F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 241-250).
◄  XI.
XIII.  ►


XII



Henry avait-il voulu ? Oui… non… en tout cas, maintenant il ne voulait plus.

Sans doute, à cause d’un second flic ? Oui… non… Un jour il faisait une démarche. Par terre, il avait vu des moineaux, vous savez, de ces moineaux qui se poudrent, « tchip… tchip… » et qui s’en foutent parce qu’ils sont libres. On ne s’imagine pas comme, certains jours, des moineaux « tchip… tchip… » ça fait piquer les yeux. Henry avait eu ces yeux qui piquent. Et c’est ainsi, pour la première fois, qu’il avait vu, par l’intérieur, comment est faite une boîte à mouches.

Des gens ont de la chance. Ils ont commencé par faire la bête, parce qu’à vingt ans — seul — on est bête. Après, ils ont dit à la Vie : « Madame, je ne suis pas gourmand ; je vous en supplie, pas des mille que je vous demande ; tenez, cent francs par mois et, dans ce monde, un petit coin où laisser trotter ma plume. » Ces cent francs, ils les ont demandés aux leçons, mais les leçons ne donnaient que douze francs ; ces cent francs, ils les ont demandés aux poules, mais, avec leur bec, les poules donnaient moins que douze francs ; ces cent francs, ils les ont demandés, Seigneur oui, à la chair de leur femme, mais alors c’était : « Encore celui-ci… encore celui-là. » La Vie, pour ce moment, a préparé sa réponse. Elle prend la figure d’un Monsieur. Elle dit : « Comment, cent francs, Monsieur Boulant ? Que feriez-vous de cent francs ? Gagne-t-on cent francs ? Trois cents que je vous offre ; plus tard, quatre cents… Seulement, moi, vous comprenez, je paie votre temps… je prends tout. »

Henry répondit : « Oui. » Au retour, il revit de ces moineaux « tchip… tchip… » et qui s’en foutent parce qu’ils sont libres. Il dit à Marie :

— Voilà, c’est fait, j’aurai trois cents francs. Et Marie fut bien contente.

Ç’aurait pu être dans une banque, ou bien chez un droguiste. Ce fut dans un journal : de trois heures à minuit. Au bout d’un mois, il devint secrétaire.

Tout de même, un journal, on se laisserait dire : « Mon cher, je ne te parle pas de l’argent que l’on gagne ; mais les choses qu’il faut qu’on sorte, tu sais : écrire, eh bien, mon vieux, écrire c’est écrire, et dans un journal on écrit. Et puis, quelle vie intense ! As-tu vu les linotypes ? On pianote là-dessus, et ce que ça pond ? Des lignes, mon cher ! Et les rotatives ! Elles sont grandes, ces machines, elles sont puissantes, elles mugissent : voilà qui vous impressionne plus qu’un cent de vaches. Et ces rédacteurs qui s’agitent, ces confidences du téléphone, ces dépêches : « À Londres, un diplomate a dit… à Paris, une cocotte va faire… » Mon vieux, le diplomate est toujours à dire, la cocotte est encore en train, que déjà tu le sais… Vraiment une chance que d’être dans un journal ! »

Ouais, ouais ! Henry arrivait à trois heures, pas trois heures cinq, ponctuel.

Les autres s’agitaient déjà : « Mon cher, nous avons ceci, nous avons cela. » Ceci, cela, précisément de ces dépêches :

— Hum, disait Henry.

Il s’enfermait. De la colle, des ciseaux, un crayon sont les outils du secrétaire quand il a ceci ou cela. Par exemple on annonçait : « Paris. Le ministère un Tel a démissionné… » En apprenant cette nouvelle les abonnés allaient penser : « Diable, diable, que va-t-il se produire ? » Henry réfléchissait : « Encore un par terre : que pourrai-je bien cette fois coller là-dessus comme titre ?… »

Et les choses, les belles choses que l’on écrit ? Mon Dieu oui, on écrivait beaucoup de choses. Il pouvait même s’en plaindre ! Henry devait les lire. On appelait cela de la copie. Il grognait :

— Mon vieux, elle est idiote, ta copie… enfin ça peut aller. Mais elle est beaucoup trop longue.

