Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La comtesse Hélène Potocka/13

Calmann Lévy (2p. 348-362).


XIII

1807


Présentation du comte François à la famille de Ligne. — Hélène à Paris, correspondance avec Sidonie. — La paix de Tilsitt. — Un Te Deum à Notre-Dame. — L’empereur et la famille impériale.



Au bout de huit jours, l’emportement d’Hélène s’était calmé, et un peu honteuse de s’y être laissée entraîner, inquiète de l’effet qu’il allait produire sur son mari, elle se radoucit visiblement.


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« 14 juillet.


« J’ai reçu hier ton no 16 de Prague, la lettre que tu as écrite au prince de Ligne me tranquillise un peu, car enfin tu ne voudrais pas manquer à la parole que tu lui donnes d’être à la fin de juillet à Tœplitz. Mais je crains toujours que tu ne sois arrêté plus longtemps que tu ne penses, que les Ligne ne viennent plus à Tœplitz voyant le voyage retardé, que sais-je, moi ? il me semble ne voir que contrariétés, tant je suis habituée à en éprouver de tout genre et à ne jamais voir s’accomplir ce que je souhaite. Ce qui me fait voir pourtant que mon esprit est plus calme, c’est que, dans le premier moment, les expressions de ta tendresse me paraissaient de cruelles ironies ; mon cœur blessé croyait et voulait ne plus t’aimer ; à présent, je les relis et j’y trouve de la douceur.

» Adieu, Vincent, je t’aime encore, je n’en peux plus douter ! »


Tout se passa exactement comme le comte l’avait arrangé. François, installé à Tœplitz à l’arrivée des Clary, se présenta dès le lendemain au château et écrivit aussitôt à son père quelques lignes de bonne augure, que le comte reçut à Breslau, il les envoie à Hélène, sans avoir l’air de supposer qu’elle pût être de mauvaise humeur.

« Je t’envoie un billet que je viens de recevoir de François, car je suis sûr qu’avec ta profonde connaissance du cœur humain et des nuances des expressions naïves, tu jugeras avec plaisir tout comme moi, que le jeune homme en tient plus qu’il ne dit et qu’il ne croit, mais ce qui achève de me persuader qu’il a la tête entièrement tournée, c’est que je n’ai point trouvé de lettres ici ; il devait m’écrire tous les jours pour m’avertir de ce qui se passe à Tœplitz ; ainsi, qu’il n’ait pas eu le temps ou qu’il ait oublié, c’est toujours bonne marque ; nos vœux sont remplis et tous les accidents ont tourné pour le mieux. »


François avait été chargé par son père de remettre à Sidonie les précieux objets apportés de Paris, elle en fut ravie et s’empressa d’écrire à sa mère ppur la remercier, les termes dans lesquels elle parle du jeune comte, quoique très réservés, laissent bien voir qu’il ne lui déplaît pas. Hélène envoie cette lettre au comte accompagnée de quelques lignes.


« Paris, du 29 au 31 juillet.


« J’ai reçu hier, mon cher Vincent, une lettre de Sidonie, de Tœplitz du 12 juillet. Elle me dit que François a déjà fait connaissance avec eux et qu’il a l’air de n’être point gêné dans leur société ; sa lettre est naturelle, pleine de sensibilité et réellement bien écrite ; je suis fâchée que tu ne sois pas là et il est probable que c’est ce qui fera manquer l’affaire. Je dois croire que tu y attaches moins de prix que tu ne disais, puisque tu n’en as pas fait ton premier soin, et, en ce cas, je serais bien aise qu’elle ne se fasse pas…

» Je ne veux pas vivre à Paris sans toi, j’ai refusé d’y venir seule et je peux dire que c’est un piège de m’y avoir amenée pour m’y laisser. Aucune des personnes qui m’ont connue et qui me connaissent ne jugeraient sur la légèreté apparente de mon extérieur que je suis capable d’un sentiment si profond et si durable ; moi-même, si je n’en avais pas fait l’expérience, je ne m’en serais pas crue susceptible ; il n’est que trop vrai, pourtant, que ce sentiment est ma vie, que rien ne peut m’en tenir lieu ni m’en distraire… »


LA PRINCESSE SIDONIE À SA MÈRE


« Tœplitz, ce 18 juillet.


