Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil/15


CHAPITRE XV


Comment les Ameriquains traittent leurs prisonniers prins en guerre, et les ceremonies qu’ils observent tant à les tuer qu’à les manger.


Il reste maintenant de sçavoir comme les prisonniers prins en guerre sont traittez au pays de leurs ennemis. Incontinent doncques qu’ils y sont arrivez, ils sont non seulement nourris des meilleures viandes qu’on peut trouver, mais aussi on baille des femmes aux hommes (et non des maris aux femmes), mesmes celuy qui aura un prisonnier ne faisant point difficulté de luy bailler sa fille ou sa seur en mariage, celle qu’il retiendra, en le bien traittant, luy administrera toutes ses necessitez. Et au surplus, combien que sans aucun terme prefix, ains selon qu’ils cognoistront les hommes bons chasseurs, ou bons pescheurs, et les femmes propres à faire les jardins, ou à aller querir des huitres, ils les gardent plus ou moins de temps, tant y a neantmoins qu’apres les avoir engraissez, comme pourceaux en l’auge, ils sont finalement assommez et mangez avec les ceremonies suyvantes.

Premierement apres que tous les villages d’alentour de celuy où sera le prisonnier auront esté advertis du jour de l’execution, hommes, femmes et enfans y estans arrivez de toutes parts, ce sera à danser, boir et caoüiner toute la matinée. Mesme celuy qui n’ignore pas que telle assemblée se faisant à son occasion, il doit estre dans peu d’heure assommé, emplumassé qu’il sera, tant s’en faut qu’il en soit contristé, qu’au contraire, sautant et buvant il sera des plus joyeux. Or cependant apres qu’avec les autres il aura ainsi riblé et chanté six ou sept heures durant : deux ou trois des plus estimez de la troupe l’empoignans, et par le milieu du corps le lians avec des cordes de cotton, ou autres faites de l’escorce d’un arbre qu’ils appellent Vuire, laquelle est semblable à celle du til de par deçà, sans qu’il face aucune resistance, combien qu’on luy laisse les deux bras à delivre, il sera ainsi quelque peu de temps pourmené en trophée parmi le village. Mais pensez-vous que encores pour cela (ainsi que feroyent les criminels pardeçà) il en baisse la teste ? rien moins : car au contraire, avec une audace et asseurance incroyable, se vantant de ses prouesses passées, il dira à ceux qui le tiennent lié : J’ay moy-mesme, vaillant que je suis, premierement ainsi lié et garrotté vos parens : puis s’exaltant tousjours de plus en plus, avec la contenance de mesme, se tournant de costé et d’autre, il dira à l’un, J’ay mangé de ton pere, à l’autre, J’ay assommé et boucané tes freres : bref, adjoustera-il, J’ay en general tant mangé d’hommes et de femmes, voire des enfans de vous autres Toüoupinambaoults, lesquels j’ay prins en guerre, que ie n’en sçaurois dire le nombre : et au reste, ne doutez pas que pour venger ma mort, les Margajas de la nation dont je suis, n’en mangent encores cy apres autant qu’ils en pourront attrapper.

Finalement apres qu’il aura ainsi esté exposé à la veuë d’un chacun, les deux sauvages qui le tiennent lié, s’esloignans de luy, l’un à dextre et l’autre à senestre d’environ trois brasses, tenans bien neantmoins chacun le bout de sa corde, laquelle est de mesme longueur, tirent lors si fermement que le prisonnier, saisi comme j’ay dit par le milieu du corps, estant arresté tout court, ne peut aller ne venir de costé ni d’autre : là dessus on luy apporte des pierres et des tects de vieux pots cassez, ou de tous les deux ensemble : puis les deux qui tiennent les cordes, de peur d’estre blessez se couvrans chacun d’une de ces rondelles faites de la peau du Tapiroussou, dont j’ay parlé ailleurs, luy disent : Venge-toy avant que mourir : tellement que jettant et ruant fort et ferme contre ceux qui sont là à l’entour de luy assemblez, quelquesfois en nombre de trois ou quatre mille personnes, ne demandez pas s’il y en a de marquez.

