvernement provisoire de Bologne comparait les trois journées de Paris aux six jours de la création[3].

Cette griserie d’idéalisme s’empara certainement de beaucoup d’esprits. Mais il serait tout à fait inexact de croire qu’elle ait suscité la formation d’un parti français travaillant, de propos délibéré, à l’annexion du pays. Il y eut des efforts isolés, mais aucune action organisée et persévérante. Encore les hommes qui entrèrent alors en rapport avec La Fayette, avec Mauguin ou le général Foy, étaient-ils loin de s’entendre. Les uns, comme Gendebien, étaient des natures ardentes et généreuses, s’abandonnant à l’entraînement général sans aucun souci d’ambition personnelle ; d’autres, comme le comte de Celles et d’anciens fonctionnaires impériaux, n’exploitèrent la situation qu’à leur profit. Dans la confusion de la crise, l’intrigue collabora sous main avec l’impulsion sentimentale.

À Paris, le parti du mouvement mettait tout en œuvre pour gagner les Belges à sa cause. Des banquets démocratiques étaient offerts à de Potter et à Tielemans, où l’on acclamait l’affranchissement de la Belgique. Ce que l’on apprenait justifiait les espérances les plus optimistes. Gendebien assurait à la France, en cas d’attaque, un succès complet[4]. Des agents français travaillaient à Bruxelles et y « montaient les têtes ». Peut-être excités par eux, les ouvriers commençaient à protester contre la cherté des vivres. La police notait que l’on voyait circuler dans le peuple des « pièces françaises toutes neuves »[5]. Toutefois, ce n’était là qu’une agitation de surface. Les informateurs du gouvernement ne lui attribuent aucune importance. Les chefs de l’opposition y sont complètement étrangers. Il leur paraît évident que le triomphe en France des idées qu’ils défendent en Belgique, assure leur succès sans qu’ils aient besoin de recourir à l’insurrection. Il augmente leur force en augmentant leur prestige. Ils sentent bien d’ailleurs que si Louis-Philippe n’ose pas les soutenir par les armes, il les soutiendra par sa sympathie. Car leur cause se confond avec la sienne. Il ne pourrait les désavouer qu’en se condamnant lui-même, puisqu’en face de Guillaume, ils se trouvent dans la même position que lui-même vis-à-vis de Charles X. Le roi des Pays-Bas hésitera certainement à refuser plus longtemps aux Belges le régime parlementaire et constitutionnel que vient d’accepter le roi des Français. Dès le 18 août, reprenant le mot de Louis-Philippe sur la Charte, le Courrier de la Meuse écrit que la Loi fondamentale va devenir enfin « une vérité ».

Mais il faut se hâter car l’opinion est nerveuse et à mesure que les jours passent, elle s’énerve davantage. À Bruxelles, « on devient plus inquiet, plus remuant, et les groupes dans les rues deviennent plus bruyants ». Les journaux ne gardent plus aucune retenue. « Ils deviennent tellement hostiles au gouvernement qu’on ne conçoit pas comment, jusqu’à présent, il n’a pas eu recours à des mesures légales pour réprimer leur audace et faire cesser ce scandale »[6]. C’est qu’il sait trop bien que ces mesures provoqueraient infailliblement l’éclat qu’il veut éviter à tout prix. Son mot d’ordre est de s’abstenir de toute apparence de provocation, d’empêcher tout bruit inutile. Les fêtes et l’illumination préparées à Bruxelles pour le mercredi 25 août à l’occasion de l’anniversaire du roi, sont remises à plus tard, sous prétexte de pluie. La police n’ose interdire une représentation de la Muette de Portici, annoncée pour le même jour. Elle sait pourtant que le public saisira l’occasion d’y manifester[7]. Mais elle ne s’attend qu’à des criailleries et peut-être à ce que l’on réclame la Marseillaise. Les précautions qu’elle prend sont si anodines qu’elles attestent évidemment sa sécurité.

La population n’était ni mieux informée ni plus inquiète. Nulle trace parmi elle de cette angoisse qui précède les jours d’émeute ; elle est seulement curieuse de voir « s’il se passera quelque chose ». La badauderie l’attire vers un spectacle qui sera sans doute aussi intéressant dans le parterre que sur la scène. Le soir du 25 août, la salle de la Monnaie est comble. On s’y montre des dames de la société en grande toilette et des officiers hollandais en uniforme. À mesure que la représentation se déroule, à l’extérieur du théâtre s’amasse une foule de jeunes gens munis de leurs cannes et qui, visiblement, se préparent à une manifestation[8]. On dit que dans les cafés voisins des inconnus distribuent de l’argent. Un piquet de gendarmerie dissiperait sans peine cet attroupement. Mais personne ne se montre. L’inertie des autorités est complète. Elles aussi attendent…