« Je ne puis assez vous remercier et vous dire, ma chère maman, le plaisir que m’ont fait toutes les jolies choses que vous avez eu la bonté de m’envoyer ; jamais je n’ai eu tant de belles choses réunies qui soient d’un goût si parfait, le châle et le fichu sont tous deux magnifiques.

» J’ai eu un vrai chagrin de ne pas être arrivée à temps ici pour trouver monsieur de Potocki : vous croirez facilement que je désirais vivement le voir, sachant combien il vous est attaché. C’est le comte François qui m’a remis votre lettre, je je le trouve très bien, très bon et très aimable ; il a déjà fait connaissance avec nous et a l’air de ne pas être gêné dans notre société. Toute ma famille désire beaucoup renouveler connaissance avec vous, ma chère maman ; combien de fois je parle de vous avec grand-papa et ma tante Clary. Je ne leur permets pas de me laisser ignorer le moindre détail sur tout ce qui vous concerne. Je vous répète, ma chère maman, que d’être avec vous est le seul désir que je forme et que je me propose bien de contribuer autant qu’il me sera possible à votre bonheur.

» Je me plais beaucoup à Tœplitz quoique je n’y sois que depuis deux jours ; la société n’y est pas encore brillante, les environs sont si beaux qu’ils tiennent lieu de tout. Quand je pense qu’il s’en est fallu de si peu pour vous voir ici, je ne puis m’empêcher d’éprouver bien des regrets que le moment de notre réunion ait été encore différé.

« Adieu, ma chère, bien chère maman, je me recommande à vos bontés et vous assure qu’il est impossible d’éprouver une plus grande tendresse pour sa mère que celle que j’ai pour vous.


» SIDONIE. »


Jusqu’à présent les événements politiques ont laissé Hélène fort indifférente. C’est à peine si dans ses notes elle fait mention de la cour de Napoléon, ni même de ses victoires, mais, après le départ de son mari, elle semble s’y intéresser davantage et, voulant peut-être détourner l’attention du comte de l’emportement blessant auquel elle s’est abandonnée, elle lui décrit longuement et d’une manière assez intéressante, ce qui se passe à Paris.

Après la campagne de Silésie et les victoires de Dantzig et de Friedland, les Russes et les Prussiens avaient enfin consenti à capituler et, le 25 juin 1807, une entrevue réunissait Napoléon et Alexandre sur un radeau flottant au milieu du Niémen ; il était difficile de trouver un terrain plus parfaitement neutre. De chaque rive opposée une chaloupe porta un des empereurs jusqu’au radeau, une tente était disposée pour les recevoir, ils y entrèrent en même temps et y restèrent quelques instants seuls ; quand ils en sortirent la paix de Tilsitt était décidée.

Le 7 juillet, le traité avec la Russie fut signé et le 9, le roi de Prusse y adhéra. Ce traité si glorieux pour la France fut proclamé à Paris le 24 juillet, Hélène écrit à son mari le 25 :

LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT
« Du 25 au 28 juillet.

» Je ne peux te rendre comme Paris a été vivant et animé hier. L’empereur est attendu à chaque instant, presque tout le monde est revenu. Hier au soir 24 juillet, on a proclamé la paix aux flambeaux. Le héraut d’armes, suivi d’une foule de gens portant des torches allumées et d’un peuple immense, a parcouru tout Paris qui pour le coup était magnifiquement illuminé ; ce n’était plus une simple invitation, c’était un ordre,

» La place Vendôme était superbe, tout le peuple remplissait les rues, le faubourg Saint-Germain était aussi animé que le Palais-Royal. Je me suis promenée en calèche avec madame d’Hautpoul et deux des Badens ; la grande chaleur et la beauté de la nuit faisaient que chacun était hors de sa maison ; le peuple vraiment joyeux poussait des acclamations dans les rues et à peine les voitures pouvaient-elles passer.

