Histoire d’une fête populaire - La fête des vignerons à Vevey

HISTOIRE
D’UNE
FÊTE POPULAIRE

LA FÊTE DES VIGNERONS Á VEVEY

Les œuvres individuelles de la littérature dramatique, coulées dans les formes régulières de la tragédie, de l’opéra, de la comédie ou du drame, attirent plus que les œuvres anonymes et collectives l’attention de la critique. Jusqu’à ces dernières années, où il en a surgi plusieurs dont je ne puis parler ici, la Suisse française n’en avait guère produit qui se fussent imposées. Ce pays, l’un des plus beaux qui soient, un de ceux où la nature est la plus magnifique, le climat le plus aimable, la vie la plus douce, n’a eu, depuis la Réforme jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, ni théâtre original, ni musique, — excepté celle de Niedermeyer, — on pourrait presque ajouter ni poésie, s’il n’y avait eu, surtout après 1830, un certain nombre d’heureuses exceptions. En tout cas, sa poésie populaire est à peu près nulle : elle se ramène à quelques chansons en patois, dont le mérite est surtout de bonhomie et de finesse narquoise ; et ce n’est pas sans surprise qu’en songeant au trésor du Commersbuch des étudians allemands, on entend les étudians vaudois, genevois ou neuchâtelois, lancer dans la splendeur du paysage, des couplets dont ces quatre vers suffiront à donner une idée :


Les bords de la libre Sarine
Inspirent le républicain :
Il s’arme de sa carabine,
Alors il se sent souverain…


Cependant, si les dons de l’inspiration poétique ont tardé à se développer ou à se réveiller chez les Vaudois des temps modernes, ils n’étaient point étrangers à leurs ancêtres du moyen âge : l’élégance architecturale d’une ville comme. Avenches, la beauté d’une cathédrale comme celle de Lausanne, témoignent d’un goût artistique évident ; et il y a de la poésie dans les œuvres de cet Othon de Grandson, dont l’existence fut si violemment mouvementée, et de ce Martin Le Franc, prévôt de Lausanne, que M. A. Piaget a tirés l’un et l’autre d’un injuste oubli. Il semble que les aspirations poétiques de l’âme vaudoise aient été comme étouffées par la longue domination de Berne, sous un régime plus déprimant que rigoureux. Mais sous ce régime même, elles ont inauguré, préparé et comme mûri l’œuvre collective qui a achevé d’éclore au début du siècle dernier, que chaque génération reprend en s’efforçant de la perfectionner, qu’on célèbre une fois à peu près tous les quinze ou vingt ans dans l’admirable décor de Vevey, et que Juste Olivier, je crois, a si justement appelée « le chef-d’œuvre du peuple vaudois. » C’est ce chef-d’œuvre, — l’éloge n’est point excessif, — dont je voudrais conter ici l’histoire, d’après les vieux Manuaux de la « louable Confrérie des Vignerons » qui en détient l’heureux monopole, non sans m’aider des travaux antérieurs, dont ceux de MM. Vernes-Prescott, Eugène de Mellet et Georges Renard sont les plus complets[1].


I

En l’an 1789, le bailli Charles-Emmanuel de Watteville, qui représentait à Vevey Leurs Excellences de Berne, s’avisa qu’il existait dans la gracieuse petite ville, déjà recherchée des étrangers, une Société appelée Abbaye de l’Agriculture ou Confrérie des Vignerons. Cette société était placée sous le patronage de Saint-Urbain, exerçait sa surveillance sur la culture des vignes, — sans en excepter celles de Leurs Excellences, — intervenait dans des affaires très distinctes de son objet principal, célébrait des fêtes qui attiraient de nombreux curieux, et pouvait donc être ou devenir un État dans l’État. À cette époque, les autorités les mieux établies sentaient passer dans l’air des souffles d’orage : on avait sous les yeux l’exemple voisin de Genève, secouée depuis près de trente ans par d’incessantes agitations ; et les actes des peuples sujets, quels qu’ils fussent, causaient à leurs maîtres de sourdes appréhensions. Certes, le pays de Vaud semblait docile. Il supportait sans impatience le joug humiliant, plutôt facile, de l’Ours qui ne montrait ses griffes que lorsqu’il se croyait menacé. Il avait accepté jusqu’à la religion de ses dominateurs, et ne s’en plaignait pas. Il avait laissé sans révolte décapiter dans les plaines de Vidy le noble Davel, héroïque et doux, qui s’était en vain efforcé d’éveiller par son sacrifice le sentiment de l’indépendance dans des cœurs esclaves (1723). Il payait sans trop murmurer des dîmes et des redevances dont le trésor de la République s’engraissait. Et tout cela était rassurant. Mais il faut croire que le seigneur bailli de Watteville était un homme prévoyant : il voulut donc se renseigner de première main sur cette confrérie, et s’adressa à cet effet au Conseil qui la dirigeait. Le Conseil, non peut-être sans quelque inquiétude, s’empressa de nommer une commission pour préparer une réponse circonstanciée. Cette commission rédigea un Mémoire de cinq grandes pages, pour raconter les origines et exposer le but de la Société, et le transmit au seigneur bailli à la date du 14 février[2].

Sur la question d’origine, la Commission avoue qu’elle est embarrassée pour répondre avec exactitude : un incendie a détruit ses archives en 1688[3]. Elle n’en affirme pas moins avec conviction que cette origine « paroît être de la plus haute antiquité et se perdre dans la nuit des temps ; » qu’on peut la rattacher aux fêtes dites aloënnes, que célébraient les païens en l’honneur de Cérès et de Bacchus ; que la confrérie fut ensuite placée sous le patronage du saint catholique dont on portait encore l’image dans les Parades, en compagnie de celles de Bacchus et de Cérès : car la Réforme, en renversant les images des : autres saints, avait fait exception pour celui-là. A défaut des documens détruits par le feu, la Commission invoquait à l’appui de sa thèse un ancien arrêt baillival, et l’inscription placée en tête du premier Manuel. Cet arrêt, rendu le 28 juillet 1644 par le bailli Th. Morlot, accordait une sanction officielle à la juridiction exercée sur les vignerons négligens par la confrérie, dont il reconnaissait du même coup l’utilité et l’ancienneté : puisque sans son intervention, « plusieurs pièces de vignes seroient déjà tombées et réduites en misérable frische, au grand dommage et perte de plusieurs bons seigneurs qui confient le factage de leurs vignes soubs la foy publique, voire des vignerons qui se laissent emporter à la fainéante paresse dont les exemples ne sont que trop communs des vignobles circonvoisins[4]. » Quant à l’inscription qui ouvre le premier Manual, elle établit que le 20 juin 1647, « sage et prudent Créthien Montet, sieur abbé de la vénérable Abbaye de l’Agriculture de Vevey dite de Saint-Urbain…, a fait présent à dicte Abbaye du présent livre, pour dans iceluy enregistrer, minuter et anoter les choses ; et faicts qui se passeront en dicte Abbaye, pour servir de mémoire à l’advenir, à leur postérité[5]. » Les historiens modernes, plus sévères que la Commission de 1789, se refusent à tirer une conclusion précise du second de ces documens, qui ne leur paraît point établir l’existence d’autres registres que le feu aurait détruits ; et M. G. Renard, dont la Notice est fort judicieuse, n’a garde de rien affirmer sur ce point. Toutefois, la présence de Saint-Urbain aux parades lui paraît montrer que la Confrérie. existait avant l’établissement de la Réforme, c’est-à-dire avant l’année 1536, parce qu’il trouve improbable que les vignerons « se fussent mis sous le patronage d’un saint aussitôt après l’introduction de la Réforme dans le pays de Vaud[6]. » L’explication semble plausible, sans être décisive : est-il plus probable, en effet, que les premiers Réformés, dans leur zèle de nouveaux1 convertis, eussent maintenu dans ses droits un saint, et que le gouvernement bernois l’eût toléré ? Donc, si l’on peut conclure du maintien de Saint-Urbain que la Confrérie est plus ancienne que la Réforme, on en pourrait aussi bien déduire qu’elle ne fut fondée que plus tard, dans la période d’apaisement qui suivit la « conversion » du pays de Vaud. Pour la même raison, je ne tirerai non plus aucun argument de ce terme d’Abbaye, employé pour désigner la confrérie, qui s’est appliqué et s’applique encore à d’autres sociétés et à d’autres fêtes locales dans le canton de Vaud. Et je me contenterai de retenir, des deux documens les plus anciens que nous possédions sur la confrérie, qu’en 1644, elle fonctionnait régulièrement et passait pour exister dès longtemps. Quant à ses Parades, la première dont il soit fait mention dans les archives de la commune, serait celle du 28 juin 1651[7] : ce n’est donc qu’à partir de celle-là, bien qu’il y en ait eu d’antérieures, que ces Parades commencèrent à compter pour des incidens notables de la vie locale.

