F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 180-190).
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IV



Le soir, ils rentrèrent. Ils avaient dîné parce qu’il faut bien qu’on mange. Les parents partis, ils étaient seuls, pas autrement seuls que tous les jours. Sur la table le souper, dans la chambre le grand lit. Henry fit une curieuse remarque. Comme il voulait l’embrasser, Marie tremblait. Il demanda :

— Tu as froid, maman ?…

Non pas froid. Il lui semblait… mais comment dire ? Des hommes, ce n’est pas trois cents, ce n’est pas trois mille qui enlèvent au cœur ce qui fait d’une femme une vierge. Ce n’est pas avoir aimé dix fois qui ne fasse de la onzième la première.

Ce qu’elle cherchait, elle le trouva. Hier elle avait dit : « Je ne t’ai rien caché de ma vie. » Aujourd’hui, rien n’existait des choses qui se cachent :

— Toi seul as existé avant les autres.

Les mots sont parfois plus puissants que des milliers de « types ». Il dit :

— Je sais Marie.

Elle tremblait. Il y eut, pour la première fois, devant l’Homme, l’Épouse.

Un jour, ils sortirent. Il faisait beau. Henry était gai dans le soleil. Il l’embrassa. Elle eut un mot :

— Prends garde, on pourrait croire que nous ne sommes pas mariés.

Comme on le sait soi-même, les autres doivent le savoir.

Peut-être ce qu’on appelle le Miracle. Quelque chose de nouveau vous a pénétrée : cela roule avec votre sang, cela passe au plus profond de vous-même et dans le cerveau qui pense, dans le cœur où l’on aime, fait de vous Marie-l’Épouse.

Elle mettait son alliance, mais l’alliance seule n’est pas le signe. Dans la frisure de ses cheveux, dans la façon d’y planter un peigne, elle avait un rien de frivole qui ne convenait plus sur une tête dont le doigt portait l’alliance. Elle défrisa ces cheveux, elle déplaça ce peigne : elle fut l’épouse jusque dans sa coiffure.

Tenez encore : le mariage doit vous rendre plus sérieuse. Et comment, fidèle déjà, devenir plus sérieuse, sinon, quand on travaille, en travaillant davantage ? Elle avait sa machine à coudre : elle fut l’épouse jusque dans sa machine à coudre.

Ils firent les visites qu’il sied après un mariage.

Pour les parents de Marie, ce fut simple. Elle avait en ville une cousine. Elle s’appelait Cordule. Un midi, comme ça, en passant, ils entrèrent. La cousine mangeait. C’était, en noire, ce que Marie était en blonde : une belle gaillarde. Elle fit : « Ah bien Jésus ! je suis contente » et plaqua sur les joues du cousin ses bonnes lèvres de cousine. Il traînait par là-dessus un peu de sauce. Alors, sans beaucoup de manière, on partagea la viande qui trempait dans cette sauce :

— Tu as de la chance, dit Henry, de ne pas être de bonne famille. Moi, je suis de bonne famille. Cela sert quand on répond aux annonces ; pour le reste, tu verras.

Elle vit en effet. Il écrivit certaines lettres ; malheureusement on ne remplace pas toutes ses visites par des lettres. Ils allaient.

Par exemple, Henry annonçait : « Aujourd’hui nous allons chez tante Suzanne. « Tante Suzanne habitait loin : on prenait une voiture. Bon. On arrivait. Tante Suzanne était chez elle, au coin du feu, dans une bergère. Elle avait sur le nez des besicles pour voir les gens qui entrent. Elle dorlotait son chien. Il fallait attendre qu’elle en eût fini avec son chien. Alors elle disait : « Mon cher neveu, puisqu’il est fait, je suis convaincue que votre choix est excellent. » Puis elle leur donnait à croquer des macarons, ces friandises à la fois amères et sucrées signifiant : « Ne l’oubliez pas, ma nièce », les douleurs et les joies que l’on rencontre dans le mariage. Après, on s’en allait.

