Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil/12


CHAPITRE XII


D’aucuns poissons plus communs entre les sauvages de l’Amerique, et de leur maniere de pescher.


A fin d’obvier aux redites, lesquelles j’evite autant que je puis, renvoyant les lecteurs tant es troisiesme, cinquiesme, et septiesme chapitres de ceste histoire, qu’és autres endroits, où j’ay jà fait mention des Baleines, monstres marins, poissons volans et autres de plusieurs sortes, je choisiray principalement en ce chapitre les plus frequens entre nos Ameriquains, desquels neantmoins il n’a pas encore esté parlé.

Premierement à fin de commencer par le genre, les sauvages appellent tous poissons Pira : mais quant aux especes, ils ont de deux sortes de francs mulets, qu’ils nomment Kurema et Parati, lesquels soit qu’on les face bouillir ou rostir (et encor plus le dernier que le premier) sont excellemment bons à manger. Et parce, ainsi qu’on a veu par experience, depuis quelques années en çà, tant en Loire qu’és autres rivieres de France, où les Mulets sont remontez de la mer, que ces poissons vont coustumierement par troupes : les sauvages les voyans ainsi par grosses nuées bouillonner dans la mer, tirans soudain à travers, rencontrent si droit, que presques à toutes les fois en embrochans plusieurs de leurs grandes flesches : ainsi dardez qu’ils sont, ne pouvans aller en fond, ils les vont querir à la nage. Davantage la chair de ces poissons, sur tous autres, estant fort friable : quand ils en prennent quantité, apres qu’ils les ont fait seicher sur le Boucan, les esmians, ils en font de tres-bonne farine.

Camouroupouy-ouassou est un bien grand poisson (car aussi Ouassou en langue Bresilienne veut dire grand ou gros, selon l’accent qu’on luy donne) duquel nos Toüoupinambaoults dansans et chantans, font ordinairement mention, disans, et repetans souvent en ceste sorte, Pira-ouassou à oueh : Kamouroupouy-ouassou à oueh, etc. et est fort bon à manger.

Deux autres qu’ils nomment ouara et acara-ouassou, presque de mesme grandeur que le precedent, mais meilleurs : voire diray que l’ouara, n’est pas moins delicat que nostre truite.

Acarapep, poisson plat, lequel en cuisant jette une graisse jaune, qui luy sert de sausse, et en est la chair merveilleusement bonne.

Acara-bouten, poisson visqueux, de couleur tannée ou rougeastre, qui, estant de moindre force que les susdits, n’a pas le goust fort agreable au palais.

Un autre qu’ils appellent Pira-ypochi, qui est long comme une anguille, et n’est pas bon : aussi ypochi en leur langage veut dire cela.

Touchant les rayes qu’on pesche en la riviere de Genevre, et és mers d’environ, elles ne sont pas seulement plus larges que celles qui se voyent tant en Normandie qu’en Bretaigne, et autres endroits de par deçà : mais outre cela elles ont deux cornes assez longues, cinq ou six fendasses sous le ventre (qu’on diroit estre artificielles) la queuë longue et desliée, voire, qui pis est, si dangereuses et venimeuses, que comme je vis une fois par experience, si tost qu’une que nous avions prise fut tirée dans la barque, ayant picqué la jambe d’un de nostre compagnie, l’endroit devint soudain tout rouge et enflé. Voilà sommairement et derechef, touchant aucuns poissons de mer de l’Amerique, desquels au surplus la multitude est innombrable.

Au reste les rivieres d’eau douce de ce pays-là, estans aussi remplies d’une infinité de moyens et petits poissons, lesquels, en general, les sauvages nomment Pira-miri (car miri en leur patoys veut dire petit) j’en descriray encor seulement deux merveilleusement difformes.

Le premier que les sauvages appellent Tamou-ata n’a communément que demi pied de long, a la teste fort grosse, voire monstrueuse au pris du reste, deux barbillons sous la gorge, les dents plus aigues que celles d’un brochet, les arestes picquantes, et tout le corps armé d’escailles si bien à l’espreuve, que, comme j’ay dit ailleurs du Tatou beste terrestre, je ne croy pas qu’un coup d’espée luy fist rien : la chair en est fort tendre, bonne et savoureuse.

