Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 1/Chapitre 2/2

Maurice Lamertin (6p. 57-71).
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II

La seconde invasion de la Belgique coïncide à peu près avec la fin de la Terreur : il ne s’est guère écoulé qu’un mois entre la bataille de Fleurus et la chute de Robespierre (27 juillet 1794). La période tragique et grandiose où la République, régie par la démagogie, la guillotine et l’Être Suprême, a excité tout ensemble d’admiration et l’horreur des contemporains, se place entre l’évacuation et la reconquête du pays. Le régime qui allait être imposé à celui-ci fut déterminé par la réaction de thermidor.

À ce moment, la France a parcouru le cycle de la Révolution. Elle abandonne l’idéalisme humanitaire, pour s’imprégner d’un esprit de plus en plus réaliste. Elle ne prétend plus affranchir les peuples, mais les dominer : elle devient ouvertement impérialiste. Épuisée par la lutte gigantesque qu’elle soutient contre le monde, elle est forcée d’ailleurs, sous peine de mourir de faim et de misère, d’exploiter les pays conquis. Elle leur applique sans scrupule la loi du vainqueur. N’a-t-elle pas sur eux, en même temps que la supériorité de la force, la supériorité des principes ? Aussi bien, aucun d’eux ne s’est soulevé en sa faveur. Elle a dû s’en emparer de haute lutte et, les ayant arrachés à leurs « tyrans », elle se reconnaît le droit de les mettre en coupe réglée, de faucher à coups de décrets leurs institutions, en attendant le jour où elle pourra leur « ouvrir son sein » et transformer ces sujets, purifiés du despotisme, en citoyens français.

Après Jemappes, Dumouriez s’était présenté aux Belges avec des manifestes, des discours et des effusions. Plus rien de tel après Fleurus. Jourdan et Pichegru ne sont pas des libérateurs : ce sont des vainqueurs. Ils ne parlent pas, ils agissent et ils agissent conformément aux ordres des représentants en mission qui les accompagnent pour les diriger et les surveiller. Et ces représentants évitent le contact de la nation avec le même soin qu’ils mettaient deux ans plus tôt à le rechercher. Évidemment le mot d’ordre leur a été donné de traiter le pays en pays conquis. Des vœux de réunion qu’elle a provoqués et acceptés quelques mois plus tôt, la Convention ne se souvient plus. Elle a oublié sa promesse de traiter les « pays réunis » comme parties intégrantes de la République. Le régime que le Comité de Salut Public a décidé d’imposer aux Belges est un régime d’occupation militaire tel qu’ils n’en ont encore jamais vu, eux qui pourtant en ont tant vus.

Jusqu’alors, en effet, l’invasion du pays n’avait entraîné que sa mise sous tutelle. L’administration restait confiée aux indigènes sous la surveillance de l’étranger. Des « capitulations » réglaient les rapports des autorités nationales avec le pouvoir occupant[1]. Pourvu qu’elles s’abstinssent d’entraver ses mouvements et qu’elles se soumissent à ses réquisitions, il les laissait en place, et les habitants, en présence même de leurs vainqueurs, conservaient l’impression d’être chez eux. Il en avait été ainsi sous le régime de la « Conférence », avant la paix d’Utrecht et plus tard pendant l’occupation française avant la paix d’Aix-la-Chapelle. Si Dumouriez, en 1792, avait bouleversé l’organisation du pays, du moins n’avait-il appelé que des Belges à le gouverner. Les commissaires de la Convention eux-mêmes, en imposant au peuple ses vœux de réunion, avaient reconnu son indépendance, car c’était l’admettre que de lui demander d’y renoncer.

Il en alla tout autrement après Fleurus. Le Comité de Salut Public était décidé à exploiter à fond sa victoire, à appliquer sans restriction la loi du plus fort, à sacrifier impitoyablement l’intérêt du vaincu à l’intérêt de la France. « Nous ne voulons ni soulever le pays, ni fraterniser avec lui », écrit-il dès le 11 juillet 1794 aux représentants en mission en Belgique, « c’est un pays de conquête qui a bien ses restitutions à nous faire et duquel il faut se hâter d’extraire toutes les ressources qui pourraient favoriser une nouvelle invasion de la part de l’ennemi »[2]. Il importe donc de profiter sans scrupule de cette riche proie. Plus de ménagements comme ceux de « l’infâme Dumouriez ». Il faut « dépouiller la Belgique de subsistances, de chevaux, de cuirs, de draps, de tout ce qui peut être utile à notre consommation… faire circuler les assignats, établir des contributions, enlever tout l’argent possible »[3]. Il faudra même, pour embellir Paris, y envoyer sans retard les œuvres d’art qui font de ce pays « le plus beau de l’univers »[4].