Tout à coup, des acclamations frénétiques s’élèvent de la salle et se répandent sur la place. Le ténor La Feuillade vient d’entamer l’air « Amour sacré de la patrie ». Toute l’assistance est debout, étouffant sous ses voix celle du chanteur. Des jeunes gens se précipitent au dehors et, comme si elle attendait un signal, la foule aussitôt se met en branle. Elle roule vers les bureaux du National. En un instant, les vitres volent en éclats, puis on court rue de la Madeleine assaillir la maison de Libri Bagnano. Au milieu des cris et des plaisanteries, elle est dévastée de fond en comble. Des curieux se sont amassés qu’amuse ce spectacle et qui encouragent les exécutants. Une intervention énergique mettrait fin au désordre qui n’est encore que bruyant. Mais en se prolongeant l’excitation s’aggrave. Au milieu des bandes tapageuses, des figures suspectes commencent à se mêler aux « gens bien mis » qui disparaissent peu à peu noyés dans la populace et s’éclipsent. Déjà on enfonce des boutiques d’armuriers ; on y enlève de la poudre et des fusils. Le tumulte se transforme en émeute et la bravade en audace. La cohue s’en prend maintenant aux autorités. Elle brise les vitres du bourgmestre et du procureur du roi. La demeure du chef de la police est dévastée. Le feu est mis à celles de van Maanen et du général commandant la ville. En route, on arrache et on foule aux pieds les armoiries royales qui décorent les magasins des fournisseurs de la cour. Surprises et ahuries, les autorités ont perdu la tête. Des forces de police, assaillies à coups de bouteilles, battent en retraite. Des détachements de chasseurs et de gendarmes n’osent charger. Plusieurs corps de garde se laissent désarmer, abandonnant leurs fusils aux agresseurs. Ça et là quelques coups de feu sont tirés sur la foule sans l’effrayer. Durant toute la nuit, la ville est au pouvoir de l’émeute. Le matin, les troupes l’abandonnent et se retirent sur la place du Palais, d’où elles ne bougeront plus. L’incapacité et la lâcheté de leurs chefs a permis le succès d’une échauffourée qu’il eût suffi d’un peu d’énergie pour écraser.

Cependant la bourgeoisie prend peur. Le soulèvement qu’elle applaudissait la veille au soir, se déchaîne maintenant contre la propriété. On pille partout ; en ville même et dans la banlieue des fabriques sont envahies ; on incendie des ateliers ; on brise des machines à Uccle, à Forest, à Anderlecht. Des agitateurs français fomentent visiblement le désordre. On entend crier : Vive Napoléon ! Vive le duc d’Orléans ! Vive la France ! en même temps que : Vive de Potter ! et : Vive la liberté ! Des groupes chantent la Marseillaise. On remarque aux boutonnières des cocardes bleu-blanc-rouge, et un instant les couleurs françaises ont été arborées à l’hôtel de ville. Le mouvement prend donc les allures d’une insurrection prolétarienne dirigée par l’étranger. Elle alarme en même temps les sentiments conservateurs et les sentiments nationaux de la bourgeoisie. Et contre elle, aussitôt, s’organise spontanément la résistance que les troupes ont été incapables de lui opposer.

Dès le 26 au matin, quelques hommes résolus ont pris comme chef le baron Emmanuel d’Hoogvorst. Ils se rendent à l’hôtel de ville où l’échevin qui remplace le bourgmestre, prudemment parti pour la campagne, leur donne l’autorisation d’organiser et d’armer une garde bourgeoise[9]. De la Schutterij, dont cependant l’intervention s’imposerait, il n’est pas question. Comme l’armée, elle se dérobe ; on dirait que les autorités conspirent contre la légalité. En face de l’anarchie menaçante et de l’abdication du pouvoir, il n’existe plus d’autre moyen de maintenir l’ordre que des mesures de salut public. La destitution du gouvernement est la conséquence nécessaire de son inertie. La bourgeoisie ne se soulève pas contre lui : elle prend tout simplement la place qu’il lui abandonne ou pour mieux dire qu’il lui offre.

Car, épouvantés eux-mêmes par les événements, magistrats civils et chefs militaires s’empressent de se décharger sur elle de leurs responsabilités. Le dépôt d’armes de la Schutterij est mis à sa disposition. Une proclamation annonce que la garde bourgeoise est constituée à « l’invitation de l’administration et des citoyens ». Les troupes resteront consignées autour du palais. Ainsi, dans la ville abandonnée par l’autorité officielle, il n’existe plus d’autre pouvoir que le quartier-général de d’Hoogvorst.

