Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil/06


CHAPITRE VI


De nostre descente au fort de Coligny en la terre du Bresil. — Du recueil que nous y fit Villegagnon, et de ses comportemens, tant au fait de la Religion, qu’autres parties de son gouvernement en ce pays-là.


Apres doncques que nos navires furent au Havre en ceste riviere de Ganabara, assez pres de terre ferme, chacun de nous ayant troussé et mis son petit bagage dans les barques, nous allasmes descendre en l’isle et fort appelé Coligni. Et parce que nous voyans lors non seulement delivrez des perils et dangers dont nous avions tant de fois esté environnez sur mer, mais aussi avoir esté si heureusement conduits au port desiré : la premiere chose que nous fismes, apres avoir mis pied à terre, fut de tous ensemble en rendre graces à Dieu. Cela fait nous fusmes trouver Villegagnon, lequel, nous attendant en une place, nous saluasmes tous l’un apres l’autre : comme aussi luy de sa part avec un visage ouvert, ce sembloit, nous accolant et embrassant nous fit un fort bon accueil. Apres cela le sieur du Pont nostre conducteur, avec Richier et Chartier Ministres de l’Evangile, luy ayant briefvement declaré la cause principale qui nous avoit meus de faire ce voyage, et de passer la mer avec tant de difficultez pour l’aller trouver : assavoir, suyvant les lettres qu’il avoit escrites à Geneve, que c’estoit pour dresser une Eglise reformée selon la parole de Dieu en ce pays-là, luy leur respondant là dessus, usa de ces propres paroles.

Quant à moy (dit-il), ayant voirement dés long temps, et de tout mon coeur desiré telle chose, je vous reçois tresvolontiers à ces conditions : mesmes parce que je veux que nostre Eglise ait le renom d’estre la mieux reformée par dessus toutes les autres : dés maintenant j’enten que les vices soyent reprimez, la somptuosité des accoustremens reformée, et en somme, tout ce qui nous pourroit empescher de servir à Dieu osté du milieu de nous. Puis levant les yeux au ciel et joignant les mains dit : Seigneur Dieu, je te rends graces de ce que tu m’as envoyé ce que dés si long temps je t’ay si ardemment demandé : et derechef s’adressant à nostre compagnie, dit : Mes enfans (car je veux estre vostre pere), comme Jesus Christ estant en ce monde n’a rien faict pour luy, ains tout ce qu’il a faict a esté pour nous : aussi (ayant ceste esperance que Dieu me preservera en vie jusques à ce que nous soyons fortifiez en ce pays, et que vous vous puissiez passer de moy) tout ce que je pretens faire ici, est, tant pour vous que pour tous ceux qui y viendront à mesme fin que vous y estes venus. Car je delibere d’y faire une retraitte aux povres fideles qui seront persecutez en France, en Espagne et ailleurs outre mer, à fin que sans crainte ni du Roy, ni de l’Empereur ou d’autres potentats, ils y puissent purement servir à Dieu selon sa volonté. Voila les premiers propos que Villegagnon nous tint à nostre arrivée, qui fut un mercredi dixiesme de Mars 1557.

Apres cela ayant commandé que toutes ses gens s’assemblassent promptement avec nous en une petite sale, qui estoit au milieu de l’isle, apres que le ministre Richier eut invoqué Dieu, et que le Pseaume cinquiesme, Aux paroles que je veux dire, etc. fut chanté en l’assemblée, ledit Richier prenant pour texte ces versets du Pseaume vingtseptiesme, J’ay demandé une chose au Seigneur, laquelle je requerray encores, c’est, que j’habite en la maison du Seigneur tous les jours de ma vie, fit le premier presche au fort de Coligni en l’Amerique. Mais durant iceluy, Villegagnon, entendant exposer ceste matiere, ne cessant de joindre les mains, de lever les yeux au ciel, de faire de grands souspirs, et autres semblables contenances, faisoit esmerveiller un chacun de nous. A la fin apres que les prieres solennelles, selon le formulaire accoustumé és Eglises reformées de France, un jour ordonné en chacune semaine, furent faites, la compagnie se despartit. Toutesfois, nous autres nouveaux venus demeurasmes et disnasmes ce jour-là en la mesme salle, où pour toutes viandes, nous eusmes de la farine faite de racines : du poisson boucané, c’est à dire rosti, à la mode des sauvages, d’autres racines cuictes aux cendres (desquelles choses et de leurs proprietez, à fin de n’interrompre ici mon propos, je reserve à parler ailleurs) et pour bruvage, parce qu’il n’y a en ceste isle, fontaine, puits ni riviere d’eau douce, de l’eau d’une cysterne, ou plustost d’un esgout de toute la pluye qui tomboit en l’isle, laquelle estoit aussi verte, orde et sale qu’est un vieil fossé couvert de grenouilles. Vray est qu’en comparaison de celle eau si puante et corrompue que j’ay dit ci devant que nous avions beuë au navire, encore la trouvions nous bonne. Finalement nostre dernier mets fut, que pour nous rafraischir du travail de la mer, au partir de là, on nous mena tous porter des pierres et de la terre en ce fort de Coligni qu’on continuoit de bastir. C’est le bon traitement que Villegagnon nous fit dés le beau premier jour, à nostre arrivée. Outreplus sur le soir qu’il fut question de trouver logis, le sieur du Pont et les deux Ministres ayans esté accommodez en une chambre telle quelle, au milieu de l’isle, à fin aussi de gratifier nous autres de la Religion, on nous bailla une maisonnette, laquelle un sauvage esclave de Villegagnon achevoit de couvrir d’herbe, et bastir à sa mode sur le bord de la mer : auquel lieu à la façon des Ameriquains, nous pendismes des linceux et des licts de Coton, pour nous coucher en l’air. Ainsi dés le lendemain et les jours suyvans, sans que la necessité contraignist Villegagnon, qui n’eut nul esgard à ce que nous estions fort affoiblis du passage de la mer, ni à la chaleur qu’il fait ordinairement en ce pays-là : joint le peu de nourriture que nous avions, qui estoit en somme chacun par jour deux gobelets de farine dure, faite des racines, dont j’ay parlé (d’une partie de laquelle avec de ceste eau trouble de la cysterne susdite, nous faisions de la boulie, et ainsi que les gens du pays, mangions le reste sec), il nous fit porter la terre et les pierres en son fort voire en telle diligence, qu’avec ces incommoditez et debilitez, estans contraints de tenir coup à la besongne, depuis le poinct du jour jusques à la nuict, il sembloit bien nous traiter un peu plus rudement que le devoir d’un bon pere (tel qu’il avoit dit à nostre arrivée nous vouloir estre) ne portoit envers ses enfans. Toutesfois tant pour le grand desir que nous avions que ce bastiment et retraite, qu’il disoit vouloir faire aux fideles en ce pays-là, se parachevast, que parce que maistre Pierre Richier nostre plus ancien Ministre, à fin de nous accourager davantage, disoit que nous avions trouvé un second sainct Paul en Villegagnon (comme de faict, je n’ouy jamais homme mieux parler de la Religion et reformation Chrestienne qu’il faisoit lors), il n’y eut celuy de nous qui, par maniere de dire, outre ses forces ne s’employast allegrement l’espace d’environ un mois, à faire ce mestier, lequel neantmoins nous n’avions pas accoustumé. Sur quoy je puis dire que Villegagnon ne s’est peu justement plaindre, que tant qu’il fit profession de l’Evangile en ce pays-là, il ne tirast de nous tout le service qu’il voulut.

