Delagrave (p. 421-449).


CHAPITRE XIV

épilogue


Lorsque le Bayard passa par le travers de la Sicile, c’était un dimanche : la messe fut célébrée solennellement à bord, comme il est d’usage dans la marine où le contact permanent du danger et la vision toujours debout de la mort, ont conservé intact, au milieu du scepticisme moderne, le culte de ce Dieu des Armées qui est aussi le Dieu des Tempêtes.

L’autel avait été dressé dans la batterie, près des canons dont les aciers polis reflétaient la lumière des cierges, et c’était un décor imposant à cet autel très simple, que ces pièces énormes, messagères de mort, tendant par les sabords, vers le lointain horizon de la mer, leurs volées étincelantes.

L’équipage tout entier était massé debout dans la batterie, et une garde en armes, commandée par un aspirant, rangée à droite et à gauche de l’autel.

L’aumônier parut : c’était un homme jeune encore, mais dont la maladie avait courbé la haute taille et dont les souffrances avaient blanchi la longue barbe de missionnaire.

Depuis le départ de Suez, Georges Cardignac l’avait entrevu se promenant, son bréviaire à la main, sur le gaillard d’arrière ; car l’aumônier, à bord, est à la table du commandant, c’est-à-dire un peu isolé des carrés d’officiers, où les conversations bruyantes et libres détonneraient avec son caractère : mais ce jour-là, au moment où, les bras étendus et tourné vers l’équipage, il laissa tomber sur cette assistance recueillie les premiers mots de prière, le jeune officier sentit, en le voyant, son cœur s’arrêter.

Où avait-il rencontré ce regard doux et lumineux qui semblait détaché des choses de la terre ? Sur quel front avait-il lu cette gravité sereine et cet air de noblesse ? il ne se rappelait pourtant point avoir jamais vu cet homme courbé, dont le visage émacié avait des tons d’ivoire et qui semblait revenir des contrées lointaines où éclosent les derniers martyrs…

Soudain, lorsqu’à l’élévation le prêtre se retourna de nouveau, pendant que la garde mettait le genou en terre, que les tambours battaient et que les clairons sonnaient aux champs, que le pavillon blanc à croix rouge, hissé à la corne d’artimon, interdisait aux canots d’accoster et à tous de troubler le silence, le souvenir, un souvenir vieux de quinze ans, mais toujours vivace, jaillit dans le cœur de Georges.

Ce prêtre, vieilli depuis 1870 au point d’en être méconnaissable, il l’avait vu sur le champ de bataille de Saint-Privat : c’était l’abbé d’Ormesson.

La messe terminée, Georges s’informa aussitôt.

C’était bien lui.

Depuis un an seulement il était revenu des missions lointaines du centre africain. Comme le Père blanc rencontré au Soudan, il avait été l’un des ouvriers du grand prélat français qui voulait supprimer l’esclavage en Afrique. Avec les « Frères du Sahara », créés par le cardinal Lavigerie, il avait fondé des missions dans l’Ouganda.

Mais l’Angleterre était venue, qui avait réclamé pour ses pasteurs et ses méthodistes cette région nécessaire au passage du chemin de fer transafricain ; en même temps qu’elle mitraillait les indigènes, elle avait donc chassé les missions françaises.

L’abbé d’Ormesson avait alors porté sa croix plus loin, vers le Tanganika, le grand lac alors à peine connu, découvert par Burton et exploré par Livingstone.

Mais la fameuse conférence de Berlin, ouverte en 1884, sous la présidence de M. de Bismarck, venait de découper l’Afrique et d’en distribuer les morceaux aux puissances européennes, avides de territoires nouveaux.

Or « l’État libre du Congo », qui venait de naître sous les auspices du roi des Belges, s’étendait jusqu’à la rive occidentale du Tanganika ; sur la rive occidentale de ce même lac, un nouvel état venait de surgir, celui de « l’Est africain allemand ». Au sud enfin c’était le Portugal avec ses territoires de « Mozambique » et « d’Angola », que la Grande-Bretagne allait d’ailleurs couper en deux, toujours pour rattacher aux sources du Nil la Zambézia naissante. Nulle part donc, en ces régions arrosées du sang de nos missionnaires, il n’y avait place pour la France, et, brisé d’ailleurs par la maladie, l’abbé d’Ormesson était rentré en Europe.

Il n’y était pas resté plus d’un an. À cette âme ardente que dévorait un incessant besoin de sacrifice, la vie calme d’une paroisse ne pouvait convenir longtemps, et on l’avait envoyé comme aumônier à l’escadre de Chine. Il y avait vu mourir, il y avait consolé plus d’un des pauvres marins de France, dont « la grande bleue » devient la tombe, et il venait de voir périr le plus illustre d’entre eux, l’amiral Courbet, qui l’honorait de son amitié.

C’est ainsi que le hasard le rapprochait de Georges Cardignac, au moment où celui-ci ne croyait plus retrouver jamais l’ami d’un instant qui l’avait assisté sur le champ de bataille de Saint-Privat[1].

— Monsieur l’Aumônier ! permettez-moi de me présenter… Il y a si longtemps ! Georges Cardignac !…

Le missionnaire interrompit sa lecture : son regard profond enveloppa le jeune officier et sa haute taille se courba encore.

— Ah ! mon enfant, c’est vous ! fit-il en tendant la main au jeune officier. Que Dieu soit béni ! Bien souvent j’ai pensé à vous ; j’aurais dû vous écrire, mais vous écrire sans vous accompagner…là-bas,… c’était réveiller en vous une grande douleur !… J’y ai renoncé.

— Et maintenant, demanda Georges, d’une voix que l’émotion faisait trembler, puis-je espérer que vous voudrez bien m’accompagner… là-bas ?…

Le prêtre réfléchit un instant :

— Certes, dit-il, j’irai : mais je veux que ce voyage si triste soit, en même temps, pour vous l’occasion d’une grande consolation. Écoutez-moi : j’ai connu, dans l’Est-Africain, un officier supérieur allemand, le major Strélitz, devenu depuis général dans le 16e corps d’armée. Il habite Metz. J’ai eu l’occasion de lui rendre service dans une circonstance pénible et difficile, en Afrique. Il s’en souviendra. Par lui, je pourrai sans doute obtenir un permis du gouvernement allemand… un permis d’exhumation, et nous pourrons ramener votre cher mort en terre française.

— Oh ! Monsieur l’aumônier, si vous pouvez obtenir cela !…

Et Georges, étreint par une inexprimable émotion, fondit en larmes.

— Je l’obtiendrai, reprit l’abbé d’Ormesson : votre douleur me touche trop profondément pour que je ne m’efforce pas de l’adoucir. J’ai souvent pensé à ce calvaire, que, si jeune, vous avez si vaillamment gravi. Je me suis souvent reporté à ce moment où, parmi les morts étendus dans la petite église de Saint-Privat, nous nous agenouillâmes près de celui que vous étiez venu chercher. Je vous revois encore, prenant sa croix et mettant en échange, sur sa poitrine, votre médaille de baptême. J’avais reconnu en vous le sang généreux et l’ardeur bien française de ce soldat tué à l’ennemi, lorsque, vous arrachant à cette grande douleur, vous étiez parti pour combattre, vous aussi.

