J. Hetzel (p. 59-73).


CHAPITRE IV

LA GROTTE


Au-dessous d’un promontoire à la base escarpée, à la cime arrondie et revêtue de grands arbres, le torrent de la montagne vient se heurter contre un autre ruisseau, presque aussi abondant et lancé comme lui sur une pente très-inclinée, Les eaux de l’affluent, qui se mêlent à ceux du courant principal en larges tourbillons bordés d’écume, sont d’une pureté cristalline ; aucune molécule d’argile n’en trouble la transparence, et sur le fond de roc nu, ne glisse pas même un grain de sable. C’est que le flot n’a pas encore eu le temps de se salir en démolissant ses berges et en se mêlant aux boues qui suintent du sol ; il vient de jaillir du sein même de la colline et, tel qu’il coulait dans son lit ténébreux de rochers, tel il bondit maintenant sous la lumière joyeuse.

La grotte d’où jaillit le ruisseau n’est pas éloignée du confluent ; à peine a-t-on fait quelque pas et déjà l’on voit, à travers le branchage entre-croisé, la porte énorme et noire qui donne accès dans le temple souterrain. Le seuil en est recouvert par l’eau qui s’épanche en rapides sur les blocs entassés ; mais en sautant de pierre en pierre, on peut entrer dans la caverne et gagner à côté du courant une étroite et glissante corniche où l’on se hasarde, non sans danger.

Quelques pas ont suffi, et l’on est déjà transporté dans un autre monde. On se sent tout à coup saisi par le froid et par un froid humide ; l’air stagnant, où les rayons bien aimés du soleil ne pénètrent jamais, a je ne sais quoi d’aigre, comme s’il ne devait pas être aspiré par des poumons humains ; la voix de l’eau se répercute en longs échos dans les cavités sonores, et l’on croirait entendre les roches elles-mêmes pousser des clameurs, les unes retentissant au loin, les autres sourdes et glissant comme des soupirs dans les galeries. Tous ces objets prennent des proportions fantastiques : le moindre trou que l’on voit s’ouvrir dans la pierre semble un abîme, le pendentif qui s’abaisse de la voûte a l’apparence d’une montagne renversée, les concrétions calcaires entrevues çà et là prennent l’aspect de monstres énormes ; une chauve-souris qui s’envole nous donne un frisson d’horreur. Ce n’est point là le palais fantastique et splendide que nous décrit le poète arabe des Mille et une Nuits ; c’est au contraire un antre sombre et sinistre, un lieu terrible. Nous le sentirons surtout, si pour jouir en artiste de la sensation d’effroi qui saisit même l’homme brave à son entrée dans les cavernes, nous osons y pénétrer sans guide et sans compagnons : privés de l’émulation que donne la société d’amis, de l’amour-propre qui force à prendre une attitude audacieuse, de l’enivrement factice que produisent les exclamations, les échos des voix, la lueur de torches nombreuses, nous n’osons plus marcher qu’avec le saint effroi du Grec entrant dans les enfers. De temps en temps nous jetons les regards en arrière pour revoir la douce lumière du jour. Comme en un cadre, le paysage vaporeux et souriant de lumière apparaît entre les sombres parois, frangées à l’entrée de lierre et de vigne vierge.

Mais le faisceau lumineux diminue graduellement à mesure que nous avançons : soudain, une saillie de rocher nous le cache et seulement quelques lueurs blafardes s’égarent encore sur les piliers et les murs de la caverne ; bientôt même, nous entrons dans le noir sans fond des ténèbres et pour nous guider nous n’avons pas que la lueur incertaine et capricieuse des torches. Le voyage est pénible semble long à cause de l’horreur de l’inconnu qui remplit les gouffres et les galeries. Çà et là on ne peut avancer qu’avec la plus grande peine : il faut entrer dans le lit du ruisseau et se tenir en équilibre sur les pierres gluantes, plus loin, la voûte s’abaisse par une courbe soudaine et ne laisse plus qu’un étroit passage dans lequel il faut se glisser en rampant ; on en sort souillé de boue, et l’on vient se heurter sur des rochers aux étroites corniches que l’on escalade en tremblant. Les salles aux voûtes immenses succèdent aux défilés, et les défilés aux salles ; les amas de blocs tombés du plafond se dressent en monticules au milieu de l’eau. Le ruisselet, toujours divers et changeant, bondit ici sur les roches ; ailleurs, il s’étend en une lagune tranquille, que trouble seulement la chute des gouttelettes tombées des fissures de la voûte. Plus haut il est caché sous une assise de pierre, on n’en entend plus même le bruit ; mais à un détour soudain, il se montre de nouveau, sautillant et rapide, jusqu’à ce qu’enfin, on arrive devant une ouverture étroite d’où l’eau s’échappe en cascade comme de la bouche d’un canon. C’est là que s’arrête forcément notre voyage le long du ruisseau.

Toutefois, la grotte se ramifie à l’infini dans les profondeurs de la montagne. À droite, à gauche, s’ouvrent comme des gueules de monstres les noires avenues des galeries latérales. Tandis que dans le libre vallon, le ruisseau, coulant sans cesse à la lumière, a successivement démoli et déblayé les couches de pierres qui remplissaient autrefois l’énorme espace laissé vide entre les deux arêtes parallèles des monts, l’eau des cavernes qui s’attaquait à des roches dures, mais en se servant de l’acide carbonique pour les dissoudre et les forer peu à peu, s’est creusé çà et là des galeries, des bassins, des tunnels, sans faire crouler les assises de l’immense édifice. Sur des centaines de mètres en hauteur et des lieues de longueur, la masse des rochers est percée dans tous les sens par d’anciens lits que le ruisseau s’est frayé, puis qu’il a délaissés après avoir trouvé quelque nouvelle issue : les