F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 25-35).
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II



Quand il sut pourquoi :

— Tu as raison de partir, dit Hector. Il ne faut pas que nous fassions de la peine à ta mère.

— Mais où aller ?

— À Bruxelles, tiens. Tu entreras en service. Il y a là des Maisons de Refuge où l’on s’occupera de te placer.

Il lui griffonna une adresse.

— Et ne plus se voir !

— Oh ! ce ne sera pas long. Pendant que tu seras là-bas, j’arrangerai tout pour notre mariage ; ainsi nous vivrons ensemble, toujours.

Hector était ce qu’elle supposait : plus qu’un homme : un honnête homme.

En cette occasion, le père se montra un ancien instituteur rempli de morale. Cela poissait un peu :

— Marie, dit-il, vous allez à présent gagner de l’argent. N’oubliez pas que les enfants doivent à leurs parents la vie… et le reste.

Quant à la mère, elle ne dit rien. Elle avait ses propres soucis. Comment songer à ceux de sa fille ? Emplumés des ailes, elle savait que les oiseaux quittent le nid et n’en voulait pas à Marie de quitter le sien, où la becquée était rare. Que son enfant fût heureuse ! Elle le souhaitait. Si elle en douta, elle ne découvrit à personne cette inquiétude et son oreiller absorba seul, dans la nuit, ses larmes de brave femme :

— Petite Marie, toi qui m’as gonflé les flancs ; toi dont je pressais avec espoir les lèvres contre mes mamelles ; toi, dont j’aimais découvrir au berceau les jambes joyeuses et les menottes vers moi tendues ; petite Marie, ma grande Marie, prends garde. Tu t’en vas et j’ai mal. Ton départ, c’est ta seconde naissance : ma chair, encore une fois, s’ouvre et saigne à cause de toi. Je t’ai donné mon sang, mon lait, mes fatigues, la vie : peu de chose, quand aucune autre richesse ne l’accompagne. Tu t’en vas et j’ai peur. Je me retrouve en toi, fraîche et belle, comme j’étais, avant le Mâle. Vois ce que je suis devenue à cause de Lui, façonnée par la misère aux mains creuses. Petite Marie, ma grande Marie, prends garde.

Elle pensait cela, la pauvre mère, et d’autres choses encore, plus confuses. Mais il faut des paroles et douze heures de fatigue vous mettent une pierre bien lourde sur la langue. Alors on passe sans rien dire : on enlève, le soir, la mante que l’on avait mise le matin, et l’on pleure… seule.

Hector n’avait pas menti. Dans la maison de refuge, on accueillit Marie comme une personne à qui l’on veut du bien. On lui donna, tout de suite, à repasser du linge, pour qu’elle ne restât pas inactive et on lui dit que pour manger ça coûterait deux francs par jour.

Les dames de Bruxelles sont drôles. Dans le parloir elle en voyait par dizaine. Il en était de revêches, avec des lunettes sur une figure de chipie ; d’autres plus familières qui l’appelaient « Mademoiselle » ; d’autres encore qu’il eût été bon de servir parce qu’elles étaient jolies, toutes fraîches, toutes neuves comme des épousées le premier soir.

Pour celles-là, de préférence, Marie dépliait la feuille sur laquelle Hector avait écrit : « Je soussigné certifie que Marie a été à mon service, pendant deux ans, et que jamais je n’ai eu à me plaindre de sa conduite… »

— Madame verra que Madame sera contente.

Mais elle avait beau sourire. La dame jetait un petit coup d’œil sur le papier, un petit coup d’œil sur Marie, puis avec une moue :

— Non pas vous, ma fille, à cause de certain pli que, chez mère, on ne lui avait pas deviné dans sa jupe.

Un soir, il se présenta un Monsieur. C’était le premier. Il avait une pelisse, une grande barbe, deux yeux qui venaient sur vous, tout contre, parce qu’ils ne voyaient bien les choses que de près. Il examina le certificat simplement pour apprendre qu’elle s’appelait Marie.

— Voilà, dit-il, Marie, je cherche une bonne. Vous aurez trente francs. Plus tard… hum… si vous avez besoin de vous arranger… hum… plus tard on s’arrangera.

