Histoire d’une famille de soldats 2/2

Delagrave (p. 11-26).


CHAPITRE II

prisonniers.


Sauvés !… Ce cri est, en effet, celui que soldats et marins poussèrent en foulant la terre ferme.

Un des chasseurs, natif de Belleville, l’accentua même d’un : « Vive le plancher des vaches ! » énergique et bien senti.

Ce fut, pendant un instant, un échange bruyant d’exclamations joyeuses et même de lazzis, tant il est vrai que, chez le soldat français, la gaieté reste la qualité maîtresse, même au milieu des plus tragiques circonstances.

Seuls, les officiers demeuraient soucieux. Ils s’étaient retirés à l’écart et s’entretenaient à voix basse.

Enfin, après quelques minutes de colloque, le commandant d’Assigny éleva la voix :

— Donc, c’est entendu, lieutenant, dit-il à Cardignac. Vous prenez les mesures de sûreté nécessaires ?

— Entendu, commandant, répondit l’officier qui se dirigea immédiatement vers ses hommes.

Cependant le calme s’était rétabli parmi les matelots et les soldats, et pendant que le sous-lieutenant prescrivait à ses chasseurs de changer la poudre du bassinet des carabines, M. de Nessy s’occupait des embarcations.

Hélas ! au moment du débarquement, on avait négligé de les amarrer, et, avec la marée montante, six d’entre elles avaient repris flot. Puis, emportées par le remous d’un courant, elles avaient dérivé vers la haute mer, comme si elles eussent voulu rejoindre là-bas, vers les récifs, la carcasse désemparée de l’Aventure. De Nessy poussa un cri de désespoir !


Henri Cardignac plaçait des sentinelles.

Ainsi donc, en cas de besoin, deux seuls canots lui restaient, ceux qui, ayant pris terre plus avant dans la plage, s’étaient plus fortement ensablés !

L’enseigne les fit amarrer solidement, et rassemblant son monde, il prescrivit le silence absolu.

On dut même renoncer à allumer du feu, afin de ne pas déceler à l’ennemi la présence d’une troupe française.

Pourtant les vêtements étaient trempés, les hommes grelottaient ; mais, stoïques, ils se résignèrent.

Pendant ce temps, Henri Cardignac plaçait ses sentinelles de manière à prévenir toute attaque, et constituait une grand’garde prête à tout avec le reste de ses chasseurs.

C’est que, mes enfants, le cri de délivrance, poussé par tous ces hommes en touchant le rivage, s’adaptait bien mal à la situation. Sauvés, ils ne l’étaient pas encore.

Si la Providence les avait arrachés à la « grande mangeuse d’hommes », la mer, il n’était point encore écrit qu’ils échapperaient au terrible yatagan des Arabes.

En effet, c’est en ce mois de mai 1830 que le gouvernement du roi Charles x avait décidé l’expédition qui marque pour la France le début de la conquête d’une de nos plus belles colonies : l’Algérie.

Il faut vous dire, mes enfants, que l’Algérie d’alors, vassale du Sultan-de Constantinople, avait pour gouverneur un Turc de Smyrne, nommé Hussein, ancien officier d’artillerie du Sultan.

En tant que gouverneur de l’Algérie, Hussein portait le titre de Dey d’Alger.

Il résidait à Alger même, dans la Kasbah, château fort qui dominait la ville de la menace de ses canons.

Et si vous vous étonnez, mes enfants, qu’un monarque soit obligé d’imposer le respect à ses sujets par la prépondérance des armes, je vous dirai qu’à cette époque, et cela depuis trois cents ans, Les-Deys d’Alger régnaient sur le pays, moins par le sentiment de la justice ou par l’affection qu’un chef de nation, doit inspirer à ses peuples, que par la terreur.

Une garde particulière, sorte d’aristocratie militaire, composée d’éléments turcs, et désignée sous le nom de « Janissaires », veillait constamment sur le Dey. Elle constituait pour lui une force, prête, à réduire ses sujets à l’obéissance par tous les moyens, même les plus cruels.