L’autre poisson que les sauvages nomment pana-pana, est de moyenne grandeur : mais quant à sa forme, ayant le corps, la queuë et la peau semblable, et ainsi aspre que celle du requien de mer, il a au reste la teste si plate, bigarrée et estrangement faite, que quand il est hors de l’eau, la divisant et separant en deux, comme qui la luy auroit expressément fendue, il n’est pas possible de voir teste de poisson plus hideuse.

Quant à la façon de pescher des sauvages, faut noter sur ce que j’ay jà dit, qu’ils prennent les mulets à coups de flesches (ce qui se doit aussi entendre de toutes autres especes de poissons qu’ils peuvent choisir dans l’eau) que non seulement les hommes et les femmes de l’Amerique, ainsi que chiens barbets, à fin d’aller querir leur gibier et leur pesche au milieu des eaux, sçavent tous nager : mais qu’aussi les petits enfans dés qu’ils commencent à cheminer, se mettans dans les rivieres et sur le bord de la mer, grenouillent desjà dedans comme petits canars. Pour exemple dequoy je reciteray briefvement qu’ainsi qu’un dimanche matin, en nous pourmenans sur une plateforme de nostre fort, nous vismes renverser en mer une barque d’escorce (faite de la façon que je les descriray ailleurs) dans laquelle il y avoit plus de trente personnes sauvages, grans et petits qui nous venoyent voir : comme en grande diligence avec un bateau les pensans secourir, nous fusmes aussi tost vers eux : les ayans tous trouvez nageans et rians sur l’eau, il y en eut un qui nous dit, Et où allez-vous ainsi si hastivement, vous autres Mairs (ainsi appellent-ils les François) ? Nous venons, dismes-nous, pour vous sauver et retirer de l’eau. Vrayement, dit-il, nous vous en sçavons bon gré : mais au reste, avez-vous opinion que pour estre tombez dans la mer, nous soyons pour cela en danger de nous noyer ? Plustost sans prendre pied, ny aborder terre, demeurerions-nous huict jours dessus de la façon que vous nous y voyez. De maniere, dit-il, que nous avons beaucoup plus de peur, que quelques grans poissons ne nous traisnent en fond, que nous ne craignons d’enfondrer de nous-mesmes. Partant les autres, qui tous nageoyent voirement aussi aisément que poissons, estans advertis par leur compagnon de la cause de nostre venue si soudaine vers eux, en s’en moquans, se prindrent si fort à rire, que comme une troupe de marsouins nous les voyons et entendions souffler et ronfler sur l’eau. Et de fait, combien que nous fussions encor à plus d’un quart de lieuë de nostre fort, si n’y en eut-il que quatre ou cinq, plus encor pour causer avec nous, que de danger qu’ils apprehendassent, qui se voulussent mettre dans nostre batteau. J’observay que les autres quelques fois en nous devançans, non seulement nageoyent tant roide et si bellement qu’ils vouloyent, mais aussi quand bon leur sembloit se reposoyent sur l’eau. Et quant à leur barque d’escorce, quelques licts de cotton, vivres et autres objets qui estoyent dedans, qu’ils nous apportoyent, le tout estant submergé, ils ne s’en soucioyent certes non plus que vous feriez d’avoir perdu une pomme. Car, disoyent-ils, n’en y a-il pas d’autres au pays.

Au surplus, sur ce propos de la pescherie des sauvages, je ne veux pas omettre de reciter ce que j’ay ouy dire à l’un d’iceux : assavoir que comme avec d’autres, il estoit une fois en temps de calme, dans une de leur barque d’escorce assez avant en mer, il y eut un gros poisson, lequel la prenant par le bord avec la patte, à son advis, ou la vouloit renverser, ou se jetter dedans. Ce que voyant, disoit-il, je luy couppay soudainement la main avec une serpe, laquelle main estant tombée et demeurée dans nostre barque, non seulement nous vismes qu’elle avoit cinq doigts, comme celle d’un homme, mais aussi de la douleur que ce poisson sentit, monstrant, hors de l’eau une teste qui avoit semblablement forme humaine, il jetta un petit cri. Sur lequel recit, assez estrange de cest Ameriquain, je laisse à philosopher au lecteur, si suyvant la commune opinion qu’il y a dans la mer de toutes les especes d’animaux qui se voyent sur terre, et nommément qu’aucuns ont escrit des Tritons et des Sereines : assavoir, si c’en estoit point un ou une, ou bien un Singe ou Marmot marin, auquel ce sauvage affermoit avoir coupé la main. Toutesfois, sans condamner ce qui pourroit estre de telles choses, je diray librement que tant durant neuf mois que j’ay esté en plaine mer, sans mettre pied à terre qu’une fois, qu’en toutes les navigations que j’ay souvent faites sur les rivages, je n’ay rien apperceu de cela : ny veu poisson (entre une infinité de toutes sortes que nous avons prins) qui approchast si fort de la semblance humaine.