Vous avez tenu les promesses de votre jeunesse, mon enfant, puisque je vous retrouve officier, revenant de ce Tonkin, pépinière de braves soldats. Aussi, dès que j’aurai accompagné le corps de notre pauvre Amiral jusqu’à Abbeville, sa ville natale, me mettrai-je en campagne pour mener à bien l’œuvre dont je vous parle… Vous n’aurez à vous occuper de rien. J’aurai prévu tous les détails ; je vous écrirai seulement : « Venez. »

En même temps qu’une reconnaissance infinie gonflait le cœur du jeune officier, son âme se dilatait ; ce bonheur qu’il n’espérait plus, venant se joindre à celui qu’il entrevoyait, faisait de son retour en France un voyage béni.

Aussi, lorsque la vigie signala les côtes de Provence, fut-il un des premiers à monter sur le pont pour les apercevoir.

Cinq ans !… Il y avait déjà cinq ans qu’il était parti !

Que de choses vues, d’émotions ressenties, de pays étranges parcourus pendant ces cinq ans, et quelle différence il y avait, mes enfants, entre le cerveau du « petit marsouin » déjà pétri par l’expérience, et celui de l’officier de la même promotion qui avait vécu tranquillement, pendant cette même période, de la vie monotone de garnison ! Combien, à cette heure, riche de souvenirs et le cœur plein de mystérieux espoirs dont l’éloignement avait décuplé la valeur, il s’applaudissait d’avoir choisi l’infanterie de marine.

Et il pensa à ceux de ses camarades qui avaient choisi l’Est pour y monter la faction devant la frontière, et en particulier au grand Rollet, de Thiaucourt, qui devait toujours être à Verdun. Avec quel plaisir il le retrouverait celui-là.

Mais surtout un autre nom lui revint, celui de Zahner : un ami, celui-là, avec qui Georges avait fait sa première traversée, causé d’avenir et échangé les plus affectueuses promesses. Ils s’étaient alors juré de ne pas s’oublier et pourtant l’oubli était venu, car Zahner après son départ du Congo, qu’il avait quitté fiévreux et déprimé par le climat, n’avait plus donné signe de vie. Pendant trois ans, Georges avait ignoré ce qu’il était devenu, puis une lettre de faire-part du régiment lui était parvenue à Hanoï, l’hiver précédent :

Le colonel et les officiers du 1er régiment d’infanterie de marine ont l’honneur de vous faire part de la perte cruelle qu’ils viennent d’éprouver en la personne du

Lieutenant ZAHNER


mort de la fièvre jaune, à Dakar (Sénégal), le 2 septembre 1884.

Il y était donc revenu, le pauvre Alsacien, à ce Sénégal que Georges avait quitté si tristement, et il y avait trouvé l’ennemi le plus redoutable de l’Européen : la fièvre jaune. Son nom allait s’ajouter à ceux des morts de la promotion 1875-77, sur le marbre de la salle des jeux de Saint-Cyr.

Et Ferrus, le petit méridional, parti aux colonies pour essayer de traverser, sans connaître la gêne, les grades à maigre solde : mort lui aussi à la Nouvelle-Calédonie, l’année précédente.

Et Georges s’étonnait de ne pas se sentir plus ému en pensant à eux. C’est que, depuis cinq ans, il avait accoutumé son esprit à cette idée de l’absence éternelle.

La mort au loin, c’est le lot du « marsouin ».

Lisez les lettres de ceux qui sont tombés au champ d’honneur, comme Normand, tué à Lang-Son ; comme Lecerf, frappé d’une balle en plein cœur à N’Sapa, au Soudan, et vous verrez que tous pensent sans effroi à l’échéance toujours attendue.

Combien de « marsouins » allaient manquer à l’appel, au premier banquet de la « Dernière de Wagram »[2].

C’était le revers de la médaille…

Et comme il évoquait tous ces noms déjà lointains, une voix l’appela, celle de Paul Cousturier. Depuis le départ de Suez, c’est à peine si, une heure par jour, le peintre était monté sur le pont, tant son tableau l’absorbait. Chaque soir il le recouvrait soigneusement d’une toile, ne voulant pas le laisser voir incomplet…

Il venait de lui donner la dernière touche en vue des côtes.

— Viens voir, Georges ! et surtout, pas de compliments, je t’en prie, si ça ne te dit rien !…

Quand il fut devant l’œuvre de son ami, Georges Cardignac la regarda quelques instants sans parler…

Puis il saisit la main du peintre et lui dit simplement :

— C’est beau !

— C’est bien ta pensée ?

— Toute ma pensée : c’est vraiment beau, et sais-tu pourquoi ? C’est parce que tu as su entourer ce cercueil des hommes et des attributs que la réalité ne te donnait pas.

— Ce que tu remarques-là, dit le peintre, c’est précisément la différence qui existe entre l’œuvre d’un artiste et la photographie d’un amateur.

— Tout concourt à émouvoir, poursuivit Georges ; ce marin à la figure grave et pensive qu’on sent immobile sous les armes, cet officier recueilli qui, une main sur la culasse de la pièce, regarde tristement le cercueil ; et puis cette inscription en lettres d’or : Honneur et Patrie, devise du grand mort, qui domine le tout ! enfin dans le fond, la mer houleuse et le ciel gris s’harmonisant avec la tristesse des êtres,…le pavillon en berne se détachant sur le ciel morne,…tout cela est beau, mon Paul, et n’aurais-tu rapporté que cela de ton voyage… qu’il faudrait t’applaudir de l’avoir entrepris.

— Merci, dit le peintre, je voulais que tu fusses le premier à me donner ton avis, et cet avis, tel que tu viens de me l’exprimer, me procure une joie que tu ne peux connaître, car les artistes seuls éprouvent ça. Mais ce n’est pas tout : sais-tu ce que j’ai en outre rapporté de ce voyage ?… J’y ai trouvé ma voie, oui, ma voie définitive. Finie, la peinture à la guimauve, celle qui se contente de la fidélité dans la reproduction, de la banalité du réalisme quotidien, des natures mortes ou des scènes domestiques. Le vrai peintre est celui qui émeut et élève l’âme… C’est le peintre d’histoire, c’est le peintre militaire ! C’est Neuville, c’est Laurens, c’est Detaille. J’ai trouvé ma voie !…


Les matelots débarquèrent le lourd cercueil.

Pendant cette conversation, la terre s’était rapprochée ; mais ce n’était pas la côte de Toulon, et le Bayard jeta l’ancre en rade des Salins-d’Hyères, où, rangée en ligne, l’attendait l’escadre de la Méditerranée.

— Quel ennui, murmura Georges, voilà que nous allons être obligés de débarquer ici ! Pépin n’a pas prévu cela et personne ne sera prévenu.

— Eh bien ! fit Paul, ça va être tout à fait drôle au contraire. On nous attend sur les quais, nous arriverons par le train.