Et de fait, un jour que j’estois en un village nommé Sarigoy, je vis un prisonnier qui de ceste façon donna si grand coup de pierre contre la jambe d’une femme que je pensois qu’il luy eust rompue. Or, les pierres, et tout ce qu’en se baissant il a peu ramasser aupres de soy, jusques aux mottes de terre estans faillies, celuy qui doit faire le coup ne s’estant point encor monstré tout ce jour-là, sortant lors d’une maison avec une de ces grandes espées de bois au poing, richement decorée de beaux et excellens plumages, comme aussi luy en a un bonnet et autres paremens sur son corps : en s’approchant du prisonnier luy tient ordinairement tels propos, N’es-tu pas de la nation nommée Margajas, qui nous est ennemie ? et n’as-tu pas toy-mesme tué et mangé de nos parens et amis ? Luy plus asseuré que jamais respond en son langage (car les Margajas et les Toupinenquins s’entendent) : Pa, che tan tan, aiouca atoupavé : c’est à dire, Ouy, je suis tres fort et en ay voirement assommé et mangé plusieurs. Puis pour faire plus de despit à ses ennemis, mettant les mains sur sa teste, avec exclamation il dit : O que je ne m’y suis pas feint : ô combien j’ay esté hardi à assaillir et à prendre de vos gens, desquels j’ay tant et tant de fois mangé : et autres semblables propos qu’il adjouste. Pour ceste cause aussi, luy dira celuy qu’il a là en teste tout prest pour le massacrer : Toy estant maintenant en nostre puissance seras presentement tué par moy, puis boucané et mangé de tous nous autres. Et bien, respond-il encore (aussi resolu d’estre assommé pour sa nation, que Regulus fut constant à endurer la mort pour sa republique Romaine), mes parens me vengeront aussi. Sur quoy pour monstrer qu’encores que ces nations barbares craignent fort la mort naturelle, neantmoins tels prisonniers s’estimans heureux de mourir ainsi publiquement au milieu de leurs ennemis, ne s’en soucient nullement : j’allegueray cest exemple. M’estant un jour inopinément trouvé en un village de la grande isle, nommée Pirani-jou, où il y avoit une femme prisonniere toute preste d’estre tuée de ceste façon : en m’approchant de elle et pour m’accommoder à son langage, luy disant qu’elle se recommandast à Toupan (car Toupan entre eux ne veut pas dire Dieu, ains le tonnerre) et qu’elle le priast ainsi que je luy enseignerois : pour toute response hochant la teste et se moquant de moy’, dit Que me bailleras-tu, et je feray ainsi que tu dis ? A quoy luy repliquant : Pauvre miserable, il ne te faudra tantost plus rien en ce monde, et partant puis que tu crois l’ame immortelle (ce qu’eux tous, comme je diray au chapitre suyvant, confessent aussi), pense que c’est qu’elle deviendra apres ta mort : mais elle, s’en riant derechef, fut assommée et mourust de ceste façon.

Ainsi, pour continuer ce propos apres ces contestations, et le plus souvent parlans encores l’un à l’autre, celuy qui est là tout prest pour faire ce massacre, levant lors sa massue de bois avec les deux mains, donne du rondeau qui est au bout de si grande force sur la teste du pauvre prisonnier, que tout ainsi que les bouchers assomment les bœufs par-deçà, j’en ay veu qui du premier coup tomboyent tout roide mort, sans remuer puis apres ne bras ne jambe. Vray est qu’estans estendus par terre à cause des nerfs et du sang qui se retire, on les voit un peu formiller et trembler : mais quoy qu’il en soit, ceux qui font l’execution frappent ordinairement si droit sur le test de la teste, voire sçavent si bien choisir derriere l’oreille, que (sans qu’il en sorte gueres de sang) pour leur oster la vie ils n’y retournent pas deux fois. Aussi est-ce la façon de parler de ce pays-là, laquelle nos François avoyent jà en la bouche, qu’au lieu que les soldats et autres qui querellent par-deçà disent maintenant l’un à l’autre : Je te creveray, de dire à celuy auquel on en veut, Je te casseray la teste.

