J. Hetzel (p. 298-308).


CHAPITRE XIX

LE FLEUVE


La masse entière du fleuve n’est autre chose que l’ensemble de tous les ruisseaux, visibles ou invisibles, successivement engloutis : c’est un ruisseau agrandi des dizaines, des centaines ou des milliers de fois, et pourtant il diffère singulièrement par son aspect du petit cours d’eau qui serpente dans les vallées latérales. Comme le faible tributaire qui mêle un humble courant à sa puissante masse, il peut avoir ses chutes et ses rapides, ses défilés et ses entonnoirs, ses bancs de cailloux, ses écueils et ses îlots, ses berges et ses falaises ; mais il est beaucoup moins varié que le ruisseau et les contrastes qu’il offre dans son régime sont beaucoup moins saisissants. Plus grand, il nous étonne par le volume de ses eaux, par la force de son courant ; mais il reste uniforme et presque toujours semblable à lui même dans sa majestueuse allure. Plus pittoresque, le ruisseau disparaît et reparaît tour à tour : on le voit fuir sous les ombrages, s’étaler dans un bassin, puis encore plonger en cascade comme une gerbe de rayons pour s’engouffrer de nouveau dans un trou noir. Mais non-seulement le ruisseau est supérieur au fleuve par l’imprévu de sa marche, par la beauté de ses rivages, il l’est aussi par la fouge relative de ses eaux : proportionnellement à sa petite taille, il est autrement plus fort que la grande rivière des Amazones pour affouiller ses rives, modifier ses méandres, déposer des bancs de sable ou bâtir des îlots. C’est par ses agents les plus faibles que la nature révèle le mieux sa force. Vue au microscope, la gouttelette qui s’est formée sous la roche accomplit une œuvre géologique proportionnellement bien plus grande que celle de l’océan sans bornes.

De son côté, l’homme a su jusqu’à maintenant beaucoup mieux utiliser les eaux du ruisseau que celles du grand fleuve. À peine la millième partie de sa force est employée pour l’industrie ; ses eaux, loin de se déverser sur les campagnes en canaux fécondants, sont au contraire bordés de digues latérales et retenues inutilement dans leur lit. Tandis que le ruisseau appartient déjà à l’histoire de l’humanité à la période industrielle, qui de toutes est la plus avancée, le fleuve ne représente guère qu’une époque déjà très-ancienne des sociétés, celle où les cours d’eau ne servaient qu’à faire flotter des embarcations. Encore, cette utilité diminue-t-elle constamment de nos jours en importance relative, à cause des routes carrossables et des chemins de fer qui facilitent les transports dans les campagnes riveraines. Avant que l’agriculteur et l’industriel puissent avec confiance faire travailler les eaux du fleuve à leur profit, il faut qu’ils cessent d’en craindre les écarts et soient maîtres d’en régler le débit suivant leurs besoins. Et même quand la science leur fournira les moyens d’apprivoiser le fleuve et de le mener à la laisse, ils seront impuissants tant qu’ils resteront isolés dans leurs travaux et ne s’associeront pas afin de régulariser de concert la force encore brutale de la masse d’eau qui coule presque inutile devant eux. Comme nos ancêtres, nous sommes toujours forcés de regarder le fleuve avec une sorte de terreur religieuse, puisque nous ne l’avons pas dompté. Ce n’est point, comme le ruisseau, une gracieuse naïade à la chevelure couronnée de joncs ; c’est un fils de Neptune qui de sa formidable main brandit un trident.

Pour contempler dans toute sa majesté un de ces puissants cours d’eau, et comprendre qu’on a sous les yeux une des forces en mouvement de la terre, il n’est pas besoin de faire un long voyage, de traverser l’ancien monde et d’aller visiter près de leur embouchure le Brahmapoutrah et le Yant-Tse-Kiang, tous les deux fils d’un dieu ; il n’est pas besoin non plus de franchir l’Atlantique et de voyager sur le Mississipi, sur l’Orénoque ou le fleuve des Amazones, large comme une mer et semé d’archipels. Il suffit, dans les limites mêmes du pays que l’on habite, de suivre les bords d’un de ces cours d’eau qui se ralentissent et s’étalent largement en approchant de l’estuaire où leur flot tranquille va se mêler aux vagues de l’océan. Qu’on aille visiter la basse Somme ou la Seine près de Tancarville, la Loire entre Paimbœuf et Saint-Nazaire, la Garonne et la Dordogne à l’endroit où elles se réunissent pour former la mer de Gironde ! Qu’on aille surtout à la pointe septentrionale de la Camargue, là où le Rhône se partage en deux bras !

