Delagrave (p. 23-67).


CHAPITRE II

impressions de guerre d’un soldat de seize ans.


Oui, mes enfants ! c’était bien Georges Cardignac en personne ; c’était bien le fils du colonel tué à Saint-Privat ; c’était bien le petit-fils de Jean Tapin, que Paul Cousturier soutenait dans ses bras, le soir du 30 octobre 1870. au coin de la rue Saumaise ; et si j’ai ajouté que Georges était « l’ami » de Paul, c’est tout simplement parce que c’est la vérité.

Vous n’avez pas oublié, mes enfants, que Pierre Bertigny avait été élevé au Prytanée militaire de la Flèche, et je vois — rien qu’au sourire qui vient effleurer vos lèvres — que vous vous souvenez des méfaits qu’il y commit. Je suis même persuadé que l’aventure de la cane, enfermée dans la bibliothèque, est toujours présente à votre mémoire, et que, par conséquent, vous vous rappelez fort bien qu’un bon camarade de Pierre Bertigny, l’élève Cousturier, reçut ce jour-là, de la part du dit Pierre, un œuf de la pauvre cane en plein dans le dos, ce qui, du reste, dessina sur le bleu de sa veste un magnifique soleil d’or que lui eût envié, au temps de Louis XIII, un mousquetaire du Roy.

Eh bien, mes enfants, ce Cousturier d’alors n’est autre que le père du mauvais garnement si redouté de la pauvre Jeannette ! Seulement, pendant que Pierre Bertigny s’engageait dans les cuirassiers, le futur père de Paul avait poursuivi ses études, puis était entré à l’École de Médecine militaire de Strasbourg. Il s’était donc retrouvé, par la suite, en contact direct avec son ancien camarade « Brution » dans les différents régiments où passa Bertigny.

Une bonne et franche amitié, accrue par la fraternité « Brutionne », avait continué entre l’officier et le médecin militaire qui s’était, par cela même, trouvé en rapports constants avec la famille Cardignac.

Tous les ans, au cours des vacances, Pierre Bertigny venait chasser chez son ami le docteur, dans une propriété que ce dernier possédait en Touraine, près de la jolie ville de Chinon ; il amenait avec lui Georges Cardignac qui s’était ainsi lié très intimement avec Paul, son cadet d’environ deux ans, puisque Georges était né en février 1854 et Paul en novembre 1855.

C’est même la fréquentation et l’exemple de Georges qui avaient incité Paul à acquérir, dans tous les exercices du corps, une maîtrise que son ami possédait, vous le savez, à un degré exceptionnel, et qui provoquait chez le cadet une admiration sans bornes pour son aîné.

D’autre part, Pierre Bertigny, qui était originaire de la Côte-d’Or[1], avait tenu à renouer, avec son pays d’origine, d’anciennes relations, rompues par les tragiques événements de sa petite enfance. Il avait ainsi retrouvé la famille Ramblot que son père avait autrefois connue ; il avait même fait mieux : après son mariage avec Margarita, il avait acheté, en vue d’y résider plus tard, une fois l’âge de la retraite arrivé, une propriété composée d’une villa confortable et d’une ferme, qui avait nom Champ-Moron, et se trouvait située près du village de Plombières, à quelques kilomètres de Dijon.

Telle était la situation générale de nos anciennes connaissances au moment de la déclaration de la guerre de 1870.

À ce moment-là, la mère de Georges, Mme  Valentine Cardignac, était restée au Havre avec le jeune Mohiloff, et Margarita était venue la rejoindre. C’est là que le désespoir les avait saisies à la nouvelle de la mort du colonel Cardignac.

C’était une lettre — écrite en hâte par Georges, qui leur avait annoncé cette fin glorieuse… mais cette lettre était aussi la dernière que la malheureuse mère eut reçue de son fils ! car, à la suite des événements militaires qui avaient suivi Saint-Privat, les courriers avaient été interceptés.

Il est vrai que — comme je vous l’ai dit déjà — Georges, sorti sain et sauf de la fournaise de Bazeilles, avait retrouvé Pierre Bertigny sous les murs de Sedan, et tous deux avaient tenté de franchir les lignes prussiennes. Mais pendant le cours de cette évasion difficile, ils étaient tombés sur une forte patrouille de cavalerie allemande. Obligés de se jeter sous bois, la poursuite ardente dont ils avaient été l’objet les avait séparés.

Pierre Bertigny avait néanmoins réussi à gagner la Belgique ; puis il était rentré seul en France, et avait touché au Havre avant d’aller se mettre à la disposition du gouvernement de la Défense nationale.

Mais, hélas ! en ce qui concernait Georges, il ne pouvait apporter à la malheureuse Mme Cardignac que le doute, le doute obsédant… plus douloureux encore qu’une certitude… si cruelle fût-elle !

Qu’était-il devenu, le pauvre enfant ?

Prisonnier ? Qui sait ? Tué peut-être ?… ou fusillé, comme tant d’autres le furent en cette période terrible ?…

Il y avait là, vous le voyez mes enfants, de quoi jeter la pauvre femme dans le plus amer désespoir.

Aussi, avant de repartir pour l’armée, Pierre avait insisté auprès de Mme Cardignac pour lui faire quitter le Havre, afin de la soustraire aux souvenirs lancinants que ravivait en elle le contact de toute sa maison, encore imprégnée du souvenir des deux disparus !

Elle avait fini par céder, et, accompagnée de Margarita et du jeune Mohiloff, la mère désolée était venue se réfugier justement à Champ-Moron, dans la jolie petite villa enfouie dans un ravin boisé ; et là, depuis deux mois, elle se consumait dans sa douleur.

Quant à notre nouveau camarade et ami Paul, s’il était à Dijon, c’est que son père, retraité peu avant la guerre, avait, lui aussi, repris du service à l’appel de la France en danger ; et que, ne voulant pas laisser ce grand garçon indocile, au tempérament ardent, sans une direction ferme, le médecin major l’avait confié aux soins de son frère, professeur au lycée de Dijon.

Le gamin avait donc quitté sa mère, qui était restée seule à Chinon, pendant que son mari prenait part, en qualité de médecin-major, aux opérations de l’armée de la Loire.

Vous voyez donc, mes enfants, que les liens d’amitié qui unissaient Paul à Georges Cardignac étaient des plus étroits.

— Oh !… c’est Georges !

Ce cri, échappé au lycéen en reconnaissant son camarade, avait jailli de ses lèvres avec une intonation bien caractéristique de stupeur, d’angoisse et de joie.

Stupeur… de retrouver si brusquement, de façon aussi inattendue, le disparu dont on redoutait la perte définitive.

Angoisse… de le tenir, blessé, entre ses bras.

Joie, enfin, de le savoir vivant et de penser au bonheur de tous en apprenant cette heureuse nouvelle.

Ce fut même cette dernière impression qui prima les autres ; car, dans un élan, Paul s’écria :

— Oh !… comme ta mère va être heureuse ! et tout le monde aussi !

Et comme cette journée d’émotion l’avait déjà trempé, l’avait rendu plus maître de lui, Paul songea de suite au côté pratique que comportait la situation.

Sans s’attarder à des questions oiseuses en pareil moment :

Où es-tu touché, mon grand Georges ? demanda-t-il.

— Au pied, je crois. Probablement au talon, car j’y ressens maintenant une assez vive douleur.

Paul, accotant doucement son ami contre la muraille, se baissa pour examiner.

— Oui !… c’est vrai !. dit-il, en plein dans ton pauvre talon !… La balle a troué ta chaussure et tu saignes !… Oh ! les brigands !

Il se redressa, l’œil plein de colère, puis avec décision :

— Attends-moi un instant ! dit-il,… et il s’élança dans la rue.

Peu après, il ramenait lui-même une petite charrette à bras pleine de paille, qu’il avait dénichée dans une cour, et dont il avait obtenu l’autorisation de se servir.

Il aida Georges, déjà saisi par un commencement de fièvre, à s’y asseoir, y déposa également les deux chassepots, puis s’attelant aux brancards, il partit à travers la ville, dans la direction de la rue Charrue, sans prendre même attention aux exclamations apitoyées des femmes qui, maintenant que le feu avait presque tout à fait cessé, sortaient timidement sur le pas des portes, et se lamentaient en voyant passer ce singulier convoi, composé d’un enfant qui traînait un autre enfant blessé.

Ce fut pour Paul un chemin rude et triste, au milieu des rues non éclairées, animées pourtant du mouvement grouillant des soldats qui, sur


Ce fut un chemin rude et triste.

l’ordre donné, se repliaient en hâte vers la route de Beaune. Et là-bas,

tout là-bas, du même côté, la sonnerie triste, bien plus triste encore de : « En retraite ! » montait par instant dans la nuit, et passait sur la ville comme un sanglot douloureux !

Quand Paul, traînant toujours la petite charrette, s’arrêta devant les magasins fermés de M. Ramblot, il était en nage !

Déposant doucement les brancards à terre, il vint sonner à la porte d’entrée, qui de suite s’ouvrit ; et, dans la pénombre du vestibule, deux formes vagues se précipitèrent au-devant du gamin.