Avec autant d’énergie que d’habileté, il se met à l’œuvre. De toutes parts les volontaires affluent. Au bout de deux jours on en compte de 8 à 10,000, armés à la diable, ne disposant que de 3000 fusils, et reconnaissables seulement au numéro de leur section qu’ils portent au chapeau. Aucun caractère de classe dans cette troupe improvisée. Les nobles, les rentiers, les industriels en redingote y coudoient les boutiquiers et les petits bourgeois et jusqu’à des ouvriers en blouse. D’anciens officiers exercent le commandement, disposent les postes, organisent les patrouilles. La bonne volonté est générale et il n’en faut pas davantage pour venir à bout d’une émeute qui, suscitée par les circonstances, ne s’est aggravée que par l’impunité, et qui suit sans conviction les meneurs étrangers qui l’excitent et les pillards qui l’exploitent.

Pour en détacher les ouvriers et les sans-travail, des cartes de pain sont promises à ceux qui rentreront chez eux. L’impôt de la mouture que, par une imprudence inconcevable, la municipalité a laissé en vigueur comme taxe communale, est supprimé. On menace de priver des secours du bureau de bienfaisance tous ceux qui auront fait partie d’un attroupement et les rassemblements de plus de cinq personnes sont interdits. Pour la plupart, les ouvriers se laissent désarmer sans résistance. Quelques coups de fusil dispersent les groupes les plus acharnés. Dès le 28, tout est rentré dans l’ordre. Les pillages ont cessé et l’on n’entend plus crier Vive la France. À l’hôtel de ville flotte le drapeau brabançon et aussitôt la ville se pavoise de ses couleurs ; la garde bourgeoise les adopte pour ses étendards, ses chefs les portent en écharpe, d’innombrables cocardes les répandent parmi la population. De l’agitation superficielle provoquée par les émissaires des clubs parisiens, nulle trace ne subsiste. Le procureur du roi Schuermans constate son échec[10]. « Si les révolutionnaires français, écrit un témoin oculaire, le ministre autrichien Mier, ont souhaité connaître l’opinion du pays, ils savent aujourd’hui avec certitude qu’il ne veut pas d’annexion »[11].

Incontestablement, la garde bourgeoise n’obéit pas seulement à l’esprit d’ordre. Il s’allie chez elle à l’esprit national. Sa tâche serait finie si elle n’avait eu pour dessein que de rétablir la tranquillité. Maintenant que la rue est paisible, pourquoi ne confie-elle pas aux troupes la mission sans péril de la suppléer ? Bien plus ! pourquoi ne les a-t-elle pas appelées à la rescousse ? Or, non seulement elle ne leur cède pas la place, mais au lieu de se dissoudre, elle se renforce et atteste visiblement sa volonté de conserver le pouvoir dont elle s’est emparée. Elle est décidée à ne pas laisser les Hollandais se réinstaller dans cette ville qu’ils lui ont abandonnée. Son attitude est si résolue qu’elle en impose aux généraux réfugiés dans le palais royal. Prudemment, ils décommandent les renforts qui arrivent d’Anvers et de Gand. Ils se sentent en face d’une volonté d’autant plus impressionnante qu’elle est unanime. Pas une voix ne s’élève en faveur du gouvernement, pas une défection n’est signalée, pas un drapeau orange ne se montre. Si les troupes font un mouvement, nul doute que ce qui s’est passé à Paris ne se reproduise à Bruxelles. « Les Belges, dit Schuermans avec l’emphase de la terreur, sont courageux comme des lions quand on les excite, et ils n’hésiteront pas à tirer sur les soldats »[12]. Aussi, pour la seconde fois, l’autorité capitule. Le général de Bylant promet aux « chefs de la bourgeoisie armée » de s’abstenir de toute action aussi longtemps que les habitants respecteront les autorités civiles et maintiendront le bon ordre. N’osant attaquer l’insurrection, il la reconnaît.

Les événements de Bruxelles avaient éclaté à l’improviste, mais la situation était trop tendue pour que le pays ne dût pas vibrer aussitôt à l’unisson de la capitale. Louvain, Ath, Wavre, et Mons sont en rumeur. Dans le pays de Liège surtout, la répercussion fut immédiate et profonde. Les tendances libérales et démocratiques dont s’était inspirée au XVIIIe siècle la révolution liégeoise, s’étaient encore renforcées durant la révolution française. Dans cette contrée essentiellement industrielle, les traditions de l’Ancien Régime avaient disparu plus complètement que partout ailleurs. L’influence du clergé et de la noblesse y était bien moindre que dans le reste de la Belgique. Nulle part l’adhésion de la bourgeoisie aux idées libérales n’était aussi complète[13]. Nulle part non plus le prolétariat n’était aussi nombreux et par cela même aussi enclin à se laisser emporter par la violence.