Or si tost que le prisonnier aura esté ainsi assommé, s’il avoit une femme (comme j’ay dit qu’on en donne à quelques-uns), elle se mettant aupres du corps fera quelque petit dueil : je di nommément petit dueil, car suyvant vrayement ce qu’on dit que fait le crocodile : assavoir que ayant tué un homme il pleure aupres avant que de le manger, aussi apres que ceste femme aura fait ses tels quels regrets et jetté quelques feintes larmes sur son mari mort, si elle peut ce sera la premiere qui en mangera. Cela fait les autres femmes, et principalement les vieilles (lesquelles plus convoiteuses de manger de la chair humaine que les jeunes solicitent incessamment tous ceux qui ont des prisonniers de les faire vistement ainsi depescher) se presentans avec de l’eau chaude qu’elles ont toute preste, frottent et eschaudent de telle façon le corps mort qu’en ayant levé la premiere peau, elles le font aussi blanc que les cuisiniers par-deçà sçauroient faire un cochon de laict prest à rostir.

Apres cela, celuy duquel il estoit prisonnier avec d’autres, tels, et autant qu’il luy plaira, prenans ce povre corps le fendront et mettront si soudainement en pieces, qu’il n’y a boucher en ce pays ici qui puisse plustost desmembrer un mouton. Mais outre cela (ô cruauté plus que prodigieuse) tout ainsi que les veneurs par-deçà apres qu’ils ont pris un cerf en baillent la curée aux chiens courans, aussi ces barbares à fin de tant plus inciter et acharner leurs enfans, les prenans l’un apres l’autre ils leur frottent le corps, bras, cuisses et jambes du sang de leurs ennemis. Au reste depuis que les Chrestiens ont frequenté ce payslà, les sauvages decouppent et taillent tant le corps de leurs prisonniers, que des animaux et autres viandes, avec les cousteaux et ferremens qu’on leur baille. Mais auparavant, comme j’ay entendu des vieillards, ils n’avoyent autre moyen de ce faire, sinon qu’avec des pierres trenchantes qu’ils accommodoyent à cest usage.

Or toutes les pieces du corps, et mesmes les trippes apres estre bien nettoyées sont incontinent mises sur les Boucans, aupres desquels, pendant que le tout cuict ainsi à leur mode, les vieilles femmes (lesquelles, comme j’ay dit, appetent merveilleusement de manger de la chair humaine) estans toutes assemblées pour recueillir la graisse qui degoutte le long des bastons de ces grandes et hautes grilles de bois, exhortans les hommes de faire en sorte qu’elles ayent tousjours de telle viande : et en leschans leurs doigts disent, Yguatou, c’est à dire, il est bon.

Voilà donc ainsi que j’ay veu, comme les sauvages Ameriquains font cuire la chair de leurs prisonniers prins en guerre : assavoir Boucaner, qui est une façon de rostir à nous incognue.

Parquoy, d’autant que bien au long ci-dessus au chapitre dixiesme des Animaux, en parlant du Tapiroussou, j’ay mesme declaré la façon du boucan, à fin d’obvier aux redites, je prie les lecteurs que, pour se le mieux representer, ils y ayent recours. Cependant je refuteray ici l’erreur de ceux qui, comme on peut voir par leurs Cartes universelles, nous ont non seulement representé et peint les sauvages de la terre du Bresil, qui sont ceux dont je parle à present, rostissans la chair des hommes embrochée comme nous faisons les membres des moutons et autres viandes : mais aussi ont feint qu’avec de grands couperets de fer ils les coupoyent sur des bancs, et en pendoyent et mettoyent les pieces en monstre, comme font les bouchers la chair de bœuf par-deçà. Tellement que ces choses n’estans non plus vrayes que le conte de Rabelais touchant Panurge, qui eschappa de la broche tout lardé et à demi cuit, il est aisé à juger que ceux qui font telles Cartes sont ignorans, lesquels n’ont jamais eu cognoissance des choses qu’ils mettent en avant. Pour confirmation de quoy j’adjousteray, qu’outre la façon que j’ay dit que les Bresiliens ont de cuire la chair de leurs prisonniers, encores que j’estois en leur pays ignoroyent-ils tellement nostre façon de rostir, que comme un jour quelques miens compagnons et moy en un village faisions tourner une poule d’Inde, avec d’autres volailles, dans une broche de bois, eux se rians et moquans de nous ne voulurent jamais croire, les voyans ainsi incessamment remuer qu’elles peussent cuire, jusques à ce que l’experience leur monstra du contraire.