Si l’origine de la « louable » ou « vénérable » abbaye de l’Agriculture reste incertaine, son organisation et son but, au moment où le seigneur bailli de Vevey eut l’idée de s’en informer, étaient très simples et fort bien déterminés par l’usage. Ses adhérens, appelés frères, ou frères-moines, étaient dirigés pur un conseil de douze membres, par un conseil de police, et par un « Riere-conseil » chargé de surveiller la comptabilité. Leur président portait le titre de Révérendissime, ou de Sa Révérence Seigneur Abbé ; leur trésorier, celui de Connétable ; ils avaient encore un Héraut, qui fut aussi appelé Hoqueton, et toucha bientôt des appointemens réguliers et modestes. Les ressources étaient fournies par des cotisations, des dons et des amendes, celles-ci longtemps payables en nature, sous l’espèce d’un pot ou d’un demi-pot de vin. Ces amendes frappaient les vignerons négligens, auxquels même la Confrérie se substituait d’autorité, quand leurs vignes étaient par trop mal tenues. Elle s’y transportait alors au son du tambour, y plantait son drapeau, et séquestrait la récolte. Deux visites annuelles la renseignaient sur l’état du vignoble : la première au moment de la taille, pour s’assurer que cette opération avait été faite avec soin ; la seconde en juillet, à l’époque « où tous les gros ouvrages doivent être finis. » De toiles inspections n’étaient pas limitées aux vignes des confrères : le Conseil avait décidé de les étendre aux vignes des étrangers, dans l’intérêt général du vignoble, et aussi dans l’espoir que « ces étrangers se verront par tels soins ponctuels, que se donnera cette Société, engagez à nous faire des récompenses[8]… » Les deux inspecteurs qui procédaient à ces visites[9], désignés à tour de rôle, mais « seulement de capables et bons connaisseurs, » recevaient de la ville une légère indemnité. Après la visite, ils faisaient avec les membres du Conseil un « chétif dîné[10], » où l’on buvait ferme. La Confrérie ne se bornait pas à surveiller la culture de la vigne : elle surveillait aussi la conduite de ses membres, intervenait dans certains de leurs différends ou dans leurs affaires privées, donnant des tuteurs à leurs orphelins mineurs, punissant les insultes ou les délits contre l’honneur : « et l’on ne voit pas qu’aucun de ceux, qui y étaient appelés ait décliné cet espèce de tribunal, » affirment les rédacteurs du Mémoire. En fait, les Manuaux abondent en exemples de pareilles sentences, portées contre des frères coupables d’avoir juré, oublié leur « couteau courbe, » etc.

Quant à la « Promenade, » « Parade, » ou « Bravade, » le Mémoire nous apprend qu’elle avait lieu d’abord une fois par année, puis une fois par trois ans, et ensuite une fois par six ans, étant entendu qu’elle serait renvoyée si elle tombait sur « une année de calamité. » Ces parades étaient fort goûtées dans le pays de Vaud. J’ai encore vu, dans mon enfance, celle qui se célébrait autrefois à Nyon, où je suis né. On l’appelait la Patente : c’était la publication burlesque de prétendues « lettres patentes » accordées aux bourgeois par je ne sais lesquels de leurs anciens seigneurs. Le cortège s’arrêtait de place en place ; quelques danses se mêlaient à cette parodie. La Patente, n’étant qu’une simple farce, ne s’est jamais développée : on ne venait pas de loin pour la voir, et les habitans mêmes de la ville y prenaient un médiocre intérêt. La Parade de la Confrérie de Saint-Urbain, au contraire, avait un sens, exprimait quelque chose, correspondait aux sentimens intimes du pays : c’est pourquoi elle agrandi peu à peu, jusqu’à devenir l’émouvant spectacle qu’elle est aujourd’hui, — unique en son genre, en profonde harmonie avec le sol qui lui prête la magnificence de son décor, fruit d’efforts persévérans, de beaucoup de rêves. Un document privé, qu’a transcrit M. A. Cérésole[11], nous montre qu’en 1860 déjà, cette parade avait le caractère qu’elle a toujours conservé : celui de représenter les travaux champêtres de l’année par des chants, des danses, des symboles. Les deux meilleurs vignerons marchaient couronnés en tête du cortège ; les membres portaient leurs costumes habituels, un peu arrangés sans doute et embellis pour la circonstance, c’est-à-dire, pour les chefs, « l’habit vert, veste et culotte blanches, chapeau de paille orné, une écharpe blanche, un-baril en guise de gibecière et, à la main, un bâton vert au bout duquel est le couteau courbe (serpette) dont on se sert pour tailler la vigne ; » pour les soldats, l’uniforme blanc, avec « le baril, le chapeau de paille, un foussoir sur l’épaule. » Le cortège comprenait les images de Cérès, de Bacchus et de saint Urbain, le drapeau de la Confrérie, quelques musiciens, des maréchaux qui réparaient les foussoirs, un crieur qui jouait avec des cliens supposés la comédie de leur vendre du vin, le char de la vendange, etc. Avec le temps, les images des principaux personnages furent remplacées par des figurans authentiques : en 1730, un jeune garçon représente Bacchus ; en 1747, un jeune homme, — garçon boucher de son état, — représente Cérès ; en 1743, Silène fait son apparition dans le cortège, — dont il devait devenir une des figures des plus populaires, — avec les faunes, les bacchantes, les moissonneurs, les moissonneuses ; on s’arrête à diverses stations, pour exécuter des danses ; les attributs prennent plus d’importance : ainsi, l’on dépense la somme de sept francs pour acheter une « grappe de Chanaan, » dont on compte bien se servir une autre fois[12]. — Le Mémoire qui nous sert de (il conducteur insiste, en terminant, sur la part d’utilité que peut avoir une telle fête, comme si ses rédacteurs craignaient ; qu’elle ne déplût à Leurs Excellences :

« Les cultivateurs qui se sont distingués, y peut-on lire, marchent à la tête de cette Parade dans une espèce de triomphe et sont invités au Dîné, de la part de la Société avec ceux qui en ont fait le principal ornement ; ce Dîné n’est que d’usage et par souscription, vu que cette Société n’a pas de fonds pour le rendre général et périodique. C’est ce même manque de fonds qui a empêché le Conseil de cette confrérie de parvenir au but désiré depuis bien des années, qui serait de donner des primes aux meilleurs cultivateurs ; ce but ne se perdra jamais, et si une fois la Société peut trouver le moyen de grossir ses capitaux elle le développera d’une manière bien encourageante pour l’agriculteur et bien avantageuse pour les vignerons qui se seront distingués, jusques à présent l’on n’a pas eu le bonheur d’y réussir. »

On peut dès maintenant admirer l’esprit de suite, le robuste traditionalisme qui inspire les conseils de la Confrérie : ils poursuivent de longs desseins, avec la tranquille persévérance qu’ont si facilement les hommes, quand ils sont les outils consciens d’une œuvre collective ; ils ne se découragent point quand quelque incident vient arrêter leur marche, ni quand ils comparent leur but aux moyens dont ils disposent ; ils font de leur mieux, sous leur devise : Ora e labora, en gardant la confiance que les fils achèveront ce qu’ont commencé leurs pères. Tout cela le plus gaîment du monde, parce que le pays est beau, le vin bon, les baillis de Leurs Excellences assez traitables. Ils ont d’ailleurs un sentiment vif et juste de l’intime union qui existe entre leur Société et la vie nationale, si ce mot peut être employé : ainsi, en 1781, on les voit renoncer d’eux-mêmes à leur fête, quoique les récoltes s’annoncent bien, en raison des troubles voisins. La République de Genève, agitée par les revendications des Natifs, qui avaient succédé à celles des Représentans, était alors en pleine révolution. D’un moment à l’autre, les troupes de Leurs Excellences pouvaient être appelées à intervenir, comme il arriva effectivement l’année suivante. Le Conseil de la Confrérie, après avoir examiné la question, prit une décision longuement motivée, où l’on peut lire « que des réjouissances aussi publiques que cette parade à côté de peuples et de voisins qui sont, les uns dans la plus amère affliction, les autres dans la plus grande perplexité, pourroient déplaire à nos Seigneurs, et nous donneroient à nous-mêmes bien peu de satisfaction[13]. » En 1789, nous les voyons de même renoncer à leur fête, parce que le bailli est malade, et qu’il ne leur semblerait pas « décent » d’en faire seulement la proposition[14]. L’année suivante, ils la renvoient encore, « par une suite de circonstances malheureuses, non seulement pour cette ville, mais pour tout le pays, étant persuadés que notre auguste Souverain et son Représentant notre très noble Seigneur Bailli verroient de mauvais œil une fête de ce genre dans des momens aussi critiques[15]. » Ces braves gens sentent donc que leur parade est quelque chose de plus qu’un amusement privé : un épisode de la vie publique, qui ne peut avoir son vrai sens que s’il y a partout autour du bien-être et de la joie.