Ainsi la consigne est d’organiser la rafle, et les représentants ne s’en acquittent que trop bien. Ils n’ont même pas attendu, pour agir, de recevoir leurs instructions. Dès le 8 juillet, Laurent écrit de Mons au président de la Convention que les églises y regorgent de saints. « Ils n’ont pas plus tôt recouvré la liberté qu’ils ont voulu aller voir la Convention nationale à Paris. Je te les envoie par la diligence de Maubeuge. Ils sont les précurseurs de deux millions en numéraire que nous avons imposé, Gillet et moi, sur les richards de Mons »[5]. Et deux jours plus tard, il annonce au Comité de Salut Public qu’il a établi dans la ville une municipalité, un district, un comité de surveillance, des juges de paix, un tribunal civil et un tribunal criminel. « Ce sont des patriotes persécutés et des sans-culottes qui occupent les places ». De plus, il a pris dix otages et ouvert une Société populaire. « On dira la messe en tremblant et en nous donnant les tabernacles d’argent ; on priera les chapelets en évacuant les bourses »[6]. Et le 13, de plus en plus joyeux et goguenard à mesure qu’il avance à la suite des troupes, il mande de Bruxelles qu’il va lever un impôt de trois millions en numéraire qui sera versé dans les vingt-quatre heures, et qu’on pourra bien tirer de la ville douze à quinze millions. Il ramènera ainsi les riches « à l’égalité par la bourse ». Chemin faisant, il s’est emparé de quelques émigrés français, quatre capucins et trois religieuses, qu’il envoie « sur les derrières pour l’entretien de la guillotine »[7].

À mesure que l’invasion progresse, le rouleau passe sur le pays et l’écrase. Le 9 août, un impôt de 60 millions est frappé sur les « nobles, prêtres, maisons religieuses, gros propriétaires et capitalistes ». Des otages sont journellement envoyés en France, les prisons s’emplissent de détenus, des journaux sont supprimés. Les assignats seront reçus au pair des monnaies métalliques, sous peine pour les contrevenants d’être proclamés ennemis de la République et traduits devant les tribunaux révolutionnaires. En même temps, l’uniforme républicain est passé de force à la Belgique. Le port de la cocarde est obligatoire « depuis l’enfant qui commence à marcher jusqu’au vieillard »[8]. Dans chaque ville, une ou plusieurs églises sont transformées en temples de la Raison. Des troupes d’acteurs français représentent dans les théâtres des pièces républicaines ; on promulgue le calendrier républicain, on organise des fêtes de la liberté. À Gand, au mois de septembre, le carillon du beffroi ne joue plus que des airs républicains : à l’heure, la Marseillaise ; à la demi-heure, le Ça ira ; aux quarts d’heure, la Carmagnole et la Danse républicaine[9].