C’est vous dire que ni le Dey ni ses janissaires n’étaient aimés des populations arabes, kabyles et autres qu’ils pressuraient. Ce gouvernement bizarre n’avait, vous le voyez, rien de commun avec les gouvernements civilisés. Bien mieux, les fameux janissaires se trouvaient être les maîtres réels du Dey, puisque ce dernier ne pouvait gouverner qu’avec leur appui. Aussi ne se faisaient-ils pas faute de le changer selon leur fantaisie ou leur intérêt : il n’était pas rare qu’un Dey disparût subitement, empoisonné ou poignardé par ses janissaires, qui en acclamaient et proclamaient un autre de leur choix.

L’Algérie était, comme de nos jours, divisée en trois grandes provinces ; mais, au lieu de les appeler provinces, on les nommait des « beylicats », chacun ayant à sa tête un « Bey », tributaire et vassal du Dey. Ces trois Beys, les Beys d’Oran, de Titeri et de Constantine, représentaient, vis-à-vis de leur province, l’autorité turque, que le Dey représentait vis-à-vis de l’Algérie tout entière.

Si les Deys d’Alger s’étaient contentés de gouverner, même avec cruauté, les malheureuses populations qui les subissaient, le mal, quoique grand, ne nous eût pas porté préjudice. Mais, depuis des siècles, leurs flottes nombreuses avaient conquis, en Méditerranée, un véritable renom de férocité et de piraterie.

On ne s’aventurait en mer, sur un, navire marchand, qu’avec l’angoisse de rencontrer les pirates barbaresques. Malheur aux vaisseaux de commerce qui tombaient entre leurs mains !

L’or, les marchandises, étaient pillés. De plus, comme l’esclavage existait dans tout le territoire soumis au Sultan, ces forbans de la mer capturaient aussi les femmes, les enfants, pour les revendre comme esclaves. Quand les hommes n’étaient pas tués, décapités ou mutilés par ces brigands, ils subissaient le même sort : chargés de chaînes, ils étaient amenés dans les ports d’Algérie, où on les vendait à l’encan, comme un bétail.

Joignez à ces mœurs barbares le fanatisme religieux, qui animait et anime encore aujourd’hui le musulman contre le chrétien, le Roumi, et vous vous rendrez compte des innombrables atrocités dont la Méditerranée fut, pendant des siècles, le théâtre, grâce aux sauvages exploits des pirates turcs.

On aurait dû et pu — me direz-vous encore — réprimer de telles exactions, et ne pas attendre des siècles pour tenter ce que le gouvernement-français tentait en ce mois de mai 1830. Sans doute ! On avait bien essayé, et cela datait déjà de loin, puisque Charles-Quint, roi d’Espagne, avait autrefois tenté de les réduire.

Malheureusement sa flotte avait été détruite par une tempête. Louis XIV, lui aussi, fit bombarder Alger, mais sans résultat appréciable.

Le Premier Consul Bonaparte eut, à son tour, l’intention d’abattre la puissance des Deys ; il écrivit à celui qui régnait alors une lettre de menaces.


Le colonel Cardignac avait laissé sur le terrain son adversaire mortellement touché.

Mais les graves événements d’Europe empêchèrent le grand homme de réaliser son projet.

Ne vous étonnez donc pas, mes enfants, que les Deys-d’Alger, orgueilleux et féroces, se croyant invulnérables, sûrs de l’impunité et défiant tout effort de l’Europe, aient continué, en plein xixe siècle, à porter une atteinte permanente au commerce maritime des nations civilisées.

En fait, leur arrogance avait atteint son comble en 1829 : le Dey Hussein avait insulté notre Consul, M. Deval, en le frappant, pendant une audience diplomatique, d’un coup de son chasse-mouches.

Puis une frégate française, la Provence, envoyée par nous en parlementaire, pour demander réparation, avait été reçue dans le port d’Alger à coups de canon.

Le pavillon national était insulté : le gouvernement français se fâcha pour tout de bon.

Immédiatement une flotte fut envoyée pour bloquer Alger ; en même temps, on préparait l’expédition décisive dans laquelle notre ami, le sous-lieutenant Cardignac, commençait, vous l’avez vu, à jouer son rôle en faisant ses premières armes.