Elle voulut bien ; ils partirent tout de suite ; ils prirent une voiture parce qu’elle avait une malle.

C’était une belle maison, avec beaucoup de fenêtres, deux étages, près de l’avenue Louise, un quartier de riches, à ce qu’elle apprit.

— Votre maître, lui dit-on, est un coureur. Sa femme l’a quitté.

Au contraire, elle le trouvait très sérieux, et comment une femme avait-elle pu se fatiguer d’une si belle barbe ?

Ainsi que cela se fait, Monsieur partageait sa maison avec des locataires. Au premier étage vivait un Turc, au second un général. Du Turc, Marie ne savait rien, sinon qu’il était Turc. Il avait un domestique tout noir, qui s’appelait Ali. Quelquefois le Turc, entr’ouvrant sa porte, criait : « Ali ».

Le nègre sortait alors de la cuisine son personnage obscur et glissait dans le couloir à pas feutrés, en chantonnant. Le premier soir, dans l’escalier, elle eut peur en entendant cette voix dont elle ne distinguait pas le visage.

Le général du second, Marie eût bien aimé le voir en tenue militaire. Mais il ne la mettait plus. Il portait un veston sans ornement, un pantalon comme tout le monde. Il était trop vieux. Il devait être dans l’armée ce que le père de Marie était parmi les instituteurs : un retraité. Le dimanche, il recevait ses deux nièces, des dames à panaches, qu’elle devait saluer : « Madame la Comtesse, Madame la Baronne… » En semaine, il venait d’autres visiteuses, pas précisément ses nièces : de petites filles moins cossues qui n’avaient pas de panache, ni même de chapeau. Quand elles partaient, Marie les entendait pouffer de rire dans l’escalier.

— Vous voyez, écrivait Marie à ses parents, que je suis dans un milieu très bien.

Mais elle ne soufflait mot des gamines.

La nuit, Marie avait pour elle une mansarde. Les portraits de sa mère et d’Hector piqués au mur, il restait encore beaucoup de place. Vaste et moelleux, son lit aurait pu recevoir une seconde personne. Elle y songeait quelquefois, en pensant à Hector.

Le jour, elle se tenait dans les sous-sols. De la rue, elle apercevait les pavés, les roues des voitures, l’angle qu’ouvrent et ferment les jambes des passants. Aux fêtes, elle ne pensait pas : « Il y a foule. » Elle se disait : « Mon Dieu, que de jambes ! » Ce point de vue était réduit, mais suffisait à sa vie qu’elle savait inférieure.

D’ailleurs elle possédait l’horizon de sa cuisine. Jamais elle n’avait vu à la fois autant d’ustensiles, tout en cuivre, rangés sur des planches, accrochés au mur, certains d’une forme si bizarre qu’ils ne devaient servir qu’à une chose : briller. Elle s’enivrait à les fourbir.

— On jurerait des soleils, disait Monsieur.

— Pas des soleils, mais beaux quand même.

Au bout d’une semaine, elle adorait Monsieur. D’abord, il ne lui avait pas dit : « Non pas vous, ma fille. » Et puis, cette belle barbe, longue, moelleuse, qui l’habillait comme une seconde pelisse ! Il passait les mains dessus pour sentir comme elle était douce. À cause de cette barbe, elle le choyait avec respect ; bien épicées, les viandes qu’elle lui servait saignaient à point ; on peut mettre de la tendresse dans la cuisson d’un rôti.

Mieux nourries et moins pâles, les joues de Marie s’arrondissaient. Au lieu d’une, sa bouche devenait deux cerises. Et sans la bosse de ses flancs qui s’arrondissait aussi…

Monsieur le lui disait quelquefois. Il la surprenait dans sa cuisine.

— Hi ! hi ! cela pousse.

Il pouvait plaisanter, puisqu’il était le maître. Pour le reste, elle appartenait à Hector : il le savait bien.

Dans la cuisine, on voyait encore Ali. Dès qu’il trouvait une minute :

— Peux zentrer ? demandait Ali.

Il ne la gênait pas. Un nègre n’est pas un homme. Il s’installait dans un coin et demeurait sans bouger, avec ses joues de cirage et ses dents de porcelaine.

— Tenez, Ali, un susucre.