Le 14 août, les représentants en mission établissent les principes de l’occupation du pays. La police des places sera exercée par les commandants militaires jusqu’à ce qu’il en soit autrement décidé ; les habitants livreront leurs armes dans les vingt-quatre heures sous peine de mort ; tous ceux qui seront convaincus d’avoir tramé contre la sécurité de la République seront traduits devant les tribunaux révolutionnaires de France ; tous les « absents » ayant porté les armes contre le peuple français ou favorisant la contre-révolution, seront cités, s’ils rentrent dans le pays, devant les commissaires établis près des armées pour juger les émigrés, et exécutés dans les vingt-quatre heures ; tous les autres « absents » devront rentrer avant quinze jours, faute de quoi ils seront assimilés aux émigrés. Pour faciliter l’exploitation et la surveillance de la Belgique, on l’isole. Défense est faite d’y entrer ou d’en sortir sans passe-port. Au reste, les lois et règlements antérieurs à la conquête sont provisoirement maintenus, s’il n’en est pas disposé autrement par les représentants, et il en est de même des impositions. Il ne pourra être prononcé de jugements criminels définitifs et il ne se pourra faire d’arrestations que par la force armée et sur l’ordre des représentants, des généraux ou des commandants de place. Tout le numéraire des caisses publiques, des caisses municipales et des dépôts de consignation sera versé entre les mains du payeur général de l’armée contre remboursement en assignats. Les banquiers et notaires déclareront les sommes qui leur sont confiées. Pour prévenir l’augmentation des prix que les « malveillants » pourraient provoquer, le maximum de la ville de Lille sera provisoirement étendu aux pays conquis. Le droit d’imposer des contributions appartient exclusivement aux représentants et aux généraux qui l’auront reçu du Comité de Salut Public. Ces contributions ne frapperont que le clergé, les nobles, les privilégiés, les grands propriétaires et les riches. Quant aux réquisitions, elles seront faites par les commissaires des guerres si elles concernent l’armée et par des agents appointés par les représentants si elles sont destinées à l’intérieur de la République [10]. Ce programme vise, on le voit, à exprimer toute la substance du pays sous la pression de l’occupation militaire et de la dictature des représentants. Ce n’est pas à l’exploitation de la nation qu’il doit aboutir, mais à son épuisement. Il coupe l’arbre pour en avoir le fruit et l’imprévoyance dont il fait preuve dans sa cruauté ne s’explique sans doute que par l’indécision où l’on se trouvait encore au moment de sa promulgation, sur le sort de la Belgique. Les opérations militaires n’étaient pas achevées. Quel en serait le résultat ? Le 20 juillet, Carnot avait écrit aux représentants de la part du Comité de Salut public qu’il n’était question de conserver des Pays-Bas « que ce qui peut assurer notre propre frontière… de manière qu’Anvers et Namur soient nos deux points d’appui »[11]. Aucun motif n’existait donc d’épargner un territoire destiné au rôle de confins militaires. Il fallait se hâter d’en pomper les ressources au profit des armées et du trésor de la République.

Mais pour le tenir sous le joug et le rançonner, le personnel manquait. Demander aux Belges de collaborer à la ruine et à l’annexion de leur patrie, il n’y fallait pas songer. Les bourgeois vonckistes qui, après Jemappes, avaient offert leur concours à Dumouriez, se renfermaient maintenant, pleins de rancœur, dans l’amertume de leurs désillusions. À leur place ne s’offrait plus qu’un petit groupe de sans-culottes rentrés au pays à la suite des armées ou qui, durant la restauration autrichienne, avaient attendu en se cachant le retour des Français. Aigris par l’exil ou avides de revanche, ils étaient prêts à tout et leurs passions politiques, avivées par la rancune, les excitaient contre leurs compatriotes en qui ils ne voyaient plus que des ennemis. Leur cause se confondait avec celle de l’étranger ; par intérêt aussi bien que par conviction, ils ne concevaient d’autre avenir pour la Belgique que son absorption et sa régénération par la France républicaine. Côte à côte avec les vainqueurs, ils siégeaient dans les Comités de surveillance, dans les Sociétés populaires, avides de pouvoir et de faire trembler devant eux les aristocrates, les riches et les prêtres. Des haines privées, des jalousies de famille ou de voisinage contribuaient encore à exaspérer la violence de beaucoup d’entre eux. En général ces ex-persécutés se montrèrent pour leurs concitoyens beaucoup plus tyranniques que les Français.

Mais sauf à Liège, dans le Franchimont, à Mons et à Gand, leur nombre était vraiment trop infime pour qu’ils pussent suffire à la besogne. Il fallut réquisitionner, sous menace « d’être considéré comme suspect et traité suivant les lois révolutionnaires » d’anciens employés des États ou des Conseils de justice. Il fallut surtout faire venir de France quantité d’auxiliaires. Le temps manquait pour s’assurer de leur moralité ou de leur compétence. On accepta pêle-mêle tout ce qui se présentait et l’occasion était trop belle de prendre part à la curée pour qu’une tourbe d’aventuriers et de fripons ne s’abattît pas aussitôt sur la Belgique. Ils emplirent les bureaux de la commission des armées et de celle des transports, ceux de l’agence du commerce surtout, à qui était dévolue la fonction de saisir et d’exporter en France tous les vivres, produits du sol et fabricats, non indispensables aux habitants.