Pour tante Ida, on prenait l’omnibus. Bon. On arrivait. Tante Ida était chez elle au coin du feu dans une bergère. Elle avait à son cou la chaîne d’un face à main pour voir les gens qui entrent. Elle dorlotait sa toux. Il fallait attendre qu’elle en eût fini avec sa toux. Alors elle disait : « Mon cher neveu, puisqu’il est fait, je suis convaincue que votre mariage est excellent. » Puis elle leur versait à boire cinq larmes de son bon malaga, ce vin à la fois amer et sucré, signifiant : « Ne l’oubliez pas, ma nièce », les douleurs et les joies que l’on rencontre dans le mariage. Après on s’en allait.

Pour l’oncle Jacques, on fit un long voyage. Il était chez lui, au coin du feu, dans une bergère. Il détestait les gens qui introduisent avec eux des courants d’air. Il fallut attendre qu’il en eût fini avec ces courants d’air. Alors il allait dire… quand, dans la chaise de Marie, quelque chose craqua… Seigneur-Dieu ! elle croyait les chaises pour s’asseoir. Pas celles de l’oncle, voyons ! À cause d’un pied de chaise, on partit beaucoup plus tôt.

— Et maintenant, courons chez ta cousine, disait Henry.

Il l’embrassait :

— Mes lèvres sont à l’aise sur ta cousine. C’est encore un peu sur toi. Aujourd’hui elles goûtaient la crème, hier elles étaient au chocolat.

On continua par tante Louise, celle qui n’avait pas réussi à faire d’Henry un enfant de bonne famille. Cette fois, sans rire, il dit :

— Une personne excellente, tu verras. Pas en crème, comme ta cousine ; elle est plutôt en bois, du bois bien sec pour y tailler une sainte. Tu lui plairas… Évidemment ne va pas lui dire…

Ils firent un long voyage.

Petits canaux, petites maisons, petites boutiques : c’était sa petite ville. Il avait poussé là. Henry, qui ne parlait guère, parlait. Marie le menait par le bras. Il disait :

— C’est la troisième fois que je reviens à ma petite ville. La première fois, mère était morte : on m’amenait près de grand-père et de tante pour que je reste avec eux. Tante était sa fille. Il faisait noir ; j’arrivais d’une ville à grande lumière ; j’étais en deuil, j’étais petit, j’avais peur, en noir dans tout ce noir.

« À la seconde, j’étais revenu bien des fois. J’étais presque un homme. À cause d’une femme, oui, tante m’avait dit : « Je ne veux plus vous voir, partez. » Grand-père n’avait osé rien dire. Alors un soir, j’étais revenu ; j’aurais voulu recevoir une parole… et j’ai tourné là…

Il sourit :

— De toi, maman, j’ai reçu cette parole. Tu me tiens par le bras et voilà ma troisième fois.

Il montra une maison :

— C’est ici.

Tante Louise, puisque c’était dimanche, se trouvait à la messe. Ce n’eût pas été dimanche qu’elle se fût également trouvée à la messe, mais le dimanche, elle en suivait trois. Henry dit :

— Cela ne fait rien. Regarde… Tu vois ce fauteuil. C’était celui de grand-père ; l’autre tout près, c’était le mien. Alors déjà, comme des amis, ils se tenaient côte à côte. Nous étions là dedans, amis aussi, lui tout petit d’être vieux, moi plus petit parce que j’étais gosse. À deux, nous étions les enfants de tante : elle avait des lunettes. Nous n’osions pas bouger.

« Là, sur la cheminée, tu vois ce petit Jésus. Regarde, il porte de travers sa couronne. C’est moi qui l’ai mise de travers, un jour avec mes lèvres, en voulant l’embrasser. On l’a laissée ainsi. Tante m’aimait : elle espérait que je deviendrais prêtre… Moi, Marie, je n’ai jamais réussi qu’à renverser des couronnes. Je lui ai fait beaucoup de peine.

