Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil/22

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CHAPITRE XXII


De l’extreme famine, tourmentes et autres dangers d’où Dieu nous preserva en repassant en France.


Or apres que toutes les choses susdites nous furent advenues, rentrans de fievre en chaud mal (comme on dit) d’autant que nous estions encores à plus de cinq cens lieuës loin de France, nostre ordinaire tant de biscuit que d’autres vivres et bruvages, n’estant jà que trop petit, fut neantmoins tout à coup retranché de la moitié. Et ne nous advint pas seulement ce retardement du mauvais temps et vents contraires que nous eusmes : car outre cela, comme j’ay dit ailleurs, le Pilote pour n’avoir bien observé sa route, se trouva tellement deceu, que quand il nous dit que nous approchions du Cap de Fine terre (qui est sur la coste d’Espagne), nous estions encores à la hauteur des Isles des Essores, qui en sont à plus de trois cens lieuës. Cest erreur doncques, en matiere de navigation fut cause que dés la fin du mois d’Avril nous fusmes entierement despourveus de tous vivres : tellement que ce fut, pour le dernier mets à nettoyer et ballier la soute, c’est à dire, la chambrette blanchie et plastrée où l’on tient le biscuit dans les navires : en laquelle ayant trouvé plus de vers et de crottes de rats que de miettes de pain, partissans neantmoins cela avec des cueillers, nous en faisions de la bouillie, laquelle estant aussi noire et amere que suye, vous pouvez penser si c’estoit un plaisant manger. Sur cela ceux qui avoyent encores des Guenons et des Perroquets (car dès longtemps plusieurs avoyent jà mangé les leurs) pour leur apprendre un langage qu’ils ne sçavoyent pas encores, les mettans au gabinet de leur memoire les firent servir de nourriture. Brief, dès le commencement du mois de May que tous vivres ordinaires defaillirent entre nous, deux mariniers estans morts de malle rage de faim, furent à la façon de la mer jettez et ensepulturez hors le bord.

Outreplus durant ceste famine la tormente continuant jour et nuict l’espace de trois sepmaines, nous ne fusmes pas seulement, à cause de la mer merveilleusement haute et esmeuë, contrains de plier toutes voiles et lier le gouvernail : mais aussi ne pouvans plus autrement conduire le vaisseau, il le fallut laisser aller au gré des ondes et du vent : de maniere que cela empescha, qu’en tout ce temps, et à nostre grande necessité, nous ne peusmes pescher un seul poisson : somme nous voila derechef tout à coup en la famine jusques aux dents, assaillis de l’eau par dedans, et tourmentez des vagues au dehors. Parquoy, puisque ceux qui n’ont point esté sur mer, principalement en telle espreuve, n’ont veu que la moitié du monde, il faut icy repeter qu’à bon droit le Psalmiste dit des mariniers, que flottant, montant et descendant ainsi sur se tant terrible element subsistant au milieu de la mort, voyent vrayement les merveilles de l’Eternel. Cependant ne demandez pas si nos matelots papistes se voyans reduits à telle extremité, promettans, s’ils pouvoyent parvenir en terre, d’offrir à S. Nicolas une image de cire de la grosseur d’un homme, faisoyent au reste de merveilleux voeux : mais cela estoit crier apres Baal, qui n’y entendoit rien. Partant nous autres nous trouvans bien mieux d’avoir recours à celuy duquel nous avions jà tant de fois experimenté l’assistance, et qui seul aussi nous soustenant extraordinairement durant la famine pouvoit commander à la mer, et appaiser l’orage, c’estoit à luy et non à autres que nous nous adressions.