Et raf ! tout ce qui, étant trop long, devenait de la « littérature » il le barrait.

Et ces téléphones, eh oui, ils sonnaient : « Drelin… drelin… » qu’on écoutât vite :

— Allô, écoutait Henry. Vous dites ?… Parlez plus haut, Monsieur… Ah !… Mais Monsieur, ces foutaises, ne pourriez-vous pas me les écrire ? Pas la peine au téléphone.

Pourtant à l’atelier, ça devenait sérieux : les linotypes vraiment, elles tiennent du piano et de la poule ; les rotatives, quand elles meuglent, on croirait un cent de vaches. Il arrivait à Henry de s’agiter là dedans : « Vite, mon petit, compose-moi ces quinze lignes… Toi, mon gros, ce filet… ça presse… très important… » Mais l’important, quand ça pressait, c’est que l’horloge marquait minuit moins cinq et qu’à minuit, il foutrait son camp.

En vérité, non seulement parce qu’il suffit d’une semaine pour comprendre : « Un journal, quelle boutique ! », mais avoir respiré la bruyère, avoir lu certains livres, avoir, comme on dit, tout sacrifié à l’Art, et quand même devoir garder en soi ce que l’on voudrait en sortir : ces téléphones, ces nouvelles, ces machines sont quelque chose où l’on entre à trois heures pour à minuit en foutre son camp.

Et même ce minuit ! Trois heures, quatre heures, cinq heures… toutes ces heures, minuit les portait, chacune avec sa fatigue. Minuit n’avait plus le courage d’être content ; minuit se traînait par les rues où d’autres minuits s’amusent et, maussade, rentrait, minuit et quart, se fourrer dans un lit.

De tout ceci :

— Autrefois disait Henry, j’ai crâné : « Je suis simple… je crois en Dieu… je suis un mec. » Mais journaliste ! Si jamais tu racontes que je suis journaliste…

—  Comme tu es drôle !

Vers cette époque, un photographe fit un portrait d’Henry. Oh ! pas en sabots comme là-bas, à la campagne. Trente-trois ans, la mine réfléchie du secrétaire qui prépare un titre, des cheveux à pommade, des moustaches en l’air au cosmétique. Par là-dessus, un petit air triste ; mais il avait toujours ce petit air cela ne se voyait pas.

Marie disait :

— Comme tu es bien sur ce portrait !

Elle avait, pour le portrait, un beau cadre et, alentour, de la place pour beaucoup de roses. Elle y mettait ces roses. Comme il était bien, sur ce portrait, entre ces roses !

Certes, elle n’aurait pas raconté : « Mon mari est journaliste » ; elle était fière cependant. Chaque mois un Henry qui vous dit : « Maman, voilà trois cents francs » vaut mieux que ces types : « Voilà cent sous, sois gentille ». On est enfin une Marie tout à fait sérieuse, Marie en simple jupe, Marie en tablier brodé, la seule Marie pour laquelle les autres Marie ont erré par ce monde : Marie-qui-sert.

Elle allait chez le boucher. Une autre aurait protesté : « Comment trois francs, ce rosbif ? Non, non, donnez-moi de ce ragoût, pour un franc cinquante. » « Est-il bien tendre ? disait Marie. Tout de même, je préfère de ce filet. Pour mon mari, il travaille, vous comprenez. »

Elle allait chez le crémier : « Oui, je vois beurre-crème ; mais n’en auriez-vous pas qui soit encore plus crème ? »

Tout ce qu’elle achetait, elle le voulait en crème encore plus crème.

Un Henry qui travaille n’est pas un François qui vit de ses rentes, pas même un Pierre, un Jacques qui travaillent. Le pauvre gosse, le premier jour, comme il avait pleuré ! Il avait le droit d’être difficile.

Le matin, il dormait tard. Sept heures… huit heures… Dans une maison, les autres bougent. On ne pouvait pas : « Chuut ! » elle intervenait sur le palier.