Dès lors l’exploitation du pays se transforme en pillage. La rapacité des commis se fait d’autant plus éhontée qu’elle est assurée de l’impunité. Qui oserait se plaindre quand il suffit du moindre soupçon pour être noté comme suspect et sur l’ordre des Sociétés populaires, arrêté et jeté en prison ? Plus on est riche, plus on est exposé. La réaction de thermidor, si elle a mis fin à la terreur, continue à flatter les démagogues. Le 1er octobre, le comité des contributions de Bruxelles expose que « le but du républicanisme est de niveler les fortunes pour faire disparaître autant que possible l’aristocratie des richesses ». Et par richesse, il fallait surtout entendre, disait-il, celle qui vient « du hasard », c’est-à-dire de la naissance ou du privilège, et non celle qui a sa source dans le talent et dans le travail[12].

Ainsi, tandis que l’impôt devait épargner cette classe d’hommes nouveaux et de capitalistes dont l’habileté avait su profiter de la Révolution pour faire fortune, il tomberait de tout son poids sur la noblesse et le clergé. L’anticléricalisme, d’ailleurs, reparaissait avec le jacobinisme. L’Église n’était-elle pas le plus ferme appui de l’Ancien Régime ? Dès le mois de septembre, la Société populaire de Bruxelles demandait que tous les prêtres fussent expulsés dans les vingt-quatre heures. À Mons « pour complaire aux patriotes républicains », le tribunal révolutionnaire faisait fusiller un Dominicain qui, pendant la restauration autrichienne, « avait fait imprimer l’apologie de Louis XVI martyr »[13].

Les malversations des uns, les violences des autres ne pouvaient continuer sans compromettre la République. Elles inquiétèrent tout de suite les représentants[14]. Dès le 22 août, ils dénonçaient au Comité de Salut public les scandales de l’agence du commerce. Ils s’effrayaient de voir que, sous prétexte de patriotisme, trop de gens ne recherchaient « que des emplois et de l’argent ». Ils commençaient à sévir contre les outrances et les illégalités des Sociétés populaires et le 13 septembre fermaient celle de Bruxelles à cause des « déclarations incendiaires » qui s’y faisaient. S’ils recommandaient de « saigner le clergé et les riches en pressurant leur bourse », ils ne voulaient, ni que les personnes fussent persécutées, ni que le peuple fut froissé dans ses « préjugés religieux ». Au surplus, le progrès des armées est tel, que les Belges ne peuvent plus caresser l’idée de repasser sous le joug de « leurs anciens dominateurs ». Il importe maintenant de se les concilier, d’autant plus que la conquête de leur pays ne fait plus de doute.

Dès le 8 novembre, le Comité de Salut public décide d’adoucir le régime. Il ordonne aux représentants de dissoudre les Comités révolutionnaires, d’interdire les arrestations arbitraires et de s’attacher à faire aimer la République « par un gouvernement fondé sur les principes sacrés de la justice »[15].

À l’improvisation hâtive des débuts commence à se substituer une organisation régulière. Le 15 octobre, les représentants ont institué dans la Belgique des administrations d’arrondissement destinées à remplacer les anciens États. Chaque province a la sienne composée de six membres. Au reste, par une innovation due à des nécessités militaires, le pays est partagé en deux administrations générales, la première, placée à Bruxelles, pour le territoire en deça de la Meuse, la seconde, fixée à Aix-la-Chapelle, pour la région d’entre-Meuse-et-Rhin. Choisi par les représentants, le personnel des administrations ne se compose naturellement que de Français ou de Belges francophiles : Delneufcourt à Mons, Meyer à Gand, de Deuwardere à Bruges, Lambrechts à Bruxelles, Metdepenningen à Anvers, etc.