À peine les nouvelles de Bruxelles sont-elles connues, les têtes se montent. À Liège, à Huy et à Verviers, les ouvriers s’assemblent en tumulte. Le mécontentement social et le mécontentement politique les lancent dans une agitation confuse dont les meneurs étrangers, les vagabonds et les pillards cherchent à tirer parti. On brise des machines, on saccage les maisons des receveurs des contributions ou des partisans notoires du gouvernement, on arrache des façades les armoiries royales. À Verviers, un drapeau français est planté sur le perron par des inconnus. Cependant le travail cesse dans les usines et dans les mines. Déjà, dans les environs de Liège, des bandes de houilleurs sans ouvrage se répandent par la campagne et terrorisent les fermiers. À Namur, il faut protéger les magasins de blé pour les sauver du pillage. Le mouvement se propage jusque dans l’Allemagne rhénane. Le 31 août, à Cologne, des proclamations excitent le peuple à se soulever à l’exemple des « braves Belges ». À Aix-la-Chapelle, le 1er septembre, des émeutes ouvrières éclatent provoquées par les troubles qui agitent Verviers[14].

En province comme à Bruxelles, les pouvoirs officiels épouvantés passent la main à la bourgeoisie. Les troupes n’osent faire usage de leurs armes et restent consignées dans les casernes. Des « Commissions de sûreté » s’installent dans les hôtels de ville que les Régences leur abandonnent. Dès le 27 août, celle de Liège, avec l’assentiment du gouverneur, est entrée en fonctions. Et, comme il arrive habituellement, cette abdication du pouvoir calme l’effervescence. Le peuple adopte les hommes nouveaux qui sont arrivés grâce à lui et leur fait confiance. Il s’abandonne à l’impression de s’être affranchi, de n’obéir plus qu’à lui-même, d’avoir recouvré son autonomie. Les couleurs françaises qui se sont montrées aux premiers jours disparaissent. À Liège, on arbore les couleurs liégeoises, à Verviers, les couleurs franchimontoises, comme Bruxelles a arboré les couleurs brabançonnes. Et la diversité de ces emblèmes montre bien ce que cette première explosion du sentiment national a d’improvisé. Chacun agit pour soi. Il n’y a encore entre les efforts décousus d’autre lien que la communauté des aspirations. La révolution belge a pour prologue une série d’insurrections locales.

Cependant, les Commissions de sûreté se mettent à l’œuvre. Elles organisent des gardes bourgeoises dont la consigne est de calmer le peuple en se le conciliant, et qui appellent à elles, sans distinction de classes, tous les hommes de bonne volonté. Leur uniforme, une blouse bleue et un bonnet de police, atteste leur caractère populaire. Elles n’ont qu’à se montrer pour mettre fin aux troubles et déconcerter ceux qui ne s’y sont jetés que par amour du pillage. Quelques mesures habiles achèvent de rétablir l’ordre. À Liège, en faveur des ouvriers le prix du pain est diminué. Bref, le 7 septembre, la vague qui s’est un moment soulevée est retombée sur elle-même. Mais le choc qu’elle a produit a suffi pour faire glisser le pouvoir des mains de ses représentants officiels dans celles de la bourgeoisie.

En Flandre, le mécontentement du peuple, aussi vif que dans les régions wallonnes, s’est heurté dès l’abord à une résistance plus ferme. Aussitôt après les journées de Bruxelles, la fermentation qui s’est emparée de Gand, de Bruges et de Courtrai a été efficacement combattue. Les autorités n’ont pas abandonné le terrain. Le gouverneur de la Flandre Orientale, plus énergique que ses collègues de Bruxelles et de Liège, ne s’est pas laissé déborder par les événements. Les Régences, au lieu de céder, demeurent en place. La Schutterij se rassemble ; les bourgmestres font leur devoir[15]. Les libéraux qui ont conservé ici, beaucoup plus qu’à Bruxelles ou dans le pays de Liège, leurs vieux principes anticléricaux, n’ont aucun motif de ménager une agitation à laquelle le clergé est favorable. Fabricants pour la plupart, ils n’ont d’autre souci que de veiller à la sécurité de leurs usines et ils sont décidés à protéger leurs machines. Il suffit que leurs ouvriers descendent dans la rue pour qu’ils se groupent autour du pouvoir. Leur attitude s’explique par des motifs de conservation sociale : elle n’a rien de politique. S’ils soutiennent le gouvernement, ce n’est pas par principe, mais parce que la cause du gouvernement, en ce moment de crise, se confond à leurs yeux avec la cause de l’ordre.