Ali tirait la langue et, comme un bon chien, en même temps que le sucre, léchait un peu les mains.

À la fin du mois, Monsieur lui compta les trente francs de ses gages. Elle en garda cinq pour elle, content d’envoyer le reste à sa mère qui avait besoin d’un châle. Elle l’apprit plus tard : profitant de l’aubaine, père s’enivra pendant huit jours et, le neuvième, brisa la moitié du ménage. Bien faire n’est pas toujours bon. Elle ne le savait pas.


Le dimanche, Marie ne sortait pas. Où aller ? Comment d’ailleurs promener un gros ventre, quand on ne peut en même temps montrer à son bras celui qui l’a fait. Elle prenait son congé à sa manière, dans sa cuisine. Monsieur parti, Ali dehors, le général avec ses nièces, elle se mettait devant sa table. Elle en avait soigneusement récuré le bois, la veille. Elle étalait dessus un vieux journal, puis ouvrait une feuille de son papier spécialement acheté pour Hector. Elle surveillait son écriture. Elle expliquait d’abord combien elle l’aimait et c’était bien fort, puisqu’elle remplissait, pour le dire, toute la première page. Sur la deuxième, elle parlait de l’enfant ; sur les deux suivantes, elle n’avait pas encore tout dit et revenait à son amour parmi d’autres nouvelles. En bas, elle mettait ses lèvres et dessinait autour un petit rond pour qu’il sût exactement où les prendre. Parfois elle ajoutait un cœur traversé d’une flèche, ou deux lettres entrelacées H. M. : Hector-Marie.

Puis elle s’installait les pieds au feu, où la bouilloire, avec son bruit de locomotive, l’emportait, à toute vapeur, dans les rêves. Elle combinait leur mariage. Elle aurait des noces modestes, sans voitures, pour éviter les frais. Elle transformerait sa robe noire. Il lui faudrait un chapeau neuf. À cause de l’enfant, la fleur d’oranger eût prêté à rire ; mais elle aurait l’alliance, solide et coûteuse celle-là, pour toute la vie. Avec la tête d’une clef, elle essayait comment il la lui glisserait au doigt. Elle ne se rappelait plus bien si on la mettait à la main droite ou à la main gauche. Elle songeait aussi à leur intérieur, aux beaux ustensiles qu’elle achèterait, en cuivre comme ceux-ci. Mais que dirait Monsieur ? Il serait peut-être bien triste de la perdre. Que voulez-vous ? Elle le gâterait, en attendant.

Hector répondait pour le mercredi. Sa lettre n’avait pas quatre pages, mais l’écriture était plus serrée, pleine de mots sucrés qu’elle laissait fondre lentement dans son cœur. Malgré tout son amour, elle n’aurait jamais trouvé d’aussi belles choses ; elle n’en comprenait pas certaines, tant elles se contournaient comme les phrases imprimées dans les livres. Celles-là, Marie les humait de confiance ; elle y ajoutait de son rêve.

Lui aussi, il s’occupait de leur mariage. Il faisait beaucoup de démarches, et de coûteuses. C’est ainsi que, le troisième mois, il lui manqua vingt francs.

Elle n’en avait que quinze ; elle demanda le reste à Monsieur.

— Hâte-toi, écrivait-elle, car le petit s’impatiente…

Ce mercredi, elle n’eut pas de réponse ; ni le jeudi, ni le vendredi. Pourquoi ? N’avait-il pas reçu l’argent ? Elle courut à la poste : on ne pouvait rien lui dire. Elle attendait le facteur. Il portait des lettres plein sa sacoche et d’autres encore à la main :

— Rien pour vous.

Une fois, il fouilla plus longuement : une circulaire.

Elle crut d’abord qu’il était malade ; elle envoya un express, le lendemain un télégramme. Il ne répondit pas plus que s’il était mort.

Elle patienta pendant les sept jours de la semaine ; puis, le dimanche, elle fit un petit paquet avec ses affaires. Elle avait les yeux tout gros.

— Je retourne chez moi, annonça-t-elle à Monsieur.

Monsieur savait :

— À votre place, dit-il, j’attendrais. Demain, sans doute, vous aurez quelque chose.

