Histoire d’une famille de soldats 2/12


CHAPITRE XII

devant le conseil de guerre


L’entrée de Lucienne en religion avait rempli d’une mélancolique amertume le cœur de Henri Cardignac. Il essaya de lutter contre l’obsédante vision, mais le calme de la vie de garnison et le terre à terre du service journalier en France ne pouvaient apporter à cette âme ardente la diversion nécessaire. Il eût fallu, pour qu’il oubliât le rêve entrevu, les chevauchées et les rudes émotions des premières années de la conquête algérienne ; et soudain, la nostalgie le reprit de ce merveilleux pays d’Afrique où l’air est toujours pur, le ciel toujours bleu et où les horizons, démesurément reculés, emportent l’âme dans des rêveries pleines de douceur.

« Pierre qui roule n’amasse pas mousse », dit le proverbe : or, il semble bien que, dans la vie militaire, le proverbe mente, car ce sont les officiers qui roulent le plus, du Soudan au Tonkin et du Dahomey à Madagascar, qui amassent le plus d’avancement, de campagnes et d’expérience. Henri, plus fait pour la vie nomade que pour la vie de famille, résolut donc de retourner en Algérie.

Son protégé, Pierre Bertigny, malgré quelques escapades au 9e cuirassiers, avait été nommé brigadier deux ans après son engagement. On n’arrivait pas alors à ce grade aussi vite qu’aujourd’hui, où huit à dix mois suffisent le plus souvent à qui veut travailler et se bien conduire.

Il était maintenant dans sa quatrième année de service et proposé pour maréchal des logis ; c’était un garçon superbe, à la figure résolue, aux traits énergiques, cavalier consommé et d’une force peu commune à tous les exercices du corps.

Il tenait de ce côté tout ce qu’il promettait à La Flèche ; mais il n’avait pu se débarrasser de son défaut principal, qui était de répondre toujours, et quand même, aux observations qui lui étaient faites. Son caractère, jadis indomptable, s’était plié aux exigences de la discipline militaire ; toutefois s’il acceptait sans sourciller les ordres ou les reproches de ses officiers, il arrivait difficilement à se contenir lorsqu’il avait affaire à un sous-officier dont il jugeait l’éducation inférieure à la sienne, et qui ne mettait pas dans la forme de ses apostrophes toute la correction voulue.

De plus, le hasard d’une permutation avait voulu qu’il retrouvât, au 9e cuirassiers, son ancien Delnoue, celui qu’il avait si magistralement bourré de coups de poing, le premier jour de son entrée à La Flèche.

Delnoue, qui n’avait pas non plus réussi à Saint-Cyr, était maréchal des logis-chef, par Conséquent le supérieur de Pierre, et, pour comble de malchance, dans le même escadron que lui. Or, il faut bien avouer qu’il n’avait pas oublié, bien que l’histoire fût déjà lointaine, la blessure d’amour-propre qu’il avait subie tout enfant, en se voyant « roulé », lui ancien, devant tous ses camarades, : par un melon, un melon saumâtre, comme on disait au Prytanée.

Il avait d’abord fait bonne figure à Pierre ; mais en plusieurs occasions, ce dernier avait peu-à-peu senti percer, dans la sécheresse des ordres donnés ou la fréquence des observations faites, l’animosité d’autrefois et il s’en était ouvert à son protecteur en lui demandant à changer d’escadron.

« Non, avait répondu nettement le commandant Cardignac : un soldat ne permute pas parce que tel ou tel de ses supérieurs lui déplaît ; où en serions-nous si de pareilles pratiques étaient admises dans l’armée ? Pourquoi pas tout de suite le suffrage universel pour les soldats, avec le droit de choisir leurs officiers ?

— Tu es assez vieux maintenant pour résister à un accès de mauvaise humeur ; oblige-toi au calme : c’est la plus belle qualité du soldat de carrière, et obéis à ce Delnoue avec plus de correction encore qu’à tes autres gradés. »

Pierre se l’était tenu pour dit et avait refoulé ses sentiments d’antipathie ; lorsqu’il avait affaire dans le service à son ancien camarade dont, je me hâte de le reconnaître ici, le caractère n’était ni loyal ni généreux, il prenait l’attitude militaire, les mains dans le rang, les talons joints, écoutait sans broncher les choses plus ou moins désagréables qui lui étaient servies, faisait demi-tour par principes et s’en allait.

Ce fut alors que Pierre regretta de n’avoir pas travaillé à La Flèche ; que de fois, à la suite d’un de ces efforts douloureux faits pour se dominer, il se répéta :


Pierre prenait l’attitude militaire et écoutait.
« Si j’avais réussi à Saint-Cyr je serais aujourd’hui sous-lieutenant et c’est moi qui serais le supérieur de Delnoue ».

Cette manière d’être avait pour résultat d’exaspérer le maréchal des logis-chef qui, dans le regard droit et brillant de Pierre Bertigny, lisait sans effort toutes les réflexions dédaigneuses de son subalterne et n’en devenait que plus acerbe et plus agressif.

Je me hâte d’ajouter, mes enfants, que je n’approuve pas cette réflexion-là : que Pierre regrettât le temps perdu et le retard qui en était la conséquence dans son avancement, rien de plus légitime ; mais ce regret ne devait pas être provoqué par le désir de dominer à son tour le supérieur dont il subissait péniblement l’autorité. — L’ambition, je parle de celle qui est noble et légitime, doit reposer sur des mobiles moins misérables que celui-là.

Pourtant, notre-brigadier avait victorieusement résisté à toutes les impulsions de son ardente nature tant qu’il avait senti, dans son voisinage immédiat, l’appui et la surveillance du commandant Cardignac. L’affection qu’il éprouvait pour son sauveur et son éducateur était telle, qu’il se sentait capable de tous les héroïsmes pour obtenir de lui un sourire approbateur, et il voyait approcher le jour où il allait être nommé maréchal des logis, c’est-à-dire sortir de l’ornière, vivre dans un milieu plus relevé et se rapprocher comme grade de son ennemi intime, lorsqu’un matin le commandant Cardignac, dont il redoutait d’ailleurs les projets de départ, vint les lui confirmer. C’était dans les premiers jours du mois d’octobre 1853.

— Je retourne aux chasseurs d’Afrique, Pierre, annonça-t-il. Qu’en dis-tu ?

— Oh ! mon commandant, mon commandant !

— Sois tranquille, j’ai pensé à toi et tu ne tarderas pas à m’y rejoindre.

— Quel bonheur !…

— Oui, aussitôt que tu auras le galon d’argent, je te trouve un permutant à mon nouveau régiment, le 3e, et tu me rejoindras à Constantine.

La physionomie franche et riante de Pierre exprima aussitôt un si douloureux désappointement que son père d’adoption en fut touché, et lui mettant les deux mains sur les épaules :

— Allons, Pierrot, reprit le commandant qui ne lui donnait ce surnom de son enfance que quand il voulait lui marquer de l’affection, allons, mon ami, c’est le moment de prendre ton courage à deux mains et de faire preuve de caractère. — Je te le répète : le colonel te nommera en décembre, au plus tard en février 1854, si ta conduite se maintient ce qu’elle est : c’est promis… Donc, dans le courant de janvier, de mars au plus tard, tu t’embarqueras pour l’Afrique : c’est dit.

Mais le jeune brigadier hocha la tête.