Reprenant donc mon propos, quand la chair d’un prisonnier, ou de plusieurs (car ils en tuent quelquesfois deux ou trois en un jour) est ainsi cuicte, tous ceux qui ont assisté à voir faire le massacre, estans derechef resjouis à l’entour des boucans, sur lesquels avec oeillades et regards furibonds, ils contemplent les pieces et membres de leurs ennemis : quelque grand qu’en soit le nombre chacun, s’il est possible, avant que sortir de là en aura son morceau. Non pas cependant, ainsi qu’on pourroit estimer, qu’ils facent cela ayans esgard à la nourriture : car combien que tous confessent ceste chair humaine estre merveilleusement bonne et delicate, tant y a neantmoins, que plus par vengeance, que pour le goust (horsmis ce que j’ay dit particulierement des vieilles femmes qui en sont si friandes), leur principale intention est, qu’en poursuyvant et rongeant ainsi les morts jusques aux os, ils donnent par ce moyen crainte et espouvantement aux vivans. Et de fait, pour assouvir leurs courages felons, tout ce qui se peut trouver és corps de tels prisonniers, depuis les extremitez des orteils, jusques au nez, oreilles et sommet de la teste, est entierement mangé par eux : j’excepte toutesfois la cervelle à laquelle ils ne touchent point. Et au surplus, nos Toüoupinambaoults reservans les tects par monceaux en leurs villages, comme on voit par deçà les testes de morts és cemetieres, la premiere chose qu’ils font quand les François les vont voir et visiter, c’est qu’en recitant leur vaillance, et par trophée leur monstrant ces tects ainsi descharnez, ils disent qu’ils feront de mesme à tous leurs ennemis. Semblablement ils serrent fort soigneusement, tant les plus gros os des cuisses et des bras, pour (comme j’ay dit au chapitre precedent) faire des fifres et des fleutes, que les dents, lesquelles ils arrachent et enfilent en façon de patenostres, et les portent ainsi tourtillées à l’entour de leurs cols. L’Histoire des Indes parlant de ceux de l’Isle de Zamba, dit, qu’eux attachans aux portes de leurs maisons les testes de ceux qu’ils ont tuez et sacrifiez, pour plus grandes bravades en portent aussi les dents pendues au col.

Quant à celuy ou ceux qui ont commis ces meurtres, reputans cela à grand gloire et honneur, dés le mesme jour qu’ils auront faict le coup, se retirans à part, ils se feront non seulement inciser jusques au sang, la poictrine, les bras, les cuisses, le gras des jambes, et autres parties du corps : mais aussi, à fin que cela paroisse toute leur vie, ils frottent ces taillades de certaines mixtions et pouldre noire, qui ne se peut jamais effacer : tellement que tant plus qu’ils sont ainsi deschiquetez, tant plus cognoist-on qu’ils ont beaucoup tué de prisonniers, et par consequent sont estimez plus vaillans par les autres. Ce que, pour vous mieux faire entendre, je vous ay icy derechef representé par la figure du sauvage deschiqueté : aupres duquel il y en a un autre qui tire de l’arc.