Or pour retourner au principal, dés la premiere sepmaine que nous fusmes là arrivez, Villegagnon non seulement consentit, mais luy mesme aussi establit cest ordre : assavoir, qu’outre les prieres publiques, qui se faisoyent tous les soirs apres qu’on avoit laissé la besongne, les Ministres prescheroyent deux fois le dimanche, et tous les jours ouvriers une heure durant : declarant aussi par expres qu’il vouloit et entendoit que sans aucune addition humaine les Sacremens fussent administrez selon la pure parole de Dieu : et qu’au reste la discipline Ecclesiastique fust pratiquée contre les defaillans. Suyvant donc ceste police Ecclesiastique, le Dimanche vingt et uniesme de Mars que la saincte Cene de nostre Seigneur Jesus Christ fut celebrée la premiere fois, au fort de Coligni en l’Amerique, les Ministres ayans auparavant preparé et catechisé tous ceux qui y devoyent communiquer, parce qu’ils n’avoyent pas bonne opinion d’un certain Jean Cointa, qui se faisoit appeller monsieur Hector, autresfois docteur de Sorbonne, lequel avoit passé la mer avec nous : il fut prié par eux qu’avant que se presenter il fist confession publique de sa foy : ce qu’il fit : et par mesme moyen devant tous, abjura le Papisme.

Semblablement quand le sermon fut achevé, Villegagnon faisant tousjours du zelateur, se levant debout et allegant que les capitaines, maistres de navires, matelots et autres qui y ayant assistez n’avoyent encores fait profession de la Religion reformée, n’estoyent pas capables d’un tel mystere, les faisant sortir dehors ne voulut pas qu’ils vissent administrer le pain et le vin. Davantage luy mesme, tant comme il disoit, pour dedier son fort à Dieu, que pour faire confession de sa foy en la face de l’Eglise, s’estant mis à genoux sur un carreau de velours (lequel son page portoit ordinairement apres luy) prononça à haute voix deux oraisons, desquelles ayant eu copie, à fin que chacun entende mieux combien il estoit mal-aisé de cognoistre le coeur et l’interieur de cest homme, je les ay ici inserées de mot à mot, sans y changer une seule lettre.

Mon Dieu, ouvre les yeux et la bouche de mon entendement, adresse-les à te faire confession, prieres, et actions de graces des biens excellens que tu nous as faits ! Dieu tout puissant, vivant et immortel, Pere Eternel de ton Fils Jesus Christ nostre Seigneur, qui par ta providence avec ton Fils gouvernes toutes choses au ciel et en terre, ainsi que par ta bonté infinie tu as fait entendre à tes esleus depuis la creation du monde, specialement par ton Fils, que tu as envoyé en terre, par lequel tu te manifestes : ayant dit à haute voix, Escoutez-le : et apres son ascension par ton sainct Esprit espandu sur les Apostres : je recongnoy à ta saincte Majesté (en presence de ton Eglise, plantée par ta grace en ce pays) de coeur, que je n’ay jamais trouvé par la preuve que j’ay faite, et par l’essay de mes forces et prudence, sinon que tout le mien qui en peut sortir sont pures œuvres de tenebres, sapience de chair, polue en zele de vanité, tendant au seul but et utilité de mon corps. Au moyen de quoy je proteste et confesse franchement, que sans la lumiere de ton sainct Esprit je ne suis idoine sinon à pecher : par ainsi me despouillant de toute gloire, je veux qu’on sache de moy que s’il y a lumiere ou scintille de vertu en l’oeuvre prinse que tu as fait par moy, je la confesse à toy seul, source de tout bien. En ceste foy doncques, mon Dieu, je te rend graces de tout mon coeur, qu’il t’a pleu m’avoquer des affaires du monde, entre lesquels je vivois par appetit d’ambition, t’ayant pleu par l’inspiration de ton sainct Esprit me mettre au lieu, où en toute liberté je puisse te servir de toutes mes forces et augmentation de ton sainct regne. Et ce faisant apprester lieu et demeurance paisible à ceux qui sont privez de pouvoir invoquer publiquement ton nom, pour te sanctifier et adorer en Esprit et verité, recognoistre ton Fils nostre Seigneur Jesus, estre l’unique Mediateur, nostre vie et adresse, et le seul merite de nostre salut. Davantage, je te remercie, ô Dieu de toute bonté, que m’ayant conduit en ce pays entre ignorans de ton nom et de ta grandeur, mais possedez de Satan, comme son heritage, tu m’ayes preservé de leur malice, combien que je fusse destitué de forces humaines : mais leur as donné terreur de nous, tellement qu’à la seule mention de nous ils tremblent de peur, et les as dispersez pour nous nourrir de leurs labeurs. Et pour refrener leur brutale impetuosité, les as affligez de tres-cruelles maladies, nous en preservant : tu as osté de la terre ceux qui nous estoyent les plus dangereux, et reduit les autres en telle foiblesse qu’ils n’osent rien entreprendre sur nous. Au moyen dequoy ayons loisir de prendre racine en ce lieu, et pour la compagnie qu’il t’a pleu y amener sans destourbier, tu y as establi le regime d’une Eglise pour nous entretenir en unité et crainte de ton sainct nom, à fin de nous adresser à la vie eternelle.