— Quand vous ne serez plus là, dit-il à voix presque basse, il me cherchera et il n’aura pas de peine à trouver des motifs de punition, surtout maintenant qu’il est adjudant… Donc je ne serai jamais nommé… alors je ne vous verrai plus… et…

Il n’acheva pas : une grosse larme venait de perler dans ses yeux, et Henri Cardignac, remué par cet attachement si profond, lui prit les deux mains.

— Grand enfant, va ! sois tranquille : il ne te cherchera pas, répéta-t-il, en employant à dessein cette expression familière au soldat, qui s’imagine qu’un supérieur cherche les occasions de le prendre en faute. Je lui parlerai, à ce terrible adjudant ; de plus, ton capitaine, M. Richard, prévenu de nouveau par moi, aura l’œil sur vous deux et empêchera les abus d’autorité. Et comme Pierre ne lui paraissait pas encore convaincu :

— Ce n’est pas tout, reprit le commandant Cardignac ; puisque tu lis les gazettes de temps en temps, tu as dû voir que les choses allaient fort mal entre nous et la Russie… À mon avis, la guerre est fatale d’ici à quelques mois : s’il y a un corps expéditionnaire envoyé pour soutenir la Turquie, comme tout le fait prévoir, je me débrouillerai pour en faire partie, dussé-je aller trouver moi-même le Maréchal de Saint-Arnaud : et, si j’y vais, je t’emmène : j’espère que cette promesse-là te fera patienter mieux que tout le reste.

— Oh ! oui, mon commandant : une guerre en Europe… Il y a si longtemps !…

— Oui, et puisque nous en parlons, je dois te dire que c’est une guerre que je n’approuve pas, car la Russie a déjà porté malheur à notre grand Napoléon, qui a reconnu à Sainte-Hélène son erreur de 1812. La Russie est notre alliée naturelle ; or, la fatalité veut que nous combattions contre elle avec l’Angleterre qui, elle, est notre ennemie bien plus naturelle encore, sauf quand elle a intérêt à nous faire tirer les marrons du feu.

— Pourtant, mon commandant, on dit que les Russes veulent prendre Constantinople…

— Et puis, après ? Qu’ils prennent donc Constantinople, et entendons-nous avec eux pour avoir aussitôt une compensation dans l’Empire turc démembré, la Tunisie d’abord, qui est le prolongement de l’Algérie, puis l’Égypte qui est française depuis la conquête de 1798.

Que l’ambition des Russes gêne la Grande-Bretagne qui craint toujours de se voir supplantée dans la Méditerranée et qui veut maintenir libre la route de l’Inde, je le comprends ; mais pourquoi aller faire le jeu de ces égoïstes d’Anglais contre ces braves Russes, qui ont joliment raison de poursuivre l’exécution du testament de Pierre le Grand ?

— Le testament de Pierre le Grand ? répéta Bertigny, interrogateur.

— Paresseux que tu es, fit le commandant en riant ; si tu avais « pompé » jadis ton histoire, tu saurais que ce Tsar russe, le plus grand de la dynastie des Romanoff, a donné comme objectif essentiel à ses descendants la prise de Constantinople… Et sois tranquille, un jour ou l’autre, avec nous ou contre nous, les volontés du grand testateur seront exécutées !… Mais tu me fais bavarder au moment où je suis dans le coup de feu de mes visites d’adieu… à bientôt donc, mon Pierrot, et courage !…

Henri Cardignac ne s’était pas trompé. La guerre menaçante entre le Tsar Nicolas et la Turquie allait amener la France et l’Angleterre à intervenir.

Déjà d’ailleurs Russie et Turquie étaient aux prises : l’armée russe du prince Gortchakof avait envahi ce qu’on appelait alors les Principautés, c’est-à-dire la Moldavie et la Valachie, réunies aujourd’hui sous le nom de royaume de Roumanie, avec Bucharest comme capitale.

Les flottes françaises et anglaises avaient répondu à cette agression en allant occuper le mouillage de Beikos, au débouché du Bosphore dans la mer Noire.

Puis, le 30 novembre 1853, la flotte russe détruisait la flotte turque à Sinope ; le 4 février de l’année suivante, la guerre était déclarée à la Russie par la France et l’Angleterre, et le Maréchal de Saint-Arnaud, cédant le portefeuille de la guerre au Maréchal Vaillant, allait prendre le commandement des premières troupes, jetées à la hâte sur le territoire turc, pour arrêter la marche de Gortchakof.

En toute hâte, deux divisions étaient constituées sous les ordres du général Canrobert et du général Bosquet : deux autres allaient suivre. Le général Morris commandait la division de cavalerie qui devait comprendre des dragons, des cuirassiers et des chasseurs d’Afrique : ces derniers étaient sous les ordres du général d’Allonville qui désignait trois escadrons pour être embarqués de suite, et, parmi eux, l’un des deux escadrons de Henri Cardignac : car vous n’ignorez pas, mes enfants, qu’un chef d’escadrons de cavalerie commande à deux escadrons, c’est-à-dire à un demi-régiment, chaque escadron étant sous les ordres directs d’un capitaine commandant.

En apprenant cette désignation qu’il n’avait même pas eu la peine de solliciter, notre ami, malgré ce qu’il pensait de l’inopportunité de cette guerre, fut au comble de la joie : on n’empêchera jamais un militaire d’aimer la guerre pour elle-même : c’est dans le sang, surtout dans le sang d’un peuple qui, comme le nôtre, est né, a grandi et ne peut se maintenir que par la guerre. Aussi, tout en conservant une grande sympathie pour les Russes — sympathie que vous verrez d’ailleurs réciproque, même au plus fort du siège de Sébastopol — et tout en se rappelant qu’un russe, Moïloff, le moujik, avait jadis sauvé son père, après le passage de la Bérésina[1], Henri Cardignac ne s’en préparait pas moins à leur porter de bons coups de sabre, comme il sied à un cavalier français.

Il allait donc s’embarquer à Bône dans les derniers jours de mars, un peu inquiet seulement de n’avoir pas, depuis quelque temps, la moindre nouvelle de Pierre Bertigny et de ses galons, lorsqu’il reçut du capitaine Richard, du 9e cuirassiers, la terrifiante lettre que voici :


« Mon commandant,

« J’ai la douleur de vous apprendre que votre protégé Bertigny (no mle 4254) est en prévention de conseil de guerre pour un motif accablant : Voies de fait envers un supérieur dans le service.

C’est la mort ! Article 223 du Code de justice militaire.

« Vous seul pouvez le sauver en prenant sa défense : c’est l’avis de tous ici.

« Le général de division n’a pas encore donné l’ordre d’informer, mais cet ordre ne saurait faire aucun doute.

« Je suis, comme officier de police judiciaire, chargé de la première instruction et je vais essayer de gagner trois ou quatre jours ; puis le dossier sera transmis au général de division pour l’ordre d’informer ; mais avant que le rapporteur ait procédé aux interrogatoires, et que le général ait donné l’ordre de mise en jugement, vous aurez le temps d’arriver !

« Dieu veuille que vous le puissiez !

« Bertigny est en cellule :. on lui a dit qu’il avait le droit de choisir un défenseur et il ne veut entendre parler que de vous ; si vous ne pouvez l’assister, il faudra lui en désigner un d’office.

« Je lui ai dit que je vous écrivais et j’ai deviné l’interrogation muette de son regard : « Viendra-t-il ? » car vous êtes pour lui un père et une Providence tout à la fois !…

« Venez vite, mon commandant !