Or estans jà si maigres et affoiblis, qu’à peine nous pouvions nous tenir debout pour faire les manœuvres du navire, la necessité neantmoins au milieu de ceste aspre famine suggerant à chacun de penser et repenser à bon escient de quoy il pourroit remplir son ventre : quelques-uns s’estans advisez de couper des pieces de certaines rondelles faites de la peau de l’animal nommé Tapiroussou, duquel j’ay fait mention en ceste histoire, les firent bouillir dans de l’eau pour les cuider manger de ceste façon : mais ceste recepte ne fut pas trouvée bonne. Parquoy d’autres qui de leur costé cherchoyent aussi toutes les inventions dont ils se pouvoyent adviser pour remedier à leur faim, ayans mis de ces pieces de rondelles de cuir sur les charbons, apres qu’elles furent un peu rosties, le bruslé raclé avec un cousteau, cela succeda si bien que les mangeans ainsi, il nous estoit advis que ce fussent carbonnades de coines de pourceau. Tellement que cest essay fait, ce fut à qui avoit des rondelles de les tenir si de court, que parce que elles estoyent aussi dures que cuir de boeuf sec, apres qu’avec des serpes et autres ferremens elles furent toutes decoupées : ceux qui en avoyent portans les morceaux dans leurs manches en de petits sacs de toile n’en faisoyent pas moins de conte que font par deçà, sur terre, les gros usuriers de leurs bourses pleines d’escus. Mesmes comme Josephus dit, que les assiegez dans la ville de Jerusalem se repeurent de leurs couroyes, souliers et cuir de leurs pavois, aussi en y eut-il entre nous qui vindrent jusques-là, de manger leurs collets de maroquins et cuirs de leurs souliers : voire les pages et garçons du navire pressez de malle rage de faim, mangerent toutes les cornes des lanternes (dont il y a tousjours grand nombre dans les vaisseaux de mer) et autant de chandelles de suif qu’ils en peurent attraper. Davantage nonobstant nostre debilité, sur peine de couler en fond et boire plus que nous n’avions à manger, il falloit qu’avec grand travail nous fussions incessamment jour et nuict à tirer l’eau à la pompe.

Le cinquiesme jour de may sur le soleil couchant, nous vismes flamboyer et voler en l’air un grand esclair de feu, lequel fit telle reverberation dans les voiles de nostre navire que nous pensions que le feu s’y fust mis : toutesfois, sans nous endommager, il passa en un instant. Que si on demande d’où cela pouvoit proceder, je di que la raison en sera tant plus mal aisée à rendre, que nous estans lors à la hauteur des terres neuves, où on pesche les molues, et de Canada, regions où il fait ordinairement un froid extreme, on ne pourra pas dire que cela vint des exhalations chaudes qui fussent en l’air. Et de fait, à fin que nous en essayissions de toutes les façons, nous fusmes en ces endroits là battus du vent de Nord nordest, qui est presque droite Bize, lequel nous causa une telle froidure que durant plus de quinze jours nous n’eschaufasmes aucunement.

Environ le douziesme dudit mois de May, nostre canonier, auquel au paravant apres qu’il eut bien langui, j’avois veu manger les tripes d’un perroquet toutes crues, estant enfin mort de faim, fut comme les precedens decedez de mesme maladie, jetté et ensepulturé en mer : et nous en souciasmes tant moins pour l’esgard de sa charge, qu’au lieu de nous defendre, si on nous eust lors assaillis, nous eussions plus tost desiré (tant estions-nous attenuez) d’estre prins et emmenez de quelque Pirate, pourveu qu’il nous eust donné à manger. Mais comme il pleut à Dieu de nous affliger tout le long de nostre voyage, à nostre retour nous ne vismes qu’un seul vaisseau, duquel encores, à cause de nostre foiblesse ne pouvans appareiller ni lever les voiles, quand nous le descouvrismes nous n’en peusmes approcher.

Or les rondelles dont j’ay fait mention, et tous les cuirs jusques aux couvercles des coffres à bahu, avec tout ce qui se peut trouver pour sustenter dans nostre navire, estans entierement faillis, nous pensions estre au bout de nostre voyage. Mais ceste necessité inventeresse des arts, mettant derechef en l’entendement de quelques uns de chasser les rats et les souris, lesquels (parce que nous leur avions osté les miettes et toutes autres choses qu’ils eussent peu ronger) couroyent en grand nombre mourans de faim parmi le vaisseau, ils furent si bien poursuyvis et avec tant de sortes de ratoires qu’un chacun inventoit, que comme chats les espians à yeux ouverts, mesme la nuict quand ils sortoyent à la lune, je croy, quelques bien cachez qu’ils fussent, qu’il y en demeura fort peu. Et de faict, quand quelqu’un avoit prins un rat, l’estimant beaucoup plus qu’il n’eust fait un boeuf sur terre, non seulement j’en ay veu qui ont esté vendus deux, trois, et jusques à quatre escus la piece : mais, qui plus est, nostre barbier en ayant une fois prins deux tout d’un coup, l’un d’entre nous luy fit cest offre, que s’il luy en vouloit bailler un, qu’au premier port où nous aborderions il l’habilleroit de pied en cap : ce que toutesfois (preferant sa vie à ces habits) il ne voulut accepter. Bref vous eussiez veu bouillir les souris dans de l’eau de mer, avec les trippes et les boyaux, desquelles ceux qui les pouvoyent avoir faisoyent plus de cas, que nous ne faisons ordinairement en terre de membres de moutons.

