Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 1/Chapitre 1/2

Maurice Lamertin (6p. 24-34).
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II

S’il eût été l’arbitre des événements, il n’est point douteux que Dumouriez n’eût doté les Belges de cette indépendance qu’ils acclamaient en lui avec tant de naïve confiance. Ses promesses n’étaient pas mensongères. Une république amalgamant les Pays-Bas autrichiens avec le pays de Liège, qui l’eût reconnu comme protecteur, lui eût donné la force et le prestige auxquels aspirait son ambition inquiète. S’il avait affecté quelque temps des allures jacobines, il rêvait maintenant de restaurer en France un gouvernement constitutionnel. Déjà son « modérantisme » était dénoncé à la Convention et dans les clubs de Paris. Ce lui était un motif de plus pour fonder en Belgique une constitution républicaine qui, par l’alliance de la liberté et de la sagesse, l’eût désigné comme chef aux modérés et aux conservateurs libéraux épouvantés par l’arrivée au pouvoir de Danton et des Montagnards. L’autonomie qu’il imaginait pour la Belgique était ainsi subordonnée à ses projets sur la France, et il ne s’y intéressait que dans la mesure où elle pouvait leur être utile.

Dès le début, il s’était efforcé de se gagner les Belges. Il n’ignorait pas que le radicalisme jacobin n’avait parmi eux qu’un nombre infime d’adhérents. Tout de suite il avait rompu avec le Comité des Belges et Liégeois unis dont les outrances l’eussent irrémédiablement compromis. Il se dépouillait de toute morgue révolutionnaire, s’ingéniait à ne pas froisser la bourgeoisie et cherchait même à se rapprocher de la noblesse. Le bruit courut dans les salons de Bruxelles que Mlle de Crumpipen était sa maîtresse[1]. Quant au clergé, s’il était impossible de lui témoigner une faveur qui eût fait scandale parmi les troupes, du moins s’abstenait-il d’afficher à son égard l’arrogance et le dédain des sans-culottes. Surtout, il continuait à s’affirmer l’ami et le libérateur de la nation.

Le 25 novembre, il déclarait aux députés des communes du Hainaut qu’il était constitué agent de la nation française auprès du « peuple belge ». Il affirmait que les Français étaient les frères des Belges et ne voulaient que leur indépendance. Il fallait se hâter, disait-il, de constituer aussitôt un peuple libre et de convoquer une « convention nationale ». Ses lieutenants recevaient l’ordre d’annoncer partout que si la France n’entendait pas imposer une constitution à la Belgique, il fallait du moins que celle-ci en fît une. En attendant, il importait d’élire des « administrations provisoires » qui prendraient les « conseils » des généraux français. Ce n’est que là seulement où les populations seraient assez « abruties » pour refuser les bienfaits de la liberté, qu’elles seraient traitées en ennemies.

Quoiqu’il prétendît rester en dehors et au-dessus des partis, Dumouriez, en agissant ainsi, était fatalement entraîné à rompre avec les « statistes ». C’était les heurter en face que de prétendre substituer aux États souverains une convention nationale, que d’ordonner des élections, que de vouloir fondre les provinces et le pays de Liège en une seule et même nation, que de prôner la liberté comme si la Joyeuse-Entrée n’existait pas. Pour ces conservateurs obstinés, la désillusion était amère de voir le « libérateur » fouler aux pieds leurs convictions les plus chères et se révéler comme un Vonckiste déguisé sous l’uniforme républicain. Car, qu’il le voulût ou non, c’est sur les Vonckistes que Dumouriez en était réduit à s’appuyer. Il ne pouvait trouver que dans ce groupe de bourgeois « éclairés » et novateurs, acquis au culte des droits de l’homme et au dogme de la souveraineté du peuple, les auxiliaires décidés à fonder de commun accord avec lui la république belge. Mais en s’alliant avec eux, il allait se brouiller nécessairement avec les jacobins et avec les « statistes ». Si les premiers ne constituaient qu’une minorité remuante, ceux-ci en revanche, étaient redoutables. Soutenus par l’influence du clergé, ils pouvaient compter que les masses populaires se prononceraient en leur faveur dès qu’ils feraient appel au sentiment religieux. Dumouriez n’allait donc avoir pour lui qu’une partie de la bourgeoisie. Et encore ses adhérents étaient-ils fort loin de s’entendre. D’accord pour fonder une république belge, ils n’avaient ni organisation ni programme communs. Ces démocrates ne concevaient pas de même la démocratie. Presque tous se défiaient de la « populace » et n’acceptaient le suffrage universel que pourvu de garanties conservatrices.