Mais ils se turent, l’amiral Duperré, commandant l’escadre de la Méditerranée, venait de monter à bord.

Il était chargé, par le Gouvernement, de recevoir, à bord du Bayard, les restes de l’Amiral, son ami.

« Officiers et marins du Bayard, dit-il après avoir salué le cercueil, vous conserverez dans vos cœurs le souvenir du chef qui vous a tant aimés.

« Avoir partagé sa gloire sera votre éternel honneur.

« Tous nous recueillerons pieusement pour les imiter les nobles exemples que nous lègue l’Amiral Courbet. Il n’a jamais eu pour guide que le sentiment du devoir, l’amour de son pays, les intérêts et la gloire de notre chère marine ! Lui aussi il fut sans peur et sans reproches. Cher et excellent ami, repose en paix ! Adieu ! »

À huit heures, le Bayard salua Courbet de dix-neuf coups de canon ; le corps fut embarqué dans le canot amiral, que prit à la remorque un des canots qui avaient torpillé à Scheipoo la flotte chinoise ; un grand nombre d’embarcations formèrent escorte, et toute cette flottille, passant devant la première ligne de l’escadre, entra dans le port Pothuau. Les compagnies de débarquement, groupées en dehors des jetées, portèrent les armes, les tambours battirent aux champs, et, sous la direction d’un officier de la Couronne, les matelots débarquèrent le lourd cercueil.

Georges et Paul étaient montés dans le canot portant l’abbé d’Ormesson.

Quand le cortège se mit en marche vers la gare :

— Monsieur l’aumônier, murmura Georges, merci encore… Je vais attendre votre appel.

— Vous n’attendrez pas longtemps, mon enfant : ce soir même j’écrirai à Metz. À bientôt !

Le corps de l’Amiral Courbet ne devant pas s’arrêter à Toulon ; la délégation toulonnaise, conduite par l’amiral Krantz, était venue le saluer à Hyères, et pendant que les discours succédaient aux discours, les deux amis montèrent dans un train en partance pour Toulon.

Sur le quai, comme on devait s’y attendre, personne ! Georges, nerveux, sortit précipitamment de la gare. Il avait rêvé l’arrivée classique : la rade de Toulon, le quai couvert de monde, les mouchoirs s’agitant ; puis, aussitôt le Bayard amarré à son « corps mort », un canot les conduisant à terre, et, à mesure qu’ils approchaient, un groupe se détachant des autres : sa mère, ses amis,… elle !…

Au lieu de tout cela, c’était l’arrivée triste et solitaire de ceux que n’attend aucune figure amie.

— Allons du côté du quai, dit Paul ; s’ils ont été nous y attendre, ça ne sera pas ordinaire de leur arriver dans le dos. Mais comme ils débouchaient du boulevard de Strasbourg sur la place de la Liberté, Georges s’arrêta, et, suivant la direction de son regard, Paul Cousturier aperçut, à l’autre extrémité de la place, un groupe se hâtant.

— Ce sont eux, dit Georges, dont le cœur se mit à battre à coups précipités.

— Tu crois ? fit le peintre. Qu’est-ce qu’ils feraient du petit nègre qui gambade en avant d’eux ?… Un cireur de bottes, sans doute.

— Non, murmura Georges ; c’est Baba…

— Oui, oui, ce sont eux, fit Paul Cousturier : voilà Pépin et Mohiloff qui débouchent. Arrive ici qu’ils ne nous voient pas.

— Mais non, Paul ; voyons.

— Viens ici, dit le peintre : je me suis mis dans l’idée que nous leur arriverions dans le dos ; je veux me contenter. Et entrant dans une des maisons du boulevard, il y attira son ami.

— Ne comprends-tu pas, lui dit-il, qu’il est intéressant, au plus haut point, quand on revient comme toi, le cœur plein, l’âme en fête, de voir, sans qu’ils s’en doutent, ceux que l’on aime, de lire leurs sentiments sur leur figure, de juger de leur impatience à leur empressement. Tiens, je te parie tout ce que tu voudras que c’est Mlle Lucie Ramblot qui est en tête de la troupe, entraînant tout le monde…

Le peintre se trompait : celui qui marchait en tête, c’était Baba, par habitude de précéder les colonnes ; mais derrière lui Georges aperçut Lucie Ramblot : elle donnait le bras à Mme Cardignac.

Cette dernière n’avait rien exagéré en écrivant à Georges qu’elle avait les cheveux tout blancs ; mais elle était encore droite et alerte, et la jeune fille l’entraînait d’un pas rapide, le teint rose et animé, les yeux brillants. Ses cheveux blonds lui faisaient une auréole qui débordait sous le petit canotier en paille blanche ; elle était charmante ainsi. Le regard de Georges allait de l’une à l’autre, pendant que son cœur bondissait dans sa poitrine ; elles passèrent à quelques pas de lui et, retenu par son ami, il les laissa passer.

À une certaine distance, M. d’Anthonay marchait, appuyé sur une canne, aux côtés de M. Ramblot, un peu grossi ; enfin Pépin et Mohiloff, qui sans doute revenaient du port, fermaient la marche.

Quand ces derniers passèrent à portée, les deux amis sortirent de leur cachette.

Le « petit Russe » s’arrêta sans dire mot, mais il devint très pâle ; quant à Pépin, il ne put retenir un cri :

— Elle est forte !…celle-là. Eh bien ! tu sais, Mohiloff, toi et moi nous sommes deux emplâtres !

Mais au cri de Pépin, tous s’étaient retournés ; Georges s’élança : en deux bonds il fut dans les bras de Mme Cardignac.

— Ah ! maman !… maman !…

— Georges ! mon Georges !…

Et quand le jeune officier, après les effusions que vous devinez, se tourna vers Lucie Ramblot, pâle et tremblante, le mot « mademoiselle » s’étrangla dans son gosier, et il ne sut que tendre la main. La jeune fille tendit la sienne, Georges la sentit trembler et la garda quelques secondes ; leurs âmes se fondirent l’une dans l’autre ; sans s’être dit un seul mot, ils s’appartenaient désormais. L’aveu contenu dans ce silence, plein de mystérieuses et troublantes vibrations, était bien le plus éloquent de tous les aveux.

Mais M. Ramblot et M. d’Anthonay arrivèrent à leur tour.

— Ah ! mon cher enfant ! quelle surprise et quel bonheur !

Il est des scènes de tendresse que la plume ne peut rendre. M. d’Anthonay entraîna tout le monde au « Grand-Hôtel » qui était tout proche ; il m’est bien impossible, mes enfants, de vous décrire la joie qui, sous des formes différentes, emplissait tous les cœurs. Georges ne savait à qui répondre ; les questions se pressaient sur les lèvres de sa mère, qui s’interrompait à chaque instant pour le presser sur sa poitrine, comme si elle eut craint qu’on vint de nouveau le lui enlever.

Et au milieu des exclamations, des cris de joie, le jeune officier jetait à la dérobée un regard sur la seule qui ne parlât pas.