Mais entre autres choses remarquables, à fin de monstrer que rien ne se perdoit parmi nous : comme nostre contre-maistre eut un jour appresté un gros rat, pour le faire cuire, luy ayant coupé les quatre pattes blanches, lesquelles il jetta sur le tillac, je sçay un quidam, qui les ayant aussi soudain amassées, qu’en diligence fait griller sur les charbons, en les mangeant disoit n’avoir jamais tasté d’aisles de perdrix plus savoureuses. Et pour le dire en un mot, qu’est-ce aussi que nous n’eussions mangé, ou plustost devoré en telle extremité ? car de vray, pour nous rassasier, souhaitans les vieux os et autres telles ordures que les chiens traisnent par dessus les fumiers : ne doutez pas si nous eussions eu des herbes vertes, voire du foin, ou des fueilles d’arbres (comme on peut avoir sur terre) que tout ainsi que bestes brutes nous les eussions broutées. Ce n’est pas tout, car l’espace de trois semaines que ceste aspre famine dura, n’estant nouvelle entre nous ni de vin ni d’eau douce, laquelle dés long temps estoit faillie, nous estant seulement resté pour tout bruvage un petit tonneau de cistre : les maistres et capitaines le mesnageoyent si bien et tenoyent si de court, que quand un monarque, en ceste necessité, eust resté avec nous dans ce vaisseau, si n’en eust-il eu non plus que l’un des autres : assavoir un petit verre par jour. Tellement qu’estans autant et plus pressez de soif que de faim, non seulement quand il tomboit de la pluye estendans des linceuls avec une balle de fer au milieu pour la faire distiller, nous la recevions dans des vaisseaux de ceste façon, mais aussi retenans celle qui par petits ruisseaux degoutoit dessus le tillac, quoy qu’à cause du bray et des souilleures des pieds elle fust plus trouble que celle qui court par les rues, nous ne laissions pour cela d’en boire.

Conclusion, combien que la famine laquelle, en l’an 1573. nous endurasmes durant le siege de Sancerre, ainsi qu’on peut voir par l’histoire que j’en ay aussi fait imprimer, doive estre mise au rang des plus grieves dont on ait jamais ouy parler : tant y a toutesfois, comme j’ay là noté, que n’y ayant eu faute ni d’eau ni de vin, quoy qu’elle fust plus longue, si puis-je dire qu’elle ne fut si extreme que celle dont il est ici question : car pour le moins avions-nous à Sancerre, quelques racines, herbes sauvages, bourgeons de vignes et autres choses qui se peuvent encores trouver sur terre. Comme de fait tant qu’il plairoit à Dieu de laisser sa benediction aux creatures, je di mesmes à celles qui ne sont point en usage commun pour la nourriture des hommes : comme és peaux, parchemins et autres telles merceries dont j’ay fait catalogue, et que quoy nous vescusmes en ce siege : ayant di-je experimenté que cela vaut au besoin, tant que j’aurois des collets de buffles, habits de chamois, et telles choses où il y a suc et humidité, si j’estois enfermé dans une place pour une bonne cause, je ne me voudrois pas rendre pour crainte de la famine. Mais sur mer, au voyage dont je parle, ayans esté reduits à ceste extremité de n’avoir plus que du Bresil, bois sec et sans humidité sur tous autres, plusieurs neantmoins pressez jusques au bout, par faute d’autres choses en gringnotoyent entre leurs dents : tellement que le sieur Dupont nostre conducteur en tenant un jour une piece en sa bouche, avec un grand souspir me dit, Helas de Lery mon ami, il m’est deu une partie de quatre mille francs en France, de laquelle pleust à Dieu avoir fait bonne quittance et en tenir maintenant un pain de sol et un verre de vin. Quant à maistre Pierre Richier, à present Ministre de la Parole de Dieu à la Rochelle, le bon homme dira que de debilité, durant nostre misere, estant estendu tout de son long dans sa petite capite, il n’eust sceu lever la teste pour prier Dieu lequel neantmoins, ainsi couché tout à plat qu’il estoit, il invoquoit ardemment.