C’étaient l’oncle Henri, grand et mince, et M. Ramblot, bon colosse, taillé en Hercule Farnèse.

— Ah ! s’écria le professeur. Enfin !… Dieu soit loué !… C’est lui ! Il n’est pas tué !

Mais, en même temps, le désespoir et l’angoisse qui lui avaient étreint le cœur pendant toute la journée, disparurent instantanément pour faire place à une bien légitime colère ; alors, malgré lui, et peut-être même sans qu’il se rendit compte de cet acte tout impulsif, l’oncle Henri, allongeant le bras, lança à maître Paul une vigoureuse taloche.

Mais, leste comme un chat, le lycéen l’esquiva.

— Mon oncle ! cria-t-il à pleins poumons. Je ramène Georges. Georges Cardignac. Il est blessé !

Cette phrase tomba sur les deux hommes comme une douche glacée ; ils restèrent une bonne minute ahuris, stupéfaits ; puis se ressaisissant, ils s’élancèrent, et cinq minutes plus tard le pauvre Georges, transporté au premier étage dans les robustes bras de M. Ramblot, était déposé sur un bon lit.

Toute la famille était accourue, en proie à une intense émotion ; les petites Henriette et Lucie sanglotaient, et déjà les exclamations, les questions se pressaient sur toutes les lèvres, quand le professeur intervint.

— Ce n’est pas le moment de questionner, dit-il, mes bons amis ; retirez-vous… Envoyez chercher le docteur. Vous voyez que ce pauvre enfant est secoué de frissons… la fièvre l’envahit. Allez !… Vous reviendrez plus tard.

Georges grelottait en effet, comme s’il eût été saisi d’un froid mortel ; son regard semblait comme terni, sans pourtant qu’il eût perdu connaissance mais il répondait sourdement, faiblement aux questions de l’oncle et de M. Ramblot.

Il les remerciait comme s’il eût parlé en rêve.

Le professeur coupa le brodequin et la chaussette du blessé ; il constata que la balle ne semblait pas avoir pénétré trop profondément, bien qu’elle provoquât un fort épanchement de sang, et l’oncle Henri, aidé par M. Ramblot, s’occupait d’arrêter l’hémorragie lorsque le docteur arriva.

L’examen du médecin fut rapide et rassurant.

— Rien de grave, dit-il ; l’os n’est pas atteint : le cuir de la chaussure a dû amortir fortement le coup. Heureusement, car sans ça c’était une mauvaise affaire !… Mais nous n’avons là qu’une plaie, un peu pénétrante, c’est vrai, mais très nette et d’une cicatrisation facile et rapide. Un mois de soins, et cet enfant sera sur pied !

— Ah ! tant mieux ! soupira Georges. Je pourrai donc repartir !!… Merci !… merci, docteur !

Du calme, mon enfant, répondit ce dernier, qui, enlevant sa redingote, déclara :

— Nous allons enlever cette vilaine balle.

Georges eut un léger frisson.

— Voulez-vous que je vous endorme, mon enfant ? j’enverrai chercher du chloroforme.

Non !… Non !… Allez-y ! répondit bravement Georges, qui se concentra dans un effort énergique.

Mais malgré sa fermeté, la douleur lui arracha une plainte, et la fièvre montant avec violence, il s’évanouit.

Là !… c’est fait ! dit au bout d’un instant le docteur. La voilà, la maudite balle !

Il la déposa sur la table en ajoutant :

Cela lui constituera un souvenir original pour plus tard ! Jolie breloque pour une chaîne de montre !

Puis considérant le blessé :

— Eh ! mais ?… s’écrie-t-il, quoi donc ?… On s’est trouvé mal !… Plus personne ? Dépêchons-nous de rouvrir les yeux !

Quelques frictions énergiques, des inhalations d’éther ramenèrent le petit franc-tireur des Vosges à la perception des choses extérieures ; mais il resta malgré tout dans un état d’engourdissement fiévreux et s’endormit lourdement pendant qu’on terminait le pansement.

Le médecin écrivit alors son ordonnance et, formulant ses prescriptions, il prenait congé de l’oncle Henri et de M. Ramblot, quand un ronflement sonore, venant de la porte voisine, leur fit tourner la tête.


Une colère le saisit en voyant arriver le Ier Badois.

Dans le salon, Paul, étendu sur un divan, dormait comme un bienheureux.

Il avait à côté de lui son chassepot et celui de son camarade, qu’il était descendu chercher dans la charrette ; puis, brisé, anéanti par tant d’émotions aussi neuves que violentes, l’enfant avait senti ses nerfs se détendre. Envahi d’une lassitude et d’une torpeur contre lesquelles il se sentait impuissant à lutter, Paul s’était laissé tomber sur le divan, et le sommeil l’avait pris.

L’oncle Henri le contempla un instant d’un regard attendri ; puis sans dire un mot, il le déchaussa et le déshabilla doucement, comme eût fait une maman bien douce pour un petit, tout petit enfant.

Paul ne s’éveilla point,… il dormait si bien ! Il ne sentit même pas M. Ramblot l’emporter dans un bon lit, et le brave petit homme fut tout étonné, le lendemain matin, de ne pas se retrouver chez son oncle dans son petit lit de fer.


Inutile de vous dire qu’il ne fut plus question pour lui de semonce ni de punition pour son escapade de la veille. L’oncle ne se sentait plus le courage de gronder cette jeune et exubérante bravoure, et du reste il semblait que cette journée du 30 octobre eût provoqué chez le gamin emballé une métamorphose complète. Il était, sans s’en douter, devenu presque un homme, au milieu de tant d’impressions où la mort jetait sa note grave.

Ce fut lui qui, ce matin du 31 octobre, conduisit les recherches jusqu’à l’endroit où M. Cave, son professeur, était tombé, et c’est en revenant de son pieux pèlerinage qu’il éprouva la colère la plus intense de sa vie, en voyant le 1er  régiment badois entrer, musique en tête, dans la ville de Dijon.

Le son sec et sourd des tambours plats des Prussiens, la note aigre et sifflante de leurs fifres, lui résonna jusque dans les moelles ; et, quittant brusquement son oncle, l’enfant s’enfuit en courant et regagna la rue Charrue, pendant que deux grosses larmes roulaient en silence sur ses joues, envahies d’une pâleur extrême.

Car une véritable fureur le contractait à la pensée qu’il était presque forcé d’admirer la belle ordonnance des troupes prussiennes !

C’étaient de lourds soldats, c’est vrai ; sur leurs gros et fades visages n’étincelait point cette vivacité d’intelligence qu’on peut lire sur la physionomie de nos troupiers ; mais, rien qu’à les voir passer d’un pas raide, automatique, qui faisait résonner le sol sous un seul et même choc des talons ferrés, rien qu’à voir tous ces gros bras se balancer du même mouvement rythmique de balancier d’horloge, rien qu’à considérer ces paquetages uniformes où pas un boucleteau ne dépassait, on sentait qu’il y avait là une force ! Force de brute,… soit ! Mais il n’y avait pas à dire ! Si ce n’était là qu’une machine, c’était en tous cas une machine formidablement montée, docile, coordonnée… et, disons-le,… merveilleuse d’organisation, aux mains des chefs qui la mettaient en mouvement et la dirigeaient.

Et cette constatation faisait pleurer l’enfant !…

Quand il arriva chez M. Ramblot, il trouva Georges entouré de toute la famille ; et au chevet du blessé, sa mère, sa pauvre mère, pleurant de joie ainsi que Margarita et aussi Mohiloff, qu’on était allé chercher en hâte au Champ-Moron. Oh ! qu’elles étaient douces, mes enfants, les larmes de la pauvre maman !

Enfin !… elle le savait donc vivant, son Georges !… Il était blessé… soit ! mais il vivait !… Et le docteur avait été, ce matin-là, plus rassurant encore que la veille ! Je dois même vous dire à l’oreille que la secrète pensée de Mme Cardignac était une pensée de joie. Oui ! elle éprouvait une joie immense à se dire : « Blessé ! Mon Georges est blessé !… Pas dangereusement,… mais quand même, cela l’immobilise ! me le garde contre sa bravoure elle-même !… Oh ! que je suis heureuse !… La guerre, la maudite guerre se terminera sans qu’il puisse repartir ! »

Elle se trompait, mes enfants, comme vous le verrez par la suite ; mais, pour le moment, c’était bien là l’intime pensée de Mme Cardignac, et je suis persuadé qu’il y a bien peu de mamans au monde qui n’eussent pensé comme elle.

Du reste, Georges allait mieux ! Cela sautait aux yeux. S’il avait un peu la fièvre, cela ne l’empêchait pas de causer et de raconter comment et pourquoi il se trouvait à Dijon.

Je ne vous étonnerai point si je vous dis que Paul buvait ses paroles et s’exaltait au récit des péripéties dramatiques qu’avait traversées son jeune camarade.

Et même, à dater de ce jour, Paul ne se livra plus avec autant d’ardeur à son humeur vagabonde.