Puis il lui fallut subir l’assaut de Baba, dont le vocabulaire ne s’était pas enrichi sensiblement, mais dont le « Moi content » avait une expression de sincérité irrésistible.


Celui qui marchait en tête, c’était Baba.

Et Georges qui ne s’attendait guère à le trouver là et ne pensait plus à lui, apprit que, n’ayant pu suivre la colonne du capitaine Cassaigne à Bammakou, le petit nègre avait accompagné l’exode de la tribu de Barka jusqu’au-delà du Niger et suivi ensuite M. d’Anthonay à Saint-Louis. Là, ne voyant pas revenir le sergent de marsouins qu’il regardait comme son père adoptif, il avait accompagné en France le nouveau maître qu’il s’était donné.

Mais lorsque la veille il avait retrouvé, débarquant à Toulon, Pépin en uniforme d’adjudant, il avait manifesté une joie intense et gambadé sur le quai comme un véritable polichinelle. Maintenant il ne le quittait pas plus que son ombre.

Le fils du colonel Cardignac n’était pas d’ailleurs, ce jour-là, au bout de ses surprises ; mais la dernière devait lui apporter une des plus douces émotions de sa vie.

Au dîner du soir, au moment où on se mettait à table et où Mme Cardignac embrassait son Georges pour la centième fois, un couple entra dans le salon qu’avait fait réserver au « Grand-Hôtel » M. d’Anthonay, et le jeune officier poussa un cri de joie en reconnaissant son cousin Pierre et sa cousine Margarita.

Pierre Bertigny était en retraite à Versailles depuis l’année précédente ; il portait la tenue bourgeoise avec la rosette d’officier, et sa physionomie énergique et franche respirait, ce soir-là, une animation particulière.

Les effusions recommencèrent, pleines de chaudes évocations, car Georges ne pouvait oublier sa fuite, après Sedan, à travers les lignes prussiennes, derrière Pierre Bertigny.

— Je suis un peu en retard pour te souhaiter la bienvenue, dit le lieutenant-colonel ; mais au moment où ta mère se mettait en route, j’ai été avisé par un ami que je ferais bien d’aller faire un tour au Ministère de la Marine et que j’y apprendrais quelque chose d’intéressant.

J’ai donc pris seulement le rapide du lendemain : je ne le regrette pas, sais-tu ?

En prononçant ces derniers mots, il jeta vers Mme Cardignac un coup d’œil qui mit, sur le visage auréolé de cheveux blancs de l’heureuse mère, un reflet de surprise joyeuse.

— D’ailleurs, poursuivit Pierre en souriant et en tirant de sa poche un petit paquet soigneusement enveloppé, je ne pourrais jamais conserver le secret plus longtemps, et ça ne serait pas la peine d’avoir devancé l’Officiel de vingt-quatre heures pour perdre du temps ici. Je voulais attendre au dessert, comme il est d’usage dans les fêtes bien ordonnées : tant pis ! ça sera pour le hors-d’œuvre !

Et il tendit à Georges, dont le regard étonné l’interrogeait, une petite boîte en maroquin rouge qu’il venait d’extraire de son enveloppe.

Mais au même instant, il se ravisa :

— Maladroit que je suis, fit-il, comme si ce cadeau-là ne devait pas doubler de prix en passant par une autre main que la mienne !

Il remit la boîte à Mme Cardignac.

Celle-ci la reçut en souriant et, allant prendre par la main Lucie Ramblot qui, silencieuse et doucement émue, se tenait dans un coin du salon :

— Tenez, mon enfant, lui dit-elle, je désire que mon Georges reçoive de vous ce cadeau, le plus précieux de tous ceux qu’on pourrait lui faire en un pareil jour.

Et vous avez déjà deviné, mes enfants, que ce fut une croix de la Légion d’honneur, une croix avec un beau ruban rouge que le jeune lieutenant d’infanterie de marine reçut des mains de la ravissante jeune fille.

Mais ce que vous n’avez peut-être pas prévu, c’est que l’écrin qui la renfermait était assez large pour en contenir deux et qu’à côté de la croix à l’effigie de la République entourée de brillants, s’en trouvait une autre, celle-là très simple, à l’effigie de Napoléon Ier, Empereur, et dans l’anneau de laquelle était passé un ruban si défraîchi qu’il en était devenu rose.

— Georges, murmura Valentine Cardignac : c’est la croix de ton grand-père, de Jean Tapin. Tu sais comment il l’a gagnée ; ton oncle Henri la portait en Crimée le jour de Malakoff où il tomba. En attendant que tu puisses porter la croix d’officier de ton père, celle que tu as recueillie toi-même à Saint-Privat, prends celle-ci,… c’était la relique de notre famille : elle t’appartient.

— Prenez, Monsieur Georges, ajouta tout bas la jeune fille. Je suis bien… bien heureuse !

Et le fils du colonel Cardignac, le petit-fils de Jean Tapin, le cœur gonflé par toutes ces émotions successives, fondit en larmes. Il entendit à peine Pierre Bertigny lui expliquer qu’une promotion venait d’être signée, qu’il avait pu en acquérir la certitude par un ami du Ministère et qu’elle paraîtrait le lendemain à l’Officiel.

Il n’entendit pas davantage les félicitations de son ami Paul qui essaya bien, suivant son habitude, de plaisanter un peu, mais qui y renonça vite, gagné à son tour par l’émotion générale.


Qu’elle est belle, mes enfants, cette croix de la Légion d’honneur, lorsque, gagnée par des actes d’héroïsme en face de l’ennemi, comme l’avaient tour à tour gagnée les Cardignac qui s’étaient succédé dans le cours du siècle, elle devient l’emblème sacré de l’honneur d’une famille militaire ; lorsque les pères la passent ainsi à leurs enfants, avec le souvenir de leur exemple ; enfin lorsqu’elle brille au foyer de vrais Français, comme l’étoile sur laquelle se guideront les générations suivantes.


Prenez, monsieur Georges…

Pourquoi faut-il qu’elle ait été souvent prodiguée, quelquefois salie, un jour même vendue !

— Georges, dit Mme Cardignac, lorsque l’émotion fut un peu calmée ; c’est à ton tour de donner à Lucie un cadeau en échange de celui que tu viens de recevoir d’elle et j’ai songé à te l’apporter.

— Mais, mère, dit Georges en souriant, comment pouvais-tu être sûre ?…

— De tes sentiments, alors que tu ne m’en disais rien dans tes lettres ? C’est bien simple : ton ami Paul, dès qu’il a été fixé par toi-même, à Hanoï, nous l’a télégraphié.

— Et ça m’a bel et bien coûté huit francs trente le mot, interrompit le peintre ; ce qui n’empêche pas que la dépêche entière, adresse comprise, n’est revenue qu’à vingt-cinq francs.

— Vingt-cinq francs, fit Georges en souriant… trois mots seulement pour une dépêche ?… Une dépêche qui devait dire tant de choses !