II

En 1791, le ton commence à changer : des infiltrations révolutionnaires de la France viennent appuyer les idées d’indépendance qui ont germé si lentement dans le pays de Vaud. Aussi, dès qu’il est question de célébrer la Parade, des inquiétudes se manifestent en haut lieu. Le Conseil de police est donc invité à réfléchir aux « inconvéniens que pourroit entraîner, cette année, la procession générale de l’Abbaye de l’Agriculture, dont la dépense n’est pas le seul qu’il seroit bon d’éviter, puisque la foule d’étrangers qu’elle attire en ville ne permet pas d’apporter un œil attentif sur tous, et pourroit aisément s’y glisser des gens suspects, qui chercheroient soit à occasionner du désordre, soit à en semer des germes[16]. »

Le Conseil de police ne demanderait qu’à se rallier à ce point de vue : composé d’hommes tranquilles qui tiennent par-dessus tout à la paix publique, il estime « que les circonstances délicates du temps exigent que les gens sages éloignent soigneusement tout ce qui tend à un grand rassemblement de gens en partie inconnus[17]. » Mais ces mêmes circonstances sont peu favorables aux avis des « gens sages, » qui vont être bientôt débordés : le Conseil de la Confrérie passe outre, et décide que la Parade aura lieu le 17 août[18]. Un Mémoire est adressé à Leurs Excellences, pour en obtenir l’autorisation : il rappelle que la 1 Parade devait avoir lieu en 1789 ; qu’elle a été remise deux ; années de suite en raison de la cherté du blé ; que, la présente année étant au contraire pleine de promesses, il n’y a aucun motif de la remettre davantage ; d’autant plus qu’elle n’a jamais donné lieu à aucun trouble, et que, le cas échéant, les trois ou quatre cents « frères, » qui sont « les plus fidèles su jets, du gouvernement, » seraient prêts à « suivre les ordres supérieurs » pour maintenir le bon ordre. L’autorisation ainsi demandée est accordée sans difficultés le 14, par un écrit adressé au bailli, qui recommande seulement aux conseillers de « prévenir tout ce qui pourrait causer quelque désordre ou devenir dangereux pour la paix publique[19]. » Cette favorable réponse est communiquée le 22, par Sa Révérence l’abbé De Lom, et les préparatifs de la fête ne tardent pas à commencer. Un détail marquera qu’un esprit nouveau se développe dans la Confrérie, où les anciennes mœurs se détendent de leur rigueur : pour la première fois, il est décidé que le personnage de Cérès sera représenté au féminin, et M. Jean-Jacques Rochonnet autorise sa fille à remplir ce rôle[20].

Il eût été singulier que, dans l’universelle fermentation des esprits, cette fête, qui rassemblait tant de gens et prêtait à tant d’allusions, se passât sans quelques symptômes d’agitation. Les 14 et 45 juillet, des fêtes civiques célébrées dans plusieurs villes du pays de Vaud, à Ouchy, à Rolle, à Vevey même, avaient été l’occasion de manifestations révolutionnaires. Des milices bernoises occupaient la contrée. Un tribunal extraordinaire siégeait à Rolle, où l’excitation avait paru la plus dangereuse, et frappait les coupables[21]. Aussi les chansonniers ne purent-ils contenir leur enthousiasme : ils le laissèrent percer dans deux couplets, qui parurent suspects au Conseil de police, et furent supprimés. Ils devaient être chantés par la prêtresse des bacchantes, à la suite d’un autre qui ne contenait que l’éloge de Bacchus.

Si les Veveysans ne s’étaient pas mutinés au banquet du 15 juillet, ils n’en avaient pas moins entonné la Carmagnole et porté des toasts à la liberté, en s’embrassant les uns les autres en des expansions dangereuses[22]. Aussi le Conseil de Police, en signalant au « louable Conseil » l’inconvenance dessus, couplets les plus fâcheux, lui recommande-t-il en outre « de veiller à ce qu’il ne soit rien chanté d’étranger à la fête, singulièrement Ça ira, dont Leurs Excellences ont très sévèrement défendu l’air et les paroles[23]. » Et le « louable Conseil » d’acquiescer aussitôt à ce vœu.

L’ordre de la Parade ne fut fixé que quatre jours avant la fête[24].

Le cortège, certes, s’est développé, depuis l’époque où quelques faunes gambadaient derrière cinq ou six musiciens, autour des images de Bacchus et de Saint-Urbain ; mais il reste très simple, son ordonnance manque encore d’unité. On s’arrêta de place en place pour les chants et les danses, devant le Château, résidence du bailli, devant les maisons des personnages officiels, devant celle du duc de Sussex, fils du roi d’Angleterre, qui se trouvait en séjour à Vevey. Et tout se passa, en somme, en bon ordre. Les bonnets rouges, sur le tard, se montrèrent, firent quelque bruit ; mais ce ne fut qu’une alerte sans conséquence[25] ; et le Manual, dans le compte rendu officiel qui fut dressé aussitôt la fête achevée, établit que tout le monde en fut enchanté :

« Le secrétaire croirait manquer à son devoir s’il passait sous silence le bon ordre, la décence, et l’heureuse harmonie qui ont régné dans la fête de ce jour. Jamais Vevey n’a offert un spectacle aussi intéressant, non seulement par l’élégante richesse et la noble simplicité qui s’y trouvaient confondues, mais surtout par la gaieté franche et innocente qui l’animait, et par l’affluence prodigieuse d’étrangers qui y étaient accourus de toutes parts, et qui ne cessaient d’y donner des témoignages publics de leur admiration. Puisse cette fête, l’image du bonheur d’un peuple de frères, se perpétuer chez nos neveux, et leur procurer un jour des biens plus réels ! »

Les comptes, arrêtés aussitôt, bouclent par un déficit : les dépenses avaient atteint 8221 1., 3 s., contre 6 211 l., 14 s., 3 d., de « reçues[26]. »

La Confrérie, ayant un fonds, pouvait supporter cette petite perte ; mais elle avait l’ambition légitime de se développer. Les cotisations étaient modestes, les amendes rares ou insignifiantes, les dons peu fréquens : aussi l’abbé régnant profita-t-il d’une période où la Société se trouvait mieux d’accord que jamais avec l’esprit public, puisque l’agriculture et les fêtes populaires étaient au goût du jour, pour lancer des appels aux amis de la Vigne. On ne lira peut-être pas sans un certain intérêt celui qui porte la date du 5 janvier 1793[27] :

« Dans tous les temps, dans tous les lieux, et chez toutes les nations, on a encouragé l’agriculture. Cette terre, notre mère nourricière, demande des bras, des êtres intelligens, qui lui aident, pour ainsi dire, à faire éclore ses productions avec abondance.

« Les potentats, le régime féodal, les despotes, les aristocrates, les démocrates, et les philosophes, ont constamment révéré l’agriculture ; entre autres celui de ces derniers qui a été le plus célèbre de nos jours, a rendu hommage à cette classe de citoyens, si utile à la société en général, et communément peu favorisée des biens de la fortune. J’estime donc que la Société, autrefois désignée sous la qualification de Confrérie des Vignerons, et vulgairement appelée aujourd’hui Société de l’Agriculture, ne pouvoit rien faire de mieux que d’inviter le public (comme elle l’a fait dès 1791 par son imprimé) à contribuer volontairement à ce salutaire établissement.