Or Seigneur, puis qu’il t’a pleu establir en nous ton Royaume, je te supplie par ton Fils Jesus Christ, lequel tu as voulu qu’il fust hostie pour nous confirmer en ta dilection, augmenter tes graces et nostre foy, nous sanctifiant et illuminant par ton sainct Esprit, et nous dedier tellement à ton service, que toute nostre estude soit employé à ta gloire : Plaise toy aussi nostre Seigneur et Pere, estendre ta benediction sur ce lieu de Coligny, et pays de la France Antarctique, pour estre inexpugnable retraite à ceux qui à bon escient, et sans hypocrisie y auront recours, pour se dedier avec nous à l’exaltation de ta gloire, et que sans trouble des heretiques, te puissions invoquer en verité : fay aussi que ton Evangile regne en ce lieu, y fortifiant tes serviteurs, de peur qu’ils ne trebuschent en l’erreur des Epicuriens, et autres apostats : mais soyent constans à perseverer en la vraye adoration de ta Divinité selon ta saincte Parole.

Qu’il te plaise aussi ô Dieu de toute bonté, estre protecteur du Roy nostre souverain seigneur selon la chair, de sa femme, de sa lignée, et son Conseil : messire Gaspard de Coligny, sa femme et sa lignée, les conservant en volonté de maintenir et favoriser ceste tienne Eglise : et vueille à moy ton tres-humble esclave donner prudence de me conduire, de sorte que je ne fourvoye point du droit chemin, et que je puisse resister à tous les empeschemens que Satan me pourroit faire sans ton aide : que te cognoissans perpetuellement pour nostre Dieu misericordieux, juste juge et conservateur de toute chose avec ton Fils Jesus Christ, regnant avec toy et ton sainct Esprit, espandu sur les Apostres. Crée donc un coeur droit en nous, mortifie nous à peché : nous regenerant en homme interieur pour vivre à justice, en assujetissant nostre chair pour la rendre idoine aux actions de l’ame inspirée par toy, et que faisions ta volonté en terre, comme les Anges au ciel. Mais de peur que l’indigence de cercher nos necessitez, ne nous face trebuscher en peché par defiance de ta bonté, plaise toy pourvoir à nostre vie, et nous entretenir en santé. Et ainsi que la viande terrestre par la chaleur de l’estomach se convertit en sang et nourriture du corps : vueille nourrir et sustanter nos ames de la chair et du sang de ton Fils, jusques à le former en nous, et nous en luy : chassant toute malice (pasture de Satan) y subrogeant au lieu d’icelle, charité et foy, à fin que soyons cogneus de toy pour tes enfans : et quand nous t’aurons offensé, plaise toy Seigneur de misericorde, laver nos pechez au sang de ton Fils, ayant souvenance que nous sommes conceus en iniquité, et que naturelement par la desobeissance d’Adam peché est en nous. Au surplus, cognoy que nostre ame ne peut executer le sainct desir de t’obeir par l’organe du corps imparfait et rebelle. Par ainsi plaise toy par le merite de ton Fils Jesus ne nous imputer point nos fautes, mais nous imputant le sacrifice de sa mort et passion, que par foy avons souffert avec luy, ayans esté entez en luy par la perception de son corps au mystere de l’Eucharistie. Semblablement fay nous la grace qu’à l’exemple de ton Fils qui a prié pour ceux qui l’ont persecuté, nous pardonnions à ceux qui nous ont offensez, et au lieu de vengeance procurions leur bien comme s’ils estoyent nos amis. Et quand nous serons solicitez de la memoire des biens, splendeurs, pompes et honneurs de ce monde, estans au contraire abatus de pauvreté et de pesanteur de la croix de ton Fils, esquels il te plaise nous exercer pour nous rendre obeissans : de peur qu’engraissez en felicité mondaine, ne nous rebellions contre toy, soustien-nous et nous adoucis l’aigreur des afflictions, à fin qu’elles ne suffoquent la semence que tu as mise en nos coeurs. Nous te prions aussi Pere celeste, nous garder des entreprinses de Satan, par lesquelles il cerche à nous desvoyer : preserve nous de ses ministres et des sauvages insensez, au milieu desquels il te plaist nous contenir et entretenir, et des apostats de la Religion Chrestienne espars parmi eux : mais plaise toy les rappeler à ton obeissance, à fin qu’ils se convertissent, et que ton Evangile soit publié par toute la terre, et qu’en toute nation ton salut soit annoncé. Qui vis et regnes avec ton Fils et le sainct Esprit és siecles des siecles. Amen.



AUTRE ORAISON à Nostre Seigneur Jesus Christ,
que ledit Villegagnon profera tout d’une suite
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JESUS CHRIST Fils de Dieu vivant eternel, et consubstanciel, splendeur de la gloire de Dieu, sa vive image par lequel toutes choses ont esté faites, qui ayant veu le genre humain condamné par l’infaillible jugement de Dieu ton Pere par la transgression d’Adam, lequel homme pour jouyr de la vie du Royaume eternel, ayant esté fait de Dieu d’une terre non polue de semence virile, dont il peut tirer necessité de peché, doué de toute vertu, en liberté de franc arbitre de se conserver en sa perfection : ce neantmoins allesché par la sensualité de sa chair, solicité et esmeu par les darts enflammez de Satan, se laissa veincre, au moyen dequoy encourut l’ire de Dieu, dont ensuyvoit l’infaillible perdition des humains, sans toy nostre Seigneur, qui meu de ton immense et indicible charité t’es presenté à Dieu ton Pere, t’estant tant humilié de daigner te substituer au lieu d’Adam, pour endurer tous les flots de la mer de l’indignation de Dieu ton Pere, pour nostre purgation. Et ainsi qu’Adam avoit esté faict de terre non corrompuë, sans semence virile, as esté conceu du sainct Esprit en une Vierge, pour estre fait et formé en vraye chair comme celle d’Adam subjete à tentation, et continuellement exercé par dessus tous humains, sans peché : et finalement ayant voulu enter en ton corps par toy, celuy Adam et toute sa postérité, nourrissant leurs ames de ta chair et de ton sang, tu as voulu souffrir mort, à fin que comme membre[s] de ton corps ils se nourrissent en toy, et qu’ils plaisent à Dieu ton Pere, offrant ta mort en satisfaction de leurs offenses, comme si c’estoyent leur propre corps.

