Histoire d’une Marie/préface

F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 7-10).


PRÉFACE



André Baillon est mon aîné ; s’il n’a pas encore beaucoup publié, il a du moins beaucoup écrit. Et moi je n’ai aucun roman à mon actif. C’est dire que je suis loin d’avoir les titres qu’il faudrait pour présenter ce livre. Je ne puis le faire qu’en m’autorisant de mon attachement pour lui et de mon amitié pour son auteur
.

La première œuvre d’André Baillon qui ait été imprimée, Moi, quelque part… est parue, l’an dernier, dans une édition malheureusement trop restreinte ; elle n’a pu qu’enchanter quelques privilégiés et leur révéler un écrivain de race ; mais je ne doute pas qu’il soit bientôt donné à tous de connaître ce très remarquable ouvrage qui est à la fois d’un poète, d’un philosophe et d’un bienveillant ironiste.

Georges Eekhoud a écrit de Baillon : « Ce sceptique se double d’un mystique et cette alliance n’est pas le moindre des côtés originaux de ce talent à la fois pondéré et primesautier… Comme Jules Renard, mais peut-être plus souvent que lui, et s’apparentant aussi par là à l’humour anglais des Lawrence Stern et des Charles Dickens, André Baillon s’élève au ton le plus poignant ; et pour être discret et contenu, ce dramatisme ou ce lyrisme n’en est que plus pathétique… Et tout le temps, et quel qu’en soit le mode, on subit le charme du style même. On est séduit à tout instant par des bonheurs d’expression, des trouvailles de vrai poète, des images qui ne doivent rien à personne. »

On ne saurait mieux dégager ce qui caractérise le talent de Baillon ; et ces dons que Georges Eekhoud découvrait dans les brefs récits et les notations qui composent Moi, quelque part, on les retrouvera dans l’Histoire d’une Marie. Mais l’Histoire d’une Marie est une œuvre de longue haleine, un roman construit et conduit avec amour, où s’exerce une profonde connaissance de la nature humaine, et où Baillon a mis avec des qualités d’écrivain, le meilleur et le plus vrai de soi-même.

Une vie est composée d’une infinité d’événements dont la juxtaposition peut nous paraître incompréhensible, si nous ne percevons pas les liens internes qui les relient, si nous ne savons pas découvrir en chacun d’eux, sous une apparente incompatibilité, la même loi profonde.

Un personnage de roman n’est donc vrai et vivant qu’à la condition qu’il se meuve toujours et jusqu’en ses contradictions, non seulement selon son caractère, mais selon son rythme, son pas, son style, selon ce qui est comme la marque de son destin et que l’auteur doit nous imposer et adapter à toutes les circonstances.

Cette adaptation, son degré de difficulté et de réussite, voilà ce qui fait pour une grande part l’intérêt d’un roman. Voilà ce qui est remarquable dans cette œuvre où, précisément, l’auteur se propose de fixer une certaine figure, de retracer le drame d’une existence.

Tout ce qui serait orageux et angoissant dans une autre histoire que celle de Marie se décide et s’enchaîne dans la sienne naturellement et sans heurt, parce que Marie est simple et saine. Elle reçoit de la vie le bon et le mauvais, sans plus se contracter qu’une plante vigoureuse sous le soleil où sous la grêle. Elle est heureuse ou malheureuse, mais sans grands gestes. Le tragique n’a guère de prise sur elle et il semble que sa robuste acceptation désarme à demi la douleur. S’il arrive que le vice soit peint en rouge sur ses joues, la pureté habite quand même son cœur parce qu’elle est de ces êtres à qui s’applique la parole de saint Paul : Tout est pur pour ceux qui sont purs.

Comme tant d’histoires vraies, celle de Marie pouvait paraître invraisemblable. Une histoire est invraisemblable quand elle déroule la logique de nos sentiments ; quand, tout ne s’y passant point selon une certaine vérité conventionnelle, les faits n’apportent pas avec eux leur suffisante justification.

Mais l’histoire de Marie, mais l’étonnant roman de Marie et de Henry Boulant ne nous laissent ni incrédules ni scandalisés : c’est que nous comprenons ; c’est qu’André Baillon nous fait tout comprendre et, par conséquent, tout admettre, et que le récit, sous sa plume, a trop de qualité humaine pour être jamais scabreux.

Baillon n’a pas besoin de longs commentaires, de développements psychologiques pour expliquer l’action : tout son pouvoir est dans la façon — tendre ou malicieuse — qu’il a de la présenter ; dans son sourire qui nous met en cause ou requiert, sinon notre complicité, du moins notre compassion.

Et c’est ainsi que nous sommes conquis. Nous aimons Marie, bonne comme le pain et dont l’âme est sans tache ; et nous aimons Henry Boulant que n’aveuglent point ses fautes et qui est faible sans laideur, parce qu’il demeure vrai dans son cœur.

Tous deux nous témoignent de la toute-puissance de la bonté ; et que rien n’est bien grave en somme de tout ce qui est péché aux yeux du monde, là où subsiste la moindre flamme d’idéal.

Au reste, comme le dit Flaubert, de quoi les hommes peuvent-ils être coupables, insuffisants que nous sommes pour le mal comme pour le bien ?


CHARLES VILDRAC.