F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 280-284).
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XVI



Il y aurait un chapitre : il serait court, parce qu’il serait le dernier. On y parlerait d’une Marie. À la première page, on lirait « Marie coud des chemises… » Marie, ce serait toi.

Je ne dis pas que cela serait arrivé tout de suite. Comme les chemises, une à une, les jours ne se cousent qu’un seul jour à la fois. Un de ces jours, tu serais sortie et cette Germaine Lévine, que tu souhaitais tant ne pas voir, tu l’aurais vue et Henry qui marchait avec elle.

Pour la seconde fois, tu aurais compris : il n’est pas donné à tout le monde de devenir méchante. Tu n’aurais pas eu besoin de consulter un homme de loi. Tu te serais dit :

— Soit, je vais coudre des chemises.

Peut-être bien, en commençant, tu aurais eu beaucoup de peine. Tu n’aurais plus voulu vivre dans les chambres où tu vivais. Tu en aurais cherché autre part, où l’on ne te connaissait pas. Tu aurais expliqué à ces gens : « Ne vous étonnez pas, j’ai un mari qui voyage ; vous ne le verrez pas souvent. »

Tes meubles installés, tu aurais mis en bonne place le portrait d’Henry, pour qu’il fût bien entre les roses. Pourquoi pas ?… Il aurait fait si propre qu’on aurait dit : « Comme il fait beau chez vous ! »

Chez les autres, il paraît, c’est de règle : quand on se sépare, on se déteste. Toi, tu n’aurais pas pu. Tu t’en serais excusée : « Le méchant gosse, quelque jour cette femme lui fera de la peine, que deviendrait-il, s’il ne me trouvait pas ? » Tu l’aimerais. Lui aussi. Vous seriez, tous les deux, des gens bien difficiles à comprendre. Comment, en effet, expliquer qu’un jour il t’eût dit : « Tout un mois, sans maman, c’est un peu triste, je viendrai toutes les semaines. »

Chaque fois, tu aurais une surprise. À changer de femme, il aurait déjà coupé ses moustaches. Par contre, ses cheveux auraient poussé : « Parce que je récris », aurait-il dit. Ce qu’on verrait toujours, c’est de la boue à ses culottes.

Tu aurais envie de gronder. Tu dirais :

— Embrasse-moi d’abord. Mais comment te laisse-t-on partir ainsi ? Viens que je te brosse.

Parfois, il y viendrait de lui-même :

— Regarde, maman, il y a là un bouton qui ballotte.

Alors tu serais fière :

— Ta femme est encore bonne à quelque chose.

Pendant la semaine, il te serait arrivé des aventures. Par exemple, en la relevant, si tu avais cassé une assiette. Tu en montrerais les morceaux. Ou bien tu aurais fait un mauvais rêve ; ou bien retourné dans ta tête ce problème : comment croquer cette forme pour mon chapeau d’hiver ?

Tu consulterais Henry. Tu verrais cela dans ses yeux ; il ne te reprocherait plus : « Comme tu es matérielle. » Il songerait : « Toute une semaine à se taire, elle a besoin de parler. C’est d’ailleurs bon une maman qui radote. »

Tu demanderais :

— Est-ce que, vraiment là, je radote ?

— Mais non, maman, va…

Tu irais…

Il n’y aurait qu’une chose. Tu te surveillerais pour ne pas lui parler de cette Germaine Lévine, parce qu’après tu en avais du chagrin. Et, pourtant, je me demande si je fais bien de le dire, une fois il t’aurait envoyé un mot : « Viens vite, Germaine est malade », et tu serais accourue : « Que dois-je faire ? » Alors, il faudrait bien que tu saches :

— Comment va-t-elle à présent ?

Il t’arriverait aussi de dire :

— Écoute, j’ai fait de la tarte. Emporte-la ; tu la mangeras, rien que pour toi.

Mais cette tarte tu l’aurais faite assez grande, qu’il y en eût pour trois.

Et puis, c’est drôle, cette femme puisqu’elle aimait Henry, même Henry, même avec toi, tu n’aurais pas voulu qu’on la trompe.

Il viendrait un moment où tu ne trouverais plus rien à dire… Parce que tu penserais… Tu voudrais retenir en toi certaines choses de la semaine. Par exemple, si tu avais souhaité : « Il restera pour de bon… » Ou bien si tu avais pleuré.

Dans ton pays, quand on se tait, on pense : un ange passe. Je n’affirme pas que l’ange serait toi. Mais voici : tu n’aurais pas maigri et pourtant tu ne serais plus une femme avec un gros derrière ; tes yeux, comme quand on veut devenir une sainte, auraient du bleu de sainte dans les yeux.

Tu ne le saurais pas : simplement parce qu’ils se mouillent, tu frotterais ces yeux. Tu aurais des élans comme ceux-ci : « J’ai mis de l’ordre, le voit-il ? Cela ne lui dit-il plus rien ? »

Ainsi à parler, puis à vous taire, vous regarderiez s’avancer l’heure. Henry aurait déjà lancé un coup d’œil à sa canne. Tu le retiendrais :

— Tu as le temps, tu n’as rien dit de toi :

Il aurait gardé sa façon de ramasser tout en deux mots.

— Moi, maman, eh bien ! voilà !

Tu voudrais savoir :

— Et ton travail ? Tu écris toujours ?

— Mais oui, maman.

— Et tu ne sens plus ta barre ?

— Mais non.

Tu ajouterais, comme s’il existait là un rapport :

— Je suis sûr que Germaine Lévine ne te gâte pas comme moi.

— Oh non ! maman.

— Et malgré cela, tu travailles ?

Il sourirait…

Après, il partirait : « Au revoir, maman. » Chaque fois tu serais un peu triste.

À lire cela, les gens douteraient : « Mari et femme, rien que comme ça ? » Pourtant, ils ne seraient rien que comme ça…

… Alors, un mercredi, il viendrait. Il aurait l’air tout chose. Il t’embrasserait bien fort. Il dirait : « Maman, j’ai fini. Voici mon livre… » D’abord tu regarderais la couverture… Tu lirais : « Histoire d’une Marie… »


Fin.