Depuis lors, la vis se desserre peu à peu. Le 16 novembre, la liberté du trafic est rétablie partiellement avec la France et, le même jour, l’agence du commerce est supprimée à cause des malversations de plusieurs de ses préposés. Puis la poste est déclarée libre (13 janvier 1795) et soustraite au contrôle des Comités de surveillance qui, à leur tour, sont abolis (11 février) en même temps que le maximum. Les otages sont remis en liberté. Les municipalités sont chargées de la sûreté générale et exemptées de l’obligation de verser leurs revenus dans les caisses militaires (23 février, 21 août). Le 13 mars, on édicte des mesures contre les agents de la République qui ont « abusé de leurs pouvoirs pour satisfaire leur cupidité ou compromettre la loyauté du gouvernement[16]. »

Parallèlement à cet adoucissement du régime, s’opère peu à peu l’initiation du pays aux « bienfaits de la Révolution ». En fait de nouveautés, on ne lui avait imposé tout d’abord que les tribunaux d’exception, les assignats et le maximum. Il est temps désormais de moderniser un peuple destiné à la République. Le 16 novembre 1794, le mariage civil est institué pour « ceux qui le veulent », et le lendemain prennent place dans le droit commun de la Belgique quantité de réformes « que la philosophie appelle ». La torture, le bannissement, les galères sont rayés du texte des coutumes. Les condamnés à mort seront fusillés, à moins que les magistrats ne préfèrent « l’emploi de l’instrument des supplices usité en France »[17]. Le 1er mars 1795, le « régime bienfaisant des jurés » est introduit, et, le 21 mars, on charge les municipalités du contrôle de la bienfaisance publique.

L’exploitation économique s’atténue. On autorise le payement des contributions moitié en assignats, moitié en numéraire ; on abolit les réquisitions non destinées aux armées, et remise est faite des amendes encourues par les contribuables en retard. Le clergé lui-même se voit traité avec moins de rigueur. On ferme les yeux sur l’application des règlements qui lui imposent la livraison des cloches et interdisent aux processions de sortir des églises. Si on n’hésite pas à l’humilier, si, par exemple, le 6 janvier 1795, ordre lui est donné de lire au prône une déclaration présentant le peuple comme la victime des hauts dignitaires ecclésiastiques, du moins n’a-t-il plus à craindre de persécution. Pourvu qu’il paye sa part dans les impôts, on ne l’inquiète pas. Le séquestre mis tout d’abord sur ses propriétés n’atteindra plus que les maisons religieuses dont la moitié des membres plus un, auront émigré.

Si oppressif qu’il soit encore, du moins le régime n’est-il pas cruel[18]. Au début de la conquête, ç’avait été une fuite éperdue de fonctionnaires autrichiens, de nobles, de prélats, de propriétaires, de fabricants, de rentiers. Petit à petit, ils se hasardent à rentrer et profitent de plus en plus largement des mesures prises pour faciliter leur retour. En fait, fort peu d’entre eux s’obstinèrent dans l’exil. La plaie de l’émigration, si terrible et si persistante en France, a été épargnée à la Belgique. Le pays n’a fourni que bien peu de soldats aux armées qui ont combattu la République. Après un premier mouvement de terreur, les ci-devant privilégiés se sont ressaisis. Et sans doute, c’est le souci de leurs biens qui les a rappelés dans la patrie, mais il n’en est pas moins vrai qu’en venant reprendre leur place au sein du peuple et en partageant son sort, ils ont conservé sur lui et peut-être même renforcé leur ascendant traditionnel[19].

Cependant la situation du pays semblait désespérée. Depuis six ans, il vivait dans un état de crise permanente. Affaibli par les secousses que lui avaient successivement infligées la révolution brabançonne, la restauration autrichienne, la conquête de Dumouriez et le retour des impériaux, il s’était effondré sous le choc de Fleurus. Et quand bien même il eût été plus robuste, eût-il pu supporter un régime qui l’asservissait, sans résistance possible, au bon plaisir du vainqueur ?