Or avant que finir ce propos je diray ici en passant avoir non seulement observé aux autres, mais moy-mesme senti durant ces deux aussi aspres famines où j’ay passé qu’homme en ait jamais eschappé, que pour certain quand les corps sont attenuez, nature defaillant, les sens estans alienez et les esprits dissipez, cela rend les personnes non seulement farouches, mais aussi engendre une colere laquelle on peut bien nommer espece de rage : tellement que le propos commun, quand on veut signifier que quelqu’un a faute de manger, a esté fort bien inventé assavoir dire qu’un tel enrage de faim. Outreplus, comme l’experience fait mieux entendre un faict, ce n’est point sans cause que Dieu en sa Loy menaçant son peuple s’il ne luy obeit de luy envoyer la famine, dit expressement qu’il fera que l’homme tendre et delicat, c’est à dire d’un naturel autrement doux et bening, et qui auparavant avoit choses cruelles en horreur, en l’extremité de la famine deviendra neantmoins si desnaturé qu’en regardant son prochain, voire sa femme et ses enfans d’un mauvais oeil, il appetera d’en manger. Car outre les exemples que j’ay narrez en l’histoire de Sancerre, tant du pere et de la mere qui mangerent de leur propre enfant, que de quelques soldats, lesquels ayans essayé de la chair des corps humains qui avoyent esté tuez en guerre, ont confessé depuis que si l’affliction eust encores continué, ils estoyent en deliberation de se ruer sur les vivans : outre di-je ces choses tant prodigieuses, je puis asseurer veritablement, que durant nostre famine sur mer, nous estions si chagrins qu’encores que nous fussions retenus par la crainte de Dieu, à peine pouvions nous parler l’un à l’autre sans nous fascher : voire qui pis estoit (et Dieu nous le vueille pardonner) sans nous jetter des œillades et regards de travers, accompagnez de mauvaises volontez touchant cest acte barbare.

Or à fin de poursuivre ce qui reste de nostre voyage, allans tousjours en declinant, le 15 et 16 de May, qu’il y eut encores deux de nos mariniers qui moururent de malle rage de faim : aucuns d’entre nous imaginans là dessus que par maniere de dire, attendu le long temps qu’il y avoit que sans voir terre nous branlions sur mer nous devions estre en un nouveau deluge, quand pour la nourriture des poissons nous les vismes jetter en l’eau, nous n’attendions autre chose que d’aller tost et tous apres. Cependant nonobstant ceste soufferte et famine inexprimable, durant laquelle, comme j’ay dit, toutes les guenons et les perroquets que nous apportions furent mangez, en ayant neantmoins, jusques à ce temps-là, tousjours gardé soigneusement un que j’avois, aussi gros qu’une oye, proferant franchement comme un homme, et de plumage excellent : lequel mesme de grand desir de le sauver à fin d’en faire present à M. l’Amiral, je tins cinq à six jours caché sans luy pouvoir rien bailler à manger, tant y a que la necessité pressant, joint la crainte que j’eu qu’on ne le me desrobast la nuict, il passa comme les autres : de façon que n’en jettant rien : que les plumes, non seulement le corps mais aussi les tripes, pieds, ongles et bec crochu servirent à quelques miens amis et à moy de vivoter trois ou quatre jours : toutesfois j’en eus tant plus de regret que cinq jours apres que je l’eu tué nous vismes terre : de maniere que ceste espece d’oiseau se passant bien de boire, il ne m’eust pas fallu trois noix pour le nourrir tout ce temps-là.