« Votre respectueux subordonné,
« Capitaine richard. »


En recevant cette lettre, Henri Cardignac fut atterré, et la joie de faire partie du corps expéditionnaire fit place chez lui à l’angoisse la plus poignante.

Que faire ? Renoncer à s’embarquer avec son escadron, céder ; sa place à un autre et courir, à Tours, pour remplir ce qu’il considérait comme un devoir.

Oui, il ne pouvait hésiter : ce malheureux qu’attendait le poteau d’exécution était son enfant adoptif, son œuvre à lui : il ne pouvait l’abandonner à une heure aussi terrible.

Il alla trouver le général d’Allonville, commandant la brigade, lui montra la lettre du capitaine Richard et lui exposa ses intentions.

— Je regrette vivement pour vous ce contre-temps au moment d’un départ en campagne, lui répondit le général ; mais je suis obligé de vous remplacer.

— L’escadron pourrait partir avec son capitaine commandant, hasarda Henri qui connaissait le caractère entier de son chef ; je ferai tout pour le rejoindre en Turquie, après la séance du conseil de guerre.

— L’ordre est que le chef d’escadrons parte en même temps pour se trouver là-bas quand arrivera le deuxième échelon : pouvez-vous me répondre d’y arriver quelques jours après ?

— Non, évidemment, mon général ; mais…

— Alors, il est inutile d’insister, je vous remplace… les candidats ne manquent pas.

La mort dans l’âme, Henri se retira, et le soir même s’embarquait pour la France.


On ne voyait fonctionner que des petites lignes.
Jamais devoir ne lui avait paru aussi amer. Que de soucis et de sacrifices lui avait déjà coûtés ce malheureux enfant ! Mais l’image de Lucienne s’interposa et il ne songea plus dès lors qu’aux moyens d’arriver à temps.

Pour comble de malheur, la traversée fut horrible et dura six jours ; en débarquant, le commandant Cardignac ne put même envoyer à Tours un télégramme annonçant son arrivée, car le télégraphe était accaparé par le gouvernement pour la correspondance officielle relative à la guerre. C’était d’ailleurs toujours le télégraphe aérien de Chappe, celui qui avait annoncé à la Convention, comme première dépêche, la prise de Condé sur les Autrichiens. C’était encore le télégraphe aérien d’ailleurs qui, avant de disparaître pour toujours devant le télégraphe électrique naissant, allait jeter son dernier éclat en servant à la transmission des dépêches pendant la guerre de Crimée.

À Port-Vendres où le voilier qui portait Henri Cardignac dut relâcher, il n’y avait pas encore de chemins de fer. Ce nouveau mode de locomotion, qui, en Angleterre, se développait sans arrêt depuis 1830, avait beaucoup de mal à pénétrer en France.

M. Thiers lui-même, alors ministre des Travaux publics, avait déclaré, avec beaucoup d’assurance, que les chemins de fer ne pourraient jamais relier entre elles des villes séparées par de grandes distances : tout au plus pouvaient-ils, d’après lui, servir au transport des voyageurs dans la banlieue de Paris.

Aussi n’avait-on vu fonctionner, jusqu’en 1842, que les petites lignes de Saint-Étienne à Lyon, la première construite en 1826, par Marc Séguin ; puis celle d’Alais à Beaucaire en 1833 ; celle de Paris à Saint-Germain en 1837, et les deux lignes de Paris à Versailles, rive droite et rive gauche en 1838.

Ce fut en 1842 seulement que commença la construction des grands réseaux du Nord, du Midi, de l’Est, de l’Ouest, d’Orléans et de Paris-Lyon-Méditerranée.

Sur la dernière ligne, de Marseille à Paris, les trains marchaient déjà à la vitesse de quarante kilomètres à l’heure lorsque Henri Cardignac la rejoignit à Avignon. Arrivé à Paris en trente heures, alors que le même trajet s’exécute aujourd’hui en dix heures, il sauta dans le train d’Orléans et arriva à Tours neuf jours après avoir quitté l’Afrique.

C’était le soir : il était harassé, couvert de poussière, mais il ne sentait pas la fatigue. Arrivait-il encore à temps ?

Grâce au chemin de fer, il pouvait l’espérer.

Le cœur battant à coups précipités, il se hâta vers le quartier de cavalerie, se fit reconnaître du maréchal, des logis qui commandait le poste de police et le pria d’envoyer chercher l’adjudant de semaine.

Celui-ci se présenta aussitôt.

— Le brigadier Bertigny, demanda le commandant est-il toujours en cellule ?

Sa voix tremblait en faisant cette question.

Son angoisse redoubla en ne recevant pas de réponse immédiate.

Le jugement était-il déjà rendu ? c’était chose possible ; car, au moment d’une déclaration de guerre, les tribunaux militaires fonctionnent avec une rapidité plus grande qu’en temps normal,

Delnoue !… c’est vous ?

Il réitéra sa question, et, saisissant le falot que portait le brigadier de garde, il le dirigea sur l’adjudant qui, les talons sur la même ligne, immobile comme une statue, semblait aussi ému que le commandant lui-même.

Et soudain, Henri le reconnut :

— Delnoue ! s’écria-t-il… c’est vous ?

Henri ne connaissait aucun détail du crime militaire imputé à Pierre, sinon que le brigadier avait frappé un supérieur dans le service ; mais, dès la première minute, il n’avait pas eu le moindre doute sur l’identité du supérieur en question : ce ne pouvait être que le sous-officier haineux, à qui il avait maintes fois reproché ses mesquines et basses rancunes.

L’attitude de Delnoue confirmait ses prévisions. Le sous-officier semblait pétrifié.

— Où est Bertigny ? répéta l’officier d’une voix brève.

— En cellule, mon commandant.

— Et le Conseil de guerre ?

— C’est pour demain !

— Demain ?

Henri respira : au moins il arrivait à temps.

— Vous pouvez être fier de votre œuvre, Delnoue, fit-il après un instant de silence.

Et comme le sous-officier, les yeux à terre, voulait répondre…

— Écoutez-moi, adjudant, reprit Henri d’une voix cinglante : Vous avez commis une infamie ; oui, une infamie, en poussant au crime ce garçon dont vous connaissez l’irritabilité et le caractère difficile. Vous avez déshonoré les galons que vous portez, en abusant de l’autorité qu’ils vous donnaient pour exaspérer un inférieur ; et comme sans doute cette basse vengeance était préméditée, savez-vous quelle épithète je vous inflige ? La plus terrible que je connaisse dans l’armée : celle de lâche !

— Oh ! mon commandant, mon commandant ! bégaya Delnoue.

— Oui, reprit l’officier, le gradé qui martyrise le soldat, de même que l’ancien qui martyrise la recrue et qui arrive ainsi à lui rendre le service militaire odieux, ce gradé-là est un lâche d’abord, car il ne risque rien, et c’est un mauvais Français ensuite, quand il arrive au sinistre résultat que vous avez atteint, car il enlève à son pays, pour le jeter à la honte, un soldat

qui ne demandait qu’à bien servir !… Heureusement, les misérables tels que vous sont rares… mais soyez tranquille Delnoue, le mal que vous avez fait retombera un jour sur votre tête !…

Il tomba à genoux.

