F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 98-107).
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XIII



Pourtant, si réservée que l’on soit, dans cette pension où l’on prend ses repas, il serait grossier de ne pas saluer son voisin, alors que ce voisin est toujours le même et qu’il s’empresse : « Ici, Mademoiselle, je vous ai gardé votre place ». Et s’il vous présente le plat : « Prenez ce morceau-ci, il est bien tendre… je vous en prie, après vous », comment ne pas le regarder, ne fût-ce que pour répondre : « Merci » ? On est poli, rien de plus. On a pour vous mettre en garde les bons conseils de Palmyre, qui, à quelques billets près, tient son magot du retour au pays, des autres femmes aussi qui mangeaient là, toutes rangées, toutes travaillant, comme Palmyre, pour elles seules, sans partager avec un petit homme. Il y avait même Mme Suzanne, la patronne. Mme Suzanne possédait l’expérience :

— Ma fille, dans votre métier, il ne faut que des clients, jamais d’hommes. Ainsi moi…

Moi ! Il suffisait de la voir : quarante ans, des bagues aux doigts, bien calée dans sa chair qui n’avait jamais connu d’hommes autrement que comme clients. De tels exemples encouragent.

D’ailleurs on ne peut pas dire que ce voisin lui fût sympathique. Les premiers jours surtout. Les moustaches rousses, il avait des yeux durs, de ces yeux qu’on remarque d’abord tant ils sont durs. Mais si, de fer pour les autres, ils se font de velours pour vous, peut-on s’empêcher de le remarquer aussi ?

Un jour, il se présenta :

— Moi je m’appelle d’Artagnan.

Un drôle de nom ! Mais il fit pour le dire un bien beau geste, la main au chapeau, puis le balançant comme s’il se dressait dessus un grand panache. Il expliqua :

— Oui, Mademoiselle, d’Artagnan, comme dans les Mousquetaires. Vous n’avez pas lu Dumas ?

— Non, elle n’avait pas lu Dumas.

— Quel dommage, Mademoiselle ! Et Londres, que pensez-vous de Londres ?

Ce qu’elle ?…

— Mon Dieu, Monsieur d’Artagnan, Londres c’est une belle ville.

— Moi, dit d’Artagnan, ce que j’admire à Londres, c’est qu’on y laisse la paix aux déserteurs.

Il était Français. Il dit encore :

— Et les affaires, Mademoiselle ? Elle crut pouvoir se vanter un peu :

— Excellentes, Monsieur d’Artagnan, par jour deux ou trois livres…

— Oh ! oh !… Et dans cette grande ville, vous ne vous ennuyez pas quelquefois, toute seule ? Il me semble qu’à votre place…

Il n’avait pourtant pas parlé d’hommes :

— Je vous assure, reprit-elle, les hommes on s’en passe.

Mais, après, elle devint très rouge.

Ce jour-là quand elle sortit, il vint jusqu’au seuil la regarder partir. Elle sentit ce regard la toucher à tous les coins de sa personne, il la gênait et cependant elle n’en marcha pas plus vite. D’acier pour les autres, de velours pour elle, ce regard était bon.

Le lendemain, elle trouva dans son assiette une belle rose blanche.

— Oh ! Monsieur.

— Je vous assure, Mademoiselle, que ce n’est pas moi.

C’était lui. Et avec ses yeux, à cause de cette fleur, tout au fond d’elle, il déposa une autre rose.

Elle ne sut jamais comment, bien qu’elle s’en doutât quelque peu : un soir, elle l’accompagna jusqu’à sa porte, elle ne refusa pas d’entrer ; elle entra comme on entre dans un premier amour, mais avec plus d’impatience, parce que c’était le troisième.

— Petit homme.

— Ma môme.

Non seulement elle entra ; elle resta dans cette chambre, et avec elle, ses malles et ses robes.

Elle avait de l’argent. On put les voir. Il était grand, il était large : c’était un homme. Elle appuyait son bras sur la force de ce bras d’homme.

Il était, de poitrine, velu comme un ours, l’ours capable d’étouffer entre ses pattes ce qui tombe sur sa poitrine d’ours. C’est bon, entre ces pattes, d’être la petite femme d’un mâle à étouffer son homme.

Elle avait de l’argent :

— Petit homme.

— Ma môme.

De l’argent découvre un Londres nouveau, un Londres hors de Londres, après des trains et des voitures : voici le ciel au complet avec son bleu et ses nuages ; voici l’herbe sous vos pieds, voici les arbres qui ne s’étranglent plus entre des pierres. Ils s’embrassaient là-dessous :

— Petit homme.

— Ma môme.