Il circulait bien quand même dans Dijon : histoire de voir par le menu tous les détails de l’occupation prussienne ; mais je dois dire qu’il passait la plus grande partie de ses journées à causer avec Georges, et qu’il lui faisait dire et redire ses aventures depuis Saint-Privat.

Cette attitude de son neveu provoqua même chez l’oncle Henri une excellente inspiration.

— Mon enfant ! lui dit-il, puisque tu prends — et je conçois qu’il en soit ainsi — tant d’intérêt aux récits de ton ami Georges, tu devrais au moins en tirer pour toi-même un profit personnel.

— Comment cela, mon oncle ?

— Oui ! Tu as d’excellentes dispositions en narration française.

— Ah ! fit Paul étonné.

— Sans doute ! Eh bien, puisque je ne peux pas obtenir de toi un travail suivi au point de vue de tes études en général, et des mathématiques en particulier, fais-moi un plaisir.

— … Je veux bien, riposta Paul vaguement inquiet.

— Oh ! je ne te demande pas l’impossible. Chaque jour, note-moi, par écrit, ce que Georges t’aura raconté. Tu vois que je ne suis pas exigeant.

— Oh ! quelle bonne idée ! s’exclama Georges Cardignac. Oh ! que vous avez une bonne idée, monsieur Henri ! Mon frère, mon oncle, mon grand-père lui-même m’ont laissé des souvenirs écrits de leurs campagnes. — Je vais les imiter !… Oh ! quelle bonne idée ! Cela me fera patienter en attendant le jour béni où je serai sur pied, prêt à reprendre mon chassepot ! À nous deux, mon Paul ! Tu vas me servir de secrétaire !

Paul s’était déridé.

— Ça ! dit-il nettement,… ça me va !

— C’est encore heureux ! conclut en riant l’oncle Henri.

Séance tenante, une table fut roulée près du lit du blessé, et ce fut sans fatigue, croyez-le, que pendant de longues journées, Paul prit des notes, qu’il remettait au net et rectifiait ensuite avec son ami Georges. Je l’ai là sur ma table, ce manuscrit que le petit franc-tireur d’alors, aujourd’hui brillant officier, a bien voulu me confier, et je veux le recopier pour vous mes enfants.

Comme titre il porte :

Mes Impressions de guerre (août-octobre 1870),

et à la suite vient cette dédicace :

« À la mémoire de mon père et de mon oncle, glorieusement tombés à l’ennemi ; en souvenir aussi de la gloire de mon grand-père, et enfin à ma mère chérie.

« Georges cardignac. »


Voici ces pages :


Chère maman,

Je ne reviendrai pas ici sur mon départ ni sur les journées qui l’ont suivi. Je ne veux pas revenir non plus sur le deuil cruel qui nous a frappés, et qui pourtant s’atténue pour moi par le souvenir glorieux qui en émane ; car le soldat qu’était mon père est tombé comme il convient à un soldat… comme je voudrais tomber moi-même un jour ! Il n’est pas de mort plus sublime !

Mais aujourd’hui, c’est de moi que je dois te parler. Écoute-moi donc, mère chérie, et dis-toi bien que si, pendant le temps qu’a duré ma disparition, tu as bien souffert, au moins j’ai fait mon devoir comme je l’avais juré à père ; et de plus, tu dois bien penser que, dans toutes les circonstances que la guerre me réservait, toujours… toujours j’ai pensé à toi.

Comme la dernière de mes lettres qui t’est parvenue te l’a appris, j’avais confié à M. l’abbé d’Ormesson le soin d’ensevelir mon père, et alors, je lui ai fait mes adieux ainsi qu’à Mahurec, car j’avais mon serment à tenir.

Que faire ?… Deux partis se présentaient à moi : rentrer à Metz et m’engager dans l’armée du Maréchal qui est devenu, hélas ! le traître que tu sais, ou bien rejoindre l’armée qui se concentrait à Châlons, sous les ordres du Maréchal de Mac-Mahon.

Je pris ce dernier parti.

Rentrer dans Metz me répugnait. Il me semblait déjà prévoir ce qui est arrivé depuis. Et comme mon inspiration a été heureuse ! car où serais-je à l’heure actuelle !… Prisonnier là-bas, dans les chiourmes d’Allemagne, tandis qu’au moins je suis encore et toujours combattant. Du reste, en cherchant à rejoindre Châlons, je comptais bien y retrouver mon « cousin Pierre »[2], qui lui, m’aurait immédiatement pris avec lui dans son escadron.

Ce n’était pas facile et pour cause ; car non seulement il me fallait franchir la ligne d’investissement qui déjà s’allongeait ; mais encore trouver moyen de me dégager des armées du Prince Royal de Saxe et du Prince Royal de Prusse, qui (je m’en suis aperçu par la suite), se dirigeaient elles-mêmes vers Châlons.

Je me suis très vite rendu compte des nombreuses difficultés de la tâche que je m’étais donnée, en constatant le soin extrême, je dirai même méticuleux, que déploient les Prussiens dans leur service de sûreté, soit au repos, soit en marche ; j’ai eu toutes les peines du monde à gagner Verdun.


Pendant de longues heures, Paul prit des notes.

Mes vêtements civils, mon jeune âge, ont sans doute contribué beaucoup à me permettre de circuler : mais néanmoins, lorsque je me heurtais soit à un poste, soit à une patrouille, j’étais l’objet d’investigations, de soupçons, et finalement je me voyais contraint de déployer des ruses de Peau-Rouge pour passer. Encore est-il qu’il m’est arrivé parfois de faire des circuits de cinq heures pour gagner une lieue sur ma route.

Mais bast ! j’avais la foi qui soutient, de la vigueur et de l’argent ! Et puis aussi ma connaissance de la langue allemande !

Ah ! ce que cela m’a servi, chère maman, tu ne peux t’en douter !

Non pas que j’aie articulé en cette langue une seule phrase. Que non pas ! Je m’en gardais bien au contraire ; mais, grâce à cela, j’apprenais toujours quelque renseignement utile en écoutant les conversations des officiers, dans les auberges où je m’arrêtais pour manger.

Car je n’ai pas besoin de te dire que c’est à pied que je faisais mes étapes ; les chemins de fer ne circulaient plus.

J’aurais pu, évidemment, louer çà et là des voitures ; je ne l’ai pas fait pour ne pas éveiller les soupçons. Je marchais comme si j’eusse été un habitant du pays, circulant pour ses affaires.

Je suis ainsi arrivé, sans ennui sérieux, jusqu’au village de Clermont-en-Argonne.

C’était le 25 août. Je me trouvais en plein au milieu du mouvement de l’armée du Prince de Saxe, que les Prussiens dénommaient IVe armée, et un peu en retard, par suite des crochets que j’avais dû faire afin d’éviter les routes encombrées de troupes et de convois.

Quand, ce 25 août, j’entrai dans Clermont-en-Argonne, le bourg était rempli d’équipages bizarres, que j’avais déjà pu remarquer sur ma route.

C’étaient des chariots allemands, mal ficelés, recouverts de bâches, et traînés par des chevaux maigres et mal entretenus.

Ce n’étaient point là les équipages de l’armée régulière.

Ils avaient pour propriétaires d’ignobles traînards de guerre, vêtus de loques sordides, aux figures d’oiseaux de proie ; la plupart — je m’en suis rendu compte — étaient des juifs d’Allemagne ; et tout ce monde interlope suivait la guerre, comme les corbeaux la suivent par appât du carnage.

Ces hommes étaient bien en effet des corbeaux : ils pillaient, détroussaient et achetaient aussi à vil prix aux soldats prussiens les objets que ceux-ci trouvaient dans les châteaux, dans les villas, dans les fermes ou les chaumières abandonnées.

Ces hommes étaient les véritables recéleurs d’une armée où le pillage se pratiquait couramment, avec — tout au moins la tolérance, sinon plus — des officiers.

Je t’assure, ma chère maman, que cela m’a donné un haut-le-cœur !

Dans l’auberge des « Trois Marchands » où j’entrai pour me faire servir à manger, il y avait une foule grouillante de ces misérables ; et aussi de nombreux soldats du train, portant les uns la calotte plate, les autres le shako bas à couvre-nuque.

Près du coin de table où je m’assis, un unter-offizier causait justement avec un de ces mercantis, et entre eux le débat était assez vif.


Le débat était assez vif.

Il s’agissait, pour le sous-officier, de vendre à l’autre un superbe chronomètre en or avec une forte chaîne gourmette, en or aussi. Où l’avait-il trouvée ? Qui sait ?… Peut-être bien sur un officier tué. Finalement, le marché se conclut : le mercanti déboursa quinze thalers (environ cinquante francs de notre monnaie) et empocha la montre qui valait au bas mot cinq cents francs !… puis le sous-officier sortit.

Mais à ce moment, les uhlans s’arrêtèrent devant la porte ; leurs trois officiers mirent pied à terre ; ils entrèrent dans la salle ; un silence absolu se fit parmi la tourbe des buveurs, et une scène bizarre et rapide se déroula. Je te la cite ici, chère maman, car elle est typique !

Le plus élevé en grade des uhlans — un capitaine à longue barbe lanca (en allemand bien entendu, mais je traduis) cette phrase d’une voix rude :

— Allons ! Dehors ! vermines ! Et lestement !