Mais quoy ? dira ici quelqu’un, sans nous particulariser ici ton perroquet, duquel nous n’avions que faire, nous tiendras-tu tousjours en suspens touchant vos langueurs ? Sera-ce tantost assez enduré en toutes sortes ? n’y aura-il jamais fin ou par mort ou par vie ? Helas, si aura, car Dieu qui soustenant nos corps d’autres choses que de pain et de viandes communes, nous tendoit la main au port, fit par sa grace, que le vingtquatriesme jour dudit mois de May 1558 (lorsque tous estendus sur le tillac sans pouvoir presque remuer bras ni jambes, nous n’en pouvions plus) nous eusmes la veuë de basse Bretagne. Toutesfois parce que nous avions esté tant de fois abusez par le pilote, lequel au lieu de terre nous avoit souvent monstré des nuées qui s’en estoyent allées en l’air, quoy que le matelot qui estoit à la grande hune criast par deux ou trois fois, terre, terre, encore pensions-nous que ce fust moquerie mais ayans vent propice et mis le cap droit dessus, nous fusmes tost apres asseurez que c’estoit vrayement terre ferme. Pourquoy pour la conclusion de tout ce que j’ay dit ci-dessus touchant nos afflictions, à fin de mieux faire entendre l’extreme extremité où nous estions tombez, et qu’au besoin, n’ayans plus nul respit, Dieu eut pitié de nous et nous assista : apres que nous luy eusmes rendu graces de nostre delivrance prochaine, le maistre du navire dit tout haut, que pour tout certain si nous fussions encor demeuré un jour en cest estat, il avoit deliberé et resolu, non pas de jetter au sort, comme quelques uns ont fait en telle destresse, mais sans dire mot, d’en tuer un d’entre nous pour servir de nourriture aux autres : ce que j’apprehenday tant moins pour mon regard qu’encor qu’il n’y eust pas grand graisse en pas un de nous, si est-ce toutesfois, sinon qu’on eust seulement voulu manger de la peau et des os, que ce n’eust pas esté moy. Or parce que nos mariniers avoyent deliberé d’aller descharger et vendre leur bois de Bresil à la Rochelle, quand nous fusmes à deux ou trois lieuës de ceste terre de Bretagne, le maistre du navire, avec le sieur du Pont et quelques autres nous laissans à l’ancre, s’en allerent dans une barque en un lieu proche appelé Hodierne pour acheter des vivres : mais deux de nostre compagnie, ausquels particulierement je baillay argent pour m’apporter des rafraischissemens s’estans aussi mis dans ceste barque, si tost qu’ils se virent en terre, pensans que la famine fust enfermée dans le navire, quittans les coffres et hardes qu’ils y avoyent laissez, protesterent de n’y mettre jamais le pied : comme de faict, s’en estans allez de ce pas, je ne les ay point veus depuis. Outre plus, durant que nous fusmes là à l’ancre, quelques pescheurs s’estans approchez ausquels nous demandasmes des vivres, eux estimans que nous nous mocquissions, ou que sous ce pretexte nous leur voulussions faire desplaisir se voulurent soudain reculer : mais nous les tenans à bord, pressez de necessité, estans encores plus habiles qu’eux, nous jettasmes de telle impetuosité dans leur barque, qu’ils pensoyent à l’heure estre tous saccagez : toutesfois, sans leur rien prendre que de gré à gré, n’ayans trouvé, de ce que nous cherchions, sinon quelques quartiers de pain noir, il y eut un vilain lequel, nonobstant la disette que nous leur fismes entendre ou nous estions, au lieu d’en avoir pitié, ne fit pas difficulté de prendre de moy deux reales pour un petit quartier qui ne valoit pas lors un liard en ce pays-là. Or nos gens estans revenus avec pain, vin, et autres viandes lesquelles, comme pouvez estimer, nous ne laissasmes pas moisir ni aigrir comme en pensant tousjours aller à la Rochelle, nous eusmes navigé deux ou trois lieuës, nous fusmes advertis par ceux d’un navire qui nous aborda, que certains pirates ravageoyent tout du long de ceste coste. Par quoy considerans là dessus qu’apres tant de grands dangers d’où Dieu nous avoit fait la grace