Depuis Waterloo, depuis la chute définitive de Napoléon, survenue quinze ans auparavant, jamais l’armée française n’avait ressenti fièvre pareille. Le père de notre ami Henri, Jean Cardignac, ancien colonel du 1er  grenadiers de la Garde impériale, éprouva lui-même une émotion profonde en constatant que l’armée sortait de sa longue torpeur. Son visage, soucieux d’ordinaire, reprit un air de gaieté en apprenant la nouvelle des armements.

Jamais en effet le colonel Cardignac n’avait pardonné au régime que la France, fatiguée par vingt-deux ans de guerre continue, avait été obligée d’accepter.

Après le départ de son héros pour Sainte-Hélène, il s’était farouchement isolé dans sa petite maison de Saint-Cyr.

Il avait été jusqu’à refuser de faire liquider sa pension de retraite :

— Je ne veux pas de leur argent ! s’était-il écrié.

Personne de son entourage, pas plus sa femme que ses beaux-parents, n’avaient essayé de le faire revenir sur sa décision.

L’unique distraction du colonel Cardignac était d’aller voir manœuvrer les soldats. Rien que dans ce but, il faisait souvent le trajet de Saint-Cyr à Versailles, et on le voyait s’arrêter de longues heures sur la place d’armes, inspectant silencieusement les mouvements ou causant avec des officiers, ses anciens camarades, restés dans l’armée.

Il avait eu un duel retentissant avec un jeune noble, fils d’émigré, capitaine aux Gardes du corps, qui l’avait toisé dédaigneusement en passant… Ç’avait été un de ces duels qui ne pardonnent pas ; car, après trois passes au pistolet sans résultat, le colonel Cardignac avait, dans une reprise à l’épée, laissé sur le terrain son adversaire, mortellement touché.

Tel était cet homme, survivant des luttes épiques de l’Épopée impériale !

Pour lui, la France seule existait ; son maître était toujours celui qui se mourait à Sainte-Hélène ; et, avec ce souvenir, le colonel Cardignac n’avait plus qu’un culte, celui de l’armée, qui est la plus puissante incarnation de la France,

Après la mort de Napoléon, ce culte du colonel pour l’armée s’accentua encore, en souvenir de Lui. N’était-elle pas son œuvre, au grand homme ? N’étaient-ce pas ses leçons, son génie, qui l’avaient pour toujours imprégnée ?

Une seule chose provoquait chez le colonel une rage sourde : c’était la vue du drapeau blanc, substitué aux trois couleurs de Valmy, de Marengo, d’Iéna ! Le vieil officier ressentait un crève-cœur à le voir se déployer au vent.

Néanmoins il le respectait, ce drapeau, parce que pour lui c’était — quand même — le symbole de l’honneur militaire ; et, quand il le voyait passer, il se découvrait aussi respectueusement qu’il l’avait fait jadis devant le drapeau d’Austerlitz et de Waterloo.

Tel était le père de Henri et de Jean Cardignac, les deux jumeaux nés en 1807, au bruit du canon de Friedland, qui venaient de sortir, l’un de Saint-Cyr dans la cavalerie, l’autre de Polytechnique, comme sous-lieutenant d’artillerie, lorsque la flotte de blocus avait été envoyée devant Alger.

Or, le 5 février 1830 au matin, le jour même où le vice-amiral Duperré était officiellement chargé par Charles x d’organiser la flotte destinée à transporter le corps expéditionnaire d’Algérie, le colonel Cardignac aperçut, de sa fenêtre, son fils Henri, sous-lieutenant au 5e  chasseurs à cheval, en garnison à Saint-Germain, qui, arrêtant son cheval devant le perron, sauta lestement à terre, jeta les rênes à son ordonnance et pénétra dans la maison.

— Père ! s’écria le jeune sous-lieutenant, après avoir embrassé le colonel, j’arrive d’un temps de trot !… Je suis furieux ! oh ! furieux !…

— Et pourquoi donc, mon Henri ? interrompit Mme  Cardignac, dont la silhouette de femme élégante et simple venait de s’encadrer dans la porte.

— Mais, petite mère, il y a de quoi !… Comprends-tu que mon colonel ne veut pas me proposer pour le 13e chasseurs de l’armée d’Afrique !