Et sans un mot, sans une révolte, rampant presque, devant l’ordre insultant, toute cette racaille sortit, timide et cauteleuse.

Le dernier, un vieux à face en lame de couteau, reçut même sans sourciller un coup de botte aux reins, que le capitaine lui décrocha en s’esclaffant.

Je restai seul, avec les Prussiens.

— Qu’est-ce que vous faites ici, vous ? me demanda en excellent français le capitaine.

Je répondis très calme, quoique un peu nerveux :

— Je suis du pays.

— Ah !…

Il y eut un court silence ; il me considéra d’un œil soupçonneux, puis à brûle-pourpoint :

Verstchen Sie deutsch ? articula-t-il.

Tu penses, chère maman, que je m’attendais à cette tentative de surprise.

Pas assez malin ! pensais-je, et, prenant un air étonné, je dis tranquillement.

— Je ne comprends pas l’allemand.

Mon uhlan n’insista pas, il me tourna le dos, et s’asseyant avec ses lieutenants, il commanda à déjeuner.

Dehors ses hommes mangeaient sur le pouce. Je les apercevais à la fenêtre ; le bras passé dans les rênes, ils s’emplissaient la bouche de larges bouchées de pain, leurs lances aux flammes blanc et noir restaient à l’étrier, accrochées au troussequin de la selle par la courroie, et, le nez dans mon assiette, j’écoutai les trois officiers qui causaient.

— Alors, mon capitaine, on ne sait pas encore où est l’armée française de Châlons ? demanda le plus jeune.

— Pas exactement ; le 24, nos patrouilleurs, arrivant au camp, ont trouvé place nette. Depuis, pas de nouvelles !

— Ils se sont repliés sans doute sur Paris.

— Non pas ! il paraît — mais le quartier général n’en est pas sûr — qu’ils ont obliqué vers le nord. Je vous avoue que cela m’étonne…

— Pour nous tourner alors, et porter secours à Metz !

— Est-ce qu’on sait ? Ce mouvement est tout à fait illogique ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que notre cavalerie, dans son service d’exploration, a saisi à la poste un journal qui annonçait cette marche comme probable[3] ; et c’est évidemment pour cela qu’on nous fait changer de front et piquer franchement vers le nord.

— Sont-ils bêtes ! s’écria en riant le sous-lieutenant, de tolérer ainsi que leurs journalistes causent de la sorte à tort et à travers. Vantardise !… Vanité !… Ils vont voir où ça va les mener.

— C’est juste ! déclara le capitaine. En guerre, voyez-vous, lieutenant Von Hornskopf, il y a un principe capital à observer : c’est le silence ! Seul, le commandement doit renseigner, quand et comme il lui convient, l’opinion publique. Ah ! ce n’est pas notre vieux Feld-Maréchal de Moltke qui permettrait pareille chose… À sa santé et à la nôtre ! messieurs ! Et à la continuation de nos succès !

— Oh ! quant à cela, mon capitaine, nous pouvons être tranquilles… Nous boirons du champagne à Paris !… Vive la vieille Allemagne ! et par terre la France !

Crois-tu, ma bonne et chère maman, qu’il me fallait de la volonté,… du courage,… oui, du courage ! pour ne pas broncher !

Mais je me rappelais l’exemple de mon grand-père !

Je le voyais, tout enfant, petit Jean Tapin de la neuvième, déguisé en petit paysan, déroutant par son sang-froid la patrouille des hussards prussiens[4], lorsqu’il fut, après la Croix-au-Bois, chargé d’une mission pour Dumouriez ; et je me disais : « Fais comme lui, sois calme !… »

Ah ! ce n’est pas toujours commode ! et dans des circonstances pareilles on dépense peut-être plus d’énergie que dans la lutte directe, en plein feu !…

Bref, mes uhlans partis, l’auberge fut de nouveau envahie par les mercantis, et soldant ma dépense, je m’en allai. J’étais, tu le comprends, très perplexe.

Cette conversation que je venais de surprendre, déroutait mes idées et changeait mon plan.

Une fois sur la route, j’entrai dans un petit bois, et, sûr d’être seul, je dépliai ma carte ; alors je cherchai à me rendre compte du motif de cette pointe du Maréchal de Mac-Mahon vers le nord.


Infanterie bavaroise en 1870.

Une seule hypothèse plausible se dégagea de mes réflexions.

Sans doute, pensai-je, il y a entente entre les deux Maréchaux. Si Mac-Mahon prend cette direction, c’est que Bazaine s’est dégagé de Metz, et tous deux vont se ressouder et tomber sur le flanc droit arrière des Prussiens.

Mais, si peu tacticien que je sois encore, j’ai souvent entendu causer mon père et mon oncle ; par cela même, je me rends compte, mieux sans doute qu’un autre enfant de mon âge, de ce qu’est une opération de guerre : aussi l’examen de la carte me démontra de suite les immenses dangers d’un pareil plan.

En effet, pour peu que les Prussiens eussent vent de la chose, ils n’avaient qu’à faire un à-droite rapide, pour s’appuyer à l’Argonne et à la Meuse, et se trouver ainsi face à nos armées qui, placées dans une sorte de boyau, avec la frontière belge à dos, se trouveraient dans une situation extrêmement périlleuse, très « en l’air », et ne posséderaient plus qu’une seule voie de retraite sur le nord, en cas de défaite.

Alors je résolus de continuer mon mouvement personnel vers Châlons.

............................

Je ne l’ai pas pu ! Le mouvement des deux armées prussiennes se dessinait déjà, et j’avais à les traverser dans toute leur largeur ; c’était impossible !

Navré, j’ai dû me laisser emporter par leur mouvement, tout en cherchant à me tenir le plus près possible de leur front.

Comme cela, me disais-je, dès que le contact s’établira, je tenterai, à tout risque, de passer, même sous le feu ! Advienne que pourra… et à la grâce de Dieu !

Le lendemain 27 août, (j’avais fait dans ma journée plus de 40 kilomètres !) je me suis trouvé à Dun, sur la Meuse, en plein corps Saxon ; et là j’ai définitivement appris que le Maréchal de Mac-Mahon accentuait bien en effet le mouvement indiqué, la veille, par les officiers de uhlans à l’auberge de Clermont-en-Argonne, et que les cavaliers prussiens avaient même rejoint nos troupes — sans du reste s’engager avec elles — au village de Nouart.

Ce qu’ils étaient joyeux ! je ne saurais te l’exprimer, ma chère mère ! Et cette joie me faisait mal. Ils buvaient, emplissaient les cafés de la fumée de leurs grosses pipes, braillant leurs propos de victoire ; injuriant, raillant nos soldats et nos officiers ; déclarant que nous n’étions pas capables de faire la guerre, que nous ne savions même pas installer nos services de sûreté ! Oh ! que de colères j’ai amassées contre eux dans ces mortels jours d’étape, où j’étais forcé de les suivre ! Et que de critiques justes dans tout ce qu’ils disaient ! car c’était vrai, nous ne savions par nous garder : notre cavalerie, héroïque pour se sacrifier, ne savait pas reconnaître ; les gardes mobiles formaient une tourbe indisciplinée, les chefs n’étaient plus écoutés, les ordres étaient méconnus ! Mais justement entendre nos ennemis constater tout cela, subir leur joie insultante, était une véritable torture pour moi !

Ce même jour, 27 août, je suis reparti dans la direction de Stenay, mais sans pouvoir franchir leurs cordons de cavalerie. Alors j’ai pris pour objectif Nouart, puisque je savais que nos troupes étaient tout près ; mais par là, mêmes difficultés.

Enfin, deux jours plus tard, le 30, vers midi, un engagement se dessinait vers Beaumont, et, forcé de rester en arrière, j’ai, en frémissant, entendu de loin le canon et la fusillade qui s’étendait jusque vers Mouzon. Malheureusement. le soir j’entendais avec désespoir dire par les Allemands que nous nous étions retirés en grand désordre sur la rive droite de la Meuse : et pourtant, ils reconnaissaient entre eux avoir perdu 3,500 hommes !


Uhlan en reconnaissance.

Mais, hélas, le fait était exact ; nous avions dû reculer, et la marche en avant des Prussiens continua dès le lendemain.

Ce jour-là, 31, j’ai vu, de trop loin, hélas ! pour pouvoir les rejoindre, des braves gens de chez nous se faire jour à travers l’ennemi et regagner Mouzon.

C’étaient des hommes du 88e qui, coupés de nos troupes, avaient passé la nuit dans une ferme ; ils étaient deux cents, paraît-il, mais la plupart ont été tués ou pris.

Alors, tâtonnant sur la route à suivre, je me rejetai sur la gauche, vers Donchery, pendant qu’au loin, dans la direction de Bazeilles, le bruit d’un engagement arrivait jusqu’à moi.

À six heures du soir, je dus m’arrêter. J’étais, tu le comprendras, ma chère maman, littéralement exténué ; et je m’assis sur une hauteur, près d’une maisonnette campagnarde, un peu en dehors de la route qui va de Sedan à Donchery.