d’eschapper, ce seroit bien le tenter, et cercher nostre malheur de nous remettre en nouveau hazard : dès le mesme jour vingtsixiesme de May, sans plus tarder de prendre terre, nous entrasmes dans le beau et spacieux havre de Blavet pays de Bretagne : auquel aussi arrivoit lors grand nombre de vaisseaux de guerre, lesquels retournans de voyager de divers pays, tirans coups d’artilleries, et faisans les bravades accoustumées en entrans dans un port de mer s’esjouissoyent de leurs victoires. Mais entre autres y en ayant un de S. Malo, duquel les mariniers peu auparavant avoyent prins et emmené un navire d’Espagnol qui revenoit du Peru, chargé de bonne marchandise, laquelle on estimoit plus de soixante mille ducats : cela estant jà divulgué par toute la France, et beaucoup de marchans Parisiens, Lyonnois et d’autres estans arrivez en ce lieu pour en acheter, il nous vint si bien à poinct, qu’aucuns d’eux se trouvans pres nostre vaisseau quand nous mettions pied en terre, non seulement (parce que nous ne nous pouvions soustenir) ils nous emmenerent par dessous les bras : mais aussi fort à propos, ayans entendu nostre famine, nous exhorterent que nous gardans de trop manger, nous usissions du commencement peu à peu de bouillons de vieilles poulailles bien consumées, de laict de chevres et autres choses propres pour nous eslargir les boyaux, lesquels nous avions tous retraits. Et de fait ceux qui creurent leur conseil s’en trouverent bien : car quant à nos matelots, qui du beau premier jour se voulurent saouler, je croy, de vingt restez de la famine que plus de la moitié creverent et moururent soudainement de trop manger. Mais quant à nous autres quinze passagiers qui, comme j’ay dit au commencement du precedent chapitre, nous estions embarquez en la terre du Bresil, dans ce vaisseau pour revenir en France, il n’en mourut pas un seul, ny sur mer ny sur terre pour ceste fois-là. Bien est vray que n’ayans sauvé que la peau et les os, non seulement en nous regardans vous eussiez dit que c’estoyent corps morts desterrez, mais aussi incontinent que nous eusmes prins l’air de terre, nous fusmes tellement desgoustez, et abhorrions si fort les viandes, que pour parler de moy en particulier, quand je fus au logis, soudain que j’eus senti du vin qu’on me presenta dans une coupe, tombant à la renverse sur un coffre à bahu, on pensoit, joint ma foiblesse, que je deu rendre l’esprit. Toutesfois ne m’estant pas fait grand mal, mis que je fus sur un lict, combien qu’il y eust plus de dix-neuf mois que je n’avois couché à la Françoise (comme on parle aujourd’huy) tant y a, contre l’opinion de ceux qui disent, quand on a accoustumé de coucher sur la dure, qu’on ne peut de long temps apres reposer sur la plume, que je dormis si bien ceste premiere fois, que je ne me resveillay qu’il ne fust le lendemain soleil levant. Ainsi apres que nous eusmes sejourné trois ou quatre jours à Blavet, nous allasmes à Hanebon, petite ville à deux lieuës de là : en laquelle durant quinze jours que nous y fusmes, nous nous fismes traitter selon le conseil des Medecins. Mais quelque bon regime que nous peussions tenir, la pluspart devindrent enflez depuis la plante des pieds jusques au sommet de la teste : et n’y eut que moy et deux ou trois autres qui le fusmes seulement depuis la ceinture en bas. Davantage ayans tous un cours de ventre, et tel desvoyement d’estomach, qu’impossible estoit de rien retenir dans le corps, n’eust esté une certaine recepte qu’on nous enseigna : assavoir du jus d’hedera terrestris, du ris bien cuit, lequel osté de dessus le feu il faut faire estouffer dans le pot avec force vieux drapeaux, puis prendre des moyeufs d’œuf, et mesler le tout ensemble dans un plat sur un rechaut : ayans di-je mangé cela avec des cueillers, comme de la boulie, nous fusmes soudain rafermis : et croy sans ce moyen que Dieu nous suscita que dans peu de jours ce mal nous eust tous emportez.