« J’espère aussi que ceux qui ont bien voulu par leur souscription en former le premier capital auront lieu, ainsi que leur postérité, de se féliciter de plus en plus d’y avoir donné naissance.

« Il n’y a, autant que j’ai pu le calculer et le prévoir, qu’un seul abus à redouter, ce seroit de la partialité dans la distribution des primes : chaque membre qui sera appelé à y donner son suffrage devra considérer qu’il rendroit nul cet établissement bienfaisant, et le couvriroit d’opprobre, s’il s’écartoit des principes, que l’honneur et la bonne foi l’appellent d’apporter dans ses suffrages ; dans tous les cas, mais particulièrement lorsqu’il s’agira de cette opération. »

Quand la fête fut de nouveau proposée, en 1797, le gouvernement bernois, à la veille de sa chute, se croyait moins menacé : parce que les régimes, comme les individus, sont aveuglés par les dieux hostiles, quand leur heure a sonné. Aussi ne fait-il aucune objection aux projets de la Confrérie, qui d’ailleurs ne songe qu’à « se réjouir des flatteuses promesses de la Paix[28]. » Les préparatifs habituels se poursuivent tranquillement, sans qu’on remarque quelques traits qui pourraient alarmer : un jour, par exemple, le Conseil repousse la proposition de demander à Leurs Excellences un drapeau et deux canons pour la fête, tandis qu’il accepte celle d’ajouter au cortège une « division de la Paix, » et de terminer par un bal[29] ; un autre jour, l’abbé mande « tous les maîtres qui peignent en couleurs, » et leur « fait promettre qu’ils ne peindront aucun des objets qui leur seront apportés pour la Parade autrement que de vert et de blanc ; » ce qui signifie, ainsi qu’il est expliqué dans la marge du registre, « que rouge, bleu et blanc sont défendus[30] : » et de cette précaution même, on peut inférer que quelque peintre malicieux aurait peut-être eu l’idée de mêler les trois couleurs de la Révolution au rouge et noir des despotes bernois, au vert et blanc de leurs pacifiques sujets. La plus complète harmonie règne entre le Conseil et le bailli, G. R. Tscharner : tellement que celui-ci envoie à Sa Révérence, pour contribuer aux frais de la fête, « un petit groupe de 30 petits écus, » en plaisantant agréablement sur ces « 50 Suisses » qui formeront « une faible garde de la cour de Cérès et de Palès[31]. » La bienveillance de cet excellent bailli ne gêne en rien sa prévoyance : la fête ayant été fixée au 9, et le bal au lendemain, il faut s’assurer que cette date du 10 août n’a pas été insidieusement choisie pour commémorer le massacre des Suisses[32]. Tant de soins sont récompensés : tout se passe, une fois encore, dans le plus bel ordre, et la fête est plus brillante que jamais. L’introduction d’une troupe de Paies vient compléter le cortège, divisé maintenant, — comme il le resta dès lors, — en quatre troupes, qui représentent les Quatre Saisons et défilent sous la garde des anciens guerriers suisses. D’abord la troupe du Printemps, marchant derrière l’abbé, les conseillers, le drapeau et la musique : ce sont des bergers et bergères, des faucheurs et faucheuses, des canéphores, un char de foin, la déesse, son prêtre, ses suivantes. L’Eté groupe autour de Cérès une charrue, des semeurs, des tasseurs de mottes, des moissonneurs, des glaneurs, un char de blé, etc. Les vignerons couronnés marchent en tête de la troupe de l’Automne, suivis des « Marmousets » et de la forge de Vulcain, puis du corps des Vignerons, de Bacchus entouré de Faunes et de Bacchantes, de Silène sur son âne, de la grappe de Chanaan, de vendangeurs et vendangeuses, de tonneliers, de porteurs de houx. L’Hiver, où chôme l’agriculture pendant le sommeil de la terre, ne montre que l’arche de Noé et la Noce villageoise[33]. — Le livret de la fête[34] témoigne d’un effort évident pour éviter les allusions politiques. Cependant, le Seigneur du Village, accomplit allègrement sa petite nuit du 4 août :


Je suis un restant de Baron
Du temps de Charlemagne,
Je conserve ce rejeton,
Buvant force Champagne :
Mes titres sont en parchemin,
Font grand bruit dans le monde,
Servant de peaux de tambourin,
Nous font danser la ronde.


A part celui-là, qui ne dut pas paraître bien subversif, les" couplets ne chantent que l’abondance des récoltes et la joie du vin. Un observateur genevois, François Vernes[35], nous a laissé de cette fête une description déclamatoire, mais assez vive[36]. Il en oppose la saine gaîté aux lamentables spectacles de la Révolution, en sorte que son âme en éprouve « une joie pure comme la source qui la produit. » Si son enthousiasme déborde en formules d’une sonorité de ferblanterie, du moins comprend-il le vrai sens de ce qu’il voit ; et il en donne une interprétation si simple et si juste, que dans la suite elle est venue d’elle-même à l’esprit de tous ceux qui ont essayé d’analyser leur impression du spectacle :

« Qu’on ne confonde point cette fête avec ces imitations théâtrales qui dans les grandes villes nous laissent froids et indifférens ; ici les acteurs sont les agriculteurs eux-mêmes ; les actions de grâces qu’ils rendent aux dieux des campagnes, leurs chants, leurs actes, les signes représentatifs de leurs travaux, de leurs jeux, les expressions naïves de leur félicité, rien n’est fardé, tout est réel, et le tableau de cette journée se compose de ceux de toute leur vie. »

Le bailli eut mille raisons d’être très parfaitement satisfait, et transmit à Berne le rapport le plus favorable : on avait évité les allusions politiques ; le lieutenant-colonel Chastelain s’était distingué dans le commandement des cent hommes qui renforçaient la police ; des patrouilles avaient parcouru la ville toute la nuit, et fouillé sans rencontrer de résistance les auberges par trop bruyantes : et si tout avait bien marché, le mérite en revenait moins à ses « faibles dispositions » qu’à l’esprit excellent de la population[37].

Pourtant, cette population si bien disposée était à la veille de briser son joug, et l’excellent bailli ne s’en doutait pas…

Les frais de la fête s’étaient élevés à 3 4641., 12 s. ; les « reçues » à 3 2081., 18 s., 3 d.


III

Il n’est pas question de parades pendant les années qui suivent : le pays de Vaud s’émancipe enfin de la domination bernoise, organise son indépendance, subit le contre-coup des bouleversemens de l’Europe. Vevey, pour son compte, voit défiler à la fin de 1798 les vingt mille hommes de la division Schauenbourg, et sur la place du Marché, où gambadaient jadis les Faunes et les Bacchantes, le général Bonaparte passe en revue 6 000 des soldats qu’il va conduire en Italie, à travers les neiges du Saint-Bernard[38]. On traverse une période où l’art de la guerre prime celui de l’agriculture, où coule un autre jus que le jus des raisins, où il n’y a point de loisir pour les banquets ni pour les mascarades. Dans ces temps difficiles, la Confrérie végète péniblement. Ses Manuaux sont sommaires. A peine y peut-on relever quelques traits dignes d’être notés : les « vignes de Leurs Excellences » sont devenues les « vignes de la Nation, » et sont beaucoup mieux soignées, si l’on en croit les visiteurs. Les comptes mêmes sont négligés pendant sept ans, en raison des « circonstances de la révolution, du passage continuel de troupes, et des occupations nombreuses qu’ont eues les greffiers de la municipalité[39] : » on profite d’un moment de répit pour les rappeler au connétable, qui, « à cause du chômage d’une partie de sa redevance, » aura « à en dédommager la Société de ce qu’il croira être redevable envers elle[40]. » La Confrérie, malgré l’état précaire de ses finances, n’en aura pas moins à participer à l’emprunt forcé ; et dès que des souffles pacifiques traverseront l’air orageux, elle essayera de se réorganiser en adoptant un nouveau règlement[41].