À ce moment, les troupes allemandes affluaient. Devant moi, sur tous les chemins, et même à travers champs, le Corps bavarois, coiffé du casque à chenille, se massait, s’épaississait d’heure en heure ; les canons roulaient et une frayeur m’envahissait en regardant au loin, au fond de la vallée, la silhouette de Sedan qui semblait bas, très bas par rapport à moi. Je me demandais avec terreur si mes camarades de l’armée française allaient venir s’engloutir au fond de cet entonnoir qui me semblait à ce moment-là presque sinistre ! La nuit tomba sur ma rêverie désolée, et, la fatigue aidant, je m’engourdis ; une torpeur somnolente me saisit qui dégénéra en désir ardent de repos et de sommeil. Je me laissai bercer au bruit vague de la marche des régiments allemands, marche que l’obscurité n’arrêtait point.

Les rumeurs du combat s’étaient éteintes du côté de Bazeilles, et je restai là longtemps, le front dans la main, en proie à une obsédante impression de malaise moral, pressentant instinctivement un grand malheur,… quelque chose d’anormal et de formidable qui flottait dans l’air et me comprimait le cœur !

Soudain, comme là-bas, de l’autre côté de Sedan, des feux s’allumaient, le bruit d’une cavalerie qui approchait me fit lever la tête. Sur la route, un peloton de cuirassiers blancs émergea de l’ombre. C’étaient des colosses, coiffés de casques de fer à gouttière, rappelant les casques du Moyen Âge. Ils allaient, calmes, silencieux, au pas de leurs grands chevaux du Mecklembourg, et derrière eux, à cinquante mètres, un groupe sombre d’officiers apparut.

Ils étaient trois qui marchaient de front ; d’autres les suivaient à courte distance, et, quand ils arrivèrent à ma hauteur, je fus secoué d’un sursaut.

Je le reconnaissais bien en effet, celui qui marchait au milieu ! Je l’avais


Le trio représentait l’ennemi.

vu, il y a trois ans, à l’Exposition universelle de 1867. Oh ! oui, je le reconnaissais, c’était bien lui — le Roi de Prusse — avec ses gros favoris et sa forte moustache !

Et l’autre, celui qui tenait la gauche ! Je l’avais vu aussi, dans les mêmes circonstances, ce géant bien nourri, aux épais sourcils, au masque de dogue entêté, aux yeux durs et clairs ! Je le retrouvais, dans la même tenue qu’il y a trois ans : dans son uniforme de colonel des cuirassiers blancs, botté de bottes à cuissards ! Oui ! c’était bien le comte de Bismarck, le ministre écouté, le conseiller du vieux Roi Guillaume.

Et quant au troisième, si je ne le connaissais pas encore, je le devinai brusquement ! C’était Moltke, le vieux Feld-Maréchal, le maître réel, le directeur,… l’âme de cette immense armée.

Légèrement voûté, on le sentait maigre à l’excès malgré l’ampleur du manteau, sans ornement ni insigne ; au-dessus du large collet émergeait une tête émaciée, ridée, glabre, une tête de moine usé par le jeûne, ou de vieille, très vieille femme. Les deux yeux, à travers le flasque des paupières, dardaient un regard calme et volontaire à travers la nuit, et les mille plis des joues, près des commissures des lèvres, semblaient entraîner la bouche en arrière,… la tendre dans un effort constant de réflexion concentrée.

Oh ! cette tête d’alchimiste des vieux temps ! ce masque de penseur, creusé par l’étude patiente et réfléchie ! Quelle étrange impression elle m’a causée ! Vivrais-je cent ans, je ne l’oublierai jamais ; car dans le trio symbolique représentant l’ennemi, c’est cette figure qui dominait incontestablement les deux autres !


Ils s’étaient arrêtés et causaient à mi-voix. Je tendis l’oreille, mais j’étais trop loin ; leur conversation m’arrivait en un murmure confus, quand soudain le bras du vieux Feld-Maréchal se détendit, sa main gantée fit un large geste d’enveloppement du côté de Sedan et des hauteurs où nos feux de bivacs scintillaient,… le geste d’un pêcheur jetant l’épervier.

Je compris, et un frisson me secoua !

À cet instant, le vieux Guillaume alluma un cigare, et, à la lueur de l’allumette enflammée, le groupe surgit pour moi pendant quelques secondes, comme sous la projection d’une lanterne magique, puis tout rentra dans la demi-obscurité.

Et je me suis dit à cette minute inoubliable :

Si quelque paysan caché dans le fossé (ou moi-même), avait eu en main une arme chargée et qu’il eût abattu ces hommes sur le sol !… Qui sait ? les destinées changeaient peut-être !… À quoi tient pourtant la vie des peuples !

Mais pour ma part, chère maman, — je le confesse ici en toute sincérité — je n’aurais sans doute pas tiré, même si j’avais eu une arme ! Cela m’eût semblé un assassinat,…et pourtant !…

Au moment où le Roi se remettait en marche, un galop échevelé retentit sur la route ; des ordres brefs éclatèrent dans le peloton des cuirassiers d’escorte qui se rangèrent précipitamment sur les bas côtés.

Droit sur sa selle, un grand officier de hussards rouges surgit, il arrêta son cheval en écume à six pas du monarque et salua ; puis d’une voix très claire, très nette, il expliqua que Bazeilles n’avait pu être encore enlevé ; que la division française chargée de défendre ce point avait maintenu le 1er Corps bavarois ; que ce corps avait pourtant réussi à conserver le pont de la Meuse, mais que les « Français bleus » gardaient leurs positions près de l’autre extrémité du pont.

— C’est bien ! fit de Moltke avec calme,… c’est la Division de leur infanterie de marine… la Division bleue,… Ce sera pour demain !

Là-dessus ils partirent à travers champs, vers la hauteur de Fresnois et de Bellevue ; et quant à moi, chère maman, ma résolution, à cette dernière minute, fut définitivement arrêtée. Il me fallait rejoindre la « Division bleue » coûte que coûte, dussé-je passer la Meuse à la nage sous la fusillade !

J’ai alors concentré toute ma pensée vers toi ; je t’ai embrassée avec ferveur à travers la nuit, puis — pardonne-le-moi, dis, petite mère ! — j’ai chassé ton image loin de moi pour être tout entier à ce qui devenait mon but et mon devoir, et je me suis mis en marche dans la direction de Chevinges.


Ici commence mon rôle réel de combattant.

Jusqu’alors, bien que fatigante et mouvementée, ma vie était simplement celle d’un errant. La guerre, — pour de bon — fusil au poing, allait commencer pour moi.

J’avais environ six kilomètres à parcourir (à travers champs, et en pleine nuit) pour gagner le pont de Bazeilles ; mais la Meuse qui scintillait au loin me servait de guide.


Vô été hébitante dans le pays ?
Je passai, pour plus de facilité, sur les derrières du 2e Corps bavarois, qui avait déjà pris position, juste au-dessus de la voie ferrée, et j’avais déjà parcouru un bon bout de chemin, quand j’aperçus, sortant d’un petit bois sur ma droite, un homme qui s’avançait.

Le personnage m’avait, lui aussi, aperçu ; car, pressant le pas, il se dirigea droit sur moi.

Instinctivement je m’étais mis en défense ; mais quand l’homme fut à trois pas, je ne pus m’empêcher de sourire de ma velléité de résistance.

J’avais devant moi un grand individu assez corpulent, mais à l’aspect tout à fait placide et inoffensif.

Coiffé d’un chapeau rond, guêtré de jambières, revêtu d’un immense mac-farlane à carreaux, il portait en sautoir une lorgnette dans son étui et une forte sacoche.

La première impression que je ressentis à examiner son visage, fut une sorte d’inquiétude, presque de la répulsion.

Figure-toi, chère maman, une face à la chair molle, comme bouffie, et, là-dedans planté, un nez fortement busqué ; pratique au-dessous une fente très large pour figurer la bouche, qui s’ouvre en découvrant de longues dents de cheval, jaunes et déchaussées ; là-dessus, colle une moustache rare, d’un blond roux, des favoris en pattes de lapin, et pique en haut deux yeux bleu faïence, d’une nuance indécise et lavée, cachés derrière un lorgnon ; puis, sous les bords du chapeau melon gris, des cheveux longs et plats de couleur plus pâle que la moustache, et faisant l’effet d’une perruque de filasse mal teinte.

Voilà mon bonhomme !…

— Est-ce que vô été hébitante dans le pays… Sir ? me demanda-t-il.

— Pourquoi me demandez-vous ça ? répondis-je.

— C’est que je été perdiou,… égaré. Jé trouvé plous mon route.

— Où allez-vous donc comme ça ?

— Je vôlé gagner Bézeilles, vô savez ! le ville où aujourd’hui lé combat…

— Oui ! je sais. Mais vous ne pourrez pas passer les lignes.

— Aoh ! Yes, s’écria-t-il, en se rengeorgeant. Je passé très bienne ! J’étai lé correspondante de « five » Jornals de la Hangleterre !… et sujet dé Her Gracious Majesty… Personne il povait empêcher le passage ! Dites seulement lé chémin.