À Bruxelles et à Liège d’ailleurs, les hommes qui viennent de prendre le pouvoir ne sont pas des radicaux. Leur but n’est que d’amener le gouvernement à accomplir les réformes que l’opinion exige. Ils ne songent pas à un changement de dynastie. Ce qu’ils demandent, c’est l’application « loyale » de la Loi fondamentale, c’est-à-dire son application conforme au vœu de l’union des partis : liberté complète de la presse et de l’enseignement, régime parlementaire, intervention des Belges dans l’État en proportion de leur nombre, suivant les principes de tout gouvernement constitutionnel[16]. Que cela doive aboutir à la séparation administrative, les esprits les plus pénétrants ne peuvent se le dissimuler. Mais cette séparation n’est incompatible ni avec le maintien du royaume, ni avec celui du souverain. Si elle est inévitable, d’avance on l’accepte. Ce qui est impossible, ce dont personne ne veut, c’est la conservation de ce qui est. Les Belges, dit le Courrier des Pays-Bas, « ont senti se ranimer dans leurs âmes le sentiment de leur dignité nationale. » Ils exigent des garanties et le temps presse. Le pouvoir doit agir au plus tôt, sous peine d’attirer sur lui « les plus grandes calamités ».

À Liège, dès le 27 août, la Commission de sûreté a décidé d’envoyer au roi une députation, et le lendemain, à Bruxelles, une cinquantaine de notables assemblés à l’hôtel de ville ont agi de même. L’adresse qu’ils remettent à leurs délégués affirme leur fidélité au souverain, mais sous le respect de ses formes, elle laisse entrevoir la gravité de la situation. Ses signataires « ne peuvent dissimuler à Sa Majesté que le mécontentement a des racines profondes », que le « système funeste suivi par des ministres qui méconnaissaient nos vœux et nos besoins » ne peut durer plus longtemps, et qu’il importe de convoquer sans retard les États-Généraux[17]. Une réforme est indispensable et, au bord de la guerre civile, on s’illusionne de l’espoir d’y arriver par la voie légale.

Si inattendue, si grave qu’elle soit, la nouvelle de ce qui se passe en Belgique n’a pas sérieusement alarmé le roi. Les événements de Bruxelles ne lui paraissent qu’une échauffourée. L’incapacité des fonctionnaires ne l’émeut pas, habitué qu’il est à n’avoir confiance qu’en lui-même. Mal instruit d’ailleurs des événements, il se flatte d’en venir à bout sans devoir employer la violence. L’ordre est donné à ses deux fils, le prince d’Orange et le prince Frédéric, de partir en hâte pour Bruxelles, à la tête de quelques régiments. Il leur suffira sans nul doute de se montrer pour en imposer aux têtes chaudes et rétablir le calme. Pas n’est besoin de leur tracer leur conduite en cas de conflit, puisqu’un conflit est trop improbable et serait d’ailleurs une provocation trop directe à la couronne pour qu’il faille y songer.

Les princes quittèrent La Haye en même temps que partait de Bruxelles la députation envoyée au roi : ils la croisèrent en chemin. Les directions étaient différentes ; le but était le même. Des deux côtés on voulait éviter l’irréparable : le roi, en se ramenant le peuple, le peuple, en se conciliant le roi. Mais ni l’une ni l’autre de ces tentatives ne pouvait réussir. Elles échouèrent en même temps, et leur échec eut pour résultat de hâter la catastrophe qu’elles étaient destinées à écarter.

Guillaume reçut les députations de Bruxelles et de Liège le 31 août. À l’exposé de leurs griefs, à leurs accusations contre ses ministres, il ne répondit qu’en objectant la Loi fondamentale et l’impossibilité de capituler devant l’émeute. Il avait résolu de convoquer les États-Généraux, seuls compétents pour juger de la nécessité d’une revision constitutionnelle. Il lui était impossible en attendant de rien promettre « le pistolet sur la gorge ». Il fallait avant tout que les princes entrassent à Bruxelles à la tête de leurs troupes, et fissent cesser ainsi « l’état apparent d’obsession auquel il ne pouvait céder sans donner un exemple pernicieux pour toutes les autres villes du royaume ». Au reste, il protestait de son horreur à faire couler le sang de ses sujets[18]. Mais cette protestation, si sincère qu’elle fût, laissait entrevoir qu’il s’y résignerait au besoin. Bref, la possibilité de l’entente dont s’étaient flattés les députés s’évanouit dès les premiers mots de la conversation. Ils durent s’avouer d’ailleurs que le langage du roi était le seul qu’il pût tenir. Parler autrement qu’il le fît, c’eût été donner des gages à l’insurrection. Il ne se doutait pas qu’au moment même où il exigeait qu’elle s’inclinât devant son pouvoir, elle obligeait ses fils à s’incliner devant elle.