— Oui, trois mots tout juste ; et voici ce que j’ai télégraphié à ta mère : Cardignac — Versailles — Emballé. — C’est de la concision, ça, hein ? ou je ne m’y connais pas ! Et de la précision aussi, car tu ne le nieras pas, je t’ai trouvé sérieusement emballé, au point que toi, un amoureux d’aventures, tu as plus d’une fois maudit le retour offensif des Chinois à Lang-Son, parce qu’il retardait ton retour en France.

En parlant ainsi, le peintre regardait malicieusement Lucie Ramblot devenue toute rose, et Georges, pour se donner une contenance, ouvrit les deux écrins de satin bleu que sa mère venait de lui remettre. Dans l’un d’eux, tout petit, scintillait une bague, une émeraude superbe entourée de diamants ; dans l’autre un collier de perles d’un orient magnifique.

Et comme le jeune officier, absolument abasourdi à la vue de ces coûteux bijoux, interrogeait sa mère du regard.

— Tu ne t’imagines pas que ce sont des perles fausses au moins, dit-elle en souriant.

— Non, certes, mère ; seulement…

— Il n’y a que toi, ici, pour ne pas comprendre, interrompit-elle, et j’éprouve d’ailleurs une vraie fierté à redire tout haut quel est le prix, quelle est l’origine de ces perles et de ces pierres. Tu m’as envoyé tes économies, mon Georges, pendant ces cinq ans. Sais-tu à combien elles se montent ?

— Oh ! mère !

— Oui, je comprends : tu n’en as pas tenu le compte, mais moi qui les ai mises religieusement de côté, j’en sais le total : il est de huit mille trois cents francs.

— Bigre de bigre ! souligna Paul Cousturier : je ne connaissais qu’un sous-lieutenant ayant fait des économies : c’est celui de la Dame Blanche ! Ce n’est pas à Paris qu’un officier subalterne pourrait mettre ça de côté,… encore moins un peintre !…

— Mais tu savais bien pourtant, mère,… voulut objecter Georges Cardignac.

— Je sais bien que tu ne prévoyais guère l’emploi que je viens d’en faire. Tu me les destinais ; tu voulais m’aider, en bon fils que tu es, m’éviter la gêne. De tout mon cœur, je te remercie, mon enfant ; mais la Providence a permis que je n’en eusse plus besoin. Je t’ai laissé continuer tes envois pour te faire la surprise de les retrouver ici ; mais sache que la maison Normand a, depuis quatre ans, repris son rang parmi nos chantiers de constructions maritimes, et son rang, c’est le premier !

— C’est vrai, appuya M. Ramblot ; la France se décide enfin à se refaire une flotte, et il n’est que temps. Avoir une politique coloniale et ne pas posséder la flotte qui correspond à cette politique, c’est entreprendre une marche sans se préoccuper de ses souliers. Nous nous y mettons un peu tardivement, mais enfin il n’est jamais trop tard pour bien faire, et, si nous continuons avec esprit de suite la réfection de notre flotte, l’Angleterre en crèvera de dépit.

— Sans compter, ajouta M. d’Anthonay, que l’apparition des torpilleurs peut révolutionner la guerre maritime et compenser notre infériorité en gros bâtiments. Or ce sont des torpilleurs, et des torpilleurs admirablement établis, que construit la maison Normand : leur réputation est maintenant européenne, et voilà que le Japon lui-même envoie ses commandes au Havre.

— Tu vois donc, mon Georges, reprit Mme Cardignac, que tes économies ont pu être employées ailleurs, et je n’ai pas cru mieux faire, puisque vous aurez largement le nécessaire, que de les dépenser en superflu.

Puis se tournant vers la jeune fille :

— Et maintenant, mon enfant, lui dit-elle, voici l’heure de prononcer les paroles décisives, celles que vous n’avez encore osé dire ni l’un ni l’autre. Depuis plusieurs années, je connaissais les sentiments de Georges pour vous, et le chagrin qui le minait quand il vous croyait perdue pour lui. Cette fidélité du souvenir vous l’avez conservée, vous aussi, et c’est la meilleure garantie de votre bonheur futur… Lucie, c’est à votre intention que j’ai choisi ces bijoux, celui-ci surtout, fit-elle, en montrant la bague… les acceptez-vous ?

Pour toute réponse, la jeune fille se jeta dans les bras de Mme Cardignac, et, l’âme inondée d’une joie très douce, les yeux troubles, Georges Cardignac passa au doigt de Lucie Ramblot l’anneau des fiançailles.


Le 14 août, en rentrant à Versailles, Georges Cardignac trouva une lettre de l’abbé d’Ormesson :

« Venez, disait le missionnaire : j’ai été assez heureux pour réussir plus tôt que je ne l’espérais. Je vous attendrai à la cérémonie funèbre de Mars-la-Tour, le 16. »

Mars-la-Tour ! en 1877, à sa sortie de Saint-Cyr, il l’avait fait, ce pèlerinage sacré, et il ne pouvait reporter sa pensée vers ce souvenir d’une intensité de vision extraordinaire sans se sentir remué jusqu’au fond de l’âme.

Lorsqu’il montra à sa mère la dépêche de l’aumônier du Bayard, elle pâlit ; mais, sans hésitation :

— Je t’accompagne, dit-elle.

— Oh ! mère !

Il voulut lui objecter les redoutables émotions de ce voyage ; c’était un calvaire pour elle : ces recherches, cette exhumation, il lui faudrait des forces surhumaines pour supporter tout cela !

Mais elle secoua tristement la tête : elle devait être là ; et soudain, dans la mémoire de Georges, surgit la vision du tableau de Bettanier, celui qu’il avait si longuement contemplé jadis à Saint-Cyr, avec Andrit. Sur le tableau, elle était là, en longs voiles noirs, la veuve de l’officier français !

Il ne dit plus rien et télégraphia à Andrit qui, on s’en souvient, avait quitté le Tonkin quelques semaines avant lui, de se trouver, le 16, à Mars-la-Tour.

Le soir même, il recevait la réponse suivante :

« J’avais intention faire ce pèlerinage. Combien heureux t’y trouver ! »

Le surlendemain, de bonne heure, Mme Cardignac en grand deuil et Georges en uniforme, avec, sur la poitrine et pour la première fois, la croix de la Légion d’honneur, descendirent du train de Verdun à la petite station de Mars-la-Tour. Le jeune homme se mit aussitôt à la recherche de l’abbé d’Ormesson… Il n’était pas encore arrivé : mais, près du presbytère, il rencontra Andrit qui lui sauta au cou, et avec lui, le grand Rollet, de Thiaucourt, maintenant passé au 54e de ligne.

— C’est la huitième fois déjà, dit ce dernier, que je viens ici, et toujours aussi nombreux sont les annexés qui, pour nous rejoindre, traversent la frontière ; la route de Metz est couverte de leurs voitures. Pauvres gens, ils n’oublient pas, eux ! Chaque année, nous les reconduisons jusqu’au poteau, comme nous l’avons fait en 1877, et, l’année dernière, l’un d’eux me disait, en me serrant la main une dernière fois : « Notre tombe se referme. »

— Ils oublient peut-être moins vite que nous-mêmes, dit Georges ; mais toi, où es-tu en garnison aujourd’hui ?