Elle eut, en effet, une lettre, mais elle ne vint que le soir et ne portait pas l’écriture qu’elle espérait. Cela venait de mère. Un autre jour, elle eût écouté chacun de ces mots, comme si elle se fût trouvée à causer avec la brave femme. Aujourd’hui, elle eut fini en une minute. Père se portait bien, quoiqu’un de ses plus gros lapins fût mort ; le petit Romain avait eu la rougeole ; pour ce qui était de la mère, elle avait toujours autant d’ouvrage. La femme du boulanger était morte. Il se trouvait encore, dans un coin, quelque chose de griffonné en travers, comme une nouvelle sans importance du dernier moment. Elle ne pensait pas à la lire quand elle reconnut ce nom : Hector. Hector ! Le mot lui parut aussi grand que la page. Elle ne connaissait qu’un seul Hector. Elle dut s’y reprendre et regarder de près, tant les lettres se brouillaient. Elle lut : « Hector Van Dun s’est marié hier avec Louise Smeers : il y avait trois voitures… »

Jésus-Dieu ! Elle devint tellement pâle qu’on ne peut même pas dire qu’elle fût blanche ; elle n’avait plus de couleur. Elle mit les deux mains sur son ventre : la cuisine tournait, ses marmites lançaient des éclairs, ses yeux étaient remplis d’eau.

Elle les essuya pour relire et, ploc ! une larme tomba juste sur le nom d’Hector. Elle connaissait aussi cette Louise, une rousse, laide, avec des taches de son à travers la figure.

Elle compta sur ses doigts : hier pour la lettre, c’était samedi et samedi le jour où elle nettoyait son trottoir. Et ils s’étaient mariés, sans doute, à neuf heures, au moment où elle, en sabots… Elle se souvint : il faisait du soleil ce jour-là : ils avaient pu découvrir les trois voitures, revenir de l’hôtel de ville au grand trot, se faire admirer par les voisins : Hector avec ses moustaches, Louise en robe blanche, près de lui, à la place qu’elle avait volée.

Elle ne lui en voulait pas et pourtant cette Louise, si elle avait été morte ! Comment Hector avait-il choisi celle-là ? Elle ne le comprenait pas ; elle ne comprenait plus rien, sinon que la chose était définitive, nouée par la loi et qu’elle se trouvait seule, seule, avec le petit qu’il n’aurait pas dû lui faire.

Elle alla s’accouder à la table près du coin d’où elle lui avait écrit si souvent. Une tache d’encre était restée : elle la frotta du doigt, puis avec l’ongle ; elle s’obstinait là-dessus, avec ses yeux fixes qui ne cessaient de pleurer.

À la fin, sa tête devint si lourde qu’elle ne put plus la soutenir : elle la laissa aller et mit ses deux mains sur le crâne, là où ses pensées lui faisaient mal.

Beaucoup plus tard, on lui toucha l’épaule. Elle répondit : « Non », sans savoir. Puis elle reconnut Monsieur, Monsieur avec sa belle barbe et ses bons yeux qui ne voyaient bien les choses que de près. Il n’eut pas besoin de la lettre :

— Ce qui vous arrive, arrive tous les jours.

Il prit une chaise, parce qu’on est mieux pour parler. Il parla longuement. Que disait-il ? Des mots qu’elle ne saisissait pas toujours ; des mots savants, gonflés d’air, qui rebondissaient loin comme des balles élastiques ; puis d’autres, de pointus, qui pénétraient dans la chair et s’enfonçaient à ne plus en sortir :

— Les hommes : des fourbes… Il ne faut pas les croire… aucun… sinon, ma fille,… on est comme vous… on pleure.

Monsieur disait cela des hommes, et il était un homme ! Elle le regarda avec frayeur.

Quand il eut fini, il tira de sa poche une petite pièce, en or, vingt francs, et la mit dans sa main. Elle répondit :

— Mais non, Monsieur, je vous dois déjà cinq francs.

Après elle accepta :

— Pour l’enfant, qui n’aura pas de père.

— Bast, pour ce qu’un père lui servirait.

Et c’est vrai : du sien, Marie n’avait eu que des tristesses : plus de coups que de pain, comme on disait là-bas.

Il demanda encore :

— Allons ! Vous serez sage ?

— J’essaierai, Monsieur.