Les princes, faisant diligence, étaient arrivés à Vilvorde, aux portes de Bruxelles, dès la soirée du 30 août. Ils disposaient de 6000 hommes de troupes et d’une vingtaine de canons, auxquels eût pu se joindre la garnison de Bruxelles qui continuait à bivouaquer autour du palais. Peut-être un coup de force leur eût-il livré la capitale. Mais, ils ne voulaient y entrer qu’en pacificateurs. Le prince d’Orange comptait sur le prestige personnel dont il y avait joui si longtemps. Son caractère glorieux lui faisait entrevoir l’occasion de jouer un beau rôle. Dès le lendemain, il convoquait à son quartier-général le duc d’Arenberg, le duc d’Ursel et le chef de la garde bourgeoise, le baron d’Hoogvorst. Il s’étonna de les voir arriver flanqués de plusieurs officiers de la garde et tous ceints d’écharpes aux couleurs brabançonnes. Il le prit tout d’abord de très haut. Puis, suivant son habitude, il céda et recouvra sa bonne grâce coutumière. Il affecta de n’attribuer les événements des derniers jours qu’à l’exubérance d’une « multitude égarée ». Il ferait le lendemain son entrée dans la ville, à la tête de ses soldats ; tout serait oublié ; il demandait seulement que l’on s’abstînt d’exhiber sur son passage des « insignes non légaux ». La députation rapporta cette réponse à l’hôtel de ville.

À peine connue, elle provoqua dans la population un sursaut de fureur. Permettre l’entrée des troupes, n’était-ce pas, en effet, renoncer du même coup à l’autonomie reconquise pour retomber sous le joug hollandais ? Ni la garde, ni les habitants ne balancèrent un moment. Plutôt que de céder aux exigences du prince, ils étaient prêts à la lutte. L’exemple de Paris montrait la conduite à suivre. Fiévreusement, les plus ardents commençaient à dépaver les rues et à élever des barricades. Sous la direction d’anciens soldats de Napoléon, ouvriers et bourgeois travaillaient d’un même cœur. À toutes les fenêtres se montrait le drapeau brabançon. La résolution de combattre était si évidente et si unanime, que le ministre d’Autriche, affolé, prenait la fuite avec son collègue d’Espagne.

Pourtant une nouvelle députation s’acheminait vers le prince. Ce qu’elle lui dit le fit réfléchir. La joyeuse entrée qu’il se promettait quelques heures plus tôt serait donc une sanglante bataille de rues. Ses soldats réussiraient-ils mieux que ne l’avaient fait les vétérans de Charles X ? Quelle perspective d’ailleurs, pour un prince royal, que de mitrailler sa capitale ! Et puis, ne serait-il pas désavoué par son père ? Sa mission ne consistait qu’à rétablir l’ordre. Avait-il le droit de tirer ? Fallait-il demander des instructions à La Haye et, après avoir promis tout à l’heure d’entrer dans la ville, se résigner à attendre devant ses portes ? Il était brave. La perspective de payer de sa personne le séduisit. Il promit qu’il arriverait le lendemain et entrerait seul dans Bruxelles, pourvu que la députation répondit de sa sûreté.

Le lendemain, en effet, suivi de quelques officiers d’ordonnance, il se présentait au pont de Laeken[19]. De ce point jusqu’à l’hôtel de ville, la garde civique était alignée le long des rues, les bourgeois en habit noir, les gens du peuple en blouse bleue. De distance en distance, des bouchers pourvus de leurs haches jouaient le rôle de sapeurs. Çà et là, des groupes de paysans étaient armés de piques. Derrière le cordon des gardes se pressait le peuple ; les femmes garnissaient toutes les fenêtres ; au-dessus de la foule, aux façades des maisons, les trois couleurs brabançonnes revêtaient la ville d’une livrée révolutionnaire. Un sombre silence régnait. Quelques cris de « Vive le prince » furent aussitôt étouffés sous les sifflets. Lui pourtant, pâle mais résolu, s’enfonçait dans la foule dont les flots se refermant derrière lui, l’emprisonnaient. Ses sourires et son amabilité ne rencontraient que visages fermés et tendus. Il s’efforçait à faire bonne mine et saluait de la main, causant avec son entourage, consentant à laisser crier « Vive la liberté », pourvu qu’on criât « Vive le roi ». À le voir ainsi, abandonné et visiblement déconcerté, des femmes pleuraient. Son supplice dura jusqu’à l’hôtel de ville, où il fut harangué par la Régence. Mais la foule devenait houleuse. Sur la place de Ruysbroeck, le prince se croyant en péril, éperonna tout à coup son cheval et, sautant par-dessus les barricades, courut bride abattue jusqu’au palais. On ne le poursuivit pas. Là, au milieu des troupes hollandaises, sa personne était en sûreté. Mais il n’en avait pas moins perdu la liberté de sa conduite. En entrant dans la ville il avait toléré l’insurrection et pactisé avec elle. Tout ce qu’il pouvait faire, et il allait l’essayer, c’était de mettre sa responsabilité à l’abri sous une équivoque.