Un projet de constitution élaboré à cette époque est caractéristique de leur état d’esprit[2]. « Tout en adoptant les principes démocratiques qui ont servi de base à la constitution française », il recommande « de les appliquer avec les réserves que l’on doit à un pays qui diffère de mœurs et d’opinions et qui n’est travaillé ni par les mêmes abus, ni par les mêmes besoins qui ont amené et nécessité la révolution en France ». Il ne peut être question de donner à la république belge la forme fédérative proposée par Vonck en 1790. L’idéal est d’unir en un seul corps politique les Pays-Bas et le pays de Liège. La souveraineté du peuple et l’égalité des citoyens sont à la base de l’ordre de choses nouveau. Le corps législatif sera élu au suffrage direct de tous les citoyens, à la seule exception des mendiants et des domestiques. Mais ce corps législatif comprendra une chambre spéciale élue par les seuls propriétaires. La propriété, en effet, étant accessible à tous, ne peut prêter au soupçon d’aristocratie. Bien différente de la noblesse, la propriété n’est pas un privilège. Les nobles pourront, s’ils le veulent, conserver leurs titres désormais dépouillés de toute signification politique. Les droits féodaux seront supprimés, avec indemnité pour ceux qui proviennent d’une concession de terre, sans indemnité pour ceux qui découlent de la servitude. Ainsi, de l’Ancien Régime rien ne subsistera plus. Mais dans la nouvelle république affranchie de l’Autriche, du morcellement provincial, des privilèges, des traditions et des droits acquis, une place prépondérante est réservée à la classe possédante ou, si l’on veut, à cette classe bourgeoise dont l’influence sociale n’a cessé de grandir depuis le milieu du XVIIIe siècle. Évidemment le rédacteur du projet reste fidèle aux principes formulés en 1789 par l’Assemblée nationale de France. Il a horreur du jacobinisme qui, de plus en plus, commence à soulever les pauvres contre les riches. Il est aussi libéral en politique qu’il est conservateur au point de vue social, et ses idées correspondent sans doute à celles de cette classe d’industriels, d’hommes d’affaires et d’avocats qui, après s’être groupés jadis autour de Vonck, empruntent maintenant leur programme à Mirabeau et à Lafayette. En un point d’ailleurs, et il est essentiel, ils restent bien en deçà de leurs modèles. Le projet insiste avec force sur la nécessité de ne pas toucher à l’Église. Celui qui l’a écrit sait que ses compatriotes sont essentiellement religieux. Il comprend que heurter le sentiment catholique du peuple ce serait tout perdre, et que l’abolition des privilèges de la noblesse a pour condition le respect des privilèges du clergé.

Ainsi, dès la première rencontre de la Belgique avec la Révolution, surgit cette question religieuse qui, jusqu’au bout, et à travers les péripéties les plus diverses, ne cessera d’occuper le premier plan. Mais réclamer la destruction du passé en prétendant épargner l’Église, c’était proprement réclamer l’impossible. Car l’Église était trop intimement mêlée à l’État pour pouvoir subsister intacte parmi les ruines de celui-ci. Qu’on le voulût ou non, c’était la froisser dans ses intérêts et l’inquiéter pour son influence, que de prétendre détruire les antiques constitutions provinciales qui la reconnaissaient comme un ordre de l’État et l’associaient intimement au gouvernement de la nation. La question politique et la question religieuse s’enchevêtraient l’une dans l’autre, et le malentendu tragique qui, durant dix ans, devait troubler la France ne pouvait être épargné à la Belgique. Par intérêt autant que par conviction les conservateurs allaient identifier leur cause à celle de l’Église et contraindre ainsi leurs adversaires à diriger leurs coups tout ensemble contre elle et contre eux.

On s’en aperçoit tout de suite partout où la démocratie se manifeste. Si ses partisans sont clairsemés dans les provinces autrichiennes, sauf en Hainaut, à Bruxelles et à Gand où l’influence des idées françaises leur a préparé la voie[3], dans le pays de Liège au contraire dès l’arrivée de Dumouriez, ils s’emparent de la direction du mouvement.

La première révolution liégeoise avait déjà manifesté un caractère nettement anticlérical[4]. Il était impossible que, menée maintenant par des hommes dont les idées s’étaient exaspérées durant leur exil à Paris, elle n’accentuât pas ce caractère. Ses chefs, les Fabry, les Bassenge, les Defrance, s’attaquent résolument à l’Église. Dans cette principauté épiscopale, c’est elle qu’on rend responsable de tous les « abus de l’Ancien Régime ». Aux yeux des démocrates, elle apparaît comme l’ennemie jurée des droits de l’homme. À peine la « cité » a-t-elle réinstallé le 3 décembre son « conseil municipal proscrit par les tyrans et rétabli provisoirement par les vengeurs des droits des peuples », que pour sanctionner le triomphe de la liberté, la cathédrale de Saint-Lambert, autour de laquelle s’est concentrée à travers les siècles non seulement l’histoire des évêques mais celle du peuple liégeois tout entier, est con damnée à la démolition.