— À Saint-Mihiel, ou plutôt au fort du Camp des Romains, qui en est tout proche. J’ai successivement occupé Toul et toute cette ligne de forts de la Woëvre, Gironville, Liouville, Troyon, qui font face à Metz ; mais, je te l’avoue, je commence à la trouver longue, cette garde, montée l’arme au pied, devant la trouée des Vosges. Quand viendra-t-il, le jour de la revanche ? voilà quinze ans déjà !…

— Zahner était avec nous en 1877, dit Georges ; il repose maintenant bien loin de cette frontière que tu n’as pas voulu quitter.

— Oui, mais du moins il est mort en campagne, c’est-à-dire en soldat, répondit tristement l’officier. Moi, j’ai peur de m’être trompé en choisissant un régiment de l’Est à ma sortie de Saint-Cyr. Si l’attente devait se prolonger encore longtemps, je le regretterais tout à fait ; car je songe souvent que j’aurais pu, comme vous deux, avoir au loin une vie d’action, au lieu de me consumer dans cette existence de garnison d’une désolante monotonie. Je commence à me faire l’effet d’une machine qui tournerait à vide…

Le commandant Marin, le vieil officier en retraite qui avait servi de guide à Georges à son premier voyage à Saint-Privat et lui avait montré l’endroit où était tombé le colonel Cardignac, était mort l’année précédente, et ce fut une douloureuse surprise pour notre ami ; mais l’abbé Faller, le vaillant curé de Mars-la-Tour, était toujours là. Les trois amis allèrent le saluer, pendant que Mme Cardignac priait à l’église, ornée de drapeaux, et que se formait, devant la mairie, le cortège traditionnel.

Ils entrèrent avec lui au musée qu’il s’occupait de former, recueillant pieusement tous les souvenirs provenant des champs de bataille des 16 et 18 août ; portraits de généraux, d’officiers et soldats tués dans ces deux journées ; armes françaises, obus, fusils, sabres, épaulettes, aiguillettes, croix de la Légion d’honneur, tableaux et gravures, et le digne curé leur expliqua son rêve : bâtir dans son jardin une vaste salle, où tous ces objets seraient mis en belle place et catalogués, afin qu’avec son église entièrement restaurée, ses statues, ses plaques commémoratives et son Musée du Souvenir, Mars-la-Tour devînt comme le centre patriotique de la Lorraine française.

En sortant du presbytère, Georges pensa : « Aussitôt de retour à Versailles, j’enverrai une belle offrande à ce digne homme pour l’aider à réaliser son rêve. » Puis il quitta ses deux amis pour retourner à la gare ; c’était l’heure où l’abbé d’Ormesson devait arriver, et il le trouva en effet au milieu de la foule qui, du train de Nancy, débordait dans les rues pavoisées.

— Vous avez apporté un vêtement civil ? demanda le missionnaire au jeune officier ; car vous savez bien que, même avec l’autorisation d’exhumation que j’apporte, vous ne pourriez pénétrer sur le territoire annexé, en uniforme.

— J’ai tout ce qu’il faut, et une voiture spéciale, commandée à Verdun par un ami, nous attend au presbytère. À quelle heure faut-il partir ?

— Aussitôt la cérémonie terminée. Je dois être à Abbeville demain matin.

— À une heure, alors ?

Et, à partir de ce moment, tout à la pensée de l’acte qui allait s’accomplir, Georges Cardignac suivit le cortège et assista à la cérémonie comme un corps sans âme. Ce fut à peine s’il entendit appeler les nombreuses délégations dont les drapeaux emplissaient le chœur de la petite église, et s’il remarqua la merveilleuse fanfare du 1er bataillon de chasseurs à pied, venue tout exprès de Verdun pour la première fois. Devant le monument, cependant, il vibra lorsque la voix de l’orateur, M. Mézières, jeta à la foule recueillie ces émouvantes paroles :

« Nous vous honorons de toutes les forces de notre souvenir, nobles morts de Gravelotte et de Mars-la-Tour, mais nous ne vous plaignons pas : vous êtes tombés dans l’ivresse du succès, avec la conviction que la France était victorieuse. Vous, du moins, vous n’avez connu ni les souffrances du blocus, ni les humiliations de la captivité. L’immortelle espérance rayonnait sur vos fronts et illuminait vos visages. Parmi ceux qui ont traîné sur les routes leur morne désespoir et langui pendant des mois loin de la terre française, combien ont envié votre sort, combien auraient mieux aimé la mort rapide du champ de bataille que la longue agonie du prisonnier !

« Les combattants du 16 août emportaient dans leur tombe un lambeau de la patrie. Il y a là une douleur dont nous ne pouvons pas, dont nous ne voulons pas être consolés.

« Que d’autres se résignent à la prétendue fatalité des événements ; que, pour ne pas troubler la quiétude de leur vie, ils détournent leur pensée des sujets douloureux. Pour nous, habitants de la frontière, en face de la blessure saignante, les regrets continuent, toujours plus poignants à mesure que les années s’écoulent ! »


À une heure, la voiture à deux chevaux dans laquelle Mme Cardignac, l’abbé d’Ormesson et Georges avaient pris place, une de ces lourdes voitures dont l’arrière est disposé en forme de longue caisse pour le transport des cercueils, franchissait la frontière, sous l’œil soupçonneux des trois gendarmes allemands de service : mais le nombre des pèlerins était tel qu’on ne leur demanda rien.

Andrit n’avait pu accompagner son ami : le permis de l’autorité allemande ne comprenait pas son nom.

— Je vais être de cœur avec toi, dit-il tout bas, comme il y a dix ans, sur le « grand carré »…

Au voyage précédent, le commandant Marin avait montré au jeune officier toutes les étapes des grandes luttes des 16 et 18 août ; il en avait presque fait une leçon de tactique militaire ; mais ce jour-là, obsédés par la vision funèbre vers laquelle ils tendaient, ils ne parlèrent point, et le trajet s’effectua au milieu des tombes qui bordaient les routes et les lisières de bois. Nombreux étaient, depuis quinze ans, les monuments commémoratifs élevés par les Allemands : tours, pyramides, lions de granit, statues guerrières, emblèmes de pierre ou de marbre, se dressaient au bord des chemins, pour magnifier les régiments décimés de l’armée victorieuse, et les couronnes de chêne aux couleurs noire, blanche et rouge y attestaient partout que les vainqueurs, eux non plus, n’oubliaient point.

Après Gravelotte, la voiture tourna à gauche, près de la maison où l’empereur Napoléon III avait passé la nuit qui précéda la bataille du 16 août ; puis par Verneville et Amanvilliers, elle se dirigea vers Saint-Privat.


Les deux officiers portèrent la main à la visière de leur casquette.

Comme elle approchait de la ferme de Jérusalem, deux officiers allemands en sortirent à cheval et, quand ils furent proches :

— Ils viennent à nous, dit le prêtre ; le général Strelitz m’avait prévenu que nous serions attendus.