Pour la fin de ceste tant estrange tragedie, s’il advient que les femmes qu’on avoit baillées aux prisonniers demeurent grosses d’eux, les sauvages, qui ont tué les peres, allegans que tels enfans sont provenus de la semence de leurs ennemis (chose horrible à ouir, et encor plus à voir), mangeront les uns incontinent apres qu’ils seront naiz : ou selon que bon leur semblera, avant que d’en venir là, ils les laisseront devenir un peu grandets. Et ne se delectent pas seulement ces barbares, plus qu’en toutes autres choses, d’exterminer ainsi, tant qu’il leur est possible, la race de ceux contre lesquels ils ont guerre (car les Margajas font le mesme traitement aux Toüoupinambaoults quand ils les tiennent), mais aussi ils prennent un singulier plaisir de voir que les estrangers, qui leur sont alliez, facent le semblable. Tellement que quand ils nous presentoyent de ceste chair humaine de leurs prisonniers pour manger, si nous en faisions refus (comme moy et beaucoup d’autres des nostres ne nous estans point, Dieu merci, oubliez jusques-là, avons tousjours fait), il leur sembloit par cela que nous ne leur fussions pas assez loyaux. Sur quoy, à mon grand regret, je suis contraint de reciter icy, que quelques Truchemens de Normandie, qui avoyent demeuré huict ou neuf ans en ce pays-là, pour s’accommoder à eux, menans une vie d’atheistes, ne se polluoyent pas seulement en toutes sortes de paillardises et vilenies parmi les femmes et les filles, dont un entre autres de mon temps avoit un garçon aagé d’environ trois ans, mais aussi, surpassans les sauvages en inhumanité, j’en ay ouy qui se vantoyent d’avoir tué et mangé des prisonniers.

Ainsi, continuant à descrire la cruauté de nos Toüoupinambaoults envers leurs ennemis : advint pendant que nous estions par delà, que eux s’estans advisez qu’il y avoit un village en la grande Isle, dont j’ay parlé cy devant, lequel estoit habité de certains Margajas leurs ennemis, qui neantmoins s’estoyent rendus à eux, dés que leur guerre commença : assavoir il y avoit dés lors environ vingt ans : combien di-je que depuis ce temps-là ils les eussent tousjours laissez vivre en paix parmi eux : tant y a neantmoins qu’un jour en beuvant et caouinant, s’accourageans l’un l’autre, et allegans, comme j’ay tantost dit, que c’estoyent gens issus de leurs ennemis mortels, ils delibererent de tout saccager. Et de fait, s’estans mis une nuict à la pratique de leur resolution, prenans ces pauvres gens au despourveu, ils en firent un tel carnage et une telle boucherie, que c’estoit une pitié la nompareille de les ouir crier. Plusieurs de nos François en estans advertis, environ minuict, partirent bien armez et s’en allerent dans une barque en grande diligence contre ce village, qui n’estoit qu’à quatre ou cinq lieuës de nostre fort. Mais avant qu’ils y fussent arrivez, nos sauvages, enragez et acharnez apres la proye, ayans mis le feu aux maisons pour faire sortir les personnes, en avoyent jà tant tuez que c’estoit presque fait. Mesmes j’ouy affermer à quelques-uns des nostres, estans de retour, que non seulement ils avoyent veus en pieces et en carbonnades plusieurs hommes et femmes sur les Boucans, mais qu’aussi les petits enfans à la mammelle y furent rostis tous entiers. Il y en eut neantmoins quelque petit nombre des grans, qui s’estans jettez en mer, et en faveur des tenebres de la nuict sauvez à nage, se vindrent rendre à nous en nostre Isle : dequoy cependant nos sauvages, quelques jours apres estans advertis, grondans entre leurs dents de ce que nous les retenions, n’en estoyent pas contens. Toutesfois apres qu’ils furent appaisez par quelque marchandise qu’on leur donna, moitié de force et moitié de gré, ils les laisserent esclaves à Villegagnon.