Il lui montra des champs tout verts, des porcs tout noirs, des espaces : « Tu vois plus tard, ils seront une seule fleur ! »

— On en cueillera, petit homme ?

— Oui, ma môme.

Il y eut la Tamise, l’eau avec ses plantes et ses barques vers ces plantes. Avec un autre l’eau serait dangereuse, on aurait peur ; avec lui, l’eau devient l’amie qui vous porte, l’amie sur laquelle on se penche et à cause de ses bras ; chavirer dans cette eau serait encore du bonheur.

— Petit homme.

— Ma môme.

Elle avait de l’argent. Cela dura huit jours. Le neuvième :

— Tu sais, ma môme, quand tu voudras, faudra pas te gêner.

L’homme à la poitrine d’ours, c’est le maître. Le soir, elle rapporta trois livres.

Il dit : « Bravo, la môme, si tu continues, tu seras toujours ma petite femme. » Il le prouva. Mais le lendemain !… Les autres jours !… Elle s’était vantée : « Deux à trois livres. » Tant pis, il les voulait. Il ne la recevait pas à moins. Ouste, il la renvoyait à l’ouvrage.

On redevient tout à coup une pauvre Marie. Hier elle était libre, elle avait de l’ordre, elle vivait dans une chambre dont les clients disaient : « Mon Dieu, Mademoiselle, comme il fait propre dans votre chambre. » Aujourd’hui on est entre les pattes d’un homme, on est l’esclave d’un homme, on est sous les griffes d’un ours qui vous étrangle sur sa poitrine d’ours.

Elle était bonne, Marie, pleine de larmes, avec deux bras pour l’embrasser. Elle aurait voulu dire… Il répondait : « C’est pas tout ça, la môme, c’est de l’argent qu’il faut. »

L’argent ! La femme est une vache dont les mamelles pissent de l’argent. Quand elle en rapportait, il haussait les épaules : « Faut pas crâner, tu n’es qu’une chiffe ! »

La nuit, au trottoir, il surgissait en surprise : « Combien ? » et le tout qu’il empochait ne comptait pas pour le reste. Le jour, il l’envoyait au travail, sans manger. La faim fait du courage aux femmes qui travaillent. « Dîne sur ton premier type. » Mon bon Monsieur, regardez cette femme qui vous montre la jambe parce que la faim habite dans son ventre : elle sera bien gentille.

Et si le type ne veut pas ?… Passé minuit, il circulait à Londres de petites charrettes avec des choses à manger pour les femmes qui ont faim. Elle !… deux jours, on peut baver deux jours devant ces charrettes, sans mourir ; le troisième c’est la syncope.

Il ne la battait pas encore : elle ne l’eût pas permis. On dit cela. Un jour il vint sur elle avec son poing : elle brandit un bougeoir.

— Toi, si tu oses !

— De quoi ?

Pan ! le bougeoir vola par terre, pan ! Marie par terre, pan ! les poings sur Marie par terre et puis sa botte : vlan !

— Sale mec !

Après, il fut le d’Artagnan d’autrefois, le d’Artagnan à la belle rose : « Ma môme. » Et elle tout de suite : « Petit homme ! »

— Écoute, fit-il, je vais t’apprendre. Regarde les autres. Elles ont des bijoux ; elles ont plein d’argent… Tu sais ce qu’elles font ?

— Oui, elle savait. Elles volaient, ces voleuses. Et cela non, elle ne le ferait pas, non pour la Marie de Mère, non, même à Londres ; non, même si tu me crèves, non et encore non, de toutes ses forces, comme des dents serrées.

Elle ne vola pas, mais ce qu’elle dût voir !

Il jouait ; il avait son « club », pas à Piccadily bien sûr. Il voulait qu’elle y vienne. Elle traversait des rues à vomir, des rues avec des femmes qui étaient saoules, des rues avec des matelas par terre, des gens qui dormaient, des enfants qui tétaient, des enfants… qu’on était en train de faire. Le « club » était dans une cave : il y avait Ernest-les-Beaux-Yeux, Valère-le-Juste, l’Allumette, des hommes à casquettes, des hommes à foulards, des hommes à couteaux : tous des voleurs.

Il y avait leurs maîtresses. Et quels noms ! Le Gros Rat et le Petit Rat, Sidonie-la-Crapule, Zonzon Pepette, d’autres en cheveux, les jupes sales, avec des doigts pour les portefeuilles, des cuisses pour les genoux de tout le monde. Elle, qui était propre, on la détestait jusque dans sa robe. Les yeux à ses cartes, d’Artagnan ne levait même pas la tête. Ce n’est rien, c’est une môme qui vous rapporte sa galette. Il comptait avec mépris : « Tout ça ? C’est bon, va t’asseoir », et pendant des heures il l’oubliait sur sa banquette.