Elle attendait. Dix heures !… « Fi-fou » Henry sifflait. À ce sifflet, évidemment, elle ne portait pas un monde, mais elle l’eût tenu, qu’elle l’eût lâché. Elle attrapait une tasse. Vous dites : « Un œuf, du sucre, par là-dessus du lait, cela fait un lait de poule. » Oui, mais cet œuf, il est frais du matin ; ce lait, voyez comme je le verse ; j’y mets du sucre, mais aussi de la tendresse et du respect : Henry qui travaille, vous comprenez.

Et puis, quand on est faible comme Henry, écrire, pour le cerveau, est dangereux. Elle savait cela d’un docteur. Henry peut-être s’en doutait. Alors, il fallait le consoler ; comme des roses autour de son portrait, mettre autour de sa vie de la joie qui embaume. Elle était là pour cela. À la nuit, quand il rentrait, elle ne faisait pas comme certaines : « Pas maintenant, mon petit, j’ai sommeil. » Elle disait : « Tu sais, je ne dors pas, mon chéri. » Mais le jour, il n’aimait aucun des plaisirs auxquels les autres s’amusent. Il tirait sa moue : « Aller au café, ça me déplaît… Un livre ? pourquoi faire ? j’aurai pu l’écrire… » Il s’étalait sur sa chaise longue et, près de lui, sans doute, les pensées qui viennent quand on est sur une chaise longue à ne rien faire.

Elle lui demandait :

— Veux-tu que je vienne près de toi ?

— Heuh !

— Veux-tu que nous fassions une promenade ?

— Heuh !

Pourtant, un jour, il désira quelque chose. Elle crut d’abord : « Tu veux rire. » Non, il était sérieux.

— Tu comprends, ne pouvoir écrire, rester là, je m’embête… Ce que je te demande n’a pas d’importance. Tâche de me trouver cela.

Elle trouva. Une fois la semaine, Henry ne travaillait pas le soir. On invitait une dame. On dînait. La dame s’appelait Ida. Elle venait de la Hollande, elle avait une singulière façon de prononcer certains mots. Ainsi, au milieu du dîner, il lui arrivait de dire : « À votre santé, pagha ! » En même temps, elle envoyait au diable sa chemise. Marie aussi lançait au diable sa chemise. Henry aussi et, tantôt l’une, tantôt, l’autre, ou les deux en même temps, Henry devenait le pagha de ces dames.

L’homme et la femme sont quelquefois malpropres ! Et Marie voulait bien ? Mais oui. Et elle n’avait pas de peine ? Si, si… Et malgré cela ? Puisqu’on vous le dit : elle avait elle-même cherché la dame.

C’est peut-être ainsi quand, à ne pas les sortir, on garde au fond de soi des choses qui pourrissent. Tout de même, deux femmes, deux paires de bras, deux fois ce que l’on trouve déjà de consolant entre les bras d’une seule femme : veinard, Henry !

Ouais ! Ouais ! N’est-ce pas Henry qui avait dit : « Je pense quelquefois à la femme comme au suicide ? »

On devint un lamentable Henry. Des gants clairs, un chapeau melon, des moustaches qui pointent, un portrait où l’on est bien entre les roses, ouais ! ouais ! Mais, sous ce chapeau, le regard par terre ; malgré ses gants, des camarades que l’on fuit ; au journal, tout pagha que l’on soit, des patrons qui commandent, et à ce qu’ils commandent, tant qu’on veut penser « zut » et quand même répondre « oui ». À tout ce que la vie commande, penser « zut » et pourtant « oui ».

Un jour il rencontra Émile, vous vous souvenez : « Moi je suis peintre, mon vieux. » Émile dit :

— Et le travail ?… Comment, tu n’as pas le temps ?… Moi, mon vieux, pas de couleurs, pas de pinceaux, pas le temps, je n’aurais rien de ce qu’il faut pour peindre, qu’avec mes doigts, dans du fumier, au milieu de la nuit, je peindrais quand même…

Il était peintre, mon vieux !

— Moi…, pensait Henry.