Et ainsi que le peché d’Adam estoit derivé en sa posterité, et par le peché la mort, tu as voulu et impetré de Dieu ton Pere, que ta justice fust imputée aux croyans, lesquels par la manducation de ta chair et de ton sang, tu as fait uns avec toy, et transformez en toy comme nourris de ta chair et substance, leur vray pain pour vivre eternellement comme enfans de justice et non plus d’ire. Or puis qu’il t’a pleu nous faire tant de bien, et qu’estant assis à la dextre de Dieu ton Pere, là eternellement és ordonné nostre intercesseur, et souverain Prestre, selon l’ordre de Melchisedec, aye pitié de nous, conserve nous, fortifie et augmente nostre foy, offre à Dieu ton Pere la confession que je fay de coeur et de bouche, en presence de ton Eglise, me sanctifiant par ton Esprit, comme tu as promis, disant : Je ne vous lairray point orphelins. Avance ton Eglise en ce lieu, de sorte qu’en toute paix tu y sois adoré purement. Qui vis et regnes avec luy et le sainct Esprit, és siecles des siecles eternellement. Amen.

Ces deux prieres finies, Villegagnon se presenta le premier à la table du Seigneur, et receut à genoux le pain et le vin de la main du Ministre. Cependant, et pour le faire court, verifiant bien tost apres ce qu’a dit un Ancien : assavoir, qu’il est mal aisé de contrefaire long temps le vertueux, tout ainsi qu’on appercevoit aisément qu’il n’y avoit qu’ostentation en son fait, et que quoy que luy et Cointa eussent abjuré publiquement la papauté, ils avoyent neantmoins plus d’envie de debatre et contester que d’apprendre et profiter : aussi ne tarderent-ils pas beaucoup à esmouvoir des disputes touchant la doctrine. Mais principalement sur le poinct de la Cene : car combien qu’ils rejetassent la transubstantiation de l’Eglise Romaine, comme une opinion laquelle ils disoyent ouvertement estre fort lourde et absurde, et qu’ils n’approuvassent non plus la Consubstantiation, si ne consentoyent-ils pas pourtant à ce que les Ministres enseignoyent, et prouvoyent par la parole de Dieu, que le pain et le vin n’estoyent point reellement changez au corps et au sang du Seigneur, lequel aussi n’estoit pas enclos dans iceux, ains que Jesus Christ est au ciel, d’où, par la vertu de son sainct Esprit, il se communique en nourriture spirituelle à ceux qui reçoivent les signes en foy. Or quoy qu’il en soit, disoyent Villegagnon et Cointa, ces paroles : Ceci est mon corps : Ceci est mon sang, ne se peuvent autrement prendre sinon que le corps et le sang de Jesus Christ y soyent contenus. Que si vous demandez maintenant : comment doncques, veu que tu as dit qu’ils rejettoyent les deux susdites opinions de la Transubstantiation et Consubstantiation, l’entendoyent-ils ? Certes comme je n’en scay rien, aussi croy-je fermement que ne faisoyent-ils pas eux-mesmes : car quand on leur monstroit par d’autres passages, que ces paroles et locutions sont figurées : c’est à dire, que l’Escriture a accoustumé d’appeler et de nommer les signes des Sacremens du nom de la chose signifiée, combien qu’ils ne peussent repliquer chose qui peust subsister pour prouver le contraire : si ne laissoyent-ils pas pour cela de demeurer opiniastres : tellement que sans savoir le moyen comment cela se faisoit, ils vouloyent neantmoins non seulement grossierement, plustost que spirituellement, manger la chair de Jesus Christ, mais qui pis estoit, à la maniere des sauvages nommez Ouëtacas, dont j’ay parlé ci-devant, ils la vouloyent mascher et avaler toute crue. Toutesfois Villegagnon faisant tousjours bonne mine, et protestant ne desirer rien plus que d’estre droitement enseigné, renvoya en France Chartier ministre, dans l’un des navires (lequel apres qu’il fut chargé de Bresil, et autres marchandises du pays, partit le quatrieme de Juin pour s’en revenir) à fin que sur ce different de la Cene il rapportast les opinions de nos docteurs : et nommément celle de maistre Jean Calvin, à l’advis duquel il disoit se vouloir du tout submettre. Et de fait je luy ay souventefois ouy dire et reiterer ce propos : Monsieur Calvin est l’un des savans personnages qui ait esté depuis les Apostres : et n’ay point leu de docteur qui à mon gré ait mieux ny plus purement exposé et traitté l’escriture saincte qu’il a fait. Aussi pour monstrer qu’il le reveroit, par la response qu’il fit aux lettres que nous luy portasmes, desja il luy manda non seulement bien au long de tout son estat en general, mais particulierement (ainsi que j’ay dit en la preface, et qui se verra encores à la fin de l’original de sa lettre en date du dernier de Mars mille cinq cens cinquante sept, laquelle est en bonne garde) il escrivit d’ancre de Bresil de sa propre main ce qui s’ensuit,

« J’adjousteray le conseil que vous m’avez donné par vos lettres, m’efforçant de tout mon pouvoir de ne m’en desvoyer tant peu que ce soit. Car de fait, je suis tout persuadé qu’il n’y en peut avoir de plus sainct, droit, ny entier. Pourtant aussi nous avons fait lire vos lettres en l’assemblée de nostre conseil, et puis apres enregistrer, à fin que s’il advient que nous nous destournions du droit chemin, par la lecture d’icelles nous soyons rappelez, et redressez d’un tel fourvoyement. »

Mesme un nommé Nicolas Carmeau qui fut porteur de ces lettres, et qui estoit parti le premier jour d’Apvril dans le navire de Rosée, en prenant congé de nous me dit, que Villegagnon luy avoit commandé de dire de bouche à monsieur Calvin, qu’il le prioit de croire qu’à fin de perpetuer la memoire du conseil qu’il luy avoit baillé, il le feroit engraver en cuyvre : comme aussi il avoit baillé charge audit Carmeau de luy ramener de France quelque nombre de personnes, tant hommes, femmes, qu’enfans, promettant qu’il defrayeroit et payeroit tous les despens que ceux de la Religion feroyent à l’aller trouver.