« Et maintenant, conduisez-moi à la prison. »

Dès les premiers mots de cette virulente apostrophe, le brigadier, remettant les clefs des cellules à l’adjudant, s’était retiré discrètement. Delnoue suivit l’officier, effondré, titubant comme un homme ivre.

Quand ils furent dans la cour étroite des locaux disciplinaires :

— Mon commandant, fit Delnoue d’une voix étranglée… je vous en conjure, écoutez-moi… je ne veux pas excuser ce que j’ai fait… je n’en dors plus… Mais si vous saviez combien je le regrette !

— Il est bien temps !

— Et combien je voudrais le réparer ?

Henri regarda l’adjudant ; sa figure convulsée attestait sa sincérité.

— Vous voudriez racheter votre faute, interrogea-t-il ?

— Oui, mon commandant.

— Même au prix de vos galons.

— À quelque prix que ce soit !

— Je vous crois, dit l’officier après un moment de silence… Il est peut-être encore temps : venez au réveil me trouver au bureau du 2e escadron. Je vous en indiquerai le moyen… Maintenant, donnez-moi la clef : je veux être seul avec ce malheureux.

Quand l’adjudant se fut éloigné, le commandant Cardignac tira le lourd verrou de la cellule du no matricule 4254, et dirigea le falot à l’intérieur, restant ainsi lui-même plongé dans l’ombre. Pierre ne dormait pas ; assis sur le rebord du lit de camp qui lui servait de couchette, vêtu d’une tenue de corvée, il tenait sa tête dans ses mains et ne bougea pas quand la porte s’ouvrit.

Très ému, Henri le regarda un instant, puis d’une voix très douce :

— Pierrot, fit-il, c’est moi !

Au son de cette voix, lui rappelant son nom d’enfant, le nom des jours heureux d’autrefois, l’infortuné se redressa comme s’il eût été frappé par une décharge électrique.

Il voulut crier, mais un sanglot lui contracta la gorge, et, les bras étendus, il tomba à deux genoux aux pieds de l’officier.

— Relève-toi, mon enfant, dit Henri Cardignac. Je ne suis pas venu d’aussi loin pour te faire des reproches, mais pour te sauver, si c’est encore possible.

— Oh ! mon commandant, mon commandant, c’est vous !… fit enfin le jeune brigadier… Je n’espérais plus… quel bonheur !

Et je vous assure, mes enfants, que devant l’explosion de cette affection si vraie, en entendant ce mot bonheur dans la bouche de ce malheureux, tombé pourtant au dernier degré de l’infortune, Henri Cardignac éprouva une des plus grandes émotions de sa vie, tant il est exact que rien ne vaut, pour un cœur généreux, la douceur de se sentir aimé, jointe à la satisfaction de consoler une âme meurtrie.

— Lucienne est-elle au courant ? demanda Henri, car c’était la pensée qui lui était venue tout d’abord.

— Non, mon commandant ; car elle aurait cherché à me voir, certainement.

— Est-elle toujours rue du Bac ?

— Je ne le crois pas : la dernière fois que je l’ai vue, en décembre, elle parlait de son prochain départ au loin.

— Hors de France ?

— Je le crois ; mais la supérieure ne devait lui apprendre qu’au dernier moment le nom du pays où elle serait envoyée et je n’ai reçu aucune lettre d’elle.

— Il vaut mieux qu’elle ignore à jamais ce qui t’arrive, dit l’officier : et maintenant raconte-moi tout ; ne me cache rien afin que je puisse te défendre demain en connaissance de cause.

Et, s’asseyant dans l’étroite cellule auprès du malheureux enfant que le souvenir de Lucienne lui rendait encore plus cher, il reçut sa confession.


Le lendemain, grand fut l’étonnement de tous ceux qui étaient venus assister à la séance du Conseil de guerre en voyant le commandant Cardignac s’asseoir au banc de la défense.

Et tous ses camarades du 9e, son colonel en tête, vinrent lui serrer silencieusement la main.

La sympathie de l’auditoire s’accrut encore lorsqu’on apprit qu’il avait renoncé à son tour d’embarquement et à ses chances d’avancement, pendant la campagne qui allait s’ouvrir, pour défendre l’enfant sauvé jadis par lui au siège de Constantine.


Les commandements de « Portez arme ! Présentez arme ! » retentirent : la garde assemblée se figea dans l’immobilité des grands jours : un silence solennel succéda aux conversations, et les membres du Conseil de guerre firent leur entrée en grande tenue.

Ils étaient sept : le colonel Michel, président ; un chef d’escadrons, deux capitaines, un lieutenant, un sous-lieutenant et un sous-officier.

Debout, sous l’effigie du Christ, dont l’injuste condamnation rappelle, à travers les siècles, aux tribunaux terrestres, l’immanente justice, les membres du Conseil attendirent, couverts et immobiles ; puis le Président se découvrit : tous en firent autant, s’assirent et le colonel, après avoir déclaré la séance ouverte, ordonna :

— Introduisez l’accusé !


Je ne sais rien, mes enfants, qui soit aussi émouvant dans sa simplicité qu’une séance de Conseil de guerre.

Sous-lieutenant, j’y étais jadis attiré par l’instinctif besoin de défendre des accusés, soldats de mon régiment : et j’ai assisté à maintes séances comme défenseur, cherchant plus souvent dans mon cœur que dans le Code les arguments capables d’atténuer la faute et de fléchir les juges.

Plus tard, capitaine et commandant, j’ai siégé comme juge, et, face à face avec ma conscience, j’ai essayé de concilier l’indulgente pitié que ressent tout officier pour le soldat coupable, avec le sentiment du devoir qui exige la répression dans l’intérêt de la discipline ; mais toujours j’ai été profondément remué par le spectacle plein de grandeur de cette justice, à la fois la plus terrible et la plus paternelle qui soit.

Terrible, car le Code militaire est impitoyable ; paternelle, car ceux qui l’appliquent aiment les malheureux qu’ils ont le devoir de châtier.

Vous entendrez dire, mes enfants :

— Est-ce que des officiers ont des notions de droit suffisantes pour s’instituer juges ? est-ce que leurs études et leurs connaissances les ont préparés à ce rôle redoutable ? Pourquoi ne pas confier la connaissance des délits et des crimes militaires aux tribunaux civils ?

Écoutez ce que répond à cette objection un Maréchal de France :

« La justice militaire est le complément obligé des moyens de discipline : aux mains de qui son exécution doit-elle être confiée ? Aux mains de ceux qui sont chargés du maintien de cette discipline, qui, chaque jour, en sentent le besoin et en remplissent les devoirs : aux officiers de l’armée active. »

D’ailleurs, sachez que ceux des officiers qui remplissent, dans ces Conseils, les fonctions de rapporteur, c’est-à-dire de juge d’instruction et de commissaire du Gouvernement, c’est-à-dire de Ministère public requérant l’appli


Pierre entra, encadré de deux cuirassiers, sabre au clair.

cation des lois, ceux-là n’ont pas un rôle transitoire comme celui des juges

eux-mêmes, nommés pour six mois seulement. Les rapporteurs sont nommés pour plusieurs années, et les commissaires du gouvernement sont, généralement, des officiers en retraite, qui prolongent leur carrière dans cet emploi : les uns et les autres ont de l’expérience en matière judiciaire et connaissent la loi.

