Calmann Lévy (p. 165-178).
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XI


Il écrivit deux lettres, une à sa mère, l’autre à Jeanne, et, à onze heures, paré et souriant, il se rendait avenue Gabriel, à l’hôtel d’Hermany. Le maître de la maison, témoin de son adversaire, ouvrit des yeux un peu hébétés à l’apparition de cet hôte inattendu ; mais il se remit aussitôt et lui fit grand accueil, trouvant, comme il le dit plus tard, que la chose était crâne, correcte et qu’elle prouvait un estomac périsueur. — La blonde Madame d’Hermany, plus belle, plus sombre et plus perverse que jamais, vit que M. de Lerne semblait chercher quelqu’un dans la foule et, le regardant dans les yeux, lui dit brièvement : — « Deuxième porte à gauche, — dans la serre, sous le troisième palmier à droite… et dites que je ne suis pas bonne ! » — Il la salua gravement et suivit l’indication.

On pénétrait des salons dans la serre par deux arcades dont l’une était réservée à l’installation de l’orchestre. La serre était elle-même un vaste salon à coupole offrant un pêle-mêle magnifique d’énormes vases bleus à torsades d’or, de cuves cloisonnées, de statues de marbre à demi cachées dans la verdure ; — des divans bas, entourés de tabourets et de pliants, s’étendaient sous les larges éventails des palmiers, sous les lianes pendantes aux pâles fleurs de cire, sous les feuillages vernis et les épaisses corolles blanches des magnolias. Une chaude odeur de forêt tropicale saturait l’air, et on entendait sortir des groupes de causeurs établis çà et là un bourdonnement de ruche, qui s’élevait de temps à autre par éclats soudains pour dominer les sonorités bruyantes de l’orchestre.

Dans un de ces groupes, — sous le troisième palmier à droite, — se trouvait Jeanne de Maurescamp, prêtant une oreille distraite à trois ou quatre soupirants, d’âges divers. En apercevant Jacques, elle eut tout à coup cet épanouissement du visage, ce plein sourire que les femmes réservent à leurs enfants et à leurs amants, et que leurs maris connaissent plus rarement. Il suffit de ce sourire pour rassurer Jacques et le convaincre qu’aucun bruit relatif à l’événement du lendemain n’était arrivé aux oreilles de Jeanne.

À l’arrivée du comte de Lerne, les astres secondaires qui avaient gravité jusque-là autour de la jeune femme s’éclipsèrent successivement avec un sentiment mélangé de dépit et de déférence : car tout en calomniant généralement les relations de madame de Maurescamp et de son ami, généralement aussi on y sentait quelque chose qui méritait le respect. Mais avant de se trouver seul en tête-à-tête avec Jeanne, M. de Lerne avait eu le temps de faire à part soi quelques réflexions assez amères : debout en face d’elle, il lui semblait, tant il était frappé de son élégante beauté, qu’il la voyait et l’admirait pour la première fois. — Elle portait avec la chasteté de Diane les modes indécentes de ce temps, et montrait hors de son mince corselet sombre son buste presque entier et ses bras souples et purs. Ses cheveux noirs, plantés un peu bas comme ceux des déesses, étaient tordus simplement en un lourd chignon qui retombait sur la nuque. Sa tête, attirée en arrière par leur poids, se dressait un peu raide dans une pose fière et victorieuse. — Elle se sentait en beauté et elle en riait, laissant entrevoir l’éclat de ses dents entre la pourpre de ses lèvres un peu épaisses. — Devant cette créature charmante, animée de toutes les grâces de l’intelligence et de toute la vie de la passion, Jacques ne put se défendre d’un mouvement presque sauvage de désir, de regret et de colère : — Il l’avait respectée ! Il s’était fait cette violence ! Il avait eu cet héroïsme fou !… et voilà comment il en était récompensé !

Avec l’étrange et rapide pénétration des femmes, madame de Maurescamp parut surprendre quelque chose de cela dans les regards ardents et troublés du jeune homme : une faible rougeur passa sur ses joues brunes ; elle tourmenta son éventail avec un peu d’embarras, et levant son front presque timidement :

— Vous n’avez pas vos bons yeux, ce soir ? lui dit-elle. Qu’est-ce qui vous prend !

— Vous êtes si belle ! dit Jacques d’une voix basse. — Vous me faites mal !

— Ça passera, dit-elle en riant. — Voyons, mon ami, pas d’observations de ce genre-là ; à quoi ça sert-il ?… Est-ce que vous redevenez matérialiste ?

— Je le suis passablement pour le quart d’heure !

— Vous m’attristez, vous savez ?

— Mais, enfin, dit-il en s’asseyant, je ne suis pas un pur esprit.

— Eh bien ! moi, j’en suis un, dit-elle avec un rire d’enfant, et j’en suis enchantée,… et, du reste, c’est votre faute !…

Puis tout à coup, d’un ton sérieux et pénétré :

— Ah ! reprit-elle, si j’étais sûre que vous fussiez heureux, mon ami, comme je serais heureuse moi-même ? voilà ce que je me disais tout à l’heure avant votre arrivée.

— Êtes-vous donc vraiment si heureuse ? demanda-t-il d’un accent un peu ému.