Pour donc parachever ce que j’avois à dire touchant la pescherie de nos Toüoupinambaoults, outre ceste maniere de flescher les poissons, dont j’ay tantost fait mention, encor, à leur ancienne mode, accommodant des espines en façon d’hameçons, et faisans leurs lignes d’une herbe qu’ils nomment Toucon, laquelle se tille comme chanvre, et est beaucoup plus forte : ils peschent non seulement avec cela de dessus les bords et rivages des eaux, mais aussi s’advançans en mer et sur les fleuves d’eau douce, sur certains radeaux, qu’ils nomment piperis, composez de cinq ou six perches rondes plus grosses que le bras, jointes et bien liées ensemble avec des pars de jeune bois tors : estant di-je assis là-dessus, les cuisses et les jambes estendues, ils se conduisent où ils veulent, avec un petit baston plat qui leur sert d’aviron. Neantmoins ces piperies n’estans gueres que d’une brasse de long, et seulement large d’environ deux pieds, outre qu’ils ne sçauroyent endurer la tormente, encores ne peut-il sur chacun d’iceux tenir qu’un seul homme à la fois : de façon que quand nos sauvages en beau temps sont ainsi nuds, et un à un separez en peschans sur la mer, vous diriez, les voyans de loing, que ce sont singes, ou plustost (tant paroissent-ils petits) grenouilles au soleil sur des busches de bois au milieu des eaux. Toutesfois parce que ces radeaux de bois, arrengez comme tuyaux d’orgues, sont non seulement tantost fabriquez de ceste façon, mais qu’aussi flottans sur l’eau, comme une grosse claye, ils ne peuvent aller au fond, j’ay opinion, si on en faisoit par deçà, que ce seroit un bon et seur moyen pour passer tant les rivieres que les estangs et lacs d’eaux dormantes, ou coulantes doucement : aupres desquelles, quand on est hasté d’aller, on se trouve quelquesfois bien empesché.

Or au surplus de tout ce que dessus, quand nos sauvages nous voyoyent pescher avec les rets que nous avions portées, lesquelles eux nomment puissa-ouassou, ils ne prenoyent pas seulement grand plaisir de nous aider, et de nous veoir amener tant de poissons d’un seul coup de filet, mais aussi si nous les laissions faire, eux seuls en sçavoyent jà bien pescher. Comme aussi depuis que les François trafiquent par delà, outre les commoditez que les Bresiliens reçoivent de la marchandise qu’ils leur portent, ils les louent grandement de ce que le temps passé, estans contrains (comme j’ay dit) au lieu d’hameçons de mettre des espines au bout de leurs lignes, ils ont maintenant par leur moyen ceste gentille invention de ces petits crochets de fer, qu’on trouve si propres à faire ce mestier de pescherie. Aussi, comme j’ay dit ailleurs, les petits garçons de ce pays-là sont bien appris à dire aux estrangers qui vont par delà : De agatorem, amabe pinda : c’est à dire, Tu es bon, donne moy des haims : car Agatorem en leur langage veut dire bon : Amabe, donne moy : et Pinda est un hameçon. Que si on ne leur en baille, la canaille de despit tournant soudain la teste, ne faudra pas de dire, De engaipa-aiouca : c’est à dire : Tu ne vaux rien, il te faut tuer.

Sur lequel propos je diray que si on veut estre cousin (comme nous parlons communément) tant des grands que des petits, il ne leur faut rien refuser. Vray est qu’ils ne sont point ingrats : car principalement les vieillards, lors mesme que vous n’y penserez pas, se ressouvenans du don qu’ils auront receu de vous, en le recognoissant ils vous donneront quelque chose en recompense. Mais quoy qu’il en soit j’ay observé entr’eux, que comme ils ayment les hommes gais, joyeux, et liberaux, par le contraire ils haissent tellement les taciturnes, chiches et melancholiques, que je puis asseurer les limes sourdes, songe-creux, taquins, et ceux qui, comme on dit, mangent leur pain en leur sac, qu’ils ne seront pas les bien venus parmi nos Toüoupinambaoults : car de leur naturel ils detestent telle maniere de gens.

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