J. Hetzel (p. 166-181).


CHAPITRE XI

LES RIVES ET LES ÎLOTS.


Il n’est pas besoin de remonter par l’imagination à des milliers de siècles en arrière pour voir le ruisseau, si modeste aujourd’hui, modifier la forme de ses rivages et déplacer son cours. Même pendant sa période d’étiage, alors que ses eaux sont au niveau le plus bas et cheminent lentement entre des touffes d’herbes aquatiques à demi desséchées, il ne cesse de travailler à changer son lit et à renouveler ainsi, dans la mesure de ses forces, l’aspect de la nature. Si ce n’est aux endroits où l’homme intervient pour régulariser la pente, nettoyer le fond et remplacer les rivages de terre friable par des palissades et des digues de pierres, le ruisseau, toujours désireux de changement, trouve le moyen de détruire peu à peu ses bords pour en reconstruire de nouveaux ; même là où des murailles l’ont dompté en apparence, il n’en cherche pas moins à faire sa trouée : il ronge la pierre, descelle sournoisement les assises, déchausse les fondations, et tout à coup le voilà, devenu libre, qui recommence à vaguer dans les champs.

Ces incessantes transformations de ses rives, le ruisseau les accomplit par un double travail : d’un côté, il démolit en emportant grains de sable, molécules d’argile, débris menuisés de rochers, fragments de racines usées par le flot ; de l’autre côté, il édifie en déposant tous ces restes en une couche qui s’élève peu à peu du fond de l’eau. Ainsi le courant, troublé par les alluvions dont il se charge dans ses érosions, travaille sans cesse à se clarifier de nouveau ; dès qu’il se ralentit, il s’épure. Peu de spectacles sont plus gracieux à suivre que celui des nuages d’alluvions transportés par le flot ; ils cachent le fond de leurs tourbillons épais et jaunâtres, mais peu à peu ils deviennent plus légers ; ce ne sont bientôt plus que des brumes indistinctes, puis ils s’évanouissent et l’eau reprend toute sa limpidité.

Dans les bassins où l’eau tournoie avec lenteur, l’épuration s’accomplit à la fois sur le fond et à la surface. Les débris de limon, les feuilles, les racines, les branches, imprégnées d’eau et tout alourdies, tombent et se déposent en banc de vase. À la superficie, les graines des arbres, le pollen des plantes, les substances organiques en décomposition s’amassent en une couche grisâtre, que grossissent incessamment les flocons d’écume arrivant en îles, îlots, en archipels épars. Autour de cette couche, assez épaisse pour cacher l’eau profonde, s’étend une pellicule transparente d’une excessive minceur, formée par des matières huileuses d’origine animale ou végétale. Sous le reflet de la lumière, cette pellicule brille de toutes les nuances de l’arc-en-ciel ; elle flotte sur l’eau comme un léger voile d’or, de pourpre, d’azur, et pourtant ce n’est pour ainsi dire qu’un rien visible, car les physiciens qui en ont mesuré l’épaisseur l’évaluent à peine à quelques millionièmes de millimètre. Parfois un soudain bouillonnement rompt cette couche irisée, et de petites nappes d’eau pure se dessinent en noir comme des lacs sur le fond coloré. Quant aux strates d’écume, les unes se plissent le long du rivage, les autres se reploient sur elles-mêmes sous l’impulsion du flot tournoyant, se recourbent en demi-cercles, en spirales, en ondulations bizarres. Par ses plis et replis d’écume, par ses couleurs diverses, ses taches, ses mouchetures, la surface du bassin ressemble à une couche de marbre poli, et d’ailleurs, nul doute que les couleurs et les dessins si élégants des marbres et d’autres roches somptueusement nuancées, ne soient dus, comme les sinuosités de l’écume, aux lents mouvements des eaux déposant leurs alluvions.

Tous ces débris, aussi légers qu’ils soient, contribuent à exhausser le fond, et tôt ou tard, après des années ou des siècles, ils émergent de nouveau, et régénérant le terrain, se couvrent de végétation. Ce travail se fait lentement, mais il n’en fait pas moins, et chaque année, chaque jour, la forme du lit se trouve changée par ces dépôts continus. Partout où un obstacle retarde la force du courant, le flot ralenti cesse de pousser en avant les grains de sable du fond, et laisse tomber les molécules d’argile qu’il tenait suspendues. Qu’une pierre éboulée, qu’un arbres échoué, qu’un paquet de roseaux trouble la régularité du lit, aussitôt la partie tranquille du ruisseau située en aval déposera un petit banc de sable au-devant de cette digue, qui plus tard peut-être se transformera en îlot. Sur toutes les pointes basses où l’eau glisse et se traîne avec effort, les dépôts s’accumulent, les joncs prennent naissance et les rives exhaussées des petites péninsules gagnent incessamment sur la nappe du ruisseau.