En 1816, aussitôt la paix rétablie, la population veveysanne songe à restaurer la fête abandonnée. Mais les temps sont durs, les vivres chers, les impôts lourds ; le Conseil donc, « considérant… le peu d’effet qu’a produit la paix sur toutes les affaires, en général[42], » décide de n’en pas soumettre la proposition à l’assemblée générale ; en revanche, à la fin de cette année où la disette s’aggrave, le même Conseil propose à la Confrérie de concourir pour une somme de 2 000 francs aux achats de blé que le gouvernement fait à l’étranger, puisque, dit-il, « notre Société mieux que d’autres peut faire un sacrifice, parce qu’elle n’est point appelée à faire chaque année une dépense qui absorbe ses revenus, la fête seule, qui les emploie, n’a pas eu lieu depuis dix-neuf ans[43]. »

Mais en 1819, les conditions d’existence étant décidément meilleures, les membres de la Confrérie adressent au Conseil, dès le commencement de l’année, une pétition pour demander le rétablissement de la fête. Les avis se partagent : les uns, les pessimistes, soutiennent que si l’année écoulée a été propice, elle n’a cependant pas suffi à « relever tant de gens qui ont souffert et souffrent encore[44] » des guerres prolongées et de la disette ; les autres, plus confians, répondent qu’au contraire, « après vingt et quelques années de révolutions, de guerres, de misère, il faut profiter des temps heureux pour se féliciter de la paix dont nous jouissons[45]. » Ceux-ci l’emportent devant l’assemblée, à la majorité de 108 voix contre 7[46]. Et bientôt on s’occupe des plans, dans la volonté de donner à la fête un éclat particulier. Dès le 19 avril, on en fixe la date au 5 août ; en même temps, on décide d’en faire une publication solennelle le 18 mai, et l’on adopte un plan général que présente le conseiller Walther. Certains traits, pendant la préparation, montrent que des idées nouvelles se forment, et qu’en renouant la tradition interrompue, on s’aperçoit qu’il faut la modifier : ainsi, en persistant à charger des hommes de représenter les bacchantes, les faneuses et les moissonneuses, on croit devoir justifier cette décision par le fait que « les femmes ne peuvent supporter la fatigue comme les hommes[47] ; » et on leur abandonne en compensation tous les rôles qu’elles peuvent tenir. On engage un maître de musique, Glady, et un maître à danser, Constantin, en leur allouant des salaires qui eussent fait éclater les anciens budgets : 320 francs au premier, 280 au second[48]. Entre les mains intelligentes du conseiller Walther, le plan se développe et s’élargit : on voit apparaître, entre autres nouveautés, les jardiniers, la « troupe de la Montagne, » avec les armaillis dont le Ranz fameux ne manquera jamais son succès d’émotion, les ustensiles du chalet, des vaches, des bouviers, un « bovayron. » De plus, un corps de vignerons du Printemps qui suivront Paies, le rémouleur, qui deviendra très populaire, les tonneliers. Le cortège complet ne comprendra pas moins de 730 figurans.

Plus la machine est considérable, plus il est laborieux de la mettre en mouvement. Celle-ci, dont les proportions sont changées, n’avance pas sans difficultés. Ainsi, la Société a cédé aux imprimeurs Lortscher et au peintre Stainly le droit d’imprimer, graver et distribuer le « programme »[49] : c’est-à-dire, une sorte de livret explicatif. Mais voici que Glady refuse de livrer les matériaux nécessaires à l’exécution de cette convention, — la musique et les couplets, — en alléguant que c’est « son ouvrage, » et qu’« il en veut tirer parti[50]. » Question difficile : le musicien soutient qu’il n’est engagé envers la Société qu’à lui remettre la musique des chansons et à l’enseigner aux exécu-tans ; les imprimeurs réclament les documens indispensables à l’ouvrage qu’ils ont acquis le droit de publier ; la Société répond qu’elle n’a pas de traité suffisamment précis avec Glady pour lui réclamer ce qu’il entend conserver, ne peut fournir aux imprimeurs ce qu’elle ne possède pas, et « se résume » en déclarant que les parties s’arrangeront entre elles comme elles voudront, mais que pour son compte elle ne veut « pas s’en mêler davantage[51]. » L’affaire, quelque compliquée qu’elle soit, finit pourtant par s’accommoder. On arrive au grand jour. On règle le détail des troupes et des stations ; comme le conseiller Walther s’est donné beaucoup de peine, on lui marque une place d’honneur dans le cortège, où il « portera à son chapeau un grand panache blanc afin d’être distingué dans la foule et sans doute acclamé[52]. »

Ces brillans préparatifs, qui promettaient à la fête un éclat inaccoutumé, ne laissaient pas d’inquiéter les âmes pieuses, puisqu’on allait célébrer les « faux dieux, » et de soulever certaines protestations. C’était l’époque du Réveil : les couplets bachiques ne pouvaient manquer d’en contrarier les aspirations rigoristes. Nous trouvons l’écho de ce conflit dans un article de la Gazette de Lausanne[53], qui s’efforce de concilier les deux tendances, en rappelant que la fête des Vignerons est avant tout une fête « utile : »

«… Il ne s’agit point d’éblouir, mais d’être utile ; de séduire l’imagination, mais de parler au cœur. Deux vignerons seront couronnés, plusieurs autres distingués par des marques d’honneur. On aimera ainsi contempler cette fête comme une production de notre climat et de nos mœurs. Sous le voile des allégories, on aimera trouver l’agriculture honorée, la vertu respectée, et, même dans le bruit du plaisir, au travers des prestiges des arts, on n’oubliera peut-être pas que le travail est le premier devoir de l’homme, et que ce premier travail est celui de la terre. »

La fête tint ses meilleures promesses. Une estrade, qui contenait 2 000 spectateurs, avait été dressée sur la place du Marché, au bord du lac. C’est là qu’eut lieu la représentation principale, dont les traits essentiels fixèrent le caractère permanent du spectacle. Si l’on parcourt le livret[54] sans avoir assisté à aucune des fêtes qui suivirent, on aura quelque peine à s’en représenter l’effet : les couplets, qui ont toujours été la partie la plus faible de l’œuvre, étaient en effet particulièrement médiocres. Mais l’indication détaillée des danses, qui les accompagne, permettrait jusqu’à un certain point de rectifier cette impression de lecture. A coup sûr, il y a peu d’agrément à lire des vers comme ceux-ci :

O doux printemps ! quelle allégresse
Tu fais renaître dans nos cœurs ;
Pour nous il n’est plus de tristesse
Quand tu parais avec tes fleurs…


Toutefois, si l’on pense qu’ils étaient chantés par neuf jeunes bergers vêtus de bleu de ciel et de blanc et portant des guirlandes ; que d’autres bergers et bergères venaient ensuite leur offrir des fleurs et les entraîner à la danse ; qu’un orage, — avec « un moyen préparé pour imiter le tonnerre, » — éclatait ou troublait leurs jeux, puis se calmait peu à peu et s’éloignait dans la reprise des chants, — on aura une idée du caractère général de ce spectacle. A travers les chants et les danses, c’était une image de la vie champêtre qui se déroulait, poétisée par la grâce des costumes, ennoblie par la magnificence du décor naturel. Ces moissonneurs, ces vachers, ces jardiniers n’étaient ni des danseurs de ballet, ni des chanteurs d’opéra dans l’exercice d’un art coutumier : c’étaient de vrais jardiniers, de vrais vachers, de vrais moissonneurs, mimant en quelque sorte leurs travaux habituels, dont la danse et la musique dégageaient la secrète poésie ; et pour que cette poésie éclatât aux yeux el remplît les cœurs, il n’était point absolument nécessaire que les vers fussent meilleurs, n’étant là qu’un accessoire, un concours, une simple indication.

Les spectateurs n’en remarquèrent probablement pas la médiocre qualité. Pourtant, parmi la foule des bourgeois et des paysans qui remplissaient l’estrade, il y avait la fleur de la société v. audoise. Elle comptait à ce moment-là des hommes et des femmes du premier mérite : Alexandre Vinet qui, à peine âgé de vingt-deux ans, s’était déjà rendu populaire par des poèmes patriotiques et devait, à la fin de l’année, inaugurer à l’Académie de Lausanne son brillant enseignement ; le noble général Boinod, natif de Vevey, qui, fidèle dans le malheur, avait visité Napoléon à l’île d’Elbe et ne retira jamais de sa gloire qu’un legs de l’empereur ; deux des initiateurs de l’indépendance vaudoise : Jules Muret et Auguste Pidou, qui remplirent tous deux à plusieurs reprises les fonctions de landamann de leur canton ; le doyen Bridel, poète et historien, dont le nom est presque légendaire ; l’historien Vulliemin, tout jeune encore ; une jeune fille de vingt et un ans, Mlle Herminie Chavannes, qui devait" plus tard se faire un nom estimé dans les lettres de son pays ; son père, Daniel-Alexandre, lui-même écrivain distingué, qui avait été longtemps pasteur à Vevey[55] ; François Vernes, le « Voyageur sentimental, » qui avait déjà décrit la fête de 1791.