Mais, avant que passer outre, je ne veux pas omettre de faire icy mention de dix garçons sauvages, aagez de neuf à dix ans et au-dessous : lesquels ayans esté prins en guerre par les sauvages amis des François, et vendus pour esclaves à Villegagnon, apres que le Ministre Richier, à la fin d’un presche eut imposé les mains sur eux, et que nous tous ensemble eusmes prié Dieu qui leur fist la grace d’estre les premices de ce pauvre peuple, pour estre attiré à la cognoissance de son salut, furent embarquez dans les navires qui (comme j’ay dit) partirent dés le quatrieme de Juin pour estre amenez en France : où estans arrivez et presentez au Roy Henry Second lors regnant, il en fit present à plusieurs grands seigneurs : et entre autres il en donna un à feu monsieur de Passy, lequel le fit baptizer, et l’ay recognu chez luy depuis mon retour.

Au surplus le troisieme jour d’Avril, deux jeunes hommes, domestiques de Villegagnon, espouserent au presche, à la façon des Eglises reformées, deux de ces jeunes filles que nous avions menées de France en ce pays-là. Dequoy je fais ici mention, d’autant que non seulement ce furent les premieres nopces et mariages faits et solennisez à la façon des Chrestiens en la terre de l’Amerique : mais aussi parce que beaucoup de sauvages, qui nous estoyent venus voir, furent plus estonnez de voir des femmes vestues (car au paravant ils n’en avoyent jamais veu) qu’ils ne furent esbahis des ceremonies Ecclesiastiques, lesquelles cependant leur estoyent aussi du tout incognues. Semblablement le dix-septiesme de May, Cointa espousa une autre jeune fille, parente d’un nommé la Roquette de Rouen, laquelle avoit passé la mer quand et nous : mais estant mort quelque temps apres que nous fusmes là arrivez, il laissa heritiere sa dite parente de la marchandise qu’il avoit portée, laquelle consistoit en grande quantité de cousteaux, peignes, miroirs, frises de couleurs, haims à pescher, et autres petites besongnes propres à traffiquer entre les sauvages : ce qui vint bien à point à Cointa, lequel se sceut bien accommoder du tout. Les deux autres filles (car comme il a esté veu en nostre embarquement, elles estoyent cinq) furent aussi incontinent apres mariées à deux Truchemens de Normandie : tellement qu’il ne demeura plus entre nous femmes ny filles Chrestiennes à marier.


Surquoy aussi à fin de ne taire non plus ce qui estoit louable que vituperable en Villegagnon, je diray en passant, qu’à cause de certains Normans, lesquels dés long temps au paravant qu’il fust en ce pays-là, s’estoyent sauvez d’un navire qui avoit fait naufrage, et estoyent demeurez parmi les sauvages, où vivans sans crainte de Dieu, ils paillardoyent avec les femmes et filles (comme j’en ay veu qui en avoyent des enfans ja aagez de quatre à cinq ans), tant, di-je, pour reprimer cela, que pour obvier que nul de ceux qui faisoyent leur residance en nostre isle et en nostre fort n’en abusast de ceste façon : Villegagnon, par l’advis du conseil fit deffense à peine de la vie, que nul ayant titre de Chrestien n’habitast avec les femmes des sauvages. Il est vray que l’ordonnance portoit, que si quelques unes estoyent attirées et appelées à la cognoissance de Dieu, qu’apres qu’elles seroyent baptizées, il seroit permis de les espouser. Mais tout ainsi que, nonobstant les remontrances que nous avons par plusieurs fois faites à ce peuple barbare, il n’y en eut pas une qui laissant sa vieille peau, voulust advouër Jesus Christ pour son sauveur : aussi, tout le temps que je demeuray là, n’y eut-il point de François qui en print à femme. Neantmoins comme ceste loy avoit doublement son fondement sur la parole de Dieu, aussi fut-elle si bien observée, que non seulement pas un seul des gens de Villegagnon ny de nostre compagnie ne la transgressa, mais aussi quoy que depuis mon retour j’aye entendu dire de luy : que quand il estoit en l’Amerique il se polluoit avec les femmes sauvages, je luy rendray ce tesmoignage, qu’il n’en estoit point soupçonné de nostre temps. Qui plus est, il avoit la pratique de son ordonnance en telle recommandation, que, n’eust esté l’instante requeste que quelques uns de ceux qu’il aymoit le plus, luy firent pour un Truchement, qui estant allé en terre ferme, avoit esté conveincu d’avoir paillardé avec une de laquelle il avoit jà autrefois abusé, au lieu qu’il ne fut puni que de la cadene au pied, et mis au nombre des esclaves, Villegagnon vouloit qu’il fust pendu. Selon doncques que j’en ay cogneu, tant pour son regard que pour les autres, il estoit à louër en ce poinct : et pleust à Dieu que pour l’advancement de l’Eglise, et pour le fruict que beaucoup de gens de bien en recevroyent maintenant, il se fust aussi bien porté en tous les autres.