Une autresfois que quatre ou cinq François et moy estions en un village de la mesme grande Isle, nommée Piravi-jou où il y avoit un prisonnier beau et puissant jeune homme enferré de quelques fers que nos sauvages avoyent recouvré des Chrestiens, luy s’accostant de nous, nous dit en langage Portugalois (car deux de nostre compagnie parlans bon Espagnol l’entendirent bien) qu’il avoit esté en Portugal, qu’il estoit christiané : avoit esté baptizé, et se nommoit Antoni. Partant quoy qu’il fust Margaja de nation, ayant toutesfois par ceste frequentation en un autre pays aucunement despouillé son barbarisme, il nous fit entendre qu’il eust bien voulu estre delivré d’entre les mains de ses ennemis. Parquoy outre nostre devoir, d’en retirer autant que nous pouvions, ayans encor par ces mots de christiané et d’Antoni esté plus esmeus de compassion en son endroit l’un de ceux de nostre compagnie qui entendoit Espagnol, serrurier de son estat, luy dit que dés le lendemain il luy apporteroit une lime pour limer ses fers : et partant qu’incontinent qu’il seroit à delivre, n’estant point autrement tenu de court, pendant que nous amuserions les autres de paroles, il s’allast cacher sur le rivage de la mer, dans certains boscages que nous luy monstrasmes : esquels en nous en retournans nous ne faudrions point de l’aller querir dans nostre barque : mesmes luy dismes, que si nous le pouvions tenir en nostre fort, nous accorderions bien avec ceux desquels il estoit prisonnier. Le pauvre homme bien joyeux du moyen que nous luy presentions, en nous remerciant promit de faire tout ainsi que nous luy avions conseillé. Mais la canaille de sauvages, quoy qu’elle n’eust point entendu ce colloque, se doutans bien neantmoins que nous le leur voulions enlever d’entre les mains, dés que nous fusmes sortis de leur village, ayans en diligence seulement appelé leurs plus proches voisins, pour estre spectateurs de la mort de leur prisonnier, il fut incontinent par eux assommé. Tellement que dés le lendemain, qu’avec la lime, feignans d’aller querir des farines et autres vivres, nous fusmes retournez en ce village, comme nous demandions aux sauvages le lieu où estoit le prisonnier que nous avions veu le jour precedent, il y en eut qui nous menerent en une maison, où nous vismes les pieces du corps du pauvre Antoni sur le boucan : mesmes parce qu’ils cognurent bien qu’ils nous avoyent trompez, en nous monstrant la teste, ils en firent une grande risée.

Semblablement nos sauvages ayans un jour surpris deux Portugallois, dans une petite maisonnette de terre, où ils estoyent dans les bois, pres de leur fort appelé Morpion : quoy qu’ils se defendissent vaillamment depuis le matin jusques au soir, mesmes qu’apres que leur munition d’harquebuses et traits d’arbalestes furent faillis, ils sortissent avec chacun une espée à deux mains, dequoy ils firent un tel eschec sur les assaillans, que beaucoup furent tuez et d’autres blessez : tant y a neantmoins que les sauvages s’opiniastrans de plus en plus, avec resolution de se faire plustost tous hacher en pieces que de se retirer sans veincre, ils prindrent enfin, et emmenerent prisonniers les deux Portugais : de la despouille desquels un sauvage me vendit quelques habits de buffles : comme aussi un de nos Truchemens en eut un plat d’argent qu’ils avoyent pillé, avec d’autres choses, dans la maison qui fut forcée, lequel, eux en ignorant la valeur, ne luy cousta que deux cousteaux. Ainsi estans de retour en leurs villages, apres que par ignominie ils eurent arraché la barbe à ces deux Portugais, ils les firent non seulement cruellement mourir, mais aussi parce que les pauvres gens ainsi affligez, sentans la douleur s’en plaignoyent, les sauvages se moquans d’eux leur disoyent, Et comment ? sera-il ainsi, que vous vous soyez si bravement defendus, et que maintenant qu’il falloit mourir avec honneur, vous monstriez que vous n’avez pas tant de courage que des femmes ? et de ceste façon furent tuez et mangez à leur mode.