L’inspiration jacobine qui domine à Liège en maîtresse rend impossible, au surplus, cette fusion du pays de Liège avec la Belgique dont avait rêvé quelques mois plus tôt le Comité des Belges et Liégeois unis et qui était dans les plans de Dumouriez. Il est trop évident qu’elle aurait nécessairement pour conséquence une politique moins radicale et surtout moins hostile au clergé. Dumouriez lui-même sent bien qu’il faut céder ici à la passion politique sous peine de provoquer aussitôt une rupture. Dès le 7 décembre, il engage les Liégeois à créer une Convention nationale, et le jour même décide de réunir en assemblées primaires tous les citoyens âgés de dix-huit ans et de procéder sans retard à l’élection de 120 députés.

En Belgique cependant, s’organisait le nouveau régime. Dès le lendemain de l’entrée des Français à Mons, le 8 novembre, des « administrateurs provisoires » avaient été nommés tumultuairement à Sainte-Waudru. Quelques jours plus tard, Bruxelles assistait au même spectacle. Puis, au fur et à mesure des progrès de l’occupation, chaque ville avait substitué à ses anciens magistrats une nouvelle autorité municipale. Au début, sous l’action des Vonckistes, des volontaires et des troupes françaises, les choix, acclamés d’enthousiasme, avaient tous porté sur des démocrates ; mais bientôt les conservateurs et les « statistes » avaient repris courage. Partout, ils formaient la majorité et il leur suffisait de prendre part aux élections pour y dominer. À Namur, à Malines, à Louvain, à Anvers, à Bruges, les nouveaux administrateurs avaient été désignés parmi eux. Bientôt même ils prétendirent faire procéder à des élections nouvelles partout où, comme à Mons, à Bruxelles et à Gand, ils se trouvaient exclus du pouvoir.

Il fallut que Dumouriez intervînt et donnât l’ordre aux généraux d’interdire leurs assemblées. De quel droit cependant les empêcher d’agir ? Et que pouvait-il répondre à leurs protestations ? N’avait-il pas promis solennellement de laisser le peuple exercer sa souveraineté ? Qu’était-ce donc que cette souveraineté si on ne pouvait l’exercer sans contrainte ? Les conservateurs s’en réclamaient au même titre que les démocrates. Ne leur était-il pas loisible de trouver la Joyeuse Entrée compatible avec les droits de l’homme ? Évidemment, en parlant comme il l’avait fait, Dumouriez avait commis une grave imprudence. Il ne pouvait plus se maintenir en dehors des partis. Il devait choisir et il se prononcerait nécessairement pour la « faction vonckistique ».

Dans les villes où celle-ci avait pris le pouvoir, elle se hâtait fiévreusement d’agir. Se croyant appelés à constituer un monde nouveau et pleins de foi dans l’efficacité de leurs principes, les administrateurs provisoires y allaient de tout cœur. Leurs chefs sont des avocats sincèrement républicains et désintéressés. Une simplicité austère règne dans leurs séances, où personne ne porte d’insignes, où l’on reste couvert et où l’on délibère en présence du public. Coup sur coup, ils démolissent et ils édifient. À Bruxelles, ils prononcent la déchéance de la maison d’Autriche, votent l’égalité devant l’impôt, établissent un tribunal provisoire. À Mons, ils invitent toutes les communes de la province à nommer des municipalités et à constituer une assemblée générale des représentants du peuple souverain du Hainaut qui, réunie dès le 22 novembre, supprime la dynastie, les États, le Conseil de Hainaut, les ordres et les droits féodaux, et un peu plus tard décrète l’érection à Jemappes d’un monument en l’honneur des Français « morts en combattant pour la liberté des Belges »[5]. Ils savent bien qu’ils ne représentent que la minorité de la nation, mais ils ont confiance dans leurs principes, comptent sur le triomphe inévitable des « lumières de la raison » et se sentent soutenus par Dumouriez. Suivant ses exhortations, ils s’efforcent de mettre sur pied une armée nationale et d’organiser la propagande en faveur de la réunion d’une Convention. En revanche, ils s’abstiennent prudemment d’attaquer l’Église. Ils savent trop bien que rompre avec le clergé, ce serait susciter contre eux l’hostilité des masses.