La voiture s’arrêta. Les deux officiers portèrent la main à la visière de leur casquette. Celui qui marchait en tête était un homme d’une cinquantaine d’années, à la barbe grisonnante. Il portait une tunique dont le collet, les parements et les passepoils étaient rouge cramoisi ; à ce signe distinctif et aux deux étoiles qui brillaient sur ses pattes d’épaule, Georges reconnut un colonel d’état-major. L’officier qui l’accompagnait, avec sa tunique bleu clair, appartenait aux carabiniers saxons et était du grade de capitaine. Le colonel se présenta et présenta son compagnon.

— Von Schmettau, Oberst !

— Von Kühne, Rittmeister !

Puis en très bon français :

— C’est sans doute à Monsieur l’Aumônier d’Ormesson que j’ai l’honneur de parler ?

Et sur la réponse affirmative du prêtre :

— Alors, Madame est sans doute Madame la Colonelle Cardignac. Veuillez me faire l’honneur de me présenter à elle.

L’abbé d’Ormesson acquiesça ; puis il présenta Georges, car il fallait faire les choses en règle, les deux officiers allemands ayant été délégués par le général Strelitz, pour saluer la veuve du colonel français et se mettre à sa disposition.

Seulement quelle déception pour Georges ! Quelle différence entre cette situation et celle que Georges avait rêvée — celle du tableau ! — la mère et le fils seuls devant la tombe ouverte !

Mais on était en terre allemande ! il n’y avait qu’à se soumettre, et le jeune officier refoulait le sanglot qui lui montait à la gorge devant ces deux hommes dont il sentait le regard curieux peser sur lui, lorsque le colonel allemand reprit :

— Madame, nous avons dû remplir le pénible devoir de vous imposer notre présence à votre arrivée ; mais un autre devoir, celui-là, de haute délicatesse, nous dicte maintenant notre attitude : veuillez nous permettre de nous retirer.

La veuve du colonel inclina légèrement la tête derrière son épais voile noir et murmura :

— Merci, monsieur.

— Monsieur l’aumônier, dit encore l’officier allemand, vous trouverez devant l’église de Saint-Privat le personnel qui vous est nécessaire ; il a ordre de se conformer à vos indications, et je vous serais reconnaissant de ne lui offrir aucune rémunération.

Puis, saluant de nouveau, tous deux s’éloignèrent, prirent le trot et disparurent dans la direction d’Amanvilliers.

Quoique douloureusement remué, Georges ne put s’empêcher de reconnaître la parfaite correction de cette attitude, et cette correction vous apprend, mes enfants, qu’il existe entre officiers d’armées différentes, quelquefois même d’armées ennemies, des traditions de courtoisie qui, de tout temps, ont été religieusement observées.

Quelques instants après, tous trois entraient dans l’église de Saint-Privat. Nulle trace de la lutte ancienne n’y apparaissait : le temps avait guéri les blessures de la pierre plus aisément qu’il n’avait cicatrisé la douleur des hommes. Prenant sa mère par le bras, Georges la conduisit devant le chœur, à l’endroit où il avait pleuré et prié quinze ans auparavant.

Elle comprit et s’agenouilla près de lui.

— Madame, dit l’abbé d’Ormesson à voix basse au bout de quelques instants,… veuillez nous attendre ici.

— Je veux être présente, supplia-t-elle.

— Je reviendrai vous prendre, le moment venu.

Sur un signe, Georges suivit le prêtre.

— Je n’ai pas voulu qu’il fût enterré dans le cimetière, dit ce dernier, car il eût été exhumé au bout d’un certain nombre d’années et toute recherche fut devenue impossible. Il est à gauche de la route, à la sortie du village, du côté de Montois.

— Et vous êtes sûr de retrouver l’endroit ?

— Comme si c’était hier…

Deux fossoyeurs qui attendaient avec leurs outils, et un fonctionnaire à casquette, portant la cocarde allemande, saluèrent profondément et s’empressèrent de suivre.

Arrivé à la dernière maison, le missionnaire franchit le fossé de la route, compta quatorze pas dans le sens du chemin, puis, perpendiculairement, quatorze autres pas.

— Pour ne pas oublier, quand j’ai choisi cet endroit, dit-il, j’ai pris le nombre des Stations du Chemin de Croix.

Un léger renflement du sol marquait le point où il venait d’aboutir.

— C’est là ? demanda Georges d’une voix blanche.

Le prêtre fit un signe affirmatif.

Nulle croix ne marquait l’endroit ; mais de toute évidence, il y avait là un tumulus.

Georges s’agenouilla et les fossoyeurs se mirent à creuser.

— Mieux vaut n’aller chercher votre mère qu’au dernier moment, dit le missionnaire à voix basse.


Ma plume se refuse à vous retracer les étapes de cette voie douloureuse, mes enfants : qu’il me suffise de vous dire que Mme Cardignac arriva pour franchir la dernière, la plus angoissante, comme elle l’avait voulu.

Mais lorsque l’aumônier lui dit d’une voix grave :

— Voici, madame, la médaille d’or portant le nom de votre fils et qui ne laisse aucun doute sur l’identité de celui qui est là !…

Elle défaillit et Georges la reçut dans ses bras : pâle comme une morte, elle fut transportée dans la voiture.

Quand elle revint à elle, la tête appuyée sur l’épaule de son fils, elle éclata en sanglots.

— Ne pleure plus, mère, murmura le jeune officier : de là-haut, il doit être content… Désormais il va reposer au milieu de nous…

— Oh oui ! c’est ma seule consolation, et elle m’est douce au cœur… Merci à toi, mon enfant, de me l’avoir donnée.

La voiture roulait maintenant sur la route de Sainte-Marie-aux-Chênes, vers Batilly et Conflans ; elle passa près du monument élevé à la garde prussienne, et Georges, tournant une dernière fois la tête vers la colline de Saint-Privat, murmura le vers de Virgile :

Une postérité vengeresse sortira de leurs os !…

Trois mois après ce douloureux pèlerinage, qui s’était terminé au cimetière de Saint-Cyr, où les restes du colonel Cardignac avaient été déposés auprès de ceux du chef de la famille, le mariage de Georges Cardignac avec Lucie Ramblot était célébré à l’église Saint-Louis de Versailles.

Les témoins de Georges étaient : son ancien capitaine de Saint-Cyr, le colonel Manitrez, et son cousin Pierre Bertigny qui avait, pour ce grand jour, repris l’uniforme de cuirassier. Ceux de la jeune fille étaient M. d’Anthonay et Paul Cousturier. Une foule sympathique remplissait l’église, car l’histoire de Georges s’était vite répandue, et il avait si fière mine, avec sa croix et sa médaille militaire, sur son uniforme de marsouin, sa fine moustache, sa physionomie énergique et sa triomphante jeunesse, qu’il semblait personnifier à lui seul toute cette famille de vaillants d’où il sortait.

