Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 2/Chapitre 4/3

Maurice Lamertin (6p. 211-216).
III

En 1810, le préfet de la Dyle, La Tour du Pin, pouvait écrire au ministre de l’Intérieur : « Le pays marche dans la route que le gouvernement a tracée, mais il y marche et n’y court pas[1] ». En 1813, il n’était que trop évident que cette marche s’accélérait, mais à rebours. Dès avant même la débâcle de Leipzig, la désaffection était complète. On en avait assez d’un régime qui froissait chez les Belges le sentiment le plus invétéré : celui de la liberté personnelle. Se passer de vie politique, soit, mais se sentir continuellement épié par la police, voir sa maison exposée aux visites domiciliaires, n’avoir plus cet asile où l’on peut parler à cœur ouvert et dauber le pouvoir, c’en était plus qu’on ne pouvait supporter. Toutes les classes étaient également irritées : le clergé, par la persécution, les industriels, par la crise des affaires, la noblesse, par l’arbitraire, la compression administrative et l’institution des gardes d’honneur, le peuple, enfin, par la conscription. Déjà, on remarquait çà et là de fâcheux symptômes[2]. À Bruges, en avril 1813, les conscrits convoqués au conseil de recrutement se mutinent, assomment le chef du bureau militaire, maltraitent les gendarmes et déchirent les registres. La levée des gardes d’honneur excite parmi les familles riches, qui ont déjà dépensé 5 à 6,000 francs pour faire remplacer leur fils, « une sorte de fureur ».

À mesure que le régime français s’impose plus lourdement à elle, la nation se reporte vers le passé. Le souvenir et le désir de l’autonomie, qui s’étaient engourdis durant les années prospères, se réveillent. Par contraste, le régime autrichien paraît aimable et l’on se prend à le regretter. D’ailleurs, après la campagne de Russie, on commence à douter de la stabilité de l’Empire. Des « bruits perfides », colportés par des « malintentionnés », se répandent et égarent l’opinion des habitants des campagnes. Dans la Lys, « à peine la retraite de Moscou fut-elle connue, les personnes qui avaient pu conserver quelque attachement pour le gouvernement autrichien se flattaient ouvertement que la Belgique allait repasser sous sa domination ». Il suffit d’écouter le comte de Mérode : « Alors, dit-il, on leva les yeux vers le ciel et une lueur d’espérance à laquelle on osait à peine croire nous apparut »[3]). Là même où les habitants ont le cœur « le plus français », dans le département de l’Ourthe, Thomassin avoue, en 1812, que le vœu général est de « former un État séparé »[4]. Évidemment on ne tient plus à la France que par force. Vienne l’occasion, et les neuf départements, travaillés par un mécontentement qui y ranime le sentiment national, s’en détacheront d’un bloc. Déjà on se dit à l’oreille, au mois de mars 1813, qu’il est question de joindre en un seul royaume la Belgique et la Hollande « pour les donner à je ne sais qui ». Au mois d’avril, d’Houdetot, qui vient d’arriver dans la Dyle, s’effraye d’y voir affichés des « écrits incendiaires ». On a écrit « à bas le tyran » à la porte de l’hôtel de ville de Bruxelles. À Anvers, « les bonnes nouvelles se traînent tandis que les autres volent ». L’esprit des campagnes devient inquiétant. Il ne s’y présente pas le tiers des conscrits, et à Jodoigne des bandes de jeunes gens parcourent les rues en criant Vivent les cosaques !

Cependant, la campagne de 1813, ouverte par de nouvelles victoires, empêche les espoirs de se donner carrière. La neutralité de l’Autriche et son offre de médiation pourraient peut-être, enfin, amener la paix. « Elle est l’objet de tous les vœux et de toutes les conversations », car elle panserait les maux dont on souffre. Mais l’entrée de l’empereur François dans la coalition, après l’échec des pourparlers, provoque un revirement décisif. Micoud-Dumont croit que dans l’Ourthe les six dixièmes de la population restent attachés à la France, mais il est sûr que dans les autres départements les huit dixièmes sont contre elle. Et, après la bataille de Leipzig (16-18 octobre 1813), « il en est, dit-il, de l’insubordination comme d’une traînée de poudre ». Les vieilles sympathies autrichiennes du pays de Herve et du Limbourg s’affirment publiquement. On imprime, à Gand, les proclamations de Moreau au peuple français contre Napoléon[5]. Le préfet de la Dyle pense « qu’il ne faudrait qu’une étincelle pour produire de fâcheuses conséquences ». Il supplie le gouvernement de ne pas convoquer la garde nationale sédentaire qui pourrait tourner. Le colonel-major de la gendarmerie d’élite, envoyé en mission dans la 24e division militaire, écrit que « les conscrits que l’on lève dans ce moment marchent avec une gaieté qui ne leur est pas naturelle et disent hautement qu’ils vont au devant des cosaques ».