Un soir, il surgit une bagarre : des poings sur la table, des verres brisés, la lampe éteinte, Zonzon par terre avec du rouge sur son corsage.

Cette fois, d’Artagnan n’oublia pas sa môme : le pouce sur la gorge il l’aplatit contre le mur :

— Toi, si tu parles !…

Une nuit, elle rentra ; d’Artagnan dormait. Il dormait comme à l’aube dort une brute jetée toute vêtue en travers du lit. Elle avait ses trois livres, même quatre, plus qu’il n’en fallait. Dans sa main elle fit sonner les pièces :

— Écoute, petit homme. Regarde, petit homme…

— De quoi ?

Il ouvrit un œil, n’y parvint pas pour l’autre. Il vit les quatres pièces. Il dit : « Faut pas crâner » et se rendormit.

Tant mieux. Elle était lasse. Elle posa l’argent sur la table, près de la lampe, et vite au lit :

— Bonsoir.

Elle dit cela pour elle-même.

… Tiens, mais, qu’est-ce qu’elle avait Marie ? Elle se mit sur le côté droit, puis se tourna sur le côté gauche. Comme on est nerveuse ! Les jambes vous sautent, les yeux s’obstinent à voir. Sans doute cette lampe qu’elle n’avait pas soufflée, ou ce grand corps d’homme, ou plus simplement la fatigue. ? Oui, c’est cela : la fatigue.

— Bonsoir.

Autrefois, elle s’endormait tout de suite, même à la lumière, même dans la fatigue. Maintenant, il lui venait des idées. Des idées, cela trottine dans la tête : des souris, des souris agaçantes : Ouste ! les souris, je veux dormir.

D’Artagnan, lui, n’avait pas de souris. Bouche ouverte, il ronflait, la moustache chiffonnée. Quelle brute ! « Faut pas crâner. » L’argent, il ne l’avait pas même pris : c’était bien la première fois.

Une chance, ces quatre livres. On comprend mieux qu’on a quatre livres quand les pièces sont en or. On les voit là sur la table ; sous la lampe, elles brillent plus que dans la main de d’Artagnan, plus que dans ses poches où si tôt elles s’éteignent. Un petit geste à faire, elles brilleraient dans les vôtres. Et dans la tête de Marie cela fait une autre lumière, une autre, et alentour de nouvelles souris qui trottinent : Ouste, les souris !

Dans le temps il y avait une Marie sur la porte avec Hector ; il y avait une Marie bien propre dans sa cuisine ; il y avait une Marie près de Monsieur ; il y avait la Marie d’Yvonne, la meilleure, avec des lèvres — pas d’hommes — d’enfant sur le sein. Maintenant : la môme à d’Artagnan. Pouah !

Quoi ? Qu’oses-tu penser là, Marie ? Un jour, à l’ours, tu as dit précisément ce que tu penses : « Je partirai » ; et lui : « Londres est petit, si tu files, gare ! » « Gare », tu entends. Tu crois à « gare » comme tu crois à la Pipe de la Reine.

Et pourtant « Pars ». Vraiment, oui, une voix qu’elle entend, pas dans la chambre, dans sa tête, et pas avec une langue : un « Pars » comme quand on rêve ; « un Pars » comme quand on souhaite ; puis un « Pars » comme quand on vous ordonne :

— Pars.

— Oui, mais l’ours : Londres est petit…

— Quand même, pars.

— Et s’il se réveille : son pouce sur la gorge !

— Pars.

C’est puissant une voix qui commande. Elle met dans le lit deux Marie, l’une la trembleuse, celle qui prête le dos sous les coups, l’autre qui a dit un jour : « Toi, si tu oses ! » Celle-là n’a pas peur, celle-là sait agir. Elle sort des couvertures un bras, le buste, le corps tout entier. Elle est en chemise, elle est debout. L’homme, elle ne l’enjambera pas, elle va sur le lit jusqu’au bout où sont les barreaux qu’on escalade ; elle passe un pied par-dessus et la première Marie, la craintive, se verra toujours ainsi, à cheval, en chemise sur les barreaux, l’œil sur l’ours, le pied à tâtons vers une malle qu’elle sait là. Oh ! si l’ours, en ce moment avait ouvert les griffes !

Il ronflait. Vite ses bas, son corset, sa jupe. Ses chaussures, elle les prit, pour plus tard, sous ses bras, puis dans sa main l’argent.

— Adieu, l’ours !

Personne dans l’escalier ; la rue était vide. Et alors, l’autre, et sa tête, quand il ne la retrouverait plus ! Elle se mit à courir. Elle riait. Elle tenait toujours à la main ses chaussures.