Ma foi ! une idée rapide me vint. Cet insulaire, à la fois grotesque et repoussant, pouvait me servir et m’aider à passer, car peut-être était-il accrédité auprès de l’État-Major allemand ; et puis, en guerre, il faut se servir de tout, n’est-ce pas ?

— Eh bien donc ! répondis-je, venez avec moi,… j’y vais justement à Bazeilles !

Et nous voilà en route !


Chemin faisant, mon Anglais se mit à me questionner.

Il s’étonnait de me voir si jeune, marchant la nuit en pleine campagne, et finit par me demander qui j’étais.

Un peu agacé de son insistance, je lui répondis d’un ton sec.

— Je suis fils d’un colonel d’artillerie français, tué à Saint-Privat, et je rejoins ma famille.

— Aoh ! Vô venez de Metz ? répliqua-t-il sans seulement remarquer l’angoisse de ma voix.

— Sans doute !

— Très bienne ! Very well ! Vô donnez à moâ beaucoup dé renseignements pour my Jornals !

— Marchons toujours ! répondis-je évasivement. Ce n’est pas le moment. Nous verrons cela quand nous serons arrivés.

À cet instant, nous contournions un petit bouquet de bois, et, bruyamment, un cri retentit à vingt mètres de nous.

— Wer da ![5]

En même temps, un bruit sec d’arme remuée nous arriva !

Du coup, nous nous étions arrêtés net ; et j’eus un frisson. Allais-je donc échouer au port ? Allais-je donc être arrêté par l’ennemi juste au moment, où, là-bas, j’apercevais la Meuse et le groupe confus des maisons de Bazeilles ?

Oh ! mère, à cet instant, j’ai senti mes tempes et mon cœur battre la générale ; surtout quand je vis un groupe sombre de soldats bavarois, casque à chenille en tête, s’avancer baïonnettes croisées pour nous reconnaître.

Nous étions tombés en plein dans un poste d’examen qui gardait le flanc gauche de la division bavaroise !

Le unter-offizier qui commandait, nous questionna en commençant par l’Anglais.

Celui-ci le prit de très haut, il sortit des papiers et se mit à gesticuler en arguant de sa qualité de « Sujet de sa Gracious Majesty »…

Quant à moi, au moment où je m’apprêtais à répondre, mon compagnon momentané intervint, et, à mon grand étonnement déclara :

— Cette jeune homme il était avec moâ, il était ma secrétaire !

Tu juges de mon étonnement, ma chère mère, en me voyant inopinément transformé en journaliste anglais !

Mais bast ! après tout, il n’arrive que ce qui doit arriver ! Au moins cet incident avait le grand avantage de me donner du temps ; c’était pour moi le principal !


Il lui mit la feuille sous le nez.
Le sous-officier n’insista pas, et nous enjoignit de le suivre. Nous partîmes donc entre quatre baïonnettes, et mon compagnon, découvrant dans un sourire qu’il voulut rendre aimable ses longues dents jaunes, me déclara !

— Vô été contente, jeune home ! Je empêchai que lè Prussien ils arrêtent vô… Mais vô donner à moâ les renseignements pour mâ Jornal !

Il y tenait décidément beaucoup, cet animal ! Et ma foi, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, je lui répondis :

— Entendu ! je vous remercie ! Tout à l’heure je vous raconterai tout ce qui peut vous intéresser.

Well ! Well ! riposta-t-il. J’étai very sétisfaite !

Et il se frotta les mains d’un air de suprême satisfaction.

Au reste, il était très tranquille, très rassuré ; il semblait parfaitement à son aise, pendant que le piquet bavarois nous confiait à un autre petit poste.

Ce dernier nous transmit à son tour à un troisième qui finit par nous verser entre les mains du groupe principal, lequel était commandé par un lieutenant.

Tout en marchant, j’avais examiné tout, et j’étais presque content ; en effet, chacune de ces transmissions me rapprochait de la Meuse et de Bazeilles.

Or, comme ma décision était catégorique et bien définitive ; comme ma volonté formelle était de franchir la Meuse, je ne pouvais que me féliciter de cet incident, qui, sans encombre, me rapprochait de mon but.

Le poste (je le vis tout de suite) était placé à cent mètres environ de la Meuse ; il avait à sa gauche la voie ferrée ; à sa droite, et tout au plus à trois cents mètres, le pont, à demi détruit et barricadé, se dessinait en silhouette sous la faible clarté de la lune, dont les rayons trouaient par moments les nuages sombres.

C’était ce pont qu’il me fallait gagner !

L’officier était un petit homme blond, sanglé dans sa tunique bleue ; un monocle rivé sur son œil droit accentuait son air suprêmement impertinent.

Dès que nous fûmes en sa présence, il nous toisa, et se mit à interpeller en allemand le reporter anglais.

Mais celui-ci l’interrompit dès les premiers mots, et reprit son ton de défi arrogant, se targuant, comme il l’avait déjà fait, de sa qualité de sujet anglais.

Puis, fouillant dans sa poche, il en tira une feuille aux armes allemandes et la mit insolemment sous le nez du lieutenant bavarois.

L’effet produit fut extraordinaire ! L’Allemand saisit la feuille, y jeta un coup d’œil, et saluant militairement :

— Oh ! dit-il, c’est différent !… Mille regrets, monsieur Kolwitz ! Du moment que vous avez un laissez-passer de Son Altesse le Prince Fritz, vous êtes des nôtres ! Venez avec moi !

Il l’invita à pénétrer dans une petite chaumière abandonnée, où se trouvait installé son poste, non sans m’avoir toisé au préalable, et donné l’ordre au sergent de me fouiller.

Mais, cette fois encore, le nommé Kolwitz intervint en ma faveur, et comme il me couvrit de sa protection en me déclarant encore une fois son secrétaire, le lieutenant renvoya ses hommes et je me dirigeai à la suite des deux personnages vers la maisonnette.

« Cette fois, pensai-je, il n’y a plus à hésiter, il faut en finir ! Cette situation baroque ne peut indéfiniment se prolonger ; car il faudrait, pour m’en tirer, que je me prêtasse à la combinaison du bonhomme. Or, comme ce n’est point mon intention, il est préférable de brusquer les choses. »

Ayant donc affermi ma volonté, je laissai le lieutenant passer le premier ; le journaliste anglais suivit, et, comme c’était mon tour de mettre le pied sur le seuil de la porte, je fis vivement demi-tour et m’enfuis à toute jambe dans la direction du pont de la Meuse !.

… Je ne puis, ma chère maman, te raconter de visu ce qui s’est passé dans la masure,… car je n’y étais plus !… Je n’en parle donc que par déduction.

Ce qui est certain, c’est que ni l’Anglais ni l’officier ne s’attendaient à ce coup-là, et qu’ils durent tout d’abord n’y rien comprendre !…

Dame ! mets-toi à leur place.

Ce n’est qu’au bout de deux ou trois minutes que j’ai entendu derrière moi du remue-ménage, des cris et des commandements !…

Mais trois minutes, en pareil cas, c’est quelque chose, surtout avec des jambes comme les miennes ! Et je t’assure qu’un cerf aurait eu de la peine à m’attraper !

Ce que je me rappelle bien, par exemple, c’est que, dans la nuit, la petite voix aigre du lieutenant m’arrivait très nette.

Il lançait en allemand cette phrase à ses lourdauds de Bavarois :

— Vite !… Vite !… Au trot !… Rattrapez-le !… Mais ne tirez pas, surtout ! Il ne faut pas déceler la présence du poste. Si vous le gagnez, flanquez-lui un bon coup de baïonnette dans les reins !

Tu penses, maman, que je ne les attendis pas, pour leur permettre de pratiquer sur moi cette opération peu engageante ! Mais — tout de même — j’avais le cœur serré, en entendant le roulement de leurs talons ferrés sur le sol. J’avais gagné le bord du fleuve, et je dois, sans fausse honte, avouer que l’émotion ressentie me paralysa un instant. C’est que j’avais donné toute ma force, toute mon énergie, tous mes nerfs ; et ces périodes de tension exagérée ne peuvent durer longtemps.

Je me sentis faiblir,… une suffocation m’envahit, je compris que j’étais perdu !

Heureusement pour moi, ma pensée était nette. Flagellant sur mes jarrets épuisés, je me jetai à plat ventre tout contre un fourré de roseaux, et je ne bougeai plus.

Regarde, mère chérie, ce que c’est que la destinée ! Si j’avais pu dominer la fatigue et continuer ma course en avant,… j’étais pris !

En effet, tout en reprenant haleine, je pus voir, à cinquante mètres de moi tout au plus, le pont — le fameux pont de la Meuse — et en arrière de ses culées, un fort poste bavarois !… C’est là que je serais allé donner en plein !

De plus, les gaillards qui me donnaient la chasse approchaient rapidement. Tapi sur le sol, je les vis passer à six pas de moi, sur le chemin de halage !… Ils ne m’aperçurent même pas ! C’est qu’il y a un Dieu, vois-tu, ma bonne mère ! un Dieu miséricordieux, qui n’a pas voulu que tu fusses éprouvée deux fois… coup sur coup !