Et il ajouta, d’un ton dépité :

— Il dit que je suis trop jeune, que je manque d’expérience, de… Est-ce que je sais, moi !… d’un tas de choses !… Bref, je suis désolé… désespéré !… J’ai eu beau insister… Rien ! Inébranlable !… Mais enfin, mon colonel, ai-je dit, je suis solide, et puis je suis fils de soldat : mon père, que vous connaissez bien, n’a pas été trouvé trop jeune quand il est parti à douze ans pour Valmy, comme tambour à la 9e demi-brigade ![1].

Le colonel Cardignac sourit.

— Ah ! Tu lui as dit cela, à mon ami Nérac ?

— Oui, père… Mais ça ne l’a pas décidé.

— C’est bon, reprit le colonel ; dis à ton soldat de mener les chevaux à l’écurie. Nous allons déjeuner et ensuite j’irai avec toi voir Nérac.

— Oh ! merci, père… merci !

Mme  Cardignac eut un sourire triste ; un nuage passa sur son front où ondulaient des cheveux presque blancs.

— Oh ! mon pauvre petit, murmura-t-elle, n’as-tu pas le temps de partir ?

— Ah ! sapristi, s’écria le colonel en riant, ma bonne Lise, tu es toujours la même !… Laisse-le faire ! Je me retrouve en lui… Et toi ! est-ce bien la peine d’avoir fait campagne ensemble à Valmy et à Mayence pour avoir de ces tristesses ?… Allons donc ! embrasse-moi et embrasse-le, ton soldat ! Car c’est un vrai soldat, je t’en réponds, et qui a du sang dans les veines !

On déjeuna, tout en causant de Jean qui, forcé de terminer son stage à L’École d’artillerie, ne pourrait, lui, partir avec son frère le cavalier.

Ensuite le colonel fit seller « Moskowa », sa jument normande ; puis tous deux, le père droit en selle, et à son côté le fils, élégant et souple dans son frac vert foncé, partirent au grand trot pour Saint-Germain.

Après quelque résistance, l’ancien colonel du 1er  grenadiers ayant fini par fléchir le colonel Nérac qu’il avait connu jeune lieutenant pendant la campagne de Russie, Henri Cardignac fut porté au choix pour faire partie du régiment de cavalerie de marche en formation.

Voilà comment, mes enfants, le sous-lieutenant Cardignac, que son père avait tenu à accompagner jusqu’à Toulon, s’embarquait, le 9 mai 1830, avec vingt chasseurs, sur le brick l’Aventure, partait avec quarante-huit heures d’avance sur la flotte de l’amiral Duperré, et venait échouer, dans la nuit du 15, sur la terre d’Afrique, dans les dramatiques circonstances que je viens de vous raconter.


Le rivage sur lequel les naufragés de l’Aventure avaient pris pied, était une plage mi-sablonheuse, mi-rocheuse, qui formait vers l’intérieur une demi-circonférence. À l’endroit le plus large, la bande de sable mesurait environ trois cents mètres, puis s’amincissait vers ses extrémités, et se soudait avec des rochers presque abrupts.

Au-delà de ce croissant dénudé, le terrain s’élevait rapidement, émaillé de roches arides et de bouquets d’arbustes.

C’est dans ces massifs de cactus, d’arbousiers, de jujubiers, de palmiers nains, que notre ami Cardignac venait de disposer ses sentinelles.

Cette besogne de première nécessité accomplie, il revint vers le petit groupe d’officiers : le commandant d’Assigny venait de les réunir en conseil.

Tout d’abord, on reconnut l’impossibilité de regagner le brick échoué, car déjà sa carcasse commençait à disparaître presque entièrement, recouverte par la mer.

Après une courte discussion, il fut convenu que, dès le lever du soleil, on déterminerait le point exact où l’on se trouvait : c’était heureusement chose facile, car de Nessy avait pu emporter une boîte d’instruments contenant sextant et boussole ; on se mettrait alors en marche le long de la côte, jusqu’à ce qu’on arrivât en vue de la flotte de blocus. À ce moment on essaierait, à l’aide des canots qui, eux, suivraient en mer le mouvement, de se mettre en communication avec la flotte, dans le but d’obtenir du secours et l’envoi d’embarcations.