» Quelle différence de la manière dont on se réjouit pour la paix qui ramène à chacun ce qu’il a de plus cher, ou pour des victoires qui coûtent toujours des larmes, même quand elles sont les plus brillantes et les plus glorieuses !…

» L’empereur est arrivé cette nuit du 26 au 27 juillet à Saint-Cloud et ce matin le canon des Invalides a annoncé son retour. Ce soir Paris a encore été illuminé ; une des choses les plus remarquables est ce qu’on a imaginé au palais de la Légion d’honneur ; on a planté une poutre au plus haut du bâtiment qui supporte la croix de la Légion en lampions de couleur ; comme la poutre n’est point éclairée et point vue et que la croix s’élève beaucoup au-dessus de l’édifice, il semble qu’elle soit dans les airs où elle fait l’effet d’un météore qui n’a rien de commun avec la terre. C’est réellement beau et fait penser à la croix que Constantin et Clovis ont prétendu voir dans le ciel en signe de victoire. Celle-ci n’est point un astre guerrier, elle annonce la paix du monde !…

» Comme j’étais de bonne humeur, j’ai été hier au soir au Vaudeville. De toutes les pièces de circonstance qu’on donne au théâtre au sujet de la paix, aucune n’est plus jolie que l’Hôtel de la Paix, donné au Vaudeville. Un officier russe prisonnier et qui, comme de raison, est beau, aimable et spirituel comme ils le sont tous à présent, est amoureux d’une Française qui, dans ce moment ci ne peut être cruelle, mais le personnage qui égaye la scène est M. de Saint-Germain qui est censé avoir les opinions des habitants de ce faubourg. Il est incrédule, ne croit pas un mot des victoires et de la paix, et à chaque nouvelle dit : Il faudra voir, phrase très heureusement trouvée, car elle est vraie et il n’est personne de ceux qui ont l’occasion de fréquenter ces illustres malheureux qui ne l’ait entendu cent fois. Vaudoré jouc à merveille ; son ton, son costume, ses manières conviennent parfaitement à son rôle. Je désire avec bien de l’impatience avoir des nouvelles de Tœplitz ; se marieront-ils, ne se marieront-ils pas ? je te prie en grâce, que la séduction pour l’un ou pour l’autre ne vienne pas de ta part, songe que s’il y avait la moindre répugnance, les suites en seraient plus fâcheuses et plus chagrinantes que le succès ne donnerait de satisfaction. Adieu, mon cher Vincent, j’ai le cœur plus content que je ne l’ai eu depuis longtemps, je commence à penser à la joie que j’aurai de vous revoir tous. Comme tu recevras cette lettre à Tœplitz, dis à chacune des personnes qui m’intéressent là ce que tu croiras convenable, je m’en rapporte à ton cœur pour les uns et à ton esprit pour les autres.

» Ma lettre a l’air d’une gazette, mais j’imagine que ce qui se passe dans la capitale du monde doit intéresser tout l’univers. »


« Paris, 14 août


» Hier madame de Pardaillan, amie intime de la princesse Clary, est venue me voir ; elle a des nouvelles de Tœplilz, elle dit que cela va bien, que les jeunes gens sont bien ensemble. Ma fille m’a écrit, je t’envoie sa lettre qui réellement est pleine de naturel, de sensibilité et d’esprit.

» Demain, l’empereur va à Notre-Dame, madame de Metternich m’a envoyé un billet pour la travée des ambassadeurs, aujourd’hui tous les spectacles sont gratis. »


« 15 août.


» Je sors de Notre-Dame et je m’empresse de t’écrire ; d’abord j’ai vu l’empereur parfaitement ; la travée où j’étais est au-dessus de l’autel et le trône presque en face. Je ne veux pas te parler premièrement de sa personne avant son arrivée ; j’ai pu considérer l’église, la pompe, etc., mais du moment qu’il a été là mes yeux et ma pensée ne l’ont pas quitté. Il n’est pas grand, mais, soit que mon imagination frappée de l’idée de sa puissance m’ait prévenue, je lui ai trouvé de la dignité dans la démarche et le maintien ; il est gros, mais on voit que ce n’est pas la graisse, ce sont des membres nerveux et ramassés qui donnent plutôt l’idée de la force que de l’embonpoint ; je viens à la tête. Oh ! pour cela, on ne peut lui disputer un grand caractère, prononcé en tout genre ; rappelle-toi toutes les actions de sa vie, tu les y verras peintes, sa physionomie passe de l’expression la plus sombre à la douceur la plus angélique, son sourire est un ciel orageux qui s’éclaircit ; que puis-je te dire ? la tête de l’Apollon ou toute autre d’une beauté grecque n’irait pas à ce qu’il est, à ce qu’il a fait, comme la sienne ; elle ne peindrait pas aussi bien son caractère et n’inspirerait pas ce qu’il doit et probablement ce qu’il veut inspirer. Son teint n’est pas noir, il est plombé, il marque les veilles, les soucis que donnent un empire immense et des projets dont lui seul peut-être connaît l’étendue ; très assurément un coloris rose et blanc détruirait l’effet de sa figure et lui irait bien mal. Enfin je lui conseille de se montrer, il ne peut pas y perdre.