En fait, si je ne m’étais pas arrêté, j’étais pris entre deux feux, ou mieux entre deux lignes de baïonnettes ! Mes poursuivants vinrent en effet se heurter au poste du pont, et j’entendis très distinctement les observations et les questions échangées à mon sujet.

— Ce n’est pas possible, disaient les uns, vous l’avez laissé passer !

— Jamais de la vie ! répondait le chef du poste,… nous n’avons rien vu !

— Ah ! c’est trop fort !… il s’est donc jeté sur la droite.

— Probablement et dans ce cas, il sera bientôt capturé s’il ne l’est déjà… Qu’est-ce que c’était que ce particulier-là ?… Un espion ?

— Sans doute !… puisque l’officier a donné l’ordre de le tuer.

Finalement, les Bavarois qui m’avaient donné la chasse retournèrent sur leurs pas, et je t’assure qu’ils étaient plutôt penauds !

Le silence régna donc de nouveau. Je n’entendais plus que le grand murmure de la Meuse qui roulait ses flots à quelques mètres de moi, et, toujours immobile, je réfléchissais tout en reprenant du souffle et des forces.

Que faire ? Tenter le passage à la nage ? Sans doute, c’était possible ! Mais, dans l’état de surexcitation où je me trouvais, je redoutai que le froid de l’eau ne me saisît ! Une crampe et c’en était fait de moi : j’y renonçai.

Devant moi se profilaient les culées sud du pont.

Le tablier et le parapet avaient subi bien des atteintes, tant par les obus, que par une large brèche évidemment produite par une tentative faite pour le couper ; mais enfin il était entier.

Malheureusement, il était au pouvoir de l’ennemi.

En son milieu, une barricade hâtivement construite le coupait en deux ; et derrière cette défense, j’apercevais — lorsque la lune apparaissait — la silhouette sombre et immobile d’un factionnaire bavarois. De ce côté-là, il était donc impossible d’essayer le passage.

Alors j’eus une inspiration !

En dehors du parapet régnait une assez forte saillie de pierre. C’est évidemment une passerelle rudement étroite, mais enfin c’était du moins un chemin possible, et à vrai dire c’était le seul.

Justement, un éboulis, pratiqué dans les fondations de la culée de gauche, me donnait une facilité pour y accéder sans être vu ; et dès lors mon parti fut pris.

Je gagnai, en rampant sur les mains et les genoux, l’éboulis en question.

Avec d’infinies précautions, évitant de faire rouler les moellons, je le gravis jusqu’à la saillie de pierre, et une fois installé je me mis à ramper sur les genoux dans la direction de la rive opposée.

Oh ! Quelle souffrance j’ai endurée là, ma bonne chère maman ! C’est pour moi (même à l’heure où j’écris) un souvenir terrible !

Me vois-tu me traîner sur les genoux sur cette étroite passerelle, juste assez large pour me supporter ? Ma main gauche, à plat sur la pierre, me soutenant ; de la droite, je m’accrochais à un bandeau de pierre à l’extérieur du parapet.

Au-dessous de moi, la Meuse tournoyait et semblait un gouffre !

Le vent, assez violent au-dessus du fleuve, faisait voltiger les pans de mon manteau ! Ah ! Je te jure que j’avais chaud !… que j’ai encore chaud rien que d’y penser !… Surtout que, juste comme j’arrivais à hauteur de la barricade, la sentinelle se mit à faire les cent pas !

… Si l’idée lui avait pris de regarder par-dessus le parapet pour se distraire !

… Tu vois d’ici ma situation !


Je n’en continuai pas moins à ramper sur les genoux.

Il n’en fut rien… Je passai sans accroc, et alors seulement je commençai

à respirer un peu plus librement.

Par prudence, je n’en continuai pas moins à ramper sur les genoux ; et ce n’est qu’arrivé aux trois quarts du pont, que, n’en pouvant plus, je risquai le tout pour le tout.

Me redressant à l’aide de ma main droite, je me remis sur pied ; et après un court répit que je me donnai pour désengourdir mes membres, je profitai d’un moment sans lune pour sauter par-dessus le parapet et retomber sur le pont lui-même.

Alors, dans le noir, je pris ma course vers Bazeilles !

J’avais peut-être encore dix mètres à faire pour atteindre la rive droite, et je sentais poindre en mon cœur l’immense joie d’avoir réussi, quand, du côté français, un coup de feu zébra la nuit, une balle siffla tout près de moi. J’en sentis le vent sur l’oreille !

— Bon sang ! criai-je… Ne tirez pas !… Ne tirez pas !… France !

Et puis… Je ne sais pas ce qui s’est passé ! J’ai bondi comme un chevreuil, pendant que, derrière moi, le poste bavarois entrait en rumeur. Moins d’une minute plus tard, je me trouvais face à face avec un petit soldat d’infanterie de marine, qui me recevait par ces mots prononcés avec un accent gouailleur sentant son Belleville d’une lieue :

— Ben ! mon vieux !… T’as d’la veine, sais-tu ?… Aussi ! C’est d’ta faute !

On n’entre pas comme ça chez l’monde sans prévenir !

Il était bien pris, bien découplé, ce petit troupier-là !

D’un coup d’œil, je l’avais détaillé et, ma foi !. il m’avait plu tout de suite, avec sa figure irrégulière de gamin de Paris, toute piquetée de taches de rousseur et bistrée par le soleil des colonies. Ses yeux noirs, au regard très franc mais gouailleur, me regardaient bien en face, et ses petites moustaches rousses, relevées en pointe à la d’Artagnan, lui donnaient un je ne sais quoi de très crâne, de très soldat de chez nous !

Pourtant il avait croisé la baïonnette dans ma direction.

— Tu sais ! camarade, continua-t-il, c’est d’bon cœur ! mais pour passer sans l’mot… c’est comme si tu chantais ? c’est la consigne !

Et devançant ma réponse :

— Oui, fit-il, j’sais bien que tu ne peux pas l’avoir, le mot, puisque tu te défiles de chez les Pruskos !… C’est entendu ! mais attends une minute ; on va pouvoir s’expliquer ! V’là la patrouille qui arrive à mon coup de feu !

Effectivement, le pas d’une troupe se rapprochait ; et un groupe de soldats d’infanterie de marine émergea de l’ombre : un lieutenant les précédait.

— Mon lieutenant ! articula le factionnaire en me désignant, c’est un civil qui arrivait au grand trot de là-bas ! Alors moi, qui n’avais pas pu le distinguer dans la nuit, je lui ai collé une prune… Heureusement que je l’ai pas touché, car il est d’chez nous, à c’qui paraît !

J’intervins à mon tour :

— Oui, mon lieutenant, j’ai réussi à franchir les lignes prussiennes — non sans difficulté, je vous l’assure — et ma foi ! ce n’est pas la faute de ce brave garçon si je puis causer en ce moment avec vous. Sa balle m’a sifflé tout près de l’oreille… C’est un bon tireur !…

— On s’en flatte ! articula le petit troupier… on a l’épinglette[6].

Le lieutenant sourit :

— C’est bon ! jeune vaniteux ! dit-il. On sait bien que Pépin dit « Parasol » est un tireur émérite.

Puis s’adressant à moi :

— Jeune homme, vous allez m’accompagner jusqu’au poste.

— Bien, mon lieutenant.

Le caporal de pause releva Pépin dit Parasol de sa faction, plaça la nouvelle sentinelle, et nous partîmes alors vers Bazeilles, sans que, du côté allemand, aucune démonstration hostile eût lieu.

Cinq minutes plus tard, j’entrais dans le poste et l’officier m’interrogeait.

Je n’eus pas de peine, je t’assure, maman chérie, à établir mon identité.

Le nom de Cardignac est (et j’en suis fier !) bien connu dans l’armée ; aussi dès que je l’eus énoncé, l’officier m’interrompit par cette question :

— Êtes-vous parent du colonel Cardignac qui fut officier d’ordonnance de l’Empereur ?

— Mon lieutenant, je suis son fils ; mais, hélas ! le colonel est mort !… tué à Saint-Privat !

— Comment cela ?… Je le croyais en retraite !

— Oui, mon lieutenant ; mais à la première nouvelle des désastres, il a couru reprendre du service et.

— À vos rangs !… fixe !

Ce commandement, poussé par « Pépin », retentit dans la salle d’auberge où nous nous trouvions, et un officier supérieur, un commandant apparut.

— Le commandant Lambert[7] ! me souffla le lieutenant qui, se portant au-devant de son chef, lui rendit compte rapidement de ce qui s’était passé.

La présentation se trouvait donc toute faite, et le commandant me tendant la main :

— Monsieur Cardignac, soyez le bienvenu, dit-il ; mais comment se fait-il que, venant de Metz, vous nous arriviez ainsi en coup de vent, à travers les lignes ennemies ?

J’expliquai alors mon désir de rejoindre l’armée de Châlons ; je dis le serment fait à mon père ; je racontai mes pérégrinations, mes tribulations des jours précédents, mon passage hasardeux sur le pont de la Meuse, et à cet instant une exclamation m’interrompit.