Mais mené qu’il estoit au reste d’un esprit de contradiction, ne se pouvant contenter de la simplicité que l’Escriture saincte monstre aux vrais Chrestiens devoir tenir touchant l’administration des Sacremens : il advint le jour de Pentecoste suyvant, que nous fismes la Cene pour la seconde fois, luy (contrevenant directement à ce qu’il avoit dit, quand il dressa l’ordre de l’Eglise : assavoir, comme on a veu cy dessus, qu’il vouloit que toutes inventions humaines fussent rejettées), allegant que sainct Cyprian, et sainct Clement avoyent escrit, qu’en la celebration d’icelle il falloit mettre de l’eau au vin, non seulement il vouloit opiniastrement, et par necessité que cela se fist, mais aussi affermoit et vouloit qu’on creust que le pain consacré profitoit autant au corps qu’à l’ame. Davantage, qu’il falloit mesler du sel et de l’huile avec l’eau du Baptesme. Qu’un Ministre ne se pouvoit remarier en secondes nopces : amenant le passage de sainct Paul à Timothée, Que l’Evesque soit mari d’une seule femme. Bref, ne voulant plus lors dependre d’autre conseil que du sien propre, sans fondement de ce qu’il disoit en la parole de Dieu, il voulut absolument tout remuer à son appetit. Mais à fin que chacun soit adverti comme il argumentoit invinciblement : d’entre plusieurs sentences de l’Escriture qu’il alleguoit, pretendant prouver son dire, j’en proposeray seulement icy une. Voici doncques ce que je luy ouy un jour dire à l’un de ses gens, N’as tu pas leu en l’Evangile du lepreux qui dit à Jesus Christ, Seigneur, si tu veux, tu me peux nettoyer ? et qu’incontinent que Jesus luy eut dit, Je le veux, sois net, il fut net. Ainsi (disoit ce bon expositeur) quand Jesus Christ a dit du pain, Ceci est mon corps, il faut croire sans autre interpretation, qu’il y est enclos : et laissons dire ces gens de Geneve. Ne voila pas bien interpreter un passage par l’autre ? C’est certes aussi bien rencontré, que celuy qui en un Concile allega, que puis qu’il est escrit, Dieu a creé l’homme à son image, qu’il faut doncques avoir des images. Partant qu’on juge maintenant par cest eschantillon de la feriale theologie de Villegagnon, qui a tant fait parler de luy, si entendant si bien l’Escriture, il n’estoit pas suffisant (comme il s’est vanté depuis son apostasie) tant pour clore la bouche à Calvin, que pour faire teste en dispute à tous ceux qui ne voudroyent tenir son parti. Je pourrois adjouster beaucoup d’autres propos aussi ridicules que le precedent, que je luy ay ouy tenir touchant ceste matiere de Sacremens. Mais parce que quand il fut de retour en France, non seulement Petrus Richelius le depeignit de toutes ses couleurs : mais aussi d’autres depuis l’estrillerent, et espousseterent si bien qu’il n’y fallut plus retourner, craignant d’ennuyer les lecteurs, je n’en diray icy davantage.

En ce mesme temps Cointa, voulant aussi monstrer son savoir, se mit à faire leçons publiques : mais ayant commencé l’Evangile selon sainct Jean (matiere telle et aussi haute que scavent ceux qui font profession de Theologie), il rencontroit le plus souvent aussi à propos, qu’on dit communément que Magnificat sont à matines : et toutesfois c’estoit le seul suppost de Villegagnon en ce pays-là, pour impugner la vraye doctrine de l’Evangile. Comment donc ? dira icy quelqu’un, le Cordelier frere André Thevet qui se plaint si fort en sa cosmographie : que les Ministres que Calvin avoit envoyez en l Amerique, envieux de son bien, et entreprenans sur sa charge, l’empescherent de gagner les ames esgarées du pauvre peuple sauvage, (car voila ses propres mots) se taisoit-il lors ? estoit-il plus affectionné envers les barbares, qu’à la deffense de l’Eglise Romaine, dont il se fait si bon pillier ? La response à ceste bourde de Thevet en cest endroit sera, que tout ainsi que j’ai jà dit ailleurs, qu’il estoit de retour en France avant que nous arrivissions en ce pays-là, aussi prie-je derechef les lecteurs de noter icy en passant, que comme je n’ay fait, ny ne feray aucune mention de luy en tout le discours present, touchant les disputes que Villegagnon et Cointa eurent contre nous au fort de Colligny en la terre du Bresil, qu’aussi n’y a-il jamais veu les Ministres dont il parle, ny eux semblablement luy. Partant, comme j’ay prouvé en la preface de ce livre, puis que ce bon Catholique Thevet n’y estant pas de nostre temps, avoit lors un fossé de deux mil lieuës de mer entre luy et nous, pour empescher que les sauvages à nostre occasion ne se ruassent sur luy, et le missent à mort (ainsi que contre venté il a osé escrire), sans, di-je, repaistre le monde de telles ballivernes, qu’il allegue d’autre exemple de son zele, que celuy qu’il dit avoir eu en la conversion des sauvages, si les ministres ne l’eussent empesché, car je di derechef que cela est faux.

Or pour retourner à mon propos, incontinent apres ceste Cene de Pentecoste, Villegagnon declarant tout ouvertement qu’il avoit changé l’opinion qu’il disoit autrefois avoir euë de Calvin : sans attendre sa response, qu’il avoit envoyé querir en France par le ministre Chartier, dit que c’estoit un meschant heretique desvoyé de la foy : et de fait dés lors nous monstrant fort mauvais visage, disant qu’il vouloit que le presche ne durast plus que demie heure, depuis la fin de May, il n’y assista que bien peu. Conclusion, la dissimulation de Villegagnon nous fut si bien descouverte, qu’ainsi qu’on dit communément, nous cognusmes lors de quel bois il se chauffoit. Que si on demande maintenant quelle fut l’occasion de ceste revolte quelques uns des nostres tenoyent que le Cardinal de Lorraine et autres qui luy avoyent escrit de France par le maistre d’un navire, qui vint en ce temps là au Cap de Frie, trente lieuës au deçà de l’Isle où nous estions, l’ayant reprins fort asprement par leurs lettres, de ce qu’il avoit quitté la religion Catholique Romaine, de crainte qu’il en eut, il changea soudain d’opinion. Toutesfois, j’ay entendu depuis mon retour, que Villegagnon devant mesme qu’il partist de France, pour tant mieux se servir du nom et auctorité de feu monsieur l’Admiral de Chastillon, et aussi pour abuser plus facilement tant l’Eglise de Geneve en general que Calvin en particulier (ayant comme on a veu au commencement de ceste histoire escrit aux uns et aux autres, à fin d’avoir gens qui l’allassent trouver), avoit prins advis avec ledit Cardinal de Lorraine, de se contrefaire de la Religion. Mais quoy qu’il en soit, je puis asseurer, que lors de sa revolte, comme s’il eust eu un bourreau en sa conscience, il devint si chagrin que jurant à tous coups le corps sainct Jaques (qui estoit son serment ordinaire) qu’il romproit la teste, les bras et les jambes au premier qui le fascheroit, nul ne s’osoit plus trouver devant luy. Surquoy, puis qu’il vient à propos je reciteray la cruauté que je luy vis en ce temps-là exercer sur un François nommé la Roche, lequel il tenoit à la chaîne. L’ayant donc fait coucher tout à plat contre terre, et par un de ses satellites à grands coups de baston tant fait battre sur le ventre, qu’il en perdoit presque le vent et l’haleine, apres que le pauvre homme fut ainsi meurtri d’un costé, cest inhumain disoit, Corps S. Jaques paillard, tourne l’autre tellement qu’encores qu’avec une pitié incroyable il laissast ainsi ce pauvre corps tout estendu, brisé et à demi mort, si ne fallut il pas pour cela qu’il laissast de travailler de son mestier, qui estoit menusier. Semblablement d’autres François qu’il tenoit à la chaîne pour mesme occasion que le susdit la Roche, assavoir, parce qu’à cause du mauvais traitement qu’il leur faisoit avant que nous fussions en ce pays-là, ils avoyent conspiré entre eux de le jetter en mer, estans plus travaillez que s’ils eussent esté aux galeres, aucuns d’entre eux charpentiers de leur estat, l’abandonnant, aimerent mieux s’aller rendre en terre ferme avec les sauvages (lesquels aussi les traittoyent plus humainement) que de demeurer davantage avec luy. Comme aussi trente ou quarante hommes et femmes sauvages Margajas, lesquels les Toüoupinambaoults nos alliez avoyent prins en guerre, et les luy avoyent vendus pour esclaves, estoyent traittez encores plus cruellement. Et de faict, je luy vis une fois faire embrasser une piece d’artillerie à l’un d’entre eux nommé Mingant, auquel pour une chose qui ne meritoit presque pas qu’il fust tancé, il fit neantmoins degoutter et fondre du lard fort chaut sur les fesses : tellement que ces pauvres gens disoyent souvent en leur langage : Si nous eussions pensé que Paycolas (ainsi appeloyent-ils Villegagnon) nous eust traité de ceste façon, nous nous fussions plustost faits manger à nos ennemis que de venir vers luy.