Je pourrois encore amener quelques autres semblables exemples, touchant la cruauté des sauvages envers leurs ennemis, n’estoit qu’il me semble que ce que j’en ay dit est assez pour faire avoir horreur, et dresser à chacun les cheveux en la teste. Neantmoins à fin que ceux qui liront ces choses tant horribles, exercées journellement entre ces nations barbares de la terre du Bresil, pensent aussi un peu de pres à ce qui se fait par deçà parmi nous : je diray en premier lieu sur ceste matiere, que si on considere à bon escient ce que font nos gros usuriers (sucçans le sang et la moëlle, et par consequent mangeans tous en vie, tant de vefves, orphelins et autres pauvres personnes auxquels il vaudroit mieux couper la gorge tout d’un coup, que de les faire ainsi languir) qu’on dira qu’ils sont encores plus cruels que les sauvages dont je parle. Voila aussi pourquoy le Prophete dit, que telles gens escorchent la peau, mangent la chair, rompent et brisent les os du peuple de Dieu, comme s’ils les faisoyent bouillir dans une chaudiere. Davantage, si on veut venir à l’action brutale de mascher et manger reellement (comme on parle) la chair humaine, ne s’en est-il point trouvé en ces regions de par deçà, voire mesmes entre ceux qui portent le titre de Chrestiens, tant en Italie qu’ailleurs, lesquels ne s’estans pas contentez d’avoir fait cruellement mourir leurs ennemis, n’ont peu rassasier leur courage, sinon en mangeans de leur foye et de leur coeur ? Je m’en rapporte aux histoires. Et sans aller plus loin, en la France quoy ? (Je suis François et me fasche de le dire) durant la sanglante tragedie qui commença à Paris le 24. d’Aoust 1572. Dont je n’accuse point ceux qui n’en sont pas cause : entre autres actes horribles à raconter, qui se perpetrerent lors par tout le Royaume, la graisse des corps humains (qui d’une façon plus barbare et cruelle que celle des sauvages, furent massacrez dans Lyon, apres estre retirez de la riviere de Saone) ne fut-elle pas publiquement vendue au plus offrant et dernier encherisseur ? Les foyes, cœurs, et autres parties des corps de quelques-uns ne furent-ils pas mangez par les furieux meurtriers, dont les enfers ont horreur ? Semblablement apres qu’un nommé Cœur de Roy, faisant profession de la Religion reformée dans la ville d’Auxerre, fut miserablement massacré, ceux qui commirent ce meurtre, ne decouperent-ils pas son coeur en pieces, l’exposerent en vente à ses haineux, et finalement le ayant fait griller sur les charbons, assouvissans leur rage comme chiens mastins, en mangerent ? Il y a encores des milliers de personnes en vie, qui tesmoigneront de ces choses non jamais auparavant ouyes entre peuples quels qu’ils soyent, et les livres qui dés long temps en sont jà imprimez, en feront foy à la posterité. Tellement que non sans cause, quelqu’un, duquel je proteste ne savoir le nom, apres ceste execrable boucherie du peuple François, recognoissant qu’elle surpassoit toutes celles dont on avoit jamais ouy parler, pour l’exagerer fit ces vers suyvans.


Riez Pharaon,
Achab, et Neron,
Herodes aussi :
Vostre barbarie
Est ensevelie
Par ce faict icy.



Pourquoy qu’on n’haborre plus tant desormais la cruauté des sauvages Anthropophages, c’est à dire, mangeurs d’hommes : car puisqu’il y en a de tels, voire d’autant plus detestables et pires au milieu de nous, qu’eux qui, comme il a esté veu, ne se ruent que sur les nations lesquelles leur sont ennemies, et ceux-ci se sont plongez au sang de leurs parens, voisins et compatriotes, il ne faut pas aller si loin qu’en leur pays, ny qu’en l’Amerique pour voir choses si monstrueuses et prodigieuses.

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