Quant aux officiers du Conseil lui-même, c’est-à-dire à ceux qui absolvent ou condamnent, il leur suffit, pour bien juger, étant donnés tous les éclaircissements qui sont mis sous leurs yeux, d’avoir le sentiment de l’Honneur et celui de leur responsabilité envers la Patrie. Or, ces deux mots : Honneur, Patrie, sont sur nos drapeaux : ils règlent notre vie et nul n’a le droit de soupçonner notre conscience ! Pierre Bertigny entra, encadré de deux cuirassiers, sabre au clair. Il jeta sur Henri Cardignac un long regard reconnaissant, et, calme désormais en sentant son protecteur à ses côtés, il s’avança vers la barre. Il entendit la lecture, par le greffier, de l’ordre de mise en jugement, répondit simplement aux questions qui lui furent posées par le Président sur ses nom, prénoms, âge, grade et lieu de naissance ; puis le Président ordonna :

— Lisez le rapport.

Ce rapport, ou acte d’accusation, était d’une brièveté remarquable et en même temps d’une concision terrible.

Il y était dit que l’adjudant de semaine Delnoue avait donné au brigadier Bertigny un ordre relatif au service et visant une corvée prévue par le règlement, que ce dernier avait d’abord fait un geste de mauvaise humeur tout en se mettant en devoir d’exécuter l’ordre reçu : puis, qu’à l’annonce d’une punition, méritée par son attitude indisciplinée, il s’était campé menaçant devant son supérieur, et qu’enfin, entendant celui-ci lui déclarer qu’il n’arriverait jamais sous-officier et s’attirerait au contraire une plainte en cassation, Bertigny s’était jeté sur lui comme une bête fauve et l’avait frappé à la figure.

Il avait fallu le concours de plusieurs hommes de garde, disait le rapport, pour arracher l’adjudant des mains de Bertigny, transformé en fou furieux.

« Attendu, concluait enfin le rapporteur, que, s’il n’y a pas préméditation dans les voies de fait, elles ont eu lieu néanmoins à l’occasion du service : que dans ces conditions elles revêtent une gravité exceptionnelle qui a le caractère du mépris pour l’autorité et du refus violent d’obéissance ; que ce crime a été frappé de peines redoutables dans tous les temps, déclarons qu’il tombe nettement sous le coup de l’article 223 ainsi conçu :

« Les voies de fait, exercées pendant le service ou à l’occasion du service, par un militaire envers son supérieur, sont punies de mort. »

Quand cette lecture fut terminée, un grand frisson passa dans la salle ; on eût entendu voler une mouche, et devant les yeux des nombreux soldats présents, à qui est faite fréquemment la lecture du Code militaire, passa la vision du poteau d’exécution.

Rien ne semblait devoir sauver Pierre Bertigny, car le fait brutal était là, patent, irréfragable ; les témoins allaient le certifier, l’accusé ne songeait pas à le nier : la loi ne permettait pas de l’absoudre.

— Vous avez entendu l’acte d’accusation ? demanda le Président d’une voix grave ; la loi vous donne le droit de dire tout ce qui est utile à votre défense. — Que répondez-vous ?

Pierre hocha la tête douloureusement et se tourna vers le commandant Cardignac. Que pouvait-il répondre ? Il regrettait, oh ! oui, il regrettait amèrement ! Il avait vu rouge, parce que la perte de ses galons c’était ce qu’il redoutait le plus au monde ; alors, oui, il était devenu fou de rage et il avait frappé.

— C’est tout ce que vous avez à dire ? demanda encore le Président.

— Oui, mon colonel, répondit Pierre.

Et le silence se fit plus pesant encore, car le cas se présentait sans atténuation possible : la propension à la colère n’ayant jamais été prise en considération pour diminuer la gravité d’un pareil crime.

C’était maintenant le tour des témoins ; le premier appelé fut Delnoue.

Lui aussi jeta sur le commandant Cardignac un long regard ; puis il commença sa déposition, et bientôt une émotion indicible s’empara de l’auditoire.

Car, avant d’arriver au point principal de sa déposition, il raconta tout ce qui avait amené et provoqué les voies de fait dont il avait été la victime par sa propre faute. Il raconta ses rancunes de La Flèche, et comment, en retrouvant Pierre sous ses ordres, il avait cédé lâchement au désir de les satisfaire.


Pierre Bertigny s’était rué sur l’adjudant.

— J’ai juré de dire la vérité, poursuivit-il en levant de nouveau la main vers le crucifix ; eh bien ! si cruelle qu’elle soit pour moi-même, la voici : puissé-je ainsi éviter à un innocent un châtiment immérité !

« Quand j’ai su que Bertigny n’avait plus que son galon de sous-officier à gagner pour faire partie de l’armée d’Orient, j’ai été jaloux ; j’avais moi-même essayé de partir, et, sans appui, j’avais échoué ; l’envie m’a pris et je me suis promis que, ce galon, il ne le gagnerait pas. Je connaissais son caractère difficile ; cent fois je l’excitai pour lui faire commettre un acte d’indiscipline, et cent fois je le vis avec dépit se dominer pour éviter la punition qui eût brisé ses rêves d’avenir. Alors, sous le coup d’une colère que son calme exaspérait, je m’acharnai contre lui, et ce jour-là, le 12 mars, je falsifiai le registre de service pour lui imposer une corvée qui ne lui revenait pas. — Aussitôt qu’il voulut m’expliquer que ce n’était pas son tour de marcher, je lui clouai la bouche avec une punition pour avoir osé répliquer ; voyant qu’il n’allait pas plus loin et se dominait encore, j’ajoutai en ricanant que, cette punition-là, avec le libellé que j’allais lui accoler, l’empêcherait de passer sous-officier, c’est-à-dire de partir aux chasseurs, d’Afrique.

— Alors, me dit-il, c’est donc là ce que vous cherchez depuis si longtemps ?

Je lui répondis par un nouveau ricanement, et d’un bond il fut sur moi…


En ce point de sa déposition, Delnoue s’arrêta ; il était haletant et de grosses gouttes de sueur perlaient sur ses tempes ; mais il avait juré d’aller jusqu’au-bout :

— Je dis donc, mon colonel, que le coupable ici c’est moi, poursuivit-il, en regardant de nouveau le commandant Cardignac ; depuis hier, je me fais horreur, car un de mes chefs m’a ouvert les yeux sur la bassesse de ma conduite. Faites de moi ce que vous voudrez, mais pardonnez à Bertigny ; il n’est pas coupable !

À peine avait-il achevé sa déposition si inattendue, et dont les dernières phrases avaient été prononcées d’une voix entrecoupée, que le commandant Cardignac, quittant son banc, s’avançait vers lui et lui serrait la-main ; puis se tournant vers le Conseil :

— Monsieur le Président, dit-il, pardonnez-moi ce geste si en dehors des règles et des usages ; mais cet homme vient de réparer noblement sa faute : il m’a tenu parole en s’accusant lui-même, et, ma plaidoirie, c’est lui qui vient de la prononcer ; ce qu’il vous a dit est la vérité, toute la vérité.

— Vous êtes tout pardonné, commandant, dit le colonel Michel qui malgré sa rudesse apparente, avait peine à retenir son émotion, et je vous adresse les plus chaleureuses félicitations du Conseil pour avoir su, par votre seule influence, obtenir un pareil aveu.

Ce fut pour la forme que les témoins suivants furent interrogés ; — la salle entière, remuée par cet incident, était haletante ; mais ce fut bien pis encore lorsque, les dépositions terminées, on vit l’accusé lui-même, Pierre Bertigny, se jeter dans les bras de son ennemi de la veille.