— Heureuse ! heureuse ! heureuse !… répondit-elle avec une gracieuse effusion : — Et par vous ! vous pouvez vous en vanter ! Il y a même des moments où je suis comme épouvantée de mon bonheur, où il me semble que c’est trop beau ! — Songez donc, poursuivit-elle, en baissant un peu la voix : j’aime, je suis aimée, et tout cela sans trouble, en paix, sans un remords dans le présent, sans une crainte dans l’avenir… car, grâce à Dieu, et à vous mon ami, je verrai venir sans effroi cette première ride qui est le spectre et le châtiment des communes amours. Je sens que je vieillirai sans peine,… presque avec joie même,… parce que, moins jeune, je serai plus libre, moins asservie aux convenances, plus rapprochée de vous,… moins compromettante enfin !… Ainsi, par exemple, je me fais une fête délicieuse de pouvoir un jour voyager avec vous,… et pour cela, il faut vieillir !… Mais, en attendant, si vous saviez comme la vie, comme le monde se sont transformés pour moi, depuis que je suis aimée comme je veux l’être… Soyez un peu fier, je vous prie, du miracle que vous avez accompli ! Il semble que vous ayez modifié, élevé, épuré tous mes sens, tout mon être,… que vous m’ayez enseigné,… comment dirai-je cela ?… le sens divin des choses,… que vous m’ayez appris à voir, à comprendre par le côté noble tout ce qui existe,… tout ce qui frappe mes yeux et ma pensée… J’ai ainsi des joies inconnues de tout le monde, des joies du ciel,… des plaisirs d’ange !… Tout ce qui passe sous mes regards est éclairé d’une lumière nouvelle et revêt une beauté que je ne connaissais pas… Tenez, c’est un enfantillage, mais tantôt, en me promenant au Bois, je regardais les arbres,… qui me laissaient bien tranquille autrefois,… et je me disais : « Mon Dieu, que c’est beau, un arbre ! comme c’est fort ! comme c’est élégant ! comme c’est vivant !… » Il n’y a pas un objet dans la nature, pas un brin d’herbe qui ne me cause maintenant de ces étonnements, de ces extases… Je suis sûre,… ne le pensez-vous pas ?… que toutes les choses de ce monde ont deux faces, l’une matérielle en quelque sorte et vulgaire, qui est ouverte et visible à tous,… l’autre mystérieuse, idéale, qui est le secret et la marque de Dieu,… et c’est celle-là que je vois avec les yeux que vous m’avez faits !… Voilà votre ouvrage, mon ami !

Pendant qu’il l’écoutait avec de secrètes angoisses, le visage de Jacques avait pris peu à peu une expression très douce et très grave :

— Oui, dit-il lentement d’une voix un peu altérée, en fixant sur elle un regard d’une tendresse infinie, il doit y avoir un Dieu,… et une vie supérieure,… et des âmes immortelles,… puisqu’il y a des êtres comme vous !…

Puis tout à coup :

— Mais, grand Dieu ! qu’avez-vous donc ?

Il crut qu’elle se trouvait mal : elle était devenue subitement d’une pâleur de marbre, et son œil s’était tendu dans l’espace comme sur une effrayante apparition : M. de Lerne se détourna brusquement et aperçut M. de Maurescamp arrêté à l’entrée de la serre, dans le cadre de la porte : il les regardait fixement, et ses yeux, ses traits enflammés témoignaient une telle démence de colère que M. de Lerne se leva aussitôt, s’attendant à quelque acte immédiat de violence.

M. de Maurescamp s’avança vers eux à pas lents, luttant évidemment contre un déchaînement de passions presque irrésistible ; toutefois, chemin faisant, sous le coup des regards qui s’attachaient sur lui de toutes parts, et sous l’impression du silence qui se fit soudainement dans le salon, il parvint à se maîtriser à demi, et, arrivé devant sa femme, il lui dit simplement d’une voix rauque et sourde :

— Votre fils est malade,… venez !

Jeanne poussa un léger cri : Mon Dieu !… Elle lui adressa quelques questions précipitées ; mais, comprenant vite à son air et à l’embarras de son langage que la maladie de l’enfant n’était qu’un prétexte, elle le suivit sans ajouter un mot.

M. de Maurescamp, après avoir fait dans la soirée une apparition à l’Opéra, était revenu à son cercle. Il y avait été informé par hasard de la présence du comte de Lerne au bal des d’Hermany. Il savait que sa femme y devait aller. Il n’avait aucune délicatesse dans l’esprit, n’en ayant aucune dans le cœur, et il ne soupçonna pas même les motifs honorables qui avaient dicté la conduite de M. de Lerne. Il n’y vit qu’une insolente bravade dont sa femme était complice, et il se rendit aussitôt à l’hôtel d’Hermany, sans aucun projet déterminé, mais emporté par un mouvement de haine et de fureur qui ne devait reculer devant aucune extrémité, pas même devant un scandale public. — Comme on l’a vu, grâce à une lueur suprême de réflexion et de raison, le scandale ne fut pas éclatant : tel qu’il fut toutefois, il suffit pour flétrir à jamais en une minute l’honneur de sa femme et le sien.