Malheureusement, cette hostilité qu’ils redoutent, les clubs s’acharnent à la faire naître[6]. Dès le lendemain de Jemappes, une « Société des Amis de la Liberté et de l’Égalité » s’est ouverte à Mons, puis au fur et à mesure des progrès de l’occupation, chaque ville a possédé la sienne. Ici, ni prudence ni réserve. Les officiers français y paradent, y pontifient et y prêchent, aux applaudissements d’une poignée de Jacobins locaux, l’anticléricalisme le plus outrancier et la démagogie la plus radicale. Le général Verrière, inaugurant le club d’Anvers, vient, dit-il, « lever la cataracte des yeux des Belges ». Il se fait une gloire d’être « l’ennemi des despotes à crosse et à mitre, des tyrans à blason et à parchemins ». La raison d’un peuple instruit n’est-elle pas « l’anathème des rois, l’anathème du clergé, l’anathème des autorités usurpées ?[7]. Le club de Bruxelles, présidé par le Français d’Espagnac, a emprunté son règlement aux Jacobins de Valenciennes. Il répand une lettre de Walckiers affirmant que les ennemis du peuple sont le haut clergé et les États, ses amis, ceux qui « veulent que le pauvre soit soulagé dans les impôts, et les riches taxés davantage »[8]. À Louvain, on exhibe théâtralement un citoyen emprisonné pour avoir braconné un lièvre sur les terres du duc d’Arenberg. On cherche évidemment par ces manifestations à se concilier le sentiment populaire. Leurs auteurs oublient que la Belgique n’est pas la France, que la foi y est restée vive, que la noblesse n’y est pas oppressive, qu’il n’y subsiste presque plus rien des droits féodaux, qu’on ne s’y plaint pas des privilèges du clergé. Ils se figurent naïvement que leur éloquence porte au dehors et ils prennent les applaudissements de leurs auditeurs, dont la plupart sont des soldats sans-culottes, pour l’adhésion du peuple souverain. Ils ne tiennent pas compte surtout que, dans les campagnes flamandes, les « citoyens » chez lesquels ils exportent leur anticléricalisme ne saisissent pas un traître mot de leurs discours.

Le seul effet qu’ils produisent c’est de compromettre irrémédiablement les droits de l’homme et la république. Et au mécontentement qu’ils suscitent s’ajoute l’exaspération produite par les réquisitions et la circulation des assignats. Dumouriez a beau vouloir ménager les Belges, l’administration de la guerre l’abandonne à lui-même, casse ses marchés, veut l’obliger à vivre sur le pays, et il se voit bien forcé, pour faire subsister ses troupes, d’accabler les couvents de levées d’argent et les villes de logements militaires. Bientôt, les pauvres administrateurs provisoires auxquels on s’en prend, n’osant s’en prendre à l’armée, sont assaillis de plaintes. On les insulte et on les menace dans les rues. Déjà plusieurs d’entre eux, épouvantés, cessent de remplir leurs fonctions. Un emprunt décrété par ceux de Bruxelles échoue lamentablement. Faute d’argent, ils doivent interrompre le recrutement de l’armée nationale. Leur propagande en faveur de la Convention tourne visiblement contre son propre but. Le 9 décembre, le « peuple de Grimberghe » y répond en déclarant ne vouloir vivre « que dans la sainte religion catholique », adopter la constitution brabançonne et exiger sans retard l’assemblée des États de Brabant[9]. Et ce qu’ils disent, c’est ce que partout disent ou pensent les « statistes » encouragés par le désarroi de leurs adversaires. L’anarchie du pays ne l’affirme que trop bien. Il semble se dissoudre dans l’éparpillement de l’autorité et le conflit des opinions. Le Hainaut et le Namurois ont constitué des assemblées provinciales, mais, si l’un accepte le régime nouveau, l’autre y est profondément hostile. Partout ailleurs, ne fonctionnent que des administrations locales, presque toutes conservatrices ou, pour mieux dire, réactionnaires. Dans quantité d’endroits on a même cessé de nommer des administrations provisoires et les autorités anciennes demeurent en place.

Au milieu de ce désordre, les clubs, se sentant soutenus par l’opinion parisienne de plus en plus excitée contre Dumouriez, se déchaînent avec fureur. Les Français qui y dominent les inspirent de leurs passions : on y dénonce des officiers « royalistes », on y organise des manifestations bruyantes contre les administrateurs provisoires de Bruxelles, on y acclame la troupe de la citoyenne Montansier que le gouvernement subventionne pour donner des représentations républicaines auxquelles n’assistent que des soldats et des jacobins[10].