— Mâtin de mâtin ! il est tout de même chouette, ce petit civil-là ! C’était le brave Parasol qui (je le dis sans vanité) s’enthousiasmait sur mon cas.

Les deux officiers ne purent tenir leur sérieux.

— Tu as raison ! mon brave Pépin, dit le commandant en riant. Ainsi que tu le dis d’une façon un peu familière, M. Cardignac s’est admirablement comporté ; mais cela n’a rien d’étonnant, mon garçon ! sache en effet que, depuis bientôt cent ans, tout le monde est soldat — et bon soldat — dans sa famille ! Alors, poursuivit-il, en s’adressant directement à moi, vous veniez pour vous engager ?

— Oui, mon commandant.

— C’est que vous n’avez pas l’âge réglementaire !… Il faudrait une autorisation spéciale qu’on obtiendrait sans aucun doute du commandement ; mais encore est-il qu’il faut l’obtenir. Dès demain je verrai à faire le nécessaire.

— Merci, mon commandant ! mais… en attendant je voudrais bien ne pas rester inactif. N’y aurait-il pas moyen…


Pépin, dit « Parasol », aux colonies.

— Écoutez ! monsieur Cardignac, je vous confie au lieutenant Cassaigne ici présent. Restez avec lui : il vous guidera et vous fera donner au besoin un fusil, en attendant la régularisation de votre situation militaire.

— Pardon, excuse ! mon commandant, fit Pépin intervenant. Voulez m’permettre de vous dire une bonne chose… C’est pas prudent pour « Monsieur Cardignac » de se battre en civil. Vous avez bien vu hier ce pauvre mâtin de paysan que les Bavarois ont massacré à la tête du pont, parce qu’ils l’ont pris un fusil en main.

— C’est vrai ! murmura le commandant.

— Alorsse ! continua délibérément Parasol, sauf vot’autorisation, mon commandant, si que j’irais jusqu’aux voitures chercher une tenue pour Monsieur Cardignac !

— Tiens ! ton idée n’est pas mauvaise. Lieutenant Cassaigne, faites un bon pour une tenue neuve et un équipement !

Là-dessus le commandant me félicita, me serra la main et partit.

Un quart d’heure plus tard, j’étais habillé, équipé et armé de pied en cap, cartouches comprises, grâce au brave Pépin qui s’extasia sur ce qu’il voulut bien, en son langage coloré, appeler mon chic épatant ! en tenue de « marsouin ».

Le lieutenant Cassaigne me laissa ensuite faire connaissance avec mes nouveaux camarades, les « marsouins » du poste, auxquels, selon l’usage, j’offris la bienvenue, sous forme d’une rasade de café au rhum.

Enfin ! J’étais donc soldat !. Et il me sembla que, d’en haut, mon pauvre père m’adressait un sourire plein de fierté et de tendresse !


Entre soldats, — tu le penses bien, ma chère mère, la glace est vite rompue.

Pourtant, tous me disaient : Vous, y compris Parasol qui avait, le premier, abandonné son tutoiement familier du début.

Je compris que ma conversation absolument amicale avec le commandant Lambert et le lieutenant Cassaigne étaient la cause de cette réserve, et je ne voulus pas paraître, vis-à-vis de mes égaux, me targuer des marques d’amitié de mes nouveaux chefs. J’étais en effet soldat, tout comme les braves gens qui m’entouraient, et m’adressant à Pépin :

— Mon camarade, dis-je, pourquoi donc ne me dis-tu plus : tu, mais vous ? Est-ce que j’ai changé à ce point depuis une heure ?

— Non !… mais…

— Il n’y a pas de mais… Nous sommes camarades, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! traite-moi en camarade et continue comme tu as commencé ! Et d’abord, tu es mon parrain de guerre !

— Comment ça ?

— Dame ! C’est toi qui m’as baptisé ! C’est à toi que je dois d’avoir reçu (et de près !) le baptême du feu.

— T’as tout d’même raison ! riposta le Parisien.

À partir de cette minute, tous, le sergent, les caporaux, les vieux chevronnés aussi bien que les jeunes, furent pour moi des amis.

Nous causâmes une bonne heure ; et c’est là que j’appris l’origine du sobriquet de mon « parrain ».

De son vrai nom, il se nommait Pépin (Jean-Louis).

Or, en Cochinchine, d’où il était arrivé trois semaines auparavant, il avait trouvé moyen pendant les marches, d’arranger sur son sac, à l’aide de fines tiges de bambou, une sorte de parasol, pour se garantir de l’ardeur du soleil.

Cette trouvaille avait fait florès ; ses camarades l’avaient imité ; et comme, en argot, Pépin, le nom patronymique du petit troupier, signifie justement parapluie, on l’avait surnommé par comparaison Parasol.

Tu m’excuseras, chère maman, si, dans ces impressions de guerre, j’emploie parfois certaines vulgarités de langage ; mais je veux te donner une impression très juste de ce que j’ai vu et ressenti.

Aussi les quelques termes argotiques du brave Pépin trouveront grâce devant toi, en raison même de leur couleur pittoresque et du cachet de vérité dont ils imprègnent mon récit, qui ne doit être que de la vie racontée ; et je suis persuadé que tu trouverais anormal que je mette dans la bouche du petit troupier faubourien, des tours de phrase ayant cours dans le grand monde.

Chacun s’exprime selon son éducation première, et la forme parfois triviale donnée aux sentiments exprimés n’en exclut pas les qualités intrinsèques.

Au demeurant, mon nouvel ami Pépin était un brave, bien qu’il n’eût que vingt et un ans et déjà pourtant dix-huit mois de service, car il était engagé volontaire.

Il était estimé et aimé de tous, tant pour sa gaieté constante que pour sa bravoure très réelle.

Le sergent m’a en effet raconté qu’en Cochinchine, il s’était signalé à plusieurs reprises dans les colonnes d’exploration, et que, s’il n’était pas encore gradé, c’était uniquement parce qu’il « ne savait pas lire ».

Mais, paraît-il, il s’était décidé à apprendre et commençait à épeler ses lettres, lorsque le tour de relève de son bataillon était arrivé.

La traversée puis la guerre avaient interrompu les « études » de Parasol, et voilà pourquoi le brave petit gars n’était toujours que premier soldat.

J’aurais volontiers passé toute ma nuit à causer avec mes nouveaux frères d’armes, mais la fatigue m’envahissait.

Le lieutenant Cassaigne intervint et exigea que je prisse du repos.

— Mon enfant, dit-il, si demain vous voulez être dispos pour l’action, dormez quelques heures… et ce ne sera pas de trop !

J’obéis, crois-le, maman, sans avoir à me faire violence ; et, confortablement installé sur un lit de foin que mon nouvel ami Pépin organisa lui-même, je laissai le sommeil envahir mes membres et mon cerveau.

Mes idées s’emmêlèrent, devinrent confuses ; je me souviens pourtant que, tout en m’assoupissant, je ne pouvais m’empêcher de trouver extraordinaires la bonne humeur et la confiance que tous, chefs ou soldats, manifestaient.

Ils étaient pleins d’ardeur et d’entrain, et cela remit en mon cœur un peu d’espérance.

L’angoisse que j’avais ressentie au geste enveloppant du vieux Maréchal de Moltke, le frisson qui m’avait secoué en l’entendant annoncer de sa voix calme que « Bazeilles serait pris le lendemain », tout cela s’estompa, et, dans le noir de mon demi-rêve, j’évoquai la belle figure d’une Victoire ailée, qui arrivait à tire-d’ailes planer à nouveau sur nos drapeaux ; je songeai à toi, à mon père, à mon cousin Pierre qui, lui aussi, devait sans doute, à cette même heure, rêver d’une chevauchée épique et de gloire reconquise… Puis tout disparut !… Je dormais !

Et c’est dans un sommeil doux, réparateur, que se termina la première partie de mes aventures de guerre.

La deuxième allait s’ouvrir le lendemain, 1er  septembre, en pleine fournaise ! J’allais, pour mon coup d’essai, assister au combat le plus furieux, le plus formidable, le plus effroyable que l’imagination d’un soldat pût rêver ; et ce sont ces souvenirs qui, même aujourd’hui, m’emplissent le crâne d’un bruit de tempête ; ce sont ces souvenirs de rage exaspérée, que je vais, pour toi, jeter sur ces feuillets, chère maman !


Je porte plainte ! Je porte plainte à mon consul !

  1. Filleuls de Napoléon.
  2. Pierre Bertigny. Voir Filleuls de Napoléon.
  3. Historique ; c’est peut-être cette indiscrétion d’un journal qui a amené la catastrophe de Sedan.
  4. Jean Tapin.
  5. Qui vive ?
  6. Récompense de tir consistant en une grenade en argent retenue par une chaînette de même métal.
  7. Le commandant Lambert est aujourd’hui général, c’est lui que, dans son tableau célèbre dés « Dernières Cartouches », le grand peintre de Neuville a représenté blessé, appuyé à une armoire, dirigeant encore la défense de la fameuse maison de Bazeilles, aujourd’hui achetée par l’État et baptisée : la Maison des Dernières Cartouches.