Voila en passant un petit mot de son inhumanité : et serois content, n’estoit, comme il a esté touché cy dessus, que quand nous eusmes mis pied à terre en son isle, il dit nommément, qu’il vouloit que la superfluité des habillemens fust reformée, de mettre ici fin à parler de luy.

Il faut doncques encore que je dise le bon exemple, et la pratique qu’il monstra en cest endroit. C’est qu’ayant non seulement grande quantité de draps de soye et de laine, qu’il aimoit mieux laisser pourrir dans ses coffres que d’en revestir ses gens (une partie desquels neantmoins estoyent presques tous nuds), mais aussi des camelots de toutes couleurs : il s’en fit faire six habillemens à rechange tous les jours de la sepmaine : assavoir, la casaque et les chausses tousjours de mesme, de rouges, de jaunes, de tannez, de blancs, de bleux et de verts : tellement que cela estant aussi bien seant à son aage et à la profession et degré qu’il vouloit tenir, qu’un chacun peut juger, aussi cognoissions nous à peu pres à la couleur de l’habit qu’il avoit vestu de quelle humeur il seroit meu ceste journée la : de façon que quand nous voyons le vert et le jaune en pays, nous pouvions bien dire qu’il n’y faisoit pas beau. Mais sur tout quand il estoit paré d’une longue robbe de camelot jaune, bendée de velour noir, le faisant mout beau voir en tel equippage, les plus joyeux de ses gens disoyent qu’il sembloit lors son vray enfant sans souci. Partant si celuy ou ceux qui comme un sauvage, apres qu’il fut de retour par-deça, le firent peindre tout nud, au dessus du renversement de la grande marmite, eussent esté advertis de ceste belle robbe, il ne faut point douter que pour joyaux et ornemens, ils ne luy eussent aussi bien laissée qu’ils firent sa croix et son flageolet pendus à son col.

Que si quelqu’un dit maintenant qu’il n’y a point d’ordre que j’aye recerché ces choses de si pres (comme à la verité je confesse que principalement ce dernier poinct ne valoit pas l’escrire), je respon à cela, puis que Villegagnon a tant fait le Roland le furieux contre ceux de la Religion reformée, nommément depuis son retour en France : leur ayant, di-je, tourné le dos de ceste façon, il me semble qu’il meritoit que chacun sceust comme il s’est porté en toutes les religions qu’il a suyvies : joint que pour la raison que j’ay jà touchée en la preface, il s’en faut beaucoup que je dise tout ce que j’en sçay.

Or finalement apres que par le sieur du Pont nous luy eusmes fait dire, que, puisqu’il avoit rejetté l’Evangile, nous n’estans point autrement ses sujets, n’entendions plus d’estre à son service, moins voulions nous continuer à porter la terre et les pierres en son fort : luy là dessus nous pensant bien fort estonner, voire faire mourir de faim s’il eust peu, defendit qu’on ne nous baillast plus les deux gobelets de farine de racine, lesquels comme j’ay dit ci-devant, chacun de nous avoit accoustumé d’avoir par jour. Mais tant s’en fallut que nous en fussions faschez, qu’au contraire, outre que nous en avions plus pour une serpe, ou pour deux ou trois cousteaux que nous baillions aux sauvages (lesquels nous venoyent souvent voir en l’isle dans leurs petites barques, ou bien l’allions querir vers eux en leurs villages) qu’il ne nous en eust sceu bailler en demi an, nous fusmes bien aises par tel refus d’estre entierement hors de sa sujettion. Cependant s’il eust esté le plus fort, et qu’une partie de ses gens et des principaux n’eussent tenu nostre parti, il ne faut point douter qu’il ne nous eust lors mal fait nos besongnes, c’est à dire qu’il eust essayé de nous dompter par force. Et de faict, pour tenter s’il en pourroit venir à bout, ainsi qu’un nommé Jean Gardien et moy fusmes un jour de retour de terre ferme (où nous demeurasmes ceste fois-là environ quinze jours parmi les sauvages), luy feignant ne rien savoir du congé, qu’avant que partir nous avions demandé à monsieur Barré son lieutenant : pretendant par là que nous eussions transgressé l’ordonnance qu’il avoit faite, portant defense que nul n’eust à sortir de l’isle sans licence, non seulement à cause de cela il nous voulut faire apprehender, mais qui pis estoit, il commandoit que, comme à ses esclaves, on nous mist à chacun une chaîne au pied. Et en fusmes en tant plus grand danger, que le sieur du Pont nostre conducteur (lequel, comme aucuns disoyent, veu sa qualité s’abbaissoit trop sous luy), au lieu de nous supporter et de l’empescher, nous prioit que pour un jour ou deux nous souffrissions cela, et que quand la colere de Villegagnon seroit passée il nous feroit delivrer. Mais, tant à cause que nous n’avions point enfreint l’ordonnance, que parce principalement (ainsi que j’ay dit) que nous luy avions declaré, puis qu’il avoit rompu la promesse qu’il avoit faite de nous maintenir en l’exercice de la Religion Evangelique, nous n’entendions plus rien tenir de luy, joint les exemples de tant d’autres qu’il tenoit à la cadene, que nous voyons journellement devant nos yeux estre si cruellement traitez de luy, nous declarasmes tout à plat que nous ne l’endurerions pas. Partant luy oyant ceste response, et sachant bien aussi que s’il vouloit passer outre, nous estions quinze ou seize de nostre compagnie, si bien unis et liez d’amitié, que qui poussoit l’un frapperoit l’autre, comme on dit, il ne nous auroit pas par force, il fila doux et se deporta. Et certes outre cela, ainsi que j’ay tantost touché, les principaux de ses gens estans de nostre Religion, et par consequent mal contens de lui à cause de sa revolte : si nous n’eussions craint que monsieur l’Amiral, lequel sous l’auctorité du Roy (comme j’ay dit du commencement) l’avoit envoyé, et qui ne le cognoissoit pas encores tel qu’il estoit devenu, en eust esté marry, avec quelques autres respects que nous eusmes, il y en avoit qui empoignans ceste occasion pour se ruer sur luy, avoyent grande envie, de le jetter en mer, Afin, disoyent-ils, que sa chair et ses grosses espaules servissent de nourriture aux poissons. Toutesfois la pluspart trouvant plus expedient que nous nous comportissions doucement, encores que nous fissions tousjours publiquement le presche (qu’il n’osoit ou ne pouvoit empescher), si est-ce, pour obvier qu’il ne nous troublast et brouillast plus quand nous celebrerions la Cene, du depuis nous la fismes de nuict, et a son desceu.