La « Relation » du Manual vibre d’un enthousiasme un peu fade :

« Quel pinceau pourrait peindre avec vérité cette pompe majestueuse !… Quelle variété dans les costumes ! Quel contraste surtout entre ceux des acteurs et des spectateurs ! etc. »

Mais il faut croire que les « mômiers, » irréductibles, grognaient toujours ; car la Gazette de Lausanne éprouva le besoin de passer sur cette mythologie une éponge expiatoire :

« Des réunions de ce genre, dit-elle en terminant son compte rendu, sont toujours précieuses à la morale et douces pour le cœur. On aime à y trouver, nous le répétons, un hommage public au travail, un tribut d’estime aux classes laborieuses. Ces journées-là font autorité et restent dans la pensée. Avec la mollesse et la suavité qui les accompagnent, elles pénètrent presque toujours fort loin, et donnent cette espèce d’exaltation d’idées, de sentimens et de vertus que ne produirait pas une autorité plus tranquille. »

Et tout finit par des sermons.

Par des chiffres aussi, naturellement. Dans l’enthousiasme du lendemain, le Conseil vota une gratification de 100 francs à Constantin, et de 60 francs à Glady[56], — rétablissant ainsi l’équilibre des honoraires du danseur et du musicien. Quant aux comptes, il fallut près de deux ans pour les établir, — et l’écart grandit entre les dépenses (11 214 l., 2 s., 6 d.) et les « reçus » (5 544 l., 5 s.).

Organisée par le même conseiller Walther, avec le concours du même musicien et du même maître de danse, la fête de 1833 ne pouvait guère être qu’une répétition de celle de 1819, avec plus de luxe et moins d’élan. Il n’y a que peu de détails à relever dans l’histoire de sa préparation, qui devient de plus en plus minutieuse. Notons pourtant que Constantin demande 500 francs d’honoraires. On ne lui en accorde que 420, avec trente billets de faveur[57]. Glady, plus modeste, se contentera de 320 francs[58] : la musique, cette fois, est sacrifiée à la danse. — La question du personnel féminin est remise sur le tapis, et fait un nouveau pas : l’on décide que, « par amendement de ce qui s’est pratiqué précédemment et sur la demande du comité de la Noce, » les huit amies de noces seront « du sexe[59] ; » mais pour le reste, on s’en tient aux traditions : le conseiller Walt lier, l’homme écouté, rappelle les motifs qui ont empêché jusqu’alors « d’admettre des filles dans les troupes de Palès et de Gérés[60] ; » et ils paraissent encore irréfutables. Les couplets sont fournis par divers auteurs : comme on en refuse, les choix provoquent quelques réclamations. — L’on soigne la liste des invités : parmi ceux-ci, le général F. C. de la Harpe, dont la popularité est très grande, s’excuse de ne pouvoir se rendre à Vevey, en raison de son « âge avancé, » — et, en remerciant le Conseil des trois cartes qu’on lui a envoyées, il ajoute avec une candeur charmante qu’il « en remettra une à sa femme, une à sa nièce et gardera la troisième pour souvenir[61]. » Un comte polonais, malade, qui est eu séjour à Bellerive, demande et obtient l’autorisation de se faire « placer sur l’estrade dans son petit lit ; on fixera le prix d’après la place qu’il occupera[62]. »

Des troubles politiques, provoqués par la question de la révision du pacte fédéral, faillirent tout compromettre : la Confédération leva des troupes, pour occuper Schwitz extérieur et Bâle-Campagne[63]. Trente-quatre figurans de la fête faisaient partie d’un bataillon que le colonel Vischer devait conduire contre les dissidens bâlois. L’autorité militaire accepta des « réservistes » de la contrée, qui s’offrirent pour remplacer les figurans ; ceux-ci rejoignirent leur bataillon aussitôt après les représentations[64]. Et ce trait de dévouement, de simplicité, de bonhomie montre bien quelle place tient la Fête des Vignerons dans la vie nationale. Sa popularité n’empêchait cependant pas les piétistes de condamner à grand fracas un spectacle qui restaurait le culte des faux dieux. « Un catéchiste, raconte M. A. Cérésole[65], avait interdit à ses élèves d’assister à la fête. Un pasteur avait cru bien faire de se prononcer dans le même sens. » De telles manœuvres ne pouvaient manquer d’exciter le fanatisme inverse, peu de temps après la fête. Elles n’en empêchèrent pas le succès : succès moral, si l’on peut dire sans offenser la mémoire de ces prédicans ; mais à un point de vue plus matériel, les comptes bouclèrent encore par un déficit.

Le livret[66] n’offre que peu de nouveautés. Il faut noter pourtant qu’au lieu de commencer par la scène des bergers et de l’orage, désormais traditionnelle, l’œuvre s’ouvrait par une sorte d’invocation à l’agriculture, la patrie et la vigne. — Après le couronnement des Vignerons, un conseiller chanta des couplets en l’honneur du rétablissement de la paix civile, dont le chœur général entonnait le refrain :

Descends du ciel, fille de l’Harmonie.
Aimable Paix, unis tous nos Cantons.
Sur tous les fils de l’heureuse Helvétie
Verse à jamais tes plus précieux dons.

Ces couplets étaient une idée de M. Walther : il ne se doutait guère que lorsqu’ils résonneraient sur la place du Marché, les troupes fédérales seraient en train de rétablir l’ordre à l’autre bout de la Suisse, et que même le sang aurait coulé (bataille de Prattelen, 3 août). — Le Baron, qui présidait à la noce villageoise, était maintenu dans son rôle, malgré la poussée toujours plus, forte de la démocratie ascendante ; mais c’était à la condition de renoncer à ses droits et prérogatives ; et il chantait :

Oui, d’une égalité touchante,
Croyez que je sens tout le prix,
Aujourd’hui, fête trop charmante,
Je suis votre égal, mes amis !

J’imagine que l’ancienne aristocratie vaudoise, qui conservait, à défaut de ses privilèges, ses idées et sa fierté, n’applaudit que du bout des doigts.


IV

En 1847, la Confrérie révisa ses règlemens, qui dataient de 1811 et ne furent plus retouchés qu’en 1873. Sa prospérité s’était accrue : elle put enfin réaliser le vœu de ses anciens membres si patiemment poursuivi de génération en génération, et décider une distribution triennale de primes et de médailles pour récompenser « les Vignerons qui auront obtenu les meilleures notes sur leur travail ou sur l’introduction des plants nouveaux qu’on jugera avantageux pour notre vignoble. » (Art. 14.) La somme réservée à cet usage était alors fixée à 600 francs. Mais la fortune de la Société devait augmenter encore : les règlemens de 1873 laissèrent donc au Conseil la latitude de déterminer cette somme suivant les ressources disponibles.

Il n’y a pas lieu d’insister sur les détails des fêtes qui furent célébrées en 1851, 65 et 89. Elles ont été plus souvent décrites que les modestes parades du temps jadis ; et, si elles continuent à augmenter leurs splendeurs, leur plan ne change plus guère.

Dès 1851, pourtant, le livret commence à s’améliorer. La Confrérie avait eu l’excellente idée de choisir un poète « officiel. » Ce fut le Genevois Jules Mülhauser[67], auteur de poèmes patriotiques publiés en 1840 sous le titre d’Exil et Patrie et l’un des rédacteurs du Journal du Léman. Il s’entoura de collaborateurs comme Albert Richard, Marc-Monnier, Petit-Senn, Oyex. Son talent personnel, qui ne manquait pas d’ampleur, se déploya en alexandrins, dans les invocations du grand prêtre, dont le ton s’éleva. C’est lui qui s’avisa pour la première fois, — concession regrettable aux criailleries des piétistes, — de mêler un élément chrétien à cette fête symbolique, comme s’il était nécessaire d’expliquer aux spectateurs que Bacchus, Cérès et Paies ne sont pas de « vrais dieux. » Après l’invocation à la Patrie venait une sorte de prière, qui commençait par un solo du grand prêtre de Bacchus, continuait par un trio des trois grands prêtres et se terminait par un chœur.