Bast ! qu’est-ce cela ? J’ai connu un poète. Il n’était pas comme Henry et, là vraiment, dans son bureau, il avait le temps d’être poète. Oh ! des choses qu’il faut qu’on sorte, il n’en avait guère, mais il soufflait dedans et cela devenait gros. Par exemple, il aimait beaucoup les faibles. Il chantait : « Les faibles… les faibles… il faut aimer les faibles… » Ou bien : « Il faut… il faut… il faut aimer les faibles… » Ou bien : « Aimons… aimons… il faut aimer les faibles… » Alors ce poète, qui n’était pas un faible puisqu’il se croyait un fort, quand il parlait et que ce n’était pas en vers, disait :

— Ceux qui n’arrivent pas… ils étaient faibles… Tant pis pour eux.

Henry peut-être connaissait ce poète :

— Tant pis pour moi…

Tant pis pour moi : encore plus on reste sur sa chaise et, près de soi, toutes les idées qui viennent quand on reste à ne rien faire sur une chaise longue. Oh ! plus — tantôt graves, tantôt nues,  — les idées du temps où l’on était un mec. Celles-là, malgré tout, elles portaient un sourire. Celles-ci, un poing à la tempe, un coude aux genoux, on aurait dit, sombre, cette Mélancolie de Dürer qu’il voyait précisément au-dessus de sa chaise longue. Seulement les siennes n’avaient pas d’ailes.

Marie disait :

— À quoi penses-tu ?

— À rien, maman.

Il comptait :

Trente-trois, trente-quatre, trente-cinq, tu as trente-cinq ans. Ta femme, tu as beau l’appeler « Maman », tu n’es plus un gosse. Cordieu ! Sois un homme. Tu réfléchis à tel conte ; autrefois, on t’a dit : « Mon cher, quand on a fait ce conte, on en fait d’autres… » Tu rumines de tes phrases : « Si j’avais le temps,… je les écrirais comme cela… » Allons donc ! Qu’as-tu fait de ton temps ? Tes poules te gênaient… ou bien ta barre… ou bien ta femme… Mon cher, quand c’est les poules… ou bien sa barre… ou bien sa femme, il y a un mot. Émile ne te l’a pas dit, personne ne te le dira, mais ta Marie même le pense…

— Un raté ?

— À la bonne heure. D’ailleurs écrire !… Est-ce que les Trappistes écrivent, est-ce que Benoît écrivait, tes confrères est-ce qu’ils écrivent ? Écrire, c’est comme quand on a mal aux dents ; on envie les autres qui n’ont pas mal. La vie t’a arraché cette dent. Ne fourre donc pas tout le temps la langue dans ce trou. Sois sage… Oui, je sais, ta Hollandaise… Mais demain, tu voudras une Anglaise. N’est-ce pas, tu y penses déjà ? Après, tu voudras des petites filles, puis les petits garçons. Allons, allons, ne fourre pas ta langue dans ce trou. Regarde ta femme. Réponds-lui, voyons. Veux-tu qu’à ce store elle mette de la dentelle rouge, ou la préfères-tu bleue ? Important cela ! Non ? Alors, une fois pour toutes, fais-lui pour de vrai un vrai gosse ; à ton âge cela marcherait encore. Non ? Alors imite ce vieux que tu as vu, un jour, si heureux parce que sa Marie lui ramassait, dans le tram, un ticket. Collectionne des tickets : ta Marie t’aidera. Ou bien, mets ton argent à la Caisse d’Épargne, rêve pour quand tu seras propriétaire. Non ?… D’ailleurs, pense bien à ceci. Tu gagnes ta vie : un honnête homme ; tu es aux deux tiers un honnête homme : deviens-le aux trois tiers. Tu peux en compter des milliers comme cela. Tu sais, pour eux, il existe un mot : lis ton ami le poète. Tu ne t’en doutes pas, mais, derrière ton crâne, tu as une auréole ; dans ton poing tu portes une torche, ou peut-être un flambeau, cela dépend de la rime, en tout cas quelque chose à lumière. Tu fais, Monsieur le raté, ton Devoar !

Ouais !… Ouais !… Un jour, ses gants clairs, sous le bras un paquet, Henry monta, sans bien savoir, vers un certain troisième étage…