— Pardon, Pierre ! pardon ! fit Delnoue.

— Si je te pardonne, s’écria le frère de Lucienne, ah ! de tout mon cœur, car ce que tu viens de faire là, vois-tu, c’est beau !

Maintenant, dans la salle, beaucoup de soldats tiraient leurs mouchoirs à carreaux pour s’essuyer les yeux, et quelques femmes, venues par curiosité, pleuraient à chaudes larmes.

Le réquisitoire du Commissaire du gouvernement fut court.

« Monsieur le Président, Messieurs les Juges, dit-il, après le spectacle touchant et imprévu auquel vous venez d’assister, si je ne tenais compte que de la lettre du Code, et si je persistais à être devant vous l’inflexible représentant de la loi, je choquerais le sentiment d’humanité qui nous remplit tous à cette heure et je cesserais de servir la justice en n’en comprenant pas l’esprit.

« Je le déclare donc :

« Oui, il y a eu voie de fait, et voies de fait envers un supérieur ; oui, à défaut du premier paragraphe de l’article 223 qui ne peut plus être invoqué, car la question de service est écartée, il y a le second paragraphe du même article, qui, en dehors du service, a prévu, pour le même crime, la peine de cinq à dix ans de travaux publics. Et cependant, je ne requerrai pas plus cette deuxième peine que la peine capitale.

« Messieurs les Juges, j’abandonne l’accusation. »

Alors, la salle entière fut sur le point d’éclater en frénétiques applaudissements ; chacun se sentait comme soulagé ; mais le silence se rétablit comme par enchantement lorsqu’on vit le commandant Cardignac se lever

de nouveau. Comme il l’avait annoncé, sa plaidoirie n’avait plus d’objet, du

Henri vint serrer la main de l’adjudant.
moins pour Pierre Bertigny ; mais on vit alors cette situation, curieuse dans les annales judiciaires, d’un avocat plaidant, non pour son client, mais pour le principal des témoins à charge.

Après avoir demandé pour Delnoue l’indulgence de son colonel, car sa faute ne relevait pas du Conseil de guerre, il conclut par les paroles suivantes qui furent religieusement écoutées :

« Messieurs du Conseil, dit-il, permettez-moi de vous adresser une dernière prière. Elle correspond, je le sens, aux sentiments qui font battre, à cette heure, tous nos cœurs à l’unisson. Ces deux hommes ont failli gravement : tous deux ont besoin de se réhabiliter.

« Or, un soldat ne se réhabilite vraiment que devant l’ennemi.

« Une guerre s’ouvre, Messieurs, qui s’annonce comme pénible et glorieuse tout à la fois ; faites que ces deux soldats, désormais unis par une amitié éclose dans ce sanctuaire de la justice, soient désignés pour faire partie de l’armée d’Orient. Il vous suffit pour cela de les signaler au bienveillant intérêt du général de division.

« Je suis sûr, en vous le demandant, d’être leur interprète à tous deux.

« Les galons qu’ils vont perdre, il les regagneront vite par leur courage ; et, de cette inoubliable journée qui devait marquer pour l’un une condamnation infamante et être pour l’autre l’origine d’un remords éternel, il ne restera que le souvenir apaisant de votre clémence et de leur retour au devoir. »

Les larmes de bonheur qui coulaient sur les joues de Pierre Bertigny prouvèrent au commandant Cardignac qu’il venait, en parlant ainsi, d’achever son œuvre de salut.


C’est ainsi, mes enfants, que six semaines après, le 14 mai, Delnoue, remis brigadier, et Pierre Bertigny, cassé de son grade et devenu cavalier de 2e classe aux chasseurs d’Afrique, s’embarquaient sur la frégate à vapeur le Christophe-Colomb, à destination de Gallipoli.

Et leur bonheur était grand à tous deux, car ils allaient se refaire une vie nouvelle et cimenter, sur les champs de bataille, une amitié née des plus rudes épreuves ; de plus, ils avaient la joie de retrouver auprès d’eux et d’accompagner le commandant Cardignac, qui, à la suite d’une démarche personnelle auprès du Maréchal Vaillant, avait enfin obtenu l’autorisation de rejoindre son escadron.

En attendant, Henri avait été attaché, pendant le voyage, à la personne du colonel Trochu, qui, nommé premier aide de camp du Maréchal commandant l’Armée d’Orient, rejoignait son chef. — C’est ce même colonel Trochu, devenu général, mes enfants, qui assuma la charge du gouvernement de Paris pendant le siège de 1870-71 par les Allemands ; rôle ingrat et lourde responsabilité qu’il dut accepter par patriotisme, et qui valurent à sa mémoire les reproches et les injures dont sont prodigues, vis-à-vis de leurs généraux, les peuples vaincus.


Le Christophe-Colomb arriva à Gallipoli, ville du détroit des Dardanelles, le 26 mai. Pendant toute cette traversée, Pierre, pris soudain d’un grand désir de savoir, lui qui avait été si paresseux jusque-là, avait été vivement intéressé par la vue de la machine à vapeur qui permettait au bâtiment de suivre, contre le vent, la ligne droite, inconnue des navires à voiles, et de quadrupler, par suite, la vitesse de marche.

Pourtant l’appareil de propulsion n’était pas encore l’hélice à laquelle vous avez vu travailler Jean Cardignac et qu’on ne trouvait encore que sur très peu de vaisseaux.

Le Christophe-Colomb était encore un bateau à aubes, c’est-à-dire muni de roues à palettes ; et il était semblable, à quelques perfectionnements près, au bateau le Clermont, construit par Fulton au début du siècle, bateau que Napoléon Ier, cette fois mal inspiré, n’avait pas voulu regarder comme un engin sérieux.

À Gallipoli, l’entrain des troupes françaises débarquées allait recevoir une dure atteinte ; elles restèrent d’abord en ce point inactives pendant plusieurs semaines, passèrent devant Constantinople dont elles admirèrent le merveilleux panorama, et furent dirigées sur Varna : mais en y arrivant, elles rencontrèrent un fléau dont le nom seul terrifie la vieille Europe, où il a fait jadis plus d’une sinistre apparition.

Vous devinez, mes enfants, que c’est du choléra que je veux parler.

En quelques semaines, le choléra accomplit des ravages effrayants dans le corps expéditionnaire.

En vain le Maréchal de Saint-Arnaud, pour faire changer d’air les troupes accumulées à Varna, ordonna l’expédition de la Dobroudscha ; ce fut une idée lamentable : et le nom de cette province, située au sud des Bouches du Danube, est resté funèbre dans notre histoire : le mal devint foudroyant et il fallut tout le moral des officiers et l’admirable dévouement des médecins militaires pour que la crainte du fléau ne dégénérât pas en panique.

Sachez d’ailleurs, mes jeunes amis, qu’il faut à un chef militaire plus de caractère pour soutenir le courage de ses hommes en temps d’épidémie, que pour les conduire à l’assaut.

Les zouaves surtout, à qui on avait demandé des marches excessives, furent cruellement touchés ; mais c’était une troupe d’élite par excellence : ils allaient acquérir, dans cette nouvelle campagne, leurs plus beaux lauriers et ils la commencèrent en tenant vaillamment tête à la mauvaise fortune.