« Et là, maman, tu vois cette chaise : elle avait déjà ce trou dans sa paille : c’est, oserai-je le dire, ma première gifle. Je l’ai reçue, la seule. Oui, tu devines… Je touchais autre chose que les petits Jésus avec mes lèvres. Tante disait : « Avec cette femme tu perdras ton âme ». J’ai nargué : « Depuis longtemps, elle m’a jusqu’au fond dévoré l’âme. » J’ai mérité ma gifle.

« Et ce cendrier. Elles n’y sont plus, les cendres. Un jour elles y étaient : quelques cendres de cigare. Depuis deux ans, après la gifle, je n’avais plus revu grand-père. Et voilà il était mort. Une dépêche, j’étais revenu. Lui là-haut, se trouvait déjà dans sa bière. Moi, ici, je m’accoudais et là dans le cendrier, de son dernier cigare un peu de cendre… Je tenais encore mon chapeau. Tante me regardait… Alors j’ai pleuré.

Il en resta là. Tante revenait. Elle avait des verres bleus pour arrêter la lumière qui fait mal dans les yeux. Elle embrassa Marie. Elle dit : « Je vous aimerai, soyez la bienvenue. » Ensuite à Henry : « J’espère qu’à présent, vous voilà devenu sage… »

Comme lorsqu’il était jeune, il commença : « Oui, tante. » Puis il se tut : d’autres entraient.

On n’aurait pas dû. On fit en leur honneur un dîner de bonne famille, avec les choses que l’on mange à un dîner de bonne famille, et aussi les gens qui vous dégoûtent de manger les choses que l’on mange en bonne famille. Têtes à pommade, mâchoires à dentiers, âmes d’hypocrites, il faut les voir réunis pour savoir ce que l’on possède de parents quand on est de bonne famille. Henry disait : « … Que je vous présente ma femme. » Ah oui ! la femme d’Henry : ce devait être drôle, une lingère, à ce qu’ils avaient appris. Tiens, tout de même, une personne avenante, pas laide ; elle se tenait bien, mais ce qu’elle vous mangeait des yeux son Henry ! Fi ! Quel ridicule.

À table, on l’avait placée près de tante, loin d’Henry. Elle s’inquiétait : « Mon gosse, qui s’occupera de sa viande ? Tantôt il riait, maintenant dans son front ses grosses veines… Que pense-t-il ? »

Ce qu’il pensait ?

— Tas de salauds ! C’est de la haine, le pain que l’on brise en bonne famille. Maman, ils te sourient, pour plaire à la tante, mais songe… Hier, avec une loque tu as frotté ma veste. Tu disais : « Comme cela, ils te verront propre. » Avec ces gens, il ne suffit pas d’être propre : il faut être neuf. Et toi, voyons, qu’as-tu là fourré sur ta tête ? Un peigne à deux francs cinquante ! Voyons, voyons ; lorgne à gauche, dans cette tignasse, ce paquet en crotte de poule, c’est du brillant, tu sais… »

On passa la viande. Il tint le plat pour sa voisine :

— Sers-toi, ô chère chipie de tante Cécile. Toi tu rages. Tu dis : « Quel monstre d’ouvrière m’a-t-il décroché là ? » Tu te souviens, le soir, où tu m’as laissé seul avec ta garce de nièce ? Celle-là, comme Marie, était pauvre ; mais c’était ta nièce, et moi j’avais des sous.

Le sel, cousine ? Voici… Hé ! hé ! Jolie petite Judith, ma cousine. Autrefois, à cache-cache, que cachions-nous dans les coins ? Tu y penses, sale petite bête. Sans ton lourdaud de mari, tu sourirais. Comment, tu oses ? C’est crâne ! À ta santé, cousine ! Et toi, mon oncle, tu parles d’un beau sermon, tu baisses les yeux, cagot. Un jour, tu voulais me gronder. Ce que tu m’as dit ! « Henry, pensez donc, quand on se trouve la nuit avec une femme, il arrive quelque chose. » Oui, mon oncle, il arrive qu’on leur fasse un enfant. Voilà les mots que tu n’osais pas dire. Cagot.

Il entendit :

— Eh bien, Henry, et la littérature ?

— Un peu, mon oncle, un peu.