Un musicien genevois, François Grast[68], avait composé une partition d’une bonne saveur populaire ; un autre Genevois, B. Archinard[69], régla et dirigea les danses, comme il devait le faire encore aux deux fêtes suivantes, et comme on espéra un moment qu’il le ferait encore cette année.

Les mêmes noms reviennent en 1865. Il y faut ajouter, du côté des poètes, ceux du Fribourgeois. Sciobéret, peintre pittoresque des mœurs de la Gruyère, des Vaudois Victor Buvelot et Louis Favrat, — un des derniers écrivains en patois du pays romand, — du Genevois de La Cressonnière. Le livret, cette fois-ci, renferma de beaux vers, parmi lesquels ceux de l’Invocation à Gérés, œuvre de Marc-Monnier :


… Mais qui donne, aujourd’hui, l’abondance où nous sommes ?
Voyez ce char traîné par des bœufs lents et sûrs.
Salut, déesse des blés mûrs,
O mère, ô nourrice des hommes !


Toutefois, si le détail poétique s’est incontestablement perfectionné, une flagrante inégalité subsiste entre les divers morceaux, et l’unité manque encore.

Parmi les spectateurs de cette fête, se trouvait Théophile Gautier, qui la décrivit dans un de ses feuilletons du Moniteur universel, avec sa netteté de vision habituelle, son coloris et sa justesse d’expression. La pluie trempait impitoyablement les figurans et les onze mille spectateurs des estrades : l’illustre écrivain, habitué à des spectacles plus confortables, n’en admira pas moins les petites jardinières, dont l’eau du ciel aplatissait les « jupes de gaze semées de bleuets, » le défilé des armaillis et surtout la grande bacchanale, qui lui parut « un vrai chef-d’œuvre chorégraphique : »

« Elle n’est composée, ajoute-t-il, que de faunes, de satyres et de bacchantes, vêtus de peaux de panthères, de pagnes, de feuillages et coiffés de pampres. Ils dansent et bondissent comme s’ils avaient sous les pieds la peau de bouc gonflée des anciennes fêtes de Bacchus ! Rien ne donne plus l’idée d’une fête antique que ce ballet mâle, d’une verve si délirante et d’une gaieté vraiment sauvage. Les danses athéniennes en l’honneur de Gérés et de Bacchus, et qu’on nommait les aloennes, devaient avoir ce caractère[70]. »

Les frais avaient dépassé 144 000 francs. Ils s’élevèrent pour la fête de 1889 jusqu’à 230 000 francs ; mais, cette fois, les recettes augmentèrent aussi, dans des proportions toutes nouvelles, jusqu’à 310 000 francs. Plus de soixante mille personnes étaient accourues à Vevey. Nous retrouvons B. Archinard comme maître de ballet, M. Plümhof comme directeur de musique. La partition était d’un compositeur allemand, depuis longtemps fixé à Genève, qui lui a dû une bonne partie de son développement musical, Hugo de Senger. Les musiciens furent unanimes à la trouver supérieure aux précédentes, surtout dans la partie sérieuse, où une orchestration savante et puissante soutient de belles phrases mélodiques. Le public applaudit surtout les morceaux de franche couleur populaire, comme le Chœur des Jardiniers et des Moissonneurs, le Chant de la noce, etc., qu’on entend encore aujourd’hui chanter souvent dans les villages vaudois[71]. De nouveaux poètes ont collaboré au livret : Mlle I. Kaiser, MM. A. Egli, J. Besançon, G. Renard, etc. ; mais le plan général est resté le même, et les changemens de détail sont de peu d’importance. Il faut noter cependant la disparition presque complète du patois, dont l’importance a constamment décru depuis le dernier siècle. Il n’y a plus, dans ce parler pittoresque, que deux chansons des Vignerons, de Dénéréaz et de L. Favrat, et le Ranz des Vaches qui eut, comme toujours, les honneurs de la journée : un notaire fribourgeois, M. Currat, qui l’interpréta avec beaucoup d’autorité et de poésie, en resta célèbre et continua dès lors à le chanter dans toutes les fêtes populaires du pays. On fit également grand accueil au joli morceau du Devin du village : « Allons danser sous les ormeaux, » que de Senger avait eu l’excellente idée d’intercaler dans la scène de l’Orage ; au charmant Chœur du Printemps : « Jeunesse de l’année, » qui survivait de la partition de Grast ; à la traditionnelle valse du Lauterbach, que danse la noce.

Comme aux fêtes précédentes, le piétisme et le rigorisme s’agitèrent. Le Journal religieux de la Suisse romande[72] y releva, non sans amertume, un « mélange de mythologie et de théisme, » tout en reconnaissant qu’un « courant général » ne s’était pas « formé dans le sens de l’approbation, ni dans le sens de la désapprobation. » A l’en croire même, la préparation du spectacle ne s’était point faite « sans difficulté. »

« Quelle est la valeur exacte de cette grande représentation au point de vue agricole et au point de vue patriotique ? se demandait en terminant l’auteur de cet article aigre-doux. C’est ce que nous ne saurions dire ; mais nous pensons cependant ne rien exagérer en disant que ce double caractère a une place toujours moindre dans cette fête. Nos agriculteurs y prennent une part très modeste, soit quant à une coopération active, soit quant à l’enthousiasme… »

Ce fut sans doute pour apaiser ces plaintes que M. à Egli se résigna à souligner l’interprétation pieuse de la fête que Jules Mülhauser avait tâché de donner, en la précisant encore dans le chœur final :


Heureux enfans d’une heureuse patrie,
Assez de chants en l’honneur des faux dieux !
C’est l’Éternel que sous leur nom on prie,
C’est l’Éternel qui guida nos aïeux.


Cette tâche ingrate, imposée à un homme de talent par une dévotion trop ombrageuse, me rappelle un épisode connu de la guerre religieuse qui divise la France actuelle : pendant une période d’accalmie, quelques hommes politiques, qui dînaient dans le monde, reconnurent entre la poire et le fromage qu’il deviendrait peut-être expédient de réintroduire Dieu dans l’école ; mais en même temps, ils constatèrent qu’on ne l’y pouvait admettre que sous un pseudonyme. L’explication de M. Egli ne satisfit personne : d’aucuns même, dit-on, trouvèrent plus irrespectueux encore de donner à l’Eternel le pseudonyme de Bacchus, que de le laisser en dehors d’une fête qui n’a en vérité aucun caractère religieux.

Son caractère patriotique, en revanche, éclata avec une singulière grandeur en cette année 1889 où la Suisse traversait une crise assez sérieuse. L’arrestation d’un policier allemand, Wohlgemuth, qui manœuvrait indûment sur le territoire helvétique, venait de provoquer une série d’incidens diplomatiques entre le gouvernement fédéral et l’empire d’Allemagne. Les articles menaçans se succédaient dans l’organe officiel du prince de Bismarck ; des notes s’échangeaient entre Berne et Berlin, sans aboutir encore à aucune solution, et l’inquiétude que donnait ce périlleux dialogue étreignait tous les cœurs. Le révérendissime abbé était alors M. Paul Cérésole : un des orateurs et des hommes d’Etat qui ont le plus honoré la Suisse française, un de ceux aussi que leur expérience des grandes affaires pouvait le mieux aider à comprendre le vrai sens de celle-là. Le beau discours qu’il adressa aux vignerons récompensés, et dont sa puissante voix sut lancer toutes les paroles jusqu’aux plus hauts gradins des estrades bondées, fut le grave écho de la préoccupation commune ; et ses derniers mots exprimèrent avec autant de force que de simplicité le sentiment qui remplissait tous les cœurs.

« Aime ta patrie, les lieux qui t’ont vu naître, ce sol qui t’a nourri, ces champs, ce lac, ces montagnes et cette liberté, conquête de nos pères que nous voulons conserver à nos enfans[73]. »

L’émotion généreuse qui courut en cet instant parmi les spectateurs fut une belle réponse à la question posée par le journal dévot.