Ce plan venait d’être adopté à l’unanimité, lorsque tout à coup, émergeant au-dessus de la silhouette rocheuse qui terminait le croissant de la plage, une fusée rouge apparut !… Elle éclata avec ce bruit assourdi particulier aux pièces d’artifice… puis, au bout de quelques secondes, sa gerbe, étincelante comme une cascade de pierres précieuses, s’éteignit.

Tous les regards s’étaient dirigés du côté de ce signal.


Gœlder frappait comme un forcené.

— Une fusée de détresse ! murmura le commandant d’Assigny.

— Oui, commandant ; vous êtes sûrement dans le vrai ! s’écria Henri, se rappelant soudain le brick le Silène, entrevu par lui pendant la tempête.

Et rapidement il raconta ce qu’il avait vu.

— C’est bien ça, commandant, dit à son tour le maître-timonier qui, lui aussi, avait aperçu le Silène ; — le lieutenant a raison : c’est sans doute le brick qui demande secours…

— Il faut s’en assurer immédiatement ! ordonna M. d’Assigny. Il doit être très près de la côte, contre cette pointe-là, à droite : lieutenant Cardignac, allez-y vous-même avec une patrouille.

Cinq minutes plus tard, Henri, le maréchal-des-logis Goelder et cinq, chasseurs, se dirigeaient vers le point où était apparue la fusée.

Les officiers, les matelots et le reste des chasseurs, silencieux, le cou tendu dans la direction que la patrouille avait prise, attendirent fiévreusement son retour.

Un quart d’heure s’était à peine écoulé, qu’au milieu du silence que coupait seul le chuchotement de quelques conversations à voix basse, l’écho renvoya aux naufragés le bruit bien distinct de coups de feu isolés.

Une action était engagée là-bas, derrière les rochers, car des lueurs rouges zébraient leur crête noire.

Sans doute l’équipage du Silène, débarqué, lui aussi, se trouvait aux prises avec un groupe arabe.

Le parti du commandant d’Assigny fut rapidement pris.

— De Nessy ! formez tout votre monde en une seule colonne et… En avant !

Cet ordre s’exécuta avec rapidité.

— En avant ! En avant ! s’écria le commandant en tirant son épée.

Cet appel était bien inutile, car tous, chasseurs et matelots, se sentaient emportés par un même élan d’énergie. Tout à coup, un chasseur tomba. En même temps, des branches d’arbustes se cassèrent avec un bruit sec.

— Nous y sommes ! dit simplement de Nessy.

Il n’y avait pas à s’y tromper : les balles sifflaient, la mort planait sur la petite troupe. On entendait nettement, traversant les fourrés, les cris gutturaux des Arabes, mêlés à des exclamations françaises.

Une voix énergique — celle de Cardignac — donnait des ordres :

— Par ici, les chasseurs !… Défilez-vous !… Tonnerre ! Ne vous laissez pas cerner !…

— Nous voilà !… nous voilà !… Tenez ferme ! cria de Nessy ; nous arrivons.

Un dernier élan des nôtres les porta jusque sur le terrain même de la lutte.

Il était temps !

Sur les sept hommes partis en patrouille ; trois seulement restaient : Cardignac, Goelder et un chasseur. Encore est-il que ce dernier portait au front une longue estafilade.

Entourés par une bande de Kabyles, ils se défendaient à coups de sabre, à coups de crosse de carabine ; et la résistance de ces trois soldats était vraiment admirable et terriblement rude, car un tas de cadavres d’Arabes formait autour d’eux un rempart.

L’arrivée du renfort amené par le commandant jeta un instant le désarroi parmi les assaillants ; on put recueillir les trois braves. Mais, après une courte panique, les bandes arabes, un moment rompues, se ressoudèrent et reprirent l’offensive, et, comme ils avaient pour eux le nombre, l’héroïque phalange des naufragés de l’Aventure dut rétrograder vers les canots.

Ce fut une retraite terrible, car on eut rapidement épuisé les munitions. Serrés en un petit groupe compact, on se défendait maintenant à l’arme blanche, au sabre ou à la hache d’abordage.

Tant qu’on fut au milieu des bouquets d’arbres, on pouvait résister encore ; mais, en atteignant la plage, terrain découvert et en contre-bas, la lutte devint par trop inégale.