Toi, du moins, tu es un brave homme. Tu avais aussi ta morale : « Mon petit, tu es jeune, l’amour avec une femme vaut mieux que l’amour tout seul. » Avec tes cheveux, elle a blanchi, ta morale. Mais tu l’as dit, mon oncle. Tu m’as dit plus : « Quand mon fils sera grand, il ira faire un apprentissage chez les femmes qui fument. Elles sont moins dangereuses que les autres… » Dites donc, « les femmes qui fument » en cherchant un peu… ici…

Marie disait :

— Alors votre bœuf, vous le mêlez aux pommes de terre, vous le passez au four et cela s’appelle une polka, ma tante.

— Vraiment, une polka, Marie ?

— Oui, tante.

Elle était heureuse. Tante avait dit : « Je vous aimerai, Marie. » Les autres, elle les sentait curieux de voir comment était taillée celle qu’avait définitivement choisie ce mauvais gars d’Henry. Tant pis : « Je suis sa femme. » Elle fut simplement sa femme.

Elle avait expliqué sa polka. Après, pour tante, elle raconta ce qu’avait fait le prêtre pour bénir l’alliance :

— J’étais bien émue, ma tante…

— Vraiment, Marie ?

— Oh oui ! tante…

Mais au dessert, elle eut certainement tort. Henry venait de se lever assez brusquement. Au lieu de rester assise ! Qu’avait-elle besoin de se précipiter comme une sotte, de s’informer : « Qu’as-tu donc, mon chéri ? » Tant pis, elle le dit. Tant pis, elle lui poussa un fauteuil, elle se tint près de lui et si les autres sourirent, tant pis… tant pis.

Le soir, au départ, comme toujours, elle soutint son gosse sous le bras. Il marchait très courbé. Tante vint jusqu’au seuil pour les voir. Ils n’étaient pas encore loin, elle aurait pu l’entendre, il dit :

— Maman, tu les as vus ? Et si on leur avait tout raconté de ta vie ?…

Elle n’y pensait plus, elle dit :

— Méchant gosse.

Tout de même, elle rit. Plus tard elle demanda :

— Ces gens, ils savent que tu es malade ; ils savent que tu es pauvre, que tu cherches un emploi. Il me semble qu’ils pourraient…

— En effet, Marie, ils pourraient… Ils savent tout ce que tu dis ; ils savent aussi que c’est de ma faute ; alors, tu comprends, ce n’est pas de la leur.

Il ajouta :

— Mais nous sommes deux, Marie.

Vers ce même temps, l’oncle ingénieur qui boudait s’arrêta de bouder. On les invita. Ils s’étaient promis : « Nous n’irons pas. » Ils allèrent.

Mon Dieu, on s’imagine. Marie avait un vieil oncle. Quand elle arrivait, il était là : « Bonjour, ma petite nièce, comment allez-vous, ma petite nièce… ? » Et de l’embrasser et de la cajoler ! Ici point. L’oncle les reçut dans son cabinet d’ingénieur. Il n’avait pas son haut-de-forme, mais il tint la tête comme s’il y était. On fit des « Après-vous » pour s’asseoir. Il trouva : « Le temps est superbe, n’est-ce pas ? »

Passe encore pour l’oncle. Sans doute que d’être ingénieur, d’avoir une belle plaque sur sa porte, de construire des ponts qui sont en fer, cela vous rend un peu raide. Mais sa femme ! On lui avait apporté des fleurs. Il est vrai, on dut l’attendre parce qu’elle travaillait à sa toilette ; il est vrai, quand elle entra, elle portait dans les cheveux tant de boucles, l’une contre l’autre, qu’on aurait pu les compter ; il est vrai que sa robe était vert Nil, qu’on lui voyait de la gaze et de la soie bien plus que chez Marie dont la robe était en drap. Pourtant entrer, comme elle le fit, sans regarder les fleurs, dire avec son air : « Bonjour, Henry, comment allez-vous ? » et rester pendant trois minutes le dos à Marie comme s’il n’y avait eu là qu’une servante !

Après, on mangea du saumon. Mais du saumon, qu’est-ce que cela prouve ?