Voila en somme quel fut nostre voyage, lequel à la verité, si on considere que nous avons navigé environ septante trois degrez, revenant à pres de deux mille lieuës Françoises tirant de Nord au Su, ne sera pas estimé des plus petits. Mais, à fin de donner l’honneur à qui il appartient, qu’est-ce en comparaison de celuy de cest excellent Pilote Jean Sebastien de Cano Espagnol, lequel ayant circuit tout le globe, c’est à dire, environné toute la rotondité de l’univers (ce que je croy qu’homme avant luy n’avoit jamais fait) estant de retour en Espagne, à bon droit fit peindre un monde pour ses armoiries, à l’entour desquelles il mit pour devise, Primus me circumdedisti : c’est à dire, tu es le premier qui m’as environné.

Or pour parachever ce qui reste de nos delivrances, il sembleroit que pour ce coup nous fussions à peu pres quittes de tous nos maux : mais tant y a que si celuy qui nous avoit tant de fois garantis des naufrages, tormentes, aspre famine, et autres inconveniens dont nous avions esté assaillis sur mer, n’eust conduit nos affaires à nostre arrivée sur terre, nous n’estions pas encores eschappez. Car comme j’ay touché en nostre embarquement pour le retour, Villegagnon, sans que nous en sceussions rien, ayant baillé au maistre du navire où nous repassasmes (qui l’ignoroit aussi) un proces lequel il avoit fait et formé contre nous, avec mandement expres au premier Juge auquel il seroit presenté en France, non seulement de nous retenir, mais aussi faire mourir et brusler comme heretiques qu’il disoit que nous estions : advint que le sieur du Pont, nostre conducteur, ayant eu conoissance à quelques gens de justice de ce pays-là, lesquels avoyent sentiment de la Religion dont nous faisions profession : le coffret couvert de toille cirée, dans lequel estoit ce proces, et force lettres adressantes à plusieurs personnages, leur estant baillé, apres qu’ils eurent veu ce qui leur estoit mandé, tant s’en fallut qu’ils nous traitassent de la façon que Villegagnon desiroit, qu’au contraire, outre qu’ils nous firent la meilleure chere qui leur fut possible, encor offrans leurs moyens à ceux de nostre compagnie qui en avoyent affaire, presterent-ils argent audit sieur du Pont et à quelques autres. Voila comme Dieu, qui surprend les rusez en leurs cautelles, non seulement par le moyen de ces bons personnages, nous delivra du danger où la revolte de Villegagnon nous avoit mis, mais qui plus est, la trahison qu’il nous avoit brassée estant ainsi descouverte à sa confusion, le tout retourna à nostre soulagement.

Apres doncques que nous eusmes receu ce nouveau benefice de la main de celuy, lequel, ainsi que j’ay dit, tant sur mer que sur terre se monstra nostre protecteur, nos mariniers departans de ceste ville de Hanebon pour s’en aller en leur pays de Normandie, nous aussi pour nous oster d’entre ces Bretons bretonnans, le langage desquels nous entendions moins que celuy des sauvages Ameriquains d’avec lesquels nous venions, nous hastasmes de venir en la ville de Nantes, de laquelle nous n’estions qu’à trente deux lieuës. Non pas cependant que nous courussions la poste, car à cause de nostre debilité, n’ayans pas la force de conduire les chevaux dont fusmes accommodez, ni mesme d’endurer le trot, chacun pour mener le sien tout bellement par la bride, avoit un homme expres.

Davantage parce qu’à ce commencement, il nous fallut comme renouveler nos corps, nous n’estions pas seulement aussi envieux de tout ce qui nous venoit à la fantasie, qu’on dit communément que sont les femmes qui chargent d’enfant, dequoy si je ne craignois d’ennuyer les lecteurs, j’alleguerois des exemples estranges : mais aussi aucuns eurent le vin en tel desgoust, qu’ils furent plus d’un mois sans en pouvoir sentir, moins gouster. Et pour la fin de nos miseres, quand nous fusmes arrivez à Nantes, comme si tous nos sens eussent esté entierement renversez, nous fusmes environ huict jours oyans si dur, et ayans la veuë si offusquée que nous pensions devenir sourds et aveugles. Toutesfois quelques excellens docteurs medecins et autres notables personnages qui nous visitoyent souvent en nos logis, eurent tel soin de nous et nous secoururent si bien, que tant s’en faut, pour mon particulier, qu’il m’en soit demeuré quelque reste, qu’au contraire dés environ un mois apres, je n'entendis jamais plus clair, ni n'eu meilleure veuë. Vray est que pour l'esgard de l'estomach, je l'ay tousjours eu depuis fort foible et debile : de façon qu'ainsi que j'ay tantost touché, la recharge que j'eu il y a environ quatre ans durant le siege et la famine de Sancerre estant intervenue, je puis dire que je m'en sentiray toute ma vie. Ainsi apres avoir un peu reprins nos forces à Nantes, auquel lieu, comme j'ay dit, nous fusmes fort bien traittez, chacun print parti et s'en alla où il voulut.