Écoutez ce que raconte d’eux un de nos plus éminents historiens :

À Mangalia, le 6 août, pendant qu’on transportait les plus malades d’entre eux à bord de la Calypso, un orage se déchaîna soudain : plus de soixante de ces malheureux expirèrent sur la plage même. Pendant la marche en retraite, on voyait les soldats valides porter ceux qui ne pouvaient plus marcher sur des fusils placés en croix ou sur des sacs de campement transformés en civière. Souvent, l’un des porteurs venait à défaillir, touché à son tour par le fléau ; un camarade le remplaçait aussitôt : trop souvent aussi un agonisant, les traits crispés, la face bleuie, les membres contractés, s’agitait dans une dernière convulsion ; on s’arrêtait : il était mort. Alors, de la pointe de leurs baïonnettes, les zouaves creusaient, sur le bord du chemin, une fosse bien peu profonde, et quand, sur le pauvre corps, ils avaient ramené un peu de terre avec des herbes sèches, ils ôtaient leur chéchia : l’un d’eux murmurait une courte prière, et puis ils reprenaient silencieusement leur chemin, rapportant avec soin le sac de leur camarade, ses armes et ses cartouches ; car il ne fallait pas que l’ennemi, s’il revenait par là, se fit un trophée de ses dépouilles et triomphât de cette mort que le choléra seul avait faite[2]. »

Leur chef, le colonel Bourbaki, disait laconiquement en parlant de ces vaillants :

« Moral toujours bon ; du chagrin, mais pas de désespoir. »

Par bonheur, Delnoue et Bertigny, arrivant de France et non anémiés encore par un long séjour au bivouac, résistèrent au fléau. Le commandant Cardignac en fut également indemne : mais il arriva juste à temps pour voir mourir l’officier supérieur qui l’avait remplacé, et ce fut à cette triste disparition qu’il dut de reprendre le commandement de son escadron. Avant de l’espérer, il avait retrouvé à Varna son ancien colonel, devenu général, le célèbre Yusuf, et toujours à l’affût des occasions de marcher à l’avant-garde, il avait sollicité, sans l’obtenir d’ailleurs, l’honneur de servir de nouveau sous ses ordres. Il n’eut pas à regretter son échec, car le corps d’irréguliers auquel commandait Yusuf et qui portait le nom de spahis d’Orient, se signala par des atrocités indignes d’une armée civilisée, coupant les têtes des cosaques et massacrant les blessés russes.

En revanche, quand commença la retraite des divisions françaises décimées par le choléra, ces mêmes spahis disparurent comme une volée d’oiseaux de proie, abandonnant l’armée.

C’étaient les fameux baschi-bouzouks, tourbe de brigands, de voleurs et de pillards, qui, obligés par le Sultan à servir à leurs frais, suivaient les armées régulières au même titre que les corbeaux.

Le corps des spahis d’Orient fut dissous six semaines après sa formation.

En un mois, le choléra avait tué deux mille cinq cents Français et en avait touché gravement trois mille quatre cents.

C’était l’équivalent d’une bataille perdue : il fallait, sans retard, détourner de ce triste souvenir l’activité des armées alliées, et le 30 août, l’expédition de Crimée fut décidée.

C’est dans cette presqu’île, autour de l’importante place de guerre de Sébastopol, qu’allait se décider la question d’Orient.


Ce fut un beau spectacle, je vous assure, que celui de cette flotte de plus de trois cent cinquante vaisseaux à vapeur et à voile, voguant vers la Chersonèse taurique des anciens, la Tauride de Catherine II.

Elle emportait trente mille Français, six mille Turcs et vingt et un mille Anglais, et les débarquait, le 14 septembre 1854, sur la plage d’Old-Fort, située à soixante kilomètres au nord du port de Sébastopol.

Savez-vous, mes enfants, combien le corps expéditionnaire de Français comptait de cavalerie le jour de son débarquement ? cent quarante chasseurs d’Afrique seulement et un peloton de spahis algériens : faute de moyens de transport, on n’avait pu en embarquer davantage.

Aussi, Henri Cardignac qui avait incorporé dans son escadron le brigadier Delnoue et le chasseur Pierre Bertigny, Henri, dis-je, avait tout fait pour que cet escadron fût choisi de préférence aux autres, et désigné pour embarquer. Et ce qu’il avait fait dans ce but, tout autre chef d’unité eût pu le faire, car l’intrigue n’y était pour rien.

Il s’était borné à le remettre des dures fatigues de l’expédition de la Dobroudscha par des soins assidus aux hommes et aux chevaux.

L’aspect de l’escadron frappa le Maréchal.

Pour les premiers, il avait trouvé moyen de toucher du vin, du café, du sucre et du tabac : douceurs dont ils étaient privés depuis longtemps. Sachez d’ailleurs, mes jeunes amis, qu’en campagne, il ne suffit pas d’avoir droit à telles ou telles rations : il faut encore se préoccuper de les faire toucher, sans quoi l’administration n’a pas les moyens de les envoyer aux corps de troupe, et ce sont les soldats qui pâtissent de la négligence des chefs. Or, Henri savait, par la pratique de la guerre d’Afrique, que, pour avoir des hommes prêts à marcher, il faut assurer leur bien-être et que les débrouillards seuls y parviennent.

Quant aux animaux, il leur avait trouvé, près de la mer, un pâturage où ils s’étaient refaits en peu de temps.

Continuellement sur pied, soucieux des droits de chacun, mais très exigeant dans le service, il passait à l’improviste des revues d’armes et de harnachement. Il voyait en détail, par lui-même, toutes les parties de la selle, de la bride et du paquetage de campagne, car il savait qu’un pli à la couverture, une courroie mal ajustée, une sangle mal placée, déterminent une plaie, et qu’une plaie, s’envenimant rapidement au bivouac, rend le cheval indisponible pour quinze jours. — Or, indisponible le cheval, inutile le cavalier, et c’est ainsi que, dans la cavalerie, les effectifs fondent avec une extrême rapidité, lorsque les officiers ne daignent pas entrer dans le détail incessant de cette indispensable surveillance.

Ces officiers, dont le concours dévoué est si utile, ce sont les lieutenants et sous-lieutenants, c’est-à-dire les officiers de peloton.

Chacun d’eux ayant vingt-cinq hommes et vingt-cinq chevaux à conduire, peut et doit les maintenir dans le meilleur état possible.

Or, suivies quatre officiers de cet escadron, Cardignac en avait un, M. de Sauterote, qui professait dans cette matière des opinions toutes spéciales.

— Moi, avait-il coutume de dire, je suis un homme de cheval et je ne m’occupe que du cheval.

Et de fait il connaissait le cheval comme pas un, montait comme un centaure et eût fait, les yeux fermés, à un inspecteur général, la description détaillée de tous les animaux de son peloton, avec robes, taches, balzanes et signes particuliers.

Mais des cavaliers eux-mêmes, il ne se souciait pas du tout.

— Les hommes, disait-il dédaigneusement, ce sont des brutes !

Et quand Cardignac lui demandait le nom de l’un d’eux, il répondait invariablement :

— Connais pas, mon commandant.