Quant à Lucie Ramblot, la joie qui l’inondait donnait à son visage un charme inexprimable : on racontait dans la foule que la vaillante enfant avait accompagné son père jusqu’au fond du Soudan, que tous deux avaient failli y périr, celui-ci, prisonnier des noirs, celle-là, terrassée par la fièvre, et chacun convenait qu’il y avait parfois de la justice sur terre, puisque la délicieuse jeune fille, au lieu de trouver la mort dans les solitudes africaines, en avait rapporté le bonheur de toute sa vie.

Aux premiers rangs des assistants, bon nombre d’officiers de la promotion de Georges et du 1er régiment d’infanterie de marine étaient venus s’associer au bonheur de leur camarade ; il ne manquait parmi eux que le capitaine Cassaigne, parti en mission au plus profond du Soudan ; mais Pépin, lui, était là, en grande tenue d’adjudant médaillé, et on se montrait, à côté de lui, un enfant de troupe, portant la vareuse de marsouin, et dont les gros yeux blancs roulaient étonnés, au milieu d’une face du noir le plus intense. C’était Baba qui, pour la circonstance, avait consenti à mettre des godillots et des guêtres.

Quant à Mohiloff, dont la large figure impassible ne reflétait que rarement les émotions intérieures, il avait arboré pour ce jour-là un visage épanoui ; car, non seulement il était heureux du bonheur de son jeune maître ; mais encore il avait vu arriver, le matin même, à Versailles, son ancien ami d’Afrique, le brave et serviable Cuir-de-Russie, qui, libéré depuis deux ans, avait lu dans les journaux la nouvelle du mariage de son lieutenant.

Enfin le colonel Mangin, retraité depuis quelques années, avait tenu à donner, lui aussi, au jeune officier qu’il avait reçu à son arrivée au corps, une éclatante preuve d’estime et était venu tout exprès de Marseille.

Ce fut l’abbé d’Ormesson qui prononça les paroles qui unissent à jamais. Il allait, quelques jours après, repartir pour l’Extrême-Orient, et quand, avec la sobre éloquence qui le caractérisait, il retraça la vie déjà si bien remplie du jeune officier, en la rattachant à cette Famille de soldats qui avait, dans le cours du siècle, versé sans compter son sang pour la Patrie, une grande émotion plana sur la foule. Lorsque, en terminant, il raconta l’odyssée du fils ramenant en terre française les restes du héros de Saint-Privat, plus d’un œil se mouilla.

Mais sa péroraison surtout enflamma tous les cœurs :


« Ô mon pays, s’écria-t-il, toi qui t’inclines avec un égal respect sur la cendre des petits et des grands, pourvu que cette cendre soit héroïque ; toi que tes ennemis ont parfois proclamé léger, mais que nul n’osa jamais proclamer ingrat, sois fier de posséder des enfants comme ceux qui ont porté à travers trois générations le nom de Cardignac et qui n’ont connu qu’un seul culte : le tien. Leur seule ambition a été, depuis cent ans, de mourir pour toi, et ce dernier descendant des Cardignac, aussi heureux pourtant aujourd’hui que peut l’être créature humaine, te donnerait sa vie sans hésiter, demain, si tu la lui demandais. À ceux qui toujours sont prêts au suprême sacrifice, sois reconnaissant, ô mon pays.

« Aime-la, cette armée qui est le plus pur de ton sang et qui se prépare silencieusement aux grands devoirs, car elle est en même temps la plus sûre garantie de ta grandeur et le plus solide rempart de ta liberté parmi les peuples.

« Dépositaire de tes gloires, un jour viendra où elle te fera oublier tes deuils !

« Ô mon pays, aime toujours et honore ton armée ! »


Lorsque le long défilé à la sacristie fut terminé, le cortège se disposa à sortir, et Georges se tournait vers « sa femme » pour lui offrir le bras, lorsqu’il distingua derrière un pilier, un uniforme, un uniforme de simple marsouin.

Celui qui le portait, un grand garçon au teint basané, aux cheveux ras, était entré dans la sacristie pour saluer, comme les autres, les nouveaux mariés ; mais il n’avait pas suivi le défilé, et, manifestement gêné, il n’osait plus ni s’avancer, ni sortir.

Georges le montra d’un geste à Andrit, qui avait servi de garçon d’honneur à son ami.

Le jeune officier de la légion se dirigea vers le soldat, échangea quelques mots avec lui, et, le prenant par la main en souriant, l’amena devant Georges Cardignac.

Et dans ce soldat qui portait encore le bras en bandoulière, car son épaule fracassée se réorganisait bien lentement, Georges Cardignac reconnut Rousseau, le déserteur ! Il fit un pas vers lui, et lui tendant la main :

— Lucie, dit-il, je vous présente un brave soldat,… qui revient de loin !

— Oh, oui !… de bien loin ! mon lieutenant, murmura l’ancien légionnaire d’une voix entrecoupée… Combien… je vous remercie ! Jamais, jamais je ne vous oublierai !


Me croirez-vous, mes enfants, quand je vous dirai qu’au milieu de toutes les joies qui l’inondaient à cette heure, le « merci » de cet humble qu’il avait sauvé de l’abîme, mit dans l’âme de Georges Cardignac un bonheur nouveau et non le moindre.

Ce retour d’un soldat à l’honneur et au devoir, cette résurrection morale, c’était en partie son œuvre à lui ; et quelle satisfaction est supérieure à celle-là ?


Mes enfants, le « petit marsouin » dont je viens de vous raconter la première partie de la vie est loin d’avoir terminé sa carrière. En 1886, année où je le quitte, il va passer capitaine. Il a encore la perspective de nouvelles campagnes aux colonies : il ira à Tombouctou, il se battra au Dahomey, il fera partie de la colonne volante de Madagascar, il suivra les traces de la mission Congo-Nil, enfin il ira guerroyer en Chine ; il a encore trente ans de vie militaire devant lui.

Verra-t-il la grande guerre attendue par ceux qui n’oublient point ? il semble que chaque jour la recule davantage.

Verra-t-il la lutte avec l’Angleterre, l’ennemie séculaire de notre pays ? C’est plus que probable.

Quoi qu’il en soit, je termine ici l’histoire de cette Famille de Soldats, que vous avez suivie depuis trois ans avec une attention qui m’a beaucoup touché. Peut-être vous ai-je quelquefois parlé de choses un peu sérieuses pour votre âge, un peu tristes pour votre gaieté. Il le fallait, mes enfants ; la vie militaire est faite de contrastes : les situations tragiques y côtoient les manifestations joyeuses, et les dévouements sublimes y font suite aux banalités de la vie quotidienne. Mais j’ai voulu vous montrer que la carrière des armes était noble entre toutes, et mon but sera rempli, comme je le disais à mon petit Georges au début de « Jean Tapin », si, en fermant ce dernier livre à la dernière page, vous ne pouvez plus voir un Régiment sans rêver et son Drapeau sans tressaillir !


LE DRAPEAU DES CHASSEURS À PIED
au 1er bataillon.
(Grandes manœuvres de 1899.)

  1. Voir Filleuls de Napoléon.
  2. Nom de la promotion 1875-77. — Chaque année, en décembre, un banquet réunit, au Cercle militaire, ceux de ses membres qui peuvent rallier Paris.