» J’arrivai de bonne heure à Notre-Dame. Ainsi je vis arriver le Sénat, costume gros bleu et or, riche et noble ; le Corps législatif, costume sombre, et le Tribunat qui y a fait sa triste et dernière figure, car il est aboli et rentre dans le néant dont il n’aurait jamais dû sortir.

« Le cardinal-archevêque de Paris, chargé du poids de son siècle, qui, je crois, pèse plus que tous les autres, fut recevoir l’empereur à la tête de son clergé. On portait un dais. L’empereur arrive avec huit chevaux isabelle dont la tête est couverte de plumes et, par un singulier hasard, les portes de l’église étant ouvertes, par la travée au-dessus de l’autel je vois le cortège, ne croyant être venue que pour voir la cérémonie et me désolant de ne pouvoir me partager en deux pour voir l’un et l’autre. L’empereur se mit donc seul sous le dais, il était vêtu en pourpre et blanc, costume à la Henri IV, chapeau couvert de plumes. Quant à l’or et aux pierreries, productions de la terre, à qui appartiendraient-elles, si ce n’est à lui ? Le roi de Westphalie marchait seul devant le dais, il est tout à fait gentil, plus grand que l’empereur, plus mince, tout jeune et cependant il ne donne pas, il ne fait pas éprouver les sensations qu’inspire l’empereur. Serait-ce le pouvoir de l’imagination, elle est bien puissante chez les femmes capables d’aimer ce qui est grand et qui en porte l’empreinte. Je ne te parle pas des autres, le duc de Berg, le maréchal Ney, etc. Tout cela rentre dans la classe des héros connus.

» L’impératrice, gracieuse et bien mise, ayant la représentation voulue pour sa place, était dans la travée, mais celle que j’ai regardée, c’est la mère de l’empereur. La voilà, la plus heureuse d’entre toutes les femmes, voilà celle à qui aucun revers ne peut enlever, aucune puissance ne peut ôter la gloire d’avoir fait naître l’homme le plus extraordinaire que la suite des siècles ait produit. Qu’elle doit être fière ! un peuple immense courbé devant son fils, les voûtes retentissant d’acclamations, c’est le plus beau rôle de femme qu’il y ait au monde ! Elle est belle, paraît encore assez jeune et on ne dira pas : « Quoi ! c’est là sa mère ! » C’est beaucoup. Je finis, j’en ai assez dit, je t’écrirai demain matin la suite de cette journée. »


« 16 août.


» J’ai oublié de te dire hier que l’empereur, en arrivant à l’église, vint se mettre à genoux au pied du grand autel où il ôta son chapeau de plumes ; comme je plongeais et étais placée au-dessus de lui, je le vis à merveille ; il monta ensuite sur son trône et on chanta le Te Deum ; on dit la messe basse, il revint faire une prière à l’autel et sortit aux cris et aux applaudissements de tout le peuple. La musique était superbe. Crescentini chantait. Le soir, je fus chez madame de Coislin qui demeure sur la place Louis XV, voir le feu d’artifice, il partit trop tôt par accident, cela dérangea un peu le commencement et le faisait ressembler à ces feux d’artifice que l’on voit en rêve où il manque toujours quelque chose.

» Il y eut beaucoup de transparents allégoriques. Ce qu’il y eut de mieux fut le bouquet, je n’en ai jamais vu de si bruyant, c’étaient cent canons. Après cela, je fus avec M. et madame de Boufflers courir les rues à pied, car les voitures ne circulaient pas, et voir les illuminations. La pauvre madame de Coaslin, avec ses quatre-vingts ans, voulait venir avec nous. J’ai proposé que le baron de Breteuil lui donnât le bras, il ne demandait pas mieux et réellement nous avons eu de la peine à les en dissuader. Nous nous promenâmes jusqu’à trois heures du matin et nous revînmes chacun chez nous. »