Cependant Dumouriez attaque à son tour ses ennemis. Brouillé à mort avec Pache, le ministre de la guerre, il l’accuse de laisser l’armée manquer de tout et de tyranniser les Belges[11]. Surtout il s’indigne et il s’effraye de voir la Convention abandonner cette politique de désintéressement dont elle s’était fait une gloire au début de la campagne et dont il espérait bien tirer parti. Elle se demande, maintenant que la Belgique est conquise, s’il ne serait pas absurde de l’abandonner. Pourquoi renoncer à ce pays que la monarchie s’est efforcée durant tant de siècles d’unir à la France ? La guerre exige que l’on tienne compte des réalités, et c’en est une que la possession d’une contrée qui couvre la frontière du nord et dont la richesse raffermira le crédit ébranlé de la République. Au surplus, qu’est-ce qu’affranchir une nation, sinon la franciser ? Ne vient-on pas de voir la Savoye demander sa réunion à la France et un décret (27 novembre 1792) ne vient-il pas d’exaucer le vœu de son peuple souverain ?

Mais la Belgique n’est pas la Savoye. Elle ne se lasse pas de réclamer cette indépendance que la France lui a promise et qu’elle attend toujours. Le 4 décembre, des députés de Bruxelles, de Mons et de Tournai se présentent à la barre de la Convention. Ils demandent que la nation française s’engage envers les Belges et Liégeois à ne conclure aucun traité « qui ne les reconnaîtrait pas formellement comme peuple souverain ». Le président Barrère leur répondit par des effusions dont la grandiloquence enveloppait une amphibologie inquiétante : « Vous tenez votre souveraineté de la nature, vous ne pouvez la tenir de nous »[12]. Il rappela le décret promettant fraternité et secours aux peuples qui combattaient pour leur liberté. Des applaudissements crépitèrent ; la délégation fut admise aux honneurs de la séance ; on décida d’imprimer les discours que l’on venait d’entendre, mais on ne décida rien d’autre. Les pauvres Belges ne furent pas dupes de cette comédie. Ils continuaient pourtant à affecter une confiance qu’ils n’avaient plus. Leurs actes officiels étaient datés de « l’an premier de la liberté belgique ». Les représentants du Hainaut protestaient à Paris contre un huissier qui, instrumentant dans leur province, l’avait qualifiée de « pays conquis »[13].

En revenir simplement aux procédés de la monarchie et invoquer la raison d’État pour violer la parole solennellement donnée au peuple belge, la République n’y pouvait penser. Elle devait donc trouver un moyen de conserver, sans violer les droits de l’homme, un pays qu’elle était décidée à ne pas rendre. Les formes seraient sauvées si les Belges eux-mêmes, comme avaient fait les Savoyards, demandaient leur réunion à la France. Il n’était que de les y amener, et la Convention, après quelque hésitation, rendit le décret du 15 décembre 1792.

  1. Revue historique de la Révolution française, t. V, [1914], p. 55.
  2. Il fut publié en décembre 1792, sous le nom de Constitution pour la République Belgique par un citoyen belge.
  3. Encore n’y forment-ils qu’une minorité, mais assez active et influente pour qu’il faille compter avec elle.
  4. Histoire de Belgique, t. V, 2e édit., p. 503 et suiv.
  5. L. Devillers, Inventaire analytique des archives des États de Hainaut, t. III, p. 279 (Mons, 1906).
  6. Sur les clubs, voy. P. Verhaegen, La Belgique sous la domination française, t. I, p. 126 et suiv. (Bruxelles, 1922).
  7. J’emprunte ces citations à son discours publié en français et en flamand en 1792.
  8. Je cite cette lettre d’après l’exemplaire imprimé de la Bibliothèque de l’Université de Gand (127 O. 21).
  9. Procès-verbaux des séances des ci-devant représentants provisoires de la ville libre de Bruxelles, p. 178 et suiv. (Bruxelles, 1792).
  10. Dumouriez, Mémoires, t. I, p. 36 (Londres, 1794). Cf. L. H. Lecomte, La Montansier, ses aventures, ses entreprises (Paris, 1905) et un article de H. Monin dans la Revue historique de la Révolution française, t. V, [1914], p. 42 et suiv.
  11. A. Chuquet, Jemappes, p. 134 et suiv.
  12. Je suis le texte du compte-rendu imprimé par ordre de la Convention. Cf. Ad. Borgnet, Histoire des Belges à la fin du XVIIIe siècle, t. II, 2e édit., p. 84 (Bruxelles. 1862).
  13. L. Devillers, loc. cit., p. 280.