Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 1/Chapitre 1/4

Maurice Lamertin (6p. 44-47).
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IV

En annexant par force tant de territoires belges, la Convention ne fit, sans s’en douter, que suivre, en 1793, l’exemple des chambres de réunion de Louis XIV en 1679-1680. En dépit de la différence des principes et des procédés, la politique de la République fut aussi réaliste que celle du grand roi. Elle ne violenta pas moins la justice. De part et d’autre, les prétextes invoqués ne servirent qu’à masquer le droit du plus fort, et les magistrats à mortier de l’Ancien Régime comme les commissaires en bonnet rouge du nouveau, firent preuve de la même absence de scrupules. Les uns et les autres crurent ou feignirent de croire qu’il était de l’intérêt des populations d’être annexées. C’est l’éternel sophisme des conquérants.

Cependant, au moment même où elle se décidait à l’absorber, la France était sur le point de perdre la Belgique. En s’installant sur la côte de Flandre et en proclamant la liberté de l’Escaut, elle avait rompu à son profit l’équilibre européen et menacé l’Angleterre dans ses intérêts les plus sensibles. La guerre devait sortir fatalement de l’expansion de la République dans les Pays-Bas. Si elle n’éclata pas tout de suite, c’est que les deux adversaires hésitèrent quelque temps devant une rupture dont ils prévoyaient les terribles conséquences. Car entre l’Angleterre et la France, la lutte ne serait pas une lutte de république à monarchie, mais une lutte de nation à nation, le duel de deux peuples dressés l’un contre l’autre dans la plénitude de leur orgueil et qui ne se terminerait que quand l’un des adversaires serait à bout de forces. Et, en effet, la déclaration de guerre que la France lança à l’Angleterre le 1er février 1793 ouvrit le conflit grandiose qui ne devait se terminer que vingt-deux ans plus tard sur le champ de bataille de Waterloo.

En déclarant la guerre à l’Angleterre, la France la déclarait aussi au stadhouder de Hollande, Guillaume V, dont la politique était déterminée par le cabinet de Londres. Dumouriez reçut l’ordre d’envahir les Provinces-Unies. La campagne ne devait être ni longue ni difficile, car la Hollande, affaiblie par la lutte des républicains contre Guillaume, ne pouvait offrir une sérieuse résistance. Dès le 25 février, les Français s’étaient emparés de Bréda et, le 4 mars, ils occupaient Geertruidenberg.

Mais trois jours plus tôt, l’armée autrichienne rentrait en scène. Massée derrière la Roer, elle avait profité de l’hiver pour se réorganiser et le 1er mars, sous la direction du duc de Cobourg, elle marchait sur Maestricht, et forçait Dumouriez à se retourner en hâte vers la Belgique. Il y arrivait plein de rancœur, furieux de sa nouvelle déception et décidé cette fois à rompre avec la République.

À peine de retour à Anvers, il jette le gant aux commissaires de la Convention. Dans des proclamations qu’il fait répandre par tout le pays, il les accuse de « brigandage et de profanation », flétrit leur « indiscrétion sacrilège » et exhorte les Belges à porter plainte contre eux. Dès le 12 mars, il les dénonce à la Convention, se plaignant avec amertume de ce qu’ils rendent impossibles les opérations militaires. En même temps, il sévit contre les jacobins. À Bruxelles, il dissout la légion des sans-culottes et envoie leur général Estienne à la prison de la porte de Hal. Il défend aux clubs, sous peine d’être fermés, de se mêler encore d’administration, fait remettre en liberté les otages arrêtés par eux et décide la restitution aux églises des argenteries confisquées. Comptant toujours sur l’appui des Belges pour l’exécution des aventureux projets qu’il médite contre le gouvernement révolutionnaire, il s’affirme de nouveau leur protecteur et leur ami[1].

Cependant l’armée autrichienne, culbutant les avant-postes français, est entrée à Aix-la-Chapelle, a forcé Miranda à lever le siège de Maestricht et a occupé Liège le 5 mars. Elle attendait des renforts et il ne fallait point songer à lui opposer une défensive stratégique dont les troupes républicaines, démoralisées et travaillées par l’indiscipline, seraient incapables. Le seul espoir de Dumouriez était de frapper un grand coup. Une victoire rendrait le courage à ses soldats et lui ramènerait la confiance des Belges. Le 16 mars, il livre à Tirlemont un heureux combat. Mais deux jours plus tard, le 18, la journée de Neerwinden « décida la perte de la Belgique, comme la bataille de Jemappes en avait décidé la conquête »[2]. Après une lutte également énergique de part et d’autre, les Français, vaincus à leur aile gauche, n’avaient plus, le soir venu, qu’à battre en retraite.

Vainement, ils tentèrent encore (21 mars) d’arrêter l’ennemi devant Louvain. Ce fut leur dernier effort. L’armée était trop épuisée pour fournir une plus longue résistance et il ne restait qu’à la ramener sous les places fortes du Nord de la France d’où elle s’était élancée l’année précédente à la conquête de la Belgique. Cobourg se borna à la suivre sans l’inquiéter. Ses échecs militaires n’empêchaient point Dumouriez de conspirer contre la République. Après l’avoir sauvée, il ne songeait plus qu’à la détruire avec la complicité de l’Autriche. Demeuré homme d’Ancien Régime, il sous-évaluait l’esprit républicain de ses soldats. Il crut que son prestige personnel suffirait à les entraîner dans la défection. Abandonné par eux, il n’eut plus, le 5 avril, qu’à passer à l’ennemi.

Du régime chaotique qui avait été celui de la Belgique pendant l’occupation française, il ne subsistait rien. Il s’était débattu dans le provisoire, et la désorganisation qu’il avait amenée avec lui n’avait fait que bouleverser les institutions sans les détruire. Des manigances de clubs, des administrations bâclées, des réquisitions, des pillages et des impiétés, c’était à cela en somme que se réduisait son œuvre. De la Terreur qui venait de s’organiser à Paris, la Belgique n’avait rien connu et la guillotine n’avait pas fonctionné sur son sol. S’il y avait eu des violences contre les personnes et surtout contre les propriétés, il n’y avait pas eu de sang répandu. La fortune publique avait en somme assez peu souffert. Mais la bourgeoisie avait été inquiétée, le clergé malmené et le sentiment religieux froissé plus encore que le sentiment national. On le ressentait d’autant plus amèrement que l’on avait nourri plus d’illusions. Et il paraît bien que le résultat le plus clair de la conquête fut de détourner des idées révolutionnaires bon nombre de ceux-là mêmes qui, au début, y avaient adhéré.

Aussi, les villes évacuées recevaient-elles les Autrichiens avec le même enthousiasme qu’elles avaient manifesté dix mois plus tôt à l’entrée des carmagnoles. Pendant que les clubistes et les jacobins prenaient la fuite ou se cachaient, on brûlait les arbres de la liberté et on traînait dans la boue le bonnet rouge. Des transparents montraient « l’aigle autrichienne et le lion belgique se tenant par la patte »[3]. Les anciennes autorités, États, Conseils de justice, magistrats municipaux se pressaient aux Te Deum d’actions de grâce, moins avides de montrer leur loyalisme que leur rentrée en fonctions.

  1. A. Chuquet, La trahison de Dumouriez, p. 85 et suiv.
  2. A. Chuquet, La trahison de Dumouriez, p. 99.
  3. Paridaens, Journal historique, t. II, p. 249.