On devine l’effet que durent produire, au milieu de cette fermentation, les nouvelles du soulèvement de la Hollande et du débarquement du prince d’Orange à Scheveningen (30 novembre 1813). Le lamentable défilé des fonctionnaires français qui fuyent ce pays et passent par la Belgique augmente la certitude de la débâcle prochaine de l’Empire. Dès le 21 novembre, le préfet de la Dyle s’attend au pire. « Des gens qui ont été témoins de la révolution brabançonne m’assurent que ce sont aujourd’hui les mêmes symptômes et qu’à chaque instant il peut éclater une grande insurrection ». Le bruit que les alliés approchent fait craindre un soulèvement populaire des masses appauvries, désœuvrées et aigries. Les impôts ne rentrent plus. Les propriétaires inquiets font des patrouilles. Des gardes urbaines s’organisent pour « contenir la multitude » et empêcher l’anarchie. Mais il est certain qu’elles ne résisteront pas à l’étranger. Le préfet de Jemappes se demande même si elles ne sont pas un simple « moyen de transition inauguré pour passer avec le moins de désordre possible d’une domination à une autre »[6], et il a l’impression que la population de son département se considère déjà comme « appartenant à l’ennemi ». Les faits semblent lui donner raison, car, en octobre, les Conseils municipaux se sont refusés à envoyer des adresses de dévouement à l’impératrice régente, et le sénatus-consulte du 15 novembre appelant sous les armes 300,000 conscrits ne reçoit pas même un commencement d’exécution.

On sait d’ailleurs que les alliés ont franchi le Rhin. Bulow, à la tête d’un corps prussien, marche sur la Hollande ; Winzingerode s’avance vers la Meuse avec une armée russe. Dès le milieu de décembre, leur cavalerie commence à s’infiltrer dans le pays. Le 15, une sotnia de cosaques est entrée à Lierre ; le 19, un peloton de 150 hulans a pénétré dans Louvain et y a enlevé le maire ; le 29, des partis de cosaques battent la campagne aux environs de Gand.

L’empereur a confié la défense de la Belgique au général Maison[7]. À l’est, les garnisons de Venlo, de Maestricht et de Luxembourg ont été renforcées. Macdonald occupe la vallée de la Meuse de Namur à Liège. Maison lui-même, avec 30,000 hommes, est chargé de manœuvrer de façon à empêcher le blocus d’Anvers, pivot de la résistance. Le vieux Carnot vient de solliciter le commandement de la place, se résignant à servir l’Empire pour sauver la France et pour lui conserver cette Belgique dont son génie militaire a jadis assuré l’annexion à la République. Mais le désarroi fait d’effrayants progrès. On sent que la partie est perdue et l’attitude des autorités ne laisse que trop apparaître leur découragement. Les sénateurs Monge et Doulcet de Pontécoulant, envoyés à Liège et à Bruxelles pour ranimer l’esprit public, le démoralisent davantage encore par leur timidité et leur inertie craintive. Si quelques préfets donnent un bel exemple d’énergie, comme Savoye-Rolin à Anvers, et Roggieri à Maestricht, si à Gand Desmousseaux fait afficher sur les murs que la France ne renoncera jamais aux Pays-Bas, il est visible que la plupart des fonctionnaires se préparent à lâcher pied.

Les combats qui, dès le mois de janvier 1814, se déroulent en Campine, marquent les étapes de l’avance des Prussiens. Le 13, ils sont à Merxem, le 31, à Lierre, et le 1er février, pendant que les Français évacuent Gand, leur avant-garde occupe Bruxelles. À cette date, Macdonald, reculant devant Winzingerode qui atteint Liège le 22 janvier, bat en retraite dans la direction de Charleroi où l’ennemi pénètre le 2 février, si bien que Maison, menacé d’être coupé par le sud, est obligé de se concentrer autour de Lille. Les places fortes sont maintenant livrées à elles-mêmes. Un corps anglais, avec les Prussiens de Bulow et les Suédois de Bernadotte, installe le blocus autour d’Anvers, dont la belle résistance provoque à la fois l’admiration des habitants et celle de l’ennemi. Les étonnantes victoires remportées par Napoléon durant la campagne de France laissent un instant entrevoir sa délivrance. À la nouvelle des journées de Champeaubert et de Montmirail, Maison reprend l’offensive. Dès la fin de février il marche vers le Nord, entre à Courtrai, atteint Gand et lie ses communications avec Carnot, pendant que d’heureuses sorties des garnisons d’Anvers et d’Ostende font retomber, pour quelques heures, Bruges et Saint-Nicolas aux mains des Français. Mais ce n’est là qu’un coup de surprise, qu’un choc en retour du génie militaire de l’empereur, s’obstinant sans espoir à vaincre l’inévitable. Dès le 31 mars, le lendemain de l’arrivée de Napoléon à Fontainebleau, Maison s’est replié sur Lille. Il eut encore le temps de pousser une pointe sur Tournai avant d’apprendre l’abdication de l’empereur (6 avril). Quelques jours plus tard, les garnisons arborèrent le drapeau blanc. Le 13, il flottait sur Ostende, le 18, sur Anvers, le 19, sur Flessingue, le 22, sur Berg-op-Zoom. Le 5 mai 1814, l’évacuation de la Belgique était complète. Il y avait un peu moins de vingt ans que la victoire de Fleurus l’avait donnée à la France.




  1. Lanzac de Laborie, op. cit., t. II, p. 58.
  2. Les quelques faits cités ici à titre d’exemples sont empruntés à Lanzac de Laborie, op. cit., t. II, p. 308 et suiv., et à P. Poullet, Quelques notes sur l’esprit public en Belgique pendant la domination française. Messager des sciences historiques, 1895.
  3. Mérode-Westerloo, Souvenirs, t. I, p. 328 et suiv.
  4. Thomassin, Statistique du département de l’Ourthe, p. 218.
  5. F. van der Haeghen. Bibliographie gantoise, t. V, p. 40.
  6. P. Poullet, La Belgique et la chute de Napoléon Ier. Revue Générale, t. LXI [1895], p. 191.
  7. Calmon-Maison, Le général Maison et le premier corps de la Grande Armée. Campagne de Belgique. (Paris, 1914).