— Mais vous devriez le connaître, mon cher camarade, répliquait Henri, et j’y tiens. Passe encore de faire fi du moral du soldat en temps de paix ; à la rigueur, les punitions, la crainte de la salle de police ou le désir d’aller en permission, les obligent à faire leur service convenablement ; mais ici, en campagne, le moral tient une place énorme et la salle de police n’effraie plus personne. Vous ne tenez donc vos hommes en main que par l’influence morale exercée sur eux : or, s’ils voient que vous ne les connaissez pas, que leur sort vous est indifférent, que vous n’avez jamais pour eux un mot d’affection, réservant tout votre intérêt pour leurs montures, ces hommes qui ne sont pas des machines, quoique vous en pensiez, vous échapperont un jour et vous n’aurez plus personne derrière vous.

— Oh ! mon commandant, je voudrais bien voir cela ; je leur serrerais la vis !…

— Quelle vis ? ce sont des mots : vous ne serrerez rien du tout ; je vous répète que, dans cette vie de campagne, la communauté de dangers crée, entre l’officier et ses hommes, des rapports que vous semblez ignorer, rapports de camaraderie, de confiance et de véritable affection.

— Oh ! d’affection ? mon commandant.

— Mais oui, d’affection : et on voit bien que vous n’aviez jamais mis le pied en Afrique avant d’être nommé au régiment, car vous sauriez que rien n’est réconfortant, à certaines heures, comme les témoignages que ces natures un peu frustes savent donner à leur chef, en échange d’une bonne parole ou d’une simple attention. Je vous souhaite de n’avoir pas l’occasion de constater le contraire : dans tous les cas, je suis en droit d’exiger que vous connaissiez vos hommes par leurs noms et que vous usiez vis-à-vis d’eux d’autres procédés ; car, dans un moment difficile, je ne répondrais pas de votre peloton autant que de celui de votre camarade Vautrain, par exemple ; en voilà un qui est adoré de ses chasseurs !

— Peûh ! fit le lieutenant, adoré… c’est beaucoup dire. Je ne demande à mes hommes que d’avoir les meilleurs chevaux de l’escadron et de suivre le mien. Il les mènera loin !

— Nous verrons cela : en attendant, tenez compte de mes observations : vous vous en trouverez bien. Je vous les fais aujourd’hui en camarade : il m’en coûterait de vous les réitérer dans un autre langage.

Par bonheur pour eux, Delnoue et Bertigny n’étaient pas dans le peloton du lieutenant de Sauterote, mais dans celui du lieutenant Vautrain, si apprécié du commandant Cardignac.

Et apprécié avec juste raison, car ce petit officier, très mince, très jeune, aux yeux doux et intelligents, montant très vigoureusement à cheval et sans cesse en éveil, était le type du commandant de peloton de cavalerie.

Non qu’il fût familier avec ses hommes ; mais il n’avait pas avec eux ces grands airs que quelques hobereaux confondent avec des signes de race. Il connaissait leurs noms, leur pays, les professions qu’ils exerçaient avant d’entrer au service, et même un peu leurs affaires de famille, deuils de parents ou espoirs de fiançailles, le congé terminé.

Il savait quels étaient ceux

L’air triomphant, il partit au galop.
d’entre eux qui savaient lire et écrire, ceux qui savaient nager ; ceux sur

lesquels il pouvait compter comme ouvriers en bois ou en fer : il était donc à même d’utiliser chacun d’eux suivant ses aptitudes, employant celui-ci à un service de patrouilleur et celui-là à la confection du rata. À un autre, il avait confié une petite trousse de pansement, apportée de France, et, grâce à lui, n’avait pas besoin du médecin ou du vétérinaire pour les blessures légères qu’il jugulait avant qu’elles devinssent sérieuses. Dans son peloton, chacun avait sa spécialité, et, dans les moments de fatigue, il avait une bonne parole, un encouragement pour tous, leur parlant de la France, du pays et de leurs parents ; en un mot adoré de ses cavaliers, comme l’avait dit Cardignac.

Lorsque le Maréchal de Saint-Arnaud avait passé en revue les troupes campées à Varna, pour désigner celles qui devaient être embarquées de suite, l’aspect de l’escadron de Henri l’avait frappé : il avait fait à son commandant, (l’escadron n’avait plus de capitaine), les plus chaleureux compliments pour la tenue des hommes et le bon état des chevaux ; puis il avait décidé qu’il serait embarqué le premier et lui servirait d’escorte, tout en participant au service d’exploration en avant de l’armée.


Le 19 septembre, l’armée française, forte de quatre divisions, levait le bivouac d’Old-Fort et se mettait en marche sur Sébastopol, en côtoyant la mer. L’armée anglaise marchait à sa gauche, et les navires de la flotte, longeant le rivage d’assez près, flanquaient sa droite : les chasseurs d’Afrique précédaient la division du général Bosquet, et trois de leurs pelotons, espacés sur un front de quatre kilomètres, exploraient le terrain.

À midi, l’armée avait parcouru, seize kilomètres : soudain le lieutenant de Sauterote, qui était au centre de la ligne des patrouilleurs, accourut, bride abattue, vers le commandant Cardignac qui était resté en réserve en arrière, avec le quatrième peloton.

— Mon commandant, lui dit-il, l’armée russe tout entière est devant nous sur cette ligne de hauteurs, à huit kilomètres d’ici. Je me suis avancé, sans être vu tout d’abord, jusqu’à quinze cents mètres de leurs bivouacs ; je les ai reconnus, et, grâce à la vigueur de mes chevaux, j’ai pu, ma reconnaissance terminée, échapper à deux sotnias de cosaques qui ont poursuivi mon peloton. Voilà le croquis du village, situé en face de nous, au pied des pentes : un Tatar m’en a dit le nom : Almatamak ; la rivière qui coule au bas de ces hauteurs s’appelle l’Alma : le même paysan la dit guéable en plusieurs points. — Du côté de la mer, les hauteurs deviennent escarpées et inaccessibles. Elles ne semblent abordables qu’entre Almatamak et un autre village, qui paraît à deux kilomètres sur la gauche et qui s’appelle Bourliouk.

— Merci, lieutenant, dit le commandant Cardignac, voilà une reconnaissance heureuse et qui vous fait honneur : allez vous-même, car je veux vous en laisser tout le profit, porter ces renseignements au Maréchal : ils sont d’autant plus précieux que nul d’entre nous ne possède de carte du pays.

— Et vous savez, mon commandant, ajouta le lieutenant, faisant allusion à la conversation que nous connaissons, mes hommes ne m’ont pas lâché d’un cran : pas un indisponible ! mais aussi quels chevaux !

— Parfait, parfait ! mon cher camarade, fit Henri en riant.

— Quand les chevaux vont bien, voyez-vous, mon commandant, tout va bien, dit encore l’officier.

Et debout sur sa selle, l’air triomphant, il partit au galop dans la direction du gros de l’armée.

Le soir vint : les armées alliées avaient suspendu leur marche, remettant au lendemain l’attaque de la forte position des Russes ; l’armée du prince Menchikof était là en effet tout entière, bordant le plateau, et ses feux étincelaient, étages depuis la rivière jusqu’aux sommets de la grande montagne qui formait sa droite.

La nuit froide et sombre se passa sans incident. À l’aube, la diane, de son rythme alerte, sonna le réveil dans tous les régiments bivouaques dans la plaine, pendant que le vent apportait des hauteurs les accents religieux et guerriers de l’hymne russe, « et que les popes, la croix en tête, passaient à travers les rangs des soldats du Tsar, en jetant l’eau bénite sur les hommes agenouillés ».

La bataille de l’Alma allait commencer !

  1. Voir Jean Tapin.
  2. Camille Rousset