À peine remis des émotions de la matinée, il convoquait autour de lui une commission composée du gouverneur de la province, du bourgmestre, de deux membres de la Régence sortis de leurs cachettes, du duc d’Arenberg, du duc d’Ursel, du général d’Aubremé et du baron d’Hoogvorst. Il ramenait ainsi au jour les autorités officielles qui, depuis le 25 août, s’étaient si prudemment éclipsées. Mais à côté d’elles, il plaçait le chef de la garde bourgeoise. La proclamation qu’il lança affectait, il est vrai, de ne considérer la garde que comme un auxiliaire bénévole du gouvernement. Il la remerciait au nom du roi d’avoir rétabli l’ordre et la faisait féliciter par le pauvre bourgmestre, du zèle infatigable qu’elle avait montré et d’avoir pris les armes « dans un but si louable ». Le voile était prudemment jeté sur tout le reste. Dans cette ville où le palais était le seul édifice qui n’arborât pas les couleurs brabançonnes, le prince parlait comme si chacun n’eût eu en vue que le service royal. Il donnait sa parole que les troupes n’entreraient pas à Bruxelles et promettait de prendre, d’accord avec la commission, « les mesures nécessaires pour ramener le calme et la confiance ».

Subrepticement, le régime légal allait être restauré et l’insurrection déjouée. Le peuple s’en aperçut tout de suite. Il n’avait pas dépossédé les autorités pour leur permettre, sous le couvert du prince d’Orange, de reprendre leurs fonctions, ni rompu avec le gouvernement pour se laisser ramener sous son pouvoir. Il ne se refusait pas à une entente, mais à condition d’y prendre part et de délibérer d’égal à égal. Il fallut bien lui ouvrir le cénacle dont on avait cherché à l’exclure et se résigner à reconnaître l’existence de cette révolte que l’on se proposait, si l’on peut ainsi dire, d’escamoter. Dès le lendemain, deux nouveaux membres entraient dans la commission pour l’y représenter : un vieux jacobin, Rouppe, et un jeune libéral, Sylvain van de Weyer.

Mais déjà la situation avait changé. Le soir du premier septembre, les délégués envoyés auprès du roi étaient rentrés à Bruxelles. On apprenait que leur mission avait échoué, qu’aucune concession n’avait été faite, aucune promesse donnée et qu’il fallait s’en remettre à la décision des États-Généraux. À l’opinion surexcitée s’imposait donc un nouveau délai. Passe encore s’il eût autorisé quelque espoir ! Mais il était trop évident que les Belges n’avaient rien à attendre en suivant la voie légale. Les renvoyer aux États-Généraux, c’était les soumettre au bon plaisir des Hollandais qui y possédaient la moitié des sièges. En ce moment décisif, l’absurdité de la constitution s’affirmait aussi flagrante que révoltante. Puisque l’unité du royaume imposait à la majorité de la nation le joug de la minorité, il n’était pas possible d’en tolérer plus longtemps l’existence. L’affranchissement de la Belgique était à ce prix. La dignité et la justice ne lui permettaient pas de se sacrifier au maintien de l’État hybride qui l’opprimait. La séparation des deux parties du royaume que dès 1815 les esprits les plus clairvoyants avaient prévue, et dont de Potter avait récemment menacé le gouvernement, apparaissait maintenant comme la solution inévitable du conflit. Elle seule pouvait encore empêcher la guerre civile et la révolution. Elle devenait l’ultimatum des partis, le programme minimum de leurs revendications. À l’agitation confuse des derniers jours, elle assignait le but auquel il fallait tendre. Il n’y avait plus d’autre alternative que de l’obtenir ou de combattre. Et des symptômes menaçants montraient qu’il fallait se hâter. La population était houleuse. On avait brûlé dans les rues le rapport de la délégation faisant part de la réponse du roi. Des attroupements tumultueux se formaient, que la garde bourgeoise ne parvenait qu’avec peine à disperser. Ses chefs commençaient à craindre pour la sécurité du prince d’Orange.

Lui-même s’épouvantait de la situation qu’il s’était faite. Aussi brave qu’imprudent, il avait affronté le péril sans en mesurer la grandeur et sans prévoir les conséquences de sa conduite. Il se sentait maintenant à la merci des événements et ne songeait plus qu’à sortir du mauvais pas où il s’était jeté. Les pouvoirs officiels qu’il avait voulu grouper autour de lui se dérobaient. Il s’épuisait en conversations compromettantes avec les députés aux États-Généraux, avec les chefs de la garde, avec les représentants des partis. Tous s’accordaient à lui affirmer « que le désir le plus ardent de la Belgique est la séparation complète entre les provinces méridionales et les provinces septentrionales, sans autre point de contact que la dynastie régnante ». Quelques-uns même osaient le croire capable d’ambitionner le titre de roi des Belges.