Clarifié sans relâche par les aspérités du fond et de ses bords, le courant qu’avaient troublé en amont des eaux de pluie ou des épanchements de boue reprendrait bien vite sa pureté complète si dans sa marche serpentine il ne démolissait pas d’un autre côté autant qu’il reconstruit de l’autre. Il s’attarde et se purifie sur les longues pointes sablonneuses, mais il se précipite de tout son élan contre les hautes berges et les sape à la base pour se charger de nouveau matériaux. De courbe en courbe et de rive en rive, il alterne dans sa besogne. Il rend à droite ce qu’il a pris à gauche : le rhythme des méandres se complète par celui du travail.

Dans les prairies qui ne sont protégées ni par une digue ni par une rangée d’arbres contre les efforts du ruisseau, les berges friables sont facilement démolies. L’eau qui vient les frapper les creuse en dessous ; mais pendant quelque temps, les racines entremêlées du gazon retiennent la couche supérieure surplombant en corniche au-dessus de l’abîme. C’était notre grande joie, à nous tous, gamins du village, de courir adroitement le long de cette bordure tremblante, de la faire s’écrouler d’un coup de pied par d’énormes fragments et de nous enfuir assez tôt pour ne pas être entraînés dans sa chute. C’étaient de grands cris de joie lorsqu’une lourde masse de terre se détachait avec bruit et troublait au loin le courant ; mais plus d’une fois aussi la série de nos exploits se termina par un plongeon imprévu et le malheureux naufragé, soudain calmé dans sa folle joie, s’en allait tout penaud dans la cabane d’un paysan pour y faire sécher ses habits à un feu de sarments improvisé.

Après les falaises de roche dure, les rives qui résistent le mieux à la force du courant sont celles que défend une puissante rangée d’arbres. Aulnes, vergnes ou peupliers, ils servent pendant longtemps de remparts contre les invasions de l’eau. Leurs racines, enfoncées profondément dans la berge, sont comme autant de pilotis, tandis que les radicelles s’agitant comme d’étranges chevelures et se déployant en longs faisceaux du rose le plus tendre, plongent au fond du lit et par leurs milliers de fibres, s’étalent en véritables nattes. Lors des crues, quand la masse du courant a dissous et enlevé une partie de la terre qui entourait ces bouquets de petites racines, celles-ci n’en retardent pas moins la vitesse de l’eau ; elles arrêtent les molécules de limon, les forcent à se déposer dans leurs interstices et remplacent par une couche de vase le rivage précédent. Ainsi protégées, les berges que menace la violence du flot se maintiennent longtemps et même pendant des siècles ; dépourvues de végétation, elles changeaient constamment.

Néanmoins, le temps fait toujours son œuvre. Par suite d’un éboulis ou des travaux souterrains de quelque animal, la rive finit par présenter un point faible auquel le courant s’attaque pour tourner les palissades naturelles qui l’arrêtent. Les racines des arbres se sont déchaussées, le vide se fait au-dessous et par suite le tronc, privé d’un point d’appui, se penche vers le ruisseau. Mais alors, c’est l’arbre lui-même qui, par sa masse et le poids de son branchage, travaille à sa propre ruine. Les longues racines qui rampent sous le sol de la prairie doivent résister à un effort de plus en plus grand ; elles cèdent sur un point, puis sur un autre, et l’arbre s’abaisse d’autant plus. Des lézardes s’ouvrent dans le sol travaillé par la tension croissante des câbles souterrains qui retiennent le géant ; l’eau de pluie s’introduit dans ces fissures et les élargit ; autour du tronc se creuse une dépression circulaire qui facilite encore le déchaussement des maîtresses racines. En un jour de tempête ou d’inondation, leur résistance finit par être vaincue : les attaches se brisent, le colosse s’écroule avec fracas, en ébréchant les arbres de la rive opposée sur lesquels il s’abat ; lui-même, rompant quelques-uns de ses rameaux supérieurs, en enfonce profondément les tronçons dans le sol ébranlé. Il est devenu maintenant un gracieux pont rustique sur lequel on peut s’aventurer sans crainte. Il est vrai que l’accès en est assez difficile. D’un côté, l’entrée du pont est défendue par l’énorme éventail des racines arrachées et par l’amas de terre et de cailloux qui en remplissent les intervalles ; de l’autre, les branches entremêlées et les éclats de bois obstruent le passage.

Dans une contrée vierge, où l’homme laisse, sans y intervenir, s’accomplir en leur temps les phénomènes de la nature, l’arbre resterait ainsi couché en travers du ruisseau pendant des années jusqu’à ce que l’eau changeât de cours, ou que le tronc, percé par les insectes, s’écroulât en poussière. En nos pays civilisés, c’est le cultivateur qui dépèce les racines à coups de hache, qui enlève le fût de l’arbre et débarrasse le sol de ses débris. Bientôt, tout le bois qui peut se vendre en beaux écus ou s’utiliser dans le foyer est emporté : il ne reste plus que des fragments de racines souterraines ; toutefois l’eau, changeant de cours, finira tôt ou tard par entraîner la terre qui les entoure et par les laisser isolées dans le lit du ruisseau. Depuis de longues années déjà, les branches de l’arbre ont été détaillées en fagots et le tronc débité en planches, mais on voit jaillir du milieu de l’eau les tronçons de quelques anciennes racines pareilles à une rangée de pieux. La bonne nature a caché sous une gracieuse enveloppe verte les déchirures du bois : sur ce vieux débris spongieux une forêt de mousses prospère comme un bosquet de palmiers sur une île de l’océan. Tel fragment de souche se revêt, à la place de son écorce, de tout un monde de plantes gaies et verdoyantes.