La fermeture des frontières, le cours obligatoire des assignats, le maximum, les réquisitions, les contributions et le pillage avaient étouffé les derniers restes de son activité économique. Les affaires étaient paralysées, les ateliers se fermaient, les marchés n’étaient plus approvisionnés. L’agiotage et le commerce clandestin accaparant les subsistances, la misère publique allait croissant par la spéculation qu’elle suscitait. Dès le mois de novembre, il fallait obliger les municipalités à créer des greniers d’abondance, supprimer la fabrication du genièvre et de l’amidon, restreindre celle de la bière. Un hiver précoce et rigoureux aggrava encore la détresse. En décembre, on dut ouvrir des ateliers de charité, distribuer des cartes de pain. Des gens mouraient de faim. Des troubles éclataient dans le Luxembourg. Les représentants écrivaient en février 1795 que « la Belgique est épuisée, ses habitants réduits au désespoir ». Naturellement les sans-travail et les vagabonds deviennent un danger public : on calcule à Verviers en 1794 que la ville renferme 5,548 indigents sur 13,897 habitants[20]. Les brigands infestent les routes, attaquent les maisons isolées : on commence à colporter ces histoires de garotteurs, de chauffeurs, de branders qui, pendant si longtemps, restèrent l’entretien des veillées campagnardes. La classe populaire, à laquelle la Révolution avait fait tant de promesses, est naturellement la plus cruellement atteinte par cette misère. Son esprit est si mauvais que les Français craignent une insurrection.

Ils s’inquiètent aussi des agissements « d’une foule de déserteurs autrichiens qui tâchent de fomenter des troubles »[21]. En vain s’adressent-ils au dévoûment des Belges et les exhortent-ils à faire des sacrifices qui les rendent dignes « de la liberté et de la confiance de la République », personne ne les écoute. Sous l’aiguillon de la faim, le mécontentement général s’exaspère en sens divers. Les restrictions apportées à la liberté du culte, l’impiété affichée par les soldats et les fonctionnaires, l’enlèvement des tableaux, des livres, des manuscrits, le bouleversement de tous les usages et de tous les errements administratifs, la crainte des lois révolutionnaires indignent, irritent et effrayent à la fois le clergé, la noblesse, la bourgeoisie et par eux la masse du peuple dont ils dirigent l’opinion. Leur opposition se manifeste, faute d’autres moyens, par le refus d’accepter des fonctions publiques. En revanche, depuis que les représentants ont adopté une ligne de conduite plus modérée, les jacobins font rage contre eux. Dans le pays de Liège, où ils sont plus influents qu’ailleurs, ils résistent ouvertement aux mesures des administrations et les accusent de trahir la République au profit des aristocrates[22].

Une question angoissante se pose qui augmente encore l’inquiétude des esprits. Que va-t-on devenir ? Quel sort la France réserve-t-elle à la Belgique ? On avait pu croire, au début, qu’ayant accepté les vœux de réunion qu’elle avait provoqués naguère, la Convention traiterait les Belges en citoyens français. Mais la nécessité lui imposait l’oubli du passé. La République avait trop besoin d’exploiter sa conquête pour se souvenir qu’elle l’avait proclamée jadis partie intégrante de son territoire. Elle ne pouvait la mettre en coupe réglée qu’à condition de lui refuser la jouissance de ses lois et le bénéfice de sa nationalité. Les démocrates du Hainaut, transformé en 1793 en « département de Jemappes », assaillaient vainement de leurs plaintes le Comité de Salut Public. Repoussés par lui, ils s’adressaient à la Convention : « Législateurs, suppliaient-ils, faites cesser cet amalgame incohérent qui tue l’esprit public ». S’il paraissait dangereux de les doter en une fois de toutes les lois de la République, du moins qu’elles leur fussent appliquées graduellement, de sorte que « semblables à ceux à qui l’art, par un de ses miracles, permet de voir la lumière des cieux, nous recevions par rayons les bienfaits de la législation française »[23]. Des conservateurs demandaient, eux aussi, leur annexion. Si hostiles qu’ils fussent à la République, ils préféraient encore être absorbés par elle plutôt que de supporter plus longtemps le régime qu’elle leur imposait. Les trois « membres » de Bruxelles décidaient, à la fin de juillet 1794, d’envoyer une « députation solennelle » porter à Paris le vœu du peuple d’être réuni à la nation française. Luxembourg, Anvers, d’autres villes encore se prononçaient dans le même sens. Et pourtant les représentants signalaient comme détestable l’opinion de Bruxelles, et à Anvers il avait fallu, le 28 octobre 1794, saisir quatre-vingts otages et mettre en arrestation une centaine de prêtres.