Demeurer plus longtemps à Bruxelles au milieu de semblables sollicitations, devenait impossible. Il accepta de faire connaître à son père les désirs du peuple « et de les appuyer de toute son influence ». Il laissa entendre qu’il reviendrait chargé de bonnes nouvelles et les chefs de la garde bourgeoise lui promirent sur l’honneur de ne pas souffrir, en attendant, de changement de dynastie. Une proclamation qu’il apostilla des mots « conforme à la vérité », fit connaître cette convention. La commission qu’il avait créée à son arrivée fut dissoute. Et il s’empressa de partir, emmenant avec lui la garnison et abandonnant Bruxelles aux chefs de l’insurrection à laquelle il s’était si légèrement flatté de mettre fin par sa présence (3 septembre). On ne devait plus le revoir. Le seul résultat de son intervention avait été de précipiter les événements et d’accroître la confiance des hommes qui les dirigeaient. Se croyant assurés de son appui, les plus modérés d’entre eux ne doutaient plus de la solution pacifique de la crise. « Concitoyens, disait une proclamation, soyons calmes, car nous sommes forts, et restons unis pour conserver et accroître notre force »[20].

  1. E. Discailles, Charles Rogier, t. I, p. 181 (Bruxelles, 1892).
  2. Voy. les lettres de Bagot dans Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 59, 60, 61, 63.
  3. A. Stern, Geschichte Europas seit den Verträgen von 1815. 2de Abt., t. I, p. 75 (Stuttgart, 1905).
  4. De Potter, Souvenirs personnels, t. I. p. 123. Cf. Juste, Révolution belge, t. II, p. 189. De Bavay, Histoire de la Révolution belge, p. 140, attribue aux excitations françaises une importance tout à fait exagérée. L’homme le plus influent du mouvement révolutionnaire belge, Louis de Potter, était foncièrement partisan de l’indépendance. Il n’est pas douteux qu’il eût dévoilé dans ses Souvenirs personnels, si médisants à l’égard de ses anciens collaborateurs, les projets annexionnistes de ceux-ci, s’ils avaient été vraiment sérieux.
  5. Gedenkstukken 1830-1840, t. IV, p. 40.
  6. Gedenkstukken 1830-1840, t. I, p. 339.
  7. Dès le 23 août, l’ambassadeur autrichien Mier parle pour ce jour-là d’un « coup monté ». Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 340.
  8. Voir surtout, pour les événements de cette soirée et des jours suivants, le rapport de de Knijff, le directeur de la police, au ministre van Maanen, dans C. Buffin, Mémoires et documents inédits sur la révolution belge, t. I, p. 564 et suiv. (Bruxelles, 1912), et la relation de l’Autrichien Mier, témoin oculaire. Gedenkstukken 1830-1840, t. III, p. 141 et suiv., ainsi que l’Ausfürliche Darstellung der Ursachen und Begebenheiten der belgischen Revolution am 25 August und den folgenden Tagen von einem Brüsseler Augenzeugen (Stuttgart, 1830). L’origine non belge de ces témoignages est une garantie de leur exactitude.
  9. Les textes du temps l’appellent aussi garde urbaine ou garde civile.
  10. Quelques Français, dit-il, qui parlaient en faveur de la France : « vonden geen bijval ». Gedenkstukken 1830-1840, t. IV, p. 55. Plus tard, il constate que tous les journaux sont hostiles à l’annexion. Ibid., p. 99.
  11. Gedenkstukken 1830-1840, t. III, p. 143.
  12. Ibid., t. IV, p. 99.
  13. Bartels, Les Flandres et la Révolution, p. 19, dit que Liège est le « centre des hommes les plus capables et les plus influents dans les divers partis ». On constate que la province de Liège est « la plus exaltée dans le libéralisme ». Terlinden, op. cit., t. II, p. 409.
  14. Sur cette agitation, voir Gedenkstukken 1830-1840, t. III, p. 4, t. IV, p. 68, 81, 88, 108. Lejear, Verviers, loc. cit., p. 208-215.
  15. Gedenkstukken 1830-1840, t. IV, p. 82.
  16. Le 31 août, le Courrier de la Meuse demande « que le gouvernement se montre désormais franchement constitutionnel, qu’il renonce sincèrement aux principes du message du 11 décembre, que les doctrines de M. van Maanen et des Nederlandsche Gedachten soient répudiées sans restrictions ». Les autres journaux ne parlent pas autrement. Tous se bornent à demander une réforme constitutionnelle.
  17. De Gerlache, op. cit., t. II, p. 40.
  18. De Gerlache, loc. cit., p. 48.
  19. Voy. surtout les récits de Chazal (Buffin, Mémoires et documents inédits, t. I, p. 39 et suiv.) et de du Monceau (Ibid., p. 442 et suiv.), ainsi que le rapport de l’adjudant du prince, de Grovestins. Gedenkstukken 1830-1840, t. IV, p. 85.
  20. J’ai surtout suivi pour ces événements, le récit contemporain des Esquisses historiques de la Révolution de la Belgique en 1830, p. 87 et suiv. (Bruxelles, 1830). Cf. Du Monceau, loc. cit., p. 475 et suiv.