Avant que la hache avide du bûcheron ait détaillé en poutrelles, en pieux et en copeaux l’arbre renversé, nous avons encore bien des jours heureux pendant lesquels nous pouvons nous hasarder sur la gracieuse passerelle, toute festonnée de guirlandes de lierre trempant dans le courant. La traversée n’offre point de péril, car le tronc est large et l’on pourrait au besoin y ramper en s’aidant de ses mains ; mais on préfère passer d’une rive à l’autre en se tenant debout et en se servant de ses bras comme balancier. C’est une joie de changer ainsi de rivage à son gré, de s’asseoir tantôt à l’ombre des vergnes, tantôt au pied des saules, d’aller de la prairie déjà fauchée et pleine de la senteur des foins à la pelouse encore toute diaprée de ses fleurs. Et puis on se revoit par l’imagination aux premiers siècles de l’humanité naissante, alors que le sauvage, trop inhabile pour construire lui-même des ponts sur les ruisseaux, se servait comme nous de ceux que lui fournissait la bonne nature.

Le voyage aérien au-dessus de l’eau que l’on voit s’enfuir rapidement sous ses pieds n’est pas moins agréable lorsque l’arbre renversé rejoint l’une des rives à un îlot du ruisseau. Les conventions de la vie ont réussi à faire de la plupart d’entre nous des êtres guindés et bizarres, humiliés de se sentir heureux d’un rien ; aussi faut-il nous reporter aux jours naïfs de notre enfance pour comprendre la joie que nous donnait cette excursion de quelques pas sur une petite motte de terre entourée d’eau. Là, nous prenions des allures de Robinson : les saules naissant dans la vase autour du banc de sable étaient notre forêt ; les touffes de gazon étaient pour nous des prairies ; nous avions aussi des montagnes, petites dunes amassées par le vent au centre de l’îlot, et c’est là que nous bâtissions nos palais avec des branchilles tombées et que nous creusions des souterrains dans le sable. Les deux bras du ruisseau nous semblaient de larges détroits. Pour être plus sûrs de notre isolement dans l’immensité des eaux, nous leur avions même donné le nom d’océans : l’un était pour nous le Pacifique et l’autre l’Atlantique. Une pierre isolée que venait battre le courant se nommait la blanche Albion, et plus loin, une chevelure de limon arrêtée par le sable était la verte Érin. Il est vrai que par delà les îles et les mers, à travers le feuillage des vergnes nous apercevions sur la colline le toit rouge de la maison paternelle ; mais enchantés au fond de la savoir si près, nous faisons semblant de ne point nous en douter : nous l’avions laissée de l’autre côté du globe.

Fréquemment, le tronc d’arbre détaché de la rive reste penché au-dessus du courant et son branchage ployé n’effleure pas encore les hautes herbes de la rive opposée. Cet arbre à demi tombé est aussi une sorte d’île où l’on peut s’aventurer sans crainte. Par suite de l’affaissement des terres, la base du tronc se trouve plongée dans l’eau et ceinte de roseaux flottants. D’un bond, il est facile de sauter sur cette île tremblante, puis, en étendant ses bras pour maintenir son équilibre, on monte avec précaution et à petits pas sur l’arbre, qui s’incline et se relève comme un être vivant. Précisément au-dessus de l’endroit où le ruisseau est le plus profond et où l’eau fuit sous le regard avec le plus de rapidité, les grandes branches se séparent du tronc et se subdivisent elles-mêmes en rameaux recourbés par le poids de leurs feuilles. Que de fois, déjà devenu jeune homme et cherchant la solitude, je me suis assis sur le siège que m’offrait l’écartement des branches et me suis penché au-dessus du flot en laissant mes jambes se balancer dans le vide ! Là, je pouvais à mon aise trouver la joie de vivre ou m’abandonner en paix à la tristesse. Du haut du belvédère branlant, je suivais des yeux le fil de l’eau, les petits remous du courant, les îles et les îlots d’écume, tantôt isolés, tantôt groupés en archipels, les feuilles tournoyantes, les longues traînées d’herbe, les pauvres insectes submergés et se débattant en vain contre l’inexorable flot. De temps en temps, mon regard entraîné lui-même à la dérive comme tous ces objets flottants se reportait plus haut pour se laisser entraîner encore avec une nouvelle procession de roseaux et de flocons d’écume. Joyeux ou mélancolique, je me laissais fasciner ainsi par le courant, symbole de ces flots qui nous roulent tous vers la mort, puis, en me dégageant avec peine de l’attraction de l’eau, j’élevais mes yeux vers les arbres feuillus tout frémissants de vie, vers les riches pâturages et vers les montagnes sereines rayonnant au soleil.