Ainsi, jusque dans sa dernière manifestation, cette fête issue des modestes « Parades » d’autrefois, et qui s’est développée jusqu’à devenir l’un des spectacles les plus grandioses qui soient, aura affirmé son caractère national aussi bien que son caractère populaire. Celle qui se prépare pour le mois d’août prochain sera célébrée, — autant qu’on peut le prévoir à cette heure, — dans des conditions plus tranquilles. La Suisse, en effet, se trouve en ce moment dans une heureuse période de paix publique, de prospérité, de bien-être. Les partis politiques se combattent sans haine, en discutant avec modération les intérêts ou les principes qui les séparent sans les diviser. Les questions confessionnelles sont généralement résolues dans un esprit de tolérance et d’équité qui les empêche de s’aigrir. Les industries progressent d’un bout à l’autre du pays : on voit certaines villes et certaines régions se développer avec une rapidité presque américaine. Seuls, par un piquant contraste, les vignerons se plaignent des maladies et de la mévente : encore la crise qu’ils subissent est-elle incomparablement moins pénible sur les bords du Léman que dans beaucoup d’autres vignobles. Les arts et les lettres, qui ont eu quelque peine à conquérir leur place au soleil du canton de Vaud, sont eux-mêmes en plein épanouissement : on l’a bien vu, il y a deux étés, au magnifique Festival vaudois de M. Jacques-Dalcroze. Le Conseil de la Confrérie, que préside M. le conseiller national Emile Gaudard, a donc trouvé sans peine un poète et dramaturge de grand talent, M. René Morax, que l’éclat de ses débuts désignait pour le livret, auquel il saura donner l’unité qui lui manquait encore ; un peintre distingué vaudois, M. Jeun Morax[74], pour les costumes et les décors ; un musicien vaudois, et cette fois, il fallut choisir, car deux noms se présentaient, ceux de MM. Gustave Doret et Jacques-Dalcroze. Ce dernier venait de remporter, avec son Festival, un éclatant succès : ce fut une raison pour le Comité d’offrir à M. G. Doret l’occasion de déployer à son tour son beau talent dans le maniement de grandes masses musicales. Il n’y a plus que le maître du ballet, M. d’Allessandri, qui soit un objet d’exportation.

Le budget des dépenses s’est élevé à 350 000 francs. Quand j’aurai dit que sur cette somme considérable, 10 000 francs seulement sont réservés à la publicité par la voie des journaux, j’aurai démontré par un fait véritablement extraordinaire que la fête conservera certainement quelque chose de son caractère primitif : l’ignorance d’une des forces les plus dangereuses à manier de notre époque, d’une de celles qui, utiles parfois, servent trop souvent à fausser la vérité, en substituant, dans l’appréciation des œuvres d’art comme dans le lancement des affaires, l’intérêt à la sincérité, le calcul à l’indépendance. Ce trait original ne sera pas le seul reste des traditions anciennes : une fois de plus Vevey nous donnera ce spectacle, — qu’on ne rencontre à ma connaissance nulle part ailleurs, — d’une population qui trouve en elle-même la poésie nécessaire à représenter sa propre vie, et les moyens artistiques appropriés à l’exprimer, sans imitation des formes consacrées ni des autres spectacles.


EDOUARD ROD.

  1. Vernes-Prescott, l’Abbaye des Vignerons, son histoire et ses fêtes, jusqu’à et y compris la fête de 1865, 3e édition, revue et augmentée, in-8o ; Vevey, Loertscher et fils. — Eug. de Mellet, Abbaye des Vignerons, in-8o, id., 1881. — Livret Officiel de la Fête des Vignerons de 1889. Notice historique, par G. Renard, in-12, Vevey ; Schlesinger, 1889. Voir aussi les intéressans articles de M. Albert Bonnard, publiés sans signature dans le Journal de Genève, des 18 et 19 avril 1889.
  2. Manuaux, à cette date (fol. 85-88 du Manual de 1784-1811).
  3. Cf. A. Cerésole, Notes historiques sur la ville de Vevey, in-8o ; Vevey, 1890, p. 61-63.
  4. Publié par De Mellet, p. 7.
  5. Ibid., p. 5.
  6. Notice, p. 14 et 15.
  7. A. Cérésole, p. 54 et E. de Mellel, p. 9.
  8. Manual, 27 avril 1735.
  9. Ibid.
  10. Mémoire.
  11. Ouvrage cité, p. 52-54.
  12. De Mellet, ouvrage cité, p. 12-13.
  13. Manual, 10 juin 1781.
  14. Ibid., 18 juillet 1789.
  15. Manual, 18 mai 1790.
  16. Ibid.. 4 avril 1791.
  17. Ibid.
  18. Ibid., 1er mai.
  19. Protokoll des Geheimen Rates. N° VIII, p. 295. Vom 14 mai 1191. (Communication de M. le docteur Türier, archiviste de l’État de Berne.)
  20. Manual, 4 juillet 1791.
  21. P. Maillefer, Histoire du canton de Vaud, in-8o ; Lausanne, 1903, p. 374 ; et surtout Ch. Burnier, la Vie Vaudoise et la Révolution, in-8o ; Lausanne. 1902, p. 213-238.
  22. A. Cérésole, ouvrage cité, p. 94.
  23. Manual, 11 août 1791.
  24. Ibid., 14 août.
  25. A. Cérésole, ouvrage cité, p. 95, 96.
  26. Manual, 20 août 1791.
  27. Manual, à cette date.
  28. Manuaux, 11 juin 1797.
  29. Manuaux, 3 juillet.
  30. Ibid., 10 juillet.
  31. Ibid., 3 août.
  32. Archives de Berne, Aklen des Geheimen Rates, Bd. XXXVI, n° 89. (Communication de M. Türler.)
  33. De Mellet, p. 15, publié d’après le Manual le tableau complet du cortège.
  34. Vevey, 1745.
  35. 1765-1839, fils du pasteur de Céligny connu par ses démêlés avec Rousseau ; auteur de nombreux ouvrages littéraires, mêlé activement à la politique genevoise pendant la Révolution.
  36. Le voyageur sentimental en France sous Robespierre, 2 vol. in-12, Genève, 1799 ; cité par Vernes-Prescott, p. 27-31.
  37. Archives de Berne, Akten des Geheimen Rates, bd. XXXVI, n° 90. (Communication de M. le Dr Türier.)
  38. A. Cérésole, p. 101.
  39. Manual, 3 nov. 1804.
  40. Manual, 3 nov. 1804.
  41. Id., il août 1811.
  42. Id., 8 avril 1816.
  43. Id., 24 sept. 1816.
  44. Id., 15 janvier 1819.
  45. Id., ibid.
  46. Id., 21 janvier.
  47. Manual, 10 mai 1819.
  48. Id., 17 mai.
  49. Id., 31 mai.
  50. Id., 8 juillet.
  51. Id., 19 juillet.
  52. Manual, 2 août 1819.
  53. 19 juillet.
  54. Description de la Fête des Vignerons célébrée à Vevey, le 5 août 1819.
  55. Voyez Vernes-Prescott ; ouvrage cité, p. 34-35, et de Montet, Dictionnaire biographique du Genevois et du Vaudois, passim.
  56. Manual, 7 août.
  57. Id., 14 avril 1833.
  58. Ibid., 23 mai.
  59. Manual, 4 mai.
  60. Ibid., 10 juin.
  61. Ibid., 30 juillet.
  62. Ibid., 3 août.
  63. Vulliemin, Histoire de la Suisse, 2e édit., 2 vol. in-18 ; Lausanne, 1839, t. II, p. 383-357.
  64. A. Cérésole, p. 114-115.
  65. P. 112. — M. A. Cérésole mentionne aussi une brochure dirigée contre la fête, qui fut publiée à Lausanne, à l’imprimerie Ducloux : je ne l’ai pas trouvée dans les Archives et n’ai pu me la procurer.
  66. Description de la Fête des Vignerons célébrée à Vevey, les 8 et 9 août 1838.
  67. 1806-71.
  68. 1803-71.
  69. Mort il y a quelques semaines.
  70. Les Vacances du Lundi, in-18 ; Paris, 1896, p. 61-86.
  71. J’ai rendu compte de cette fête dans le Temps des 8 et 10 août et je l’ai décrite en la prenant pour cadre d’un chapitre de mon roman Là-Haut.
  72. Article signé E. J.
  73. Discours adressé, par l’Abbé-Président M. Paul Cérésole, aux Vignerons récompensés.
  74. M. René Morax a donné plusieurs pièces : la Nuit des Quatre-Temps, — la Bûche de Noël, — Claude de Siviriez, qui témoignent d’un très remarquable talent dramatique et ont été accueillies avec beaucoup de faveur dans le public français.