Le fleuve est immense et calme. La masse énorme, large de plus d’un kilomètre, se divise sans effort entre les deux courants : à peine quelques remous d’écume tournoient à l’abri d’une jetée qui prolonge la pointe de l’île en forme d’éperon. À gauche, le moindre bras, qu’on appelle le petit Rhône, est néanmoins un puissant cours d’eau, plus fort que la Garonne, la Loire ou la Seine ; à droite, le grand Rhône fuit sous le regard jusqu’à un rivage indistinct bordé de saules que recouvre à demi le vaporeux de l’espace. Dans le cercle immense de l’horizon, on n’aperçoit que l’eau ou bien les terres apportées par le fleuve et déposées couche à couche, molécule à molécule ; seulement à l’est, on distingue quelques-unes des cimes rocailleuses des Alpines, bleues comme le ciel, et vers le nord apparaissent vaguement les cimes coniques de Beaucaire, au pied desquelles commence l’ancien golfe marin que les alluvions du fleuve ont peu à peu comblé. Îles, presqu’îles, berges, tout est composé de sable noirâtre dont le Rhône et ses affluents ont opéré le mélange, après avoir reçu des torrents supérieurs les roches triturées des Alpes, du Jura, des Cévennes. La grande terre de Camargue, dont on voit les rivages se profiler au loin entre les deux Rhône, et qui n’a pas moins de huit cents kilomètres de surface, est elle-même en entier un présent du fleuve, et faisait jadis partie des monts de la Suisse et de la Savoie. Telle est l’œuvre géologique du courant, et cette œuvre colossale se continue sans cesse. Pourtant le silence le plus grand pèse sur ces puissantes ondes. Assis à l’ombre des saules, on chercherait vainement à percevoir le murmure de la ville d’Arles, dont on peut, en se haussant, distinguer dans la brume les arcades romaines et les tours sarrasines. Le seul grondement qu’on entende, est celui des locomotives et des wagons qui roulent de l’autre côté du fleuve en ébranlant le sol. On ne les voit pas, et leur tonnerre lointain, qui s’accorde si bien avec l’immensité du Rhône, semble être la seule voix du fleuve. On se figure que le fils de la mer doit avoir, comme l’océan, son éternel et formidable bruit.

Au-dessous de leur bifurcation, les deux fleuves déroulent chacun de leur côté les longs méandres de leur cours. Les eaux, rejetées d’une rive à l’autre, rasent le pied de la dernière colline et reflètent les tours de la dernière cité. Déjà les fumées qui s’élèvent des maisons se confondent avec les brumes lointaines, et sur les rivages, bordés d’ypréaux à l’écorce argentée, ne se montrent plus que des cabanes et de rares villas à demi perdues dans la verdure. Enfin, la dernière maison est également dépassée ; on se trouverait en pleine solitude, si quelques noires embarcations, semblables à de grands insectes, ne voguaient sur le fleuve. Les arbres du bord deviennent de plus en plus rares, et s’abaissent en hauteur ; bientôt ce ne sont plus que des broussailles ; puis celles-ci disparaissent à leur tour : il ne reste plus d’autre végétation que celle des roseaux sur le sol encore boueux, affleurant à peine au-dessus de l’eau terreuse.

Ici, l’antique nature se revoit telle qu’elle existait, il y a des milliers de siècles, avant le séjour de l’homme sur les bords du fleuve et des ruisseaux qui s’y déversent. Comme au temps du plésiosaure, la terre et l’eau se confondent en une sorte de chaos : des bancs de vase, des îlots émergent çà et là, mais à peine distincts de l’eau qui les pénètre, ils brillent comme elle et reflètent les nuages de l’espace ; des nappes liquides s’étalent entre ces îlots, mais elles se mêlent à la boue du fond : ce sont elles-mêmes de la fange, plus fluides seulement que la vase des rives. De toutes parts on est environné de terres en formation et cependant on se trouve déjà comme au milieu de la mer, tant la surface du sol est unie et l’horizon régulier. C’est qu’en effet tout l’espace embrassé par le regard était autrefois la mer. Le fleuve l’a comblé peu à peu ; mais le sol récemment déposé n’est pas encore affermi ; sans d’immenses travaux d’assèchement, il ne saurait même être approprié au séjour de l’homme, puisque les miasmes mortels s’échappent de ses boues et de ses eaux corrompues.

Arrivé sur ce domaine qui fut autrefois celui de l’océan, le fleuve, graduellement ralenti, s’étale de plus en plus et devient en même temps moins profond. Enfin, il approche de la mer, et ses eaux douces, glissant en nappe tranquille, vont se heurter contre les vagues écumeuses de l’eau salée, qui se déroulent avec un bruit de tonnerre continu. Dans le conflit des masses liquides entre-choquées, l’eau du fleuve s’est bientôt mélangée aux flots de l’immense gouffre, mais en se perdant, elle travaille encore. Tous les nuages de boue qu’elle avait pris sur les bords et qu’elle tenait en suspension sont repoussées par les vagues dans le lit fluvial ; ne pouvant aller plus avant, ils se déposent sur le fond et forment ainsi une sorte de rempart mobile servant de limite temporaire entre les deux éléments en lutte. Tout en se déposant molécule à molécule, le banc qui obstrue la bouche du fleuve, ne cesse de se déplacer pour se reformer plus loin ; poussées par le courant fluvial, incessamment grossies par de nouveaux apports, les boues sont entraînées plus avant dans la mer, et peu à peu la masse entière se trouve avoir progressé. De siècle en siècle, d’année en année, de jour en jour, ce fleuve, qui semblait impuissant contre l’immense mer, empiète néanmoins sur elle, et l’on peut même calculer de combien il avancera dans une période donnée, tant sa marche est uniforme. Eh bien ! cette victoire du fleuve sur l’océan, ce sont les mille petits ruisseaux et ruisselets des coteaux et des monts qui la remportent. Ce sont eux qui ont rongé les parois des défilés, eux qui roulent les quartiers de roches, qui froissent et broient les cailloux, qui entraînent les sables et délayent les argiles. Ce sont eux qui abaissent peu à peu les continents pour les étaler dans la mer en vastes plaines où tôt ou tard l’homme creusera ses ports et bâtira ses villes.