Et parce qu’apres la derniere Cene que nous fismes en ce pays-là, il ne nous resta qu’environ un verre de tout le vin que nous avions porté de France, n’ayans moyen d’en recouvrer d’ailleurs, la question fut esmeue entre nous assavoir, si à faute de vin nous la pourrions celebrer avec J’autres bruvages. Quelques uns allegans entre autres passages, que Jesus Christ en l’institution de la Cene apres l’action de graces, ayant expressément dit à ses Apostres, Je ne boiray plus du fruict de la vigne, etc., estoyent l’opinion que le vin defaillant il vaudroit mieux s’abstenir du signe que de le changer. Les autres au contraire disoyent, que lors que Jesus Christ institua sa Cene, estant au pays de Judée, il avoit parlé du bruvage qui y estoit ordinaire, et que s’il eust esté en la terre des sauvages il est vraysemblable qu’il eust non seulement fait mention du bruvage dont ils usent au lieu de vin, mais aussi de leur farine de racine qu’ils mangent au lieu de pain concluoyent que tout ainsi qu’ils ne voudroyent nullement changer les signes du pain et du vin, tant qu’ils se pourroyent trouver, qu’aussi à defaut d’iceux ne feroyent ils point de difficulté de celebrer la Cene avec les choses plus communes (tenant lieu de pain et de vin) pour la nourriture des hommes du pays où ils seroyent. Mais encores que la pluspart enclinast à ceste derniere opinion, parce que nous n’en vinsmes pas jusques à ceste extremité, ceste matiere demeura indecise. Toutesfois tant s’en faut que cela engendrast aucune division entre nous, que plustost par la grace de Dieu, demeurasmes nous tousjours en telle union et concorde, que je desirois que tous ceux qui font aujourd’huy profession de la Religion reformée marchassent de tel pied que nous faisions lors.

Or, pour parachever ce que j’avois à dire touchant Villegagnon, il advint sur la fin du mois d’Octobre, que luy, suyvant le proverbe qui dit, que celuy qui se veut distraire de quelqu’un en cerche l’occasion, detestant de plus en plus et nous et la doctrine laquelle nous suivions, disant qu’il ne nous vouloit plus souffrir ni endurer en son fort, ni en son isle, commanda que nous en sortissions. Vray est (ainsi que j’ay touché ci dessus) que nous avions bien moyen de l’en chasser luy-mesme si nous eussions voulu : mais, tant à fin de luy oster toute occasion de se plaindre de nous, que parce que outre les raisons susdites, la France et autres pays estans abruvez que nous estions allez par-dela pour y vivre selon la reformation de l’Evangile, craignans de mettre quelque tache sur iceluy, nous aimasmes mieux en obtemperant à Villegagnon et sans contester davantage, luy quitter la place. Ainsi, apres que nous eusmes demeuré environ huict mois en ceste isle et fort de Coligny, lequel nous avions aidé à bastir, nous nous retirasmes et passasmes en terre ferme, en laquelle, en attendant qu’un navire du Havre de Grace qui estoit là venu pour charger du Bresil (au maistre duquel nous marchandasmes de nous repasser en France) fust prest à partir, nous demeurasmes deux mois. Nous nous accommodasmes sur le rivage de la mer à costé gauche, en entrant dans ceste riviere de Ganabara, au lieu dit par les François la Briqueterie, lequel n’est qu’à demie lieuë du fort. Et comme de là nous allions, venions, frequentions, mangions et beuvions parmi les sauvages (lesquels sans comparaison nous furent plus humains que celuy lequel, sans luy avoir meffait, ne nous peut souffrir avec luy), aussi eux, de leur part, nous apportans des vivres et autres choses dont nous avions affaire, nous y venoyent souvent visiter. Or, ayant sommairement descrit en ce chapitre l’inconstance et variation que j’ay cognue en Villegagnon en matiere de Religion : le traitement qu’il nous fit sous pretexte d’icelle ses disputes et l’occasion qu’il print pour se destourner de l’Evangile : ses gestes et propos ordinaires en ce pays-là, l’inhumanité dont il usoit envers ses gens, et comme il estoit magistralement equippé : reservant à dire, quand je seray en nostre embarquement pour le retour, tant le congé qu’il nous bailla, que la trahison dont il usa envers nous à nostre departement de la terre des sauvages, à fin de traiter d’autres points, je le lairray pour maintenant battre et tourmenter ses gens dans son fort, lequel avec le bras de mer où il est situé, je vay en premier lieu descrire.

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