Alors, au milieu des rauques clameurs des Kabyles et des coups de pistolet des assaillants, M. d’Assigny, qui avait conservé un calme étonnant, prit une résolution définitive.

— Allons ! dit-il, l’honneur est sauf, tâchons de sauver au moins une partie des nôtres !

Puis, après un silence :

— Lieutenant Cardignac, rassemblez ce qui vous reste de chasseurs ; de Nessy, prenez vingt de vos hommes et gagnez rapidement les canots… embarquez et prenez le large !

— Jamais ! commandant !

Ces mots furent lancés d’une voix terrible, par le jeune sous-lieutenant de chasseurs.

Sans coiffure, les vêtements déchirés, les traits convulsés par l’énergie déployée dans cette lutte atroce, Henri Cardignac était véritablement beau, d’une beauté sauvage.

Les yeux brillaient, ardents, dans son visage noirci de poudre ; son sabre, qu’il maniait avec fureur, était rouge jusqu’à la garde, son gant à crispin était rouge aussi. Et près de lui, Goelder, les sourcils froncés, l’œil cruel, ne disait mot, mais frappait comme un forcené.

À l’ordre de son commandant, de Nessy, très calme, n’avait pas répondu, mais il ne l’exécuta point.


Un janissaire.
Un pâle sourire plissa les lèvres de M. d’Assigny.

— Braves jeunes gens ! murmura-t-il tout bas.

Tout en combattant, la petite troupe avait gagné l’extrémité du croissant formé par la plage, et les deux canots, montes chacun par trois hommes et dirigés du même côté, n’étaient plus qu’à trente mètres d’eux.

— De Nessy, répéta le commandant d’une voix vibrante, embarquez ; je le veux !

— Pardonnez-moi, commandant, dit l’officier de marine ; c’est la première fois que je vais désobéir, mais c’est aussi la dernière : je ne puis !…

— Et vous, Cardignac !

Mais le jeune officier n’était plus à ses côtés ; rassemblant les vingt chasseurs qui lui restaient, il s’était rué avec eux contre les Kabyles et venait de les faire reculer d’une centaine de mètres.

C’était un répit de quelques minutes.

Alors le commandant désigna les hommes qui devaient embarquer. Il les connaissait tous comme s’ils eussent été ses enfants, car depuis quatre ans il commandait l’Aventure.

— Toi, Ribière, tu as deux enfants ! Et toi, Tevenenc, tu viens de te marier… Et toi aussi, Noël, ta vieille mère n’a que toi… Allons… c’est l’ordre ; embarquez…

Et devant leur muette hésitation :

— C’est l’ordre, répéta-t-il de la voix de commandement qu’il avait aux heures graves ; obéissez !…

Puis à un vieux timonier qu’il venait de désigner :

— L’escadre doit-être là ! dit-il en montrant le nord-ouest ; gouverne de ce côté, et raconte à l’amiral ce qui est arrivé.

Il n’eut pas le temps d’en dire plus : trente-cinq hommes venaient de gagner les canots et les poussaient au large ; le jour se levait ; les Arabes, voyant une partie de leur proie leur échapper, quittaient la lisière de cactus derrière laquelle ils avaient été refoulés, et Cardignac, emporté par leur remous, reculait avec son monde, diminué de moitié.

Quelques minutes après, l’héroïque petite troupe était noyée dans la masse des assaillants. Vingt bras s’abattirent sur chacun d’eux ; des ceintures, des lanières de fouet, des courroies en poil de chameau, s’enroulèrent autour de leurs poignets.

Cardignac, qui se défendait comme un lion blessé ; fut soudain immobilisé par un burnous qu’on lui jeta sur la tête…

Et bientôt, sur la plage qu’éclairaient maintenant les premières lueurs de l’aurore, ceux des nôtres qui avaient survécu à la tuerie étaient étendus côte à côte, étroitement entravés, le visage couvert d’un bâillon, pendant que les Kabyles exhalaient bruyamment la joie de leur triomphe en un jargon incompréhensible, ponctué de mimiques bizarres.

Le commandant d’Assigny, de Nessy, Henri Cardignac et trente et un matelots ou soldats survivants étaient prisonniers des Arabes !

  1. Voir Jean Tapin.