Ne reste plus pour mettre fin à la presente histoire, sinon sçavoir que devindrent les cinq de nostre compagnie : lesquels, comme il a esté dit ci-dessus, apres le premier naufrage que nous cuidasmes faire, s'en retournerent en la terre de Bresil : et voici par quel moyen il a esté sceu. Certains personnages dignes de foy que nous avions laissez en ce pays-là, d'où ils revindrent environ quatre mois apres nous, ayans rencontré le sieur du Pont à Paris, ne l'asseurerent pas seulement qu'à leur grand regret ils avoyent esté spectateurs quand Villegagnon à cause de l'Evangile en fit noyer trois au fort de Colligny : assavoir Pierre Bourdon, Jean du Bordel, et Matthieu Verneuil, mais aussi outre cela, ayans apporté par escrit tant leur confession de foy que toute la procedure que Villegagnon tint contre eux, ils la baillerent audit sieur du Pont, duquel je la recouvray aussi bien tost apres. Tellement qu'ayant veu par là, comme pendant que nous soustenions les flots et orages de la mer, ces fideles serviteurs de Jesus-Christ enduroyent les tourmens, voire la mort cruelle que Villegagnon leur fit souffrir, en me ressouvenant que moy seul de nostre compagnie (ainsi qu'il a esté veu en son lieu) estois ressorti de la barque, dans laquelle je fus tout prest de m’en retourner avec eux : comme j’eu matiere de rendre graces à Dieu de ceste mienne particuliere delivrance, aussi me sentant sur tous autres obligé d’avoir soin que la confession de foy de ces trois bons personnages fust enregistrée au catalogue de ceux qui de nostre temps ont constamment enduré la mort pour le tesmoignage de l’Evangile, dés ceste mesme année 1558, je la baillay à Jean Crespin, imprimeur : lequel, avec la narration de la difficulté qu’ils eurent d’aborder en la terre des sauvages, apres qu’ils nous eurent laissez, l’insera au livre des Martyrs, auquel je renvoye les lecteurs : car n’eust esté la raison susdite, je n’en eusse fait ici aucune mention. Neantmoins je diray encore ce mot, que Villegagnon ayant esté le premier qui a respandu le sang des enfans de Dieu en ce pays nouvellement cogneu, qu’à bon droit, à cause de ce cruel acte quelqu’un l’a nommé le Caïn de l’Amerique. Et pour satisfaire à ceux qui voudroyent demander que c’est qu’il est devenu, et quelle a esté sa fin, nous, ainsi qu’on a veu en ceste histoire, l’ayans laissé habitué en ce pays-là au fort de Colligny, je n’en ay depuis ouy dire autre chose, et ne m’en suis pas aussi autrement enquis, sinon que quand il fut de retour en France, apres avoir fait du pis qu’il peut et de bouche et par escrit contre ceux de la religion Evangelique, il mourut finalement inveteré en sa vieille peau, en une commanderie de son ordre de Malte, laquelle est aupres de sainct Jean de Nemours. Mesme comme j’ay sceu d’un sien neveu, lequel j’avois veu avec luy audit fort de Colligny, il donna si mauvais ordre à ses affaires, tant durant sa maladie qu’auparavant, et fut si mal affectionné envers ses parens, que sans qu’ils luy en eussent donné occasion ils n’ont gueres mieux valu de son bien, ni en sa vie, ni apres sa mort.

Pour conclusion, puis, comme j’ay monstré en la presente histoire, que non seulement en general, mais aussi en particulier j’ay esté delivré de tant de sortes de dangers, voire de tant de gouffres de morts, ne puis-je pas bien dire, avec ceste saincte femme, mere de Samuel, que j’ay experimenté que l’Eternel est celuy qui fait mourir et fait vivre ? qui fait descendre en la fosse et en fait remonter ? Ouy certainement, ce me semble aussi à bonnes enseignes qu’homme qui vive pour le jourd’huy : et toutesfois si cela appartenoit à ceste matiere, je pourrois encores adjouster que par sa bonté infinie il m’a retiré de beaucoup d’autres destroits par où j’ay passé. C’est finalement, ce que j’ay observé, tant sur mer en allant et retournant en la terre du Bresil dite Amerique, que parmi les sauvages habitans audit pays : lequel pour les raisons que j’ay amplement deduites, peut bien estre appelé monde nouveau à nostre esgard. Je sçay bien toutesfois qu’ayant si beau sujet je n’ay pas traité les diverses matieres que j’ay touchées, d’un tel style ni d’une façon si grave qu’il falloit : mesme entre autres choses confessant encores en ceste seconde edition avoir quelquesfois trop amplifié un propos qui devoit estre coupé court, et au contraire, tombant en l’autre extremité, j’en ay touché trop briefvement, qui devoyent estre deduits plus au long. Je prie derechef les lecteurs, pour suppleer ces defauts du langage, qu’en considerant combien la pratique du conteur en ceste histoire m’a esté griefve et dure ; ils reçoivent ma bonne affection en payement. Or au Roy des siecles immortel et invisible, à Dieu seul sage soit honneur et gloire eternellement, Amen.


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