La Convention était bien décidée à régler le sort de la Belgique sans en consulter les habitants. Sa résolution était certaine d’avance. La doctrine des frontières naturelles, qui avait été si souvent invoquée par la monarchie, l’était maintenant par la République. Bien rares ceux qui songeaient encore à constituer les Pays-Bas autrichiens et le pays de Liège en une république indépendante. L’impérialisme thermidorien ne pouvait plus tolérer un projet aussi timide et auquel se rattachait d’ailleurs le souvenir de « l’infâme Dumouriez ». En Belgique même, les républicains avancés en étaient adversaires. Ils appréhendaient que l’indépendance du pays n’eût pour résultat de le livrer au « fanatisme ».

Il n’est pas douteux cependant qui si l’opinion eût pu s’exprimer librement, elle se fût à une écrasante majorité prononcée contre l’annexion. Mais il fallait du courage pour oser dire tout haut ce que presque tout le monde pensait. Un ancien conseiller au Conseil Souverain du Hainaut, A.-P. Raoux, rompit le silence général. Dans un mémoire adressé au Comité de Salut Public, il ne craignit point d’affirmer que les quatre cinquièmes de ses compatriotes ne voulaient pas du régime français. En fallait-il d’autres preuves que leur répugnance à accepter les fonctions de jurés ou celles d’officiers municipaux ? Les Belges n’avaient-ils pas leurs mœurs et leur caractère ? La piété n’était-elle pas chez eux aussi honorée qu’elle l’était peu en France ? Et l’Ancien Régime, tel qu’ils l’avaient connu, n’était-il pas exempt de la plupart des abus qui en avaient amené la chute chez leurs voisins ? Une seule solution était acceptable : constituer la Belgique en une république autonome rattachée à la France par une union douanière[24].

Mais le siège de la Convention était fait. Merlin de Douai exprimait l’opinion de ses collègues en affirmant que si les Belges avaient le droit d’être Français, la France avait intérêt à posséder la Belgique. Indépendants, les Belges seraient trop faibles comme barrière ; unis à la Hollande ils seraient trop forts. « Il importe à la République, que les Belges et les Liégeois ne soient libres qu’autant qu’ils seront Français ». Portiez de l’Oise opinait qu’il fallait annexer la Belgique pour l’empêcher de tomber dans la guerre civile. Il était inutile de la consulter. « Le peuple veut toujours le bien, mais il ne le voit pas toujours »[25]. Et il est trop évident que le bien des Belges est dans une union qui les garantira désormais contre de nouvelles guerres.

Après un débat de deux jours, la Convention passa au vote. Le 1er octobre 1795 (9 vendémiaire an IV), un décret réunit la Belgique et le pays de Liège à la France, reconnut à leurs habitants les droits des citoyens français, divisa leur territoire en départements et supprima la ligne des douanes qui le séparait de la République.




  1. Voy. à cet égard l’ouvrage d’I. Lameire, Théorie et pratique de la conquête dans l’ancien droit (Paris, 1903 et suiv.).
  2. Aulard, Recueil des arrêtés du Comité de Salut Public, t. XV, p. 84.
  3. Ibid., p. 640.
  4. Ibid., t. XVI, p. 101.
  5. Ibid., t, XV, p. 12.
  6. Ibid., t. XV, p. 63.
  7. Aulard, Recueil des arrêtés du Comité de Salut Public, t. XV, p. 149.
  8. Ch. Pergameni, L’esprit public bruxellois au début du régime français, p. 154 et suiv. (Bruxelles, 1914).
  9. P. Claeys, Mémorial de la ville de Gand, p. 33 (Gand, 1902).
  10. On trouvera ce texte dans la collection intitulée : Arrêtés des représentants du peuple en mission et lois françaises publiées dans la ci-devant Belgique avant sa réunion à la République par la loi du 9 vendémiaire, quatrième année, pour servir de complément au Recueil des lois et arrêtés publiés dans les neuf départements, postérieurement à leur réunion, p. 5 et suiv. (Gand, s. d., in-4o). Elle est complétée par un autre recueil publié chez le même éditeur en treize volumes in-4o sous le titre de Recueil des arrêtés des commissaires du gouvernement français dans les pays réunis à la République par la loi du 9 vendémiaire an IV et des lois de la République française dont la publication a été par eux ordonnée dans lesdits pays à commencer de l’époque de la réunion de ces pays à la République française, imprimés et traduits par ordre de l’Administration du département de l’Escaut. Dans mes notes, le mot Arrêtés non suivi d’une indication de volume se rapporte à la première série ; quand cette indication existe, c’est qu’il est question de la deuxième série. On se référera encore pour les décrets et arrêtés divers publiés en Belgique avant la période où les lois françaises y devinrent obligatoires, aux Recueils de Hayez et de Huyghe, publiés à Bruxelles depuis l’an IV. Quant aux lois, on les trouvera dans la Pasinomie de J.-B. Duvergier, complétée pour la Belgique par J Plaisant, dont la publication a commencé à Bruxelles en 1833. En règle générale, je m’abstiendrai de renvoyer le lecteur à ces recueils, la date des textes suffisant pour les y retrouver facilement.
  11. Aulard, Recueil, t. XV, p. 317.
  12. Rapport du Comité des contributions au Magistrat de Bruxelles (Bruxelles, 1794).
  13. Descamps, Mémoires de la ville de Mons, p. 220 et suiv. — Au mois de septembre, on avait organisé des tribunaux criminels extraordinaires à Bruxelles, Anvers, Mons, Liège, Aix-la-Chapelle, afin de remplacer les juridictions militaires en matière d’attentats contre la République. Voy. P. Verhaegen, Le tribunal révolutionnaire de Bruxelles. Annales de la Soc. Archéologique de Bruxelles, t. VII [1893], p. 412 et suiv.
  14. Aulard, Recueil, t. XVI, p. 276 et suiv., p. 665 et suiv., XVII, p. 91 et suiv., XVIII, p. 585 et suiv.
  15. Aulard, Recueil, t. XVIII, p. 21. Le même jour, le Comité avait reçu la nouvelle de la prise de Maestricht qui, « ôtant à la Belgique toute idée de retour à ses anciens dominateurs, doit rallier tous les esprits à la République. » Ibid., p. 23.
  16. Arrêtés, p. 289.
  17. Ibid., p. 107.
  18. Il y eut pourtant, au début, quelques exécutions capitales, mais elles furent peu nombreuses. Voy. à cet égard, l’étude de P. Verhaegen sur le tribunal révolutionnaire de Bruxelles, citée p. 64, n. 2, et du même, Le procès et la mort de P.-J. d’Herbe, fusillé à Bruxelles le 17 octobre 1794. Messager des Sciences historiques, t. LXVIII, p. 257 et suiv.
  19. Il serait intéressant d’étudier l’émigration belge. Sauf un petit groupe de prélats et de grands seigneurs qui ne rentrèrent pas, elle ne dura qu’un moment. Dès le 28 novembre 1794, on constate que les émigrés rentrent journellement (Arrêtés, p. 150). Le 10 mars 1795, le mouvement ne cesse de s’accentuer (Aulard, Recueil, t. XX, p. 781). Le 28 mai, on prend des mesures pour le faciliter (Arrêtés, p. 433). La même année, la liste des émigrés publiée pour le département de la Dyle ne comprend que 343 personnes, à peu près tous membres de la haute noblesse ou fonctionnaires du gouvernement autrichien. Celle des Deux-Nèthes ne signale que 93 noms. Cf. les Mémoires du comte de Mérode-Westerloo t. I, p. 62 et suiv. (Bruxelles, 1864).
  20. J’emprunte ce renseignement aux archives de la ville de Verviers.
  21. Arrêtés, p. 409.
  22. Voy. par exemple la curieuse brochure intitulée : Jugement du tribunal criminel d’Aix libre (Aix-la-Chapelle) contre les citoyennes Brixhe, de Spa. (Liège, an IV.)
  23. Protestation des administrateurs du ci-devant Hainaut à la Convention. (Mons 1795.)
  24. A.-P. Raoux, Mémoire sur le projet de réunion de la Belgique à la France remis au Comité de Salut Public le 4 vendémiaire an IV. (Paris, 1795.)
  25. Vues sur la Belgique par Portiez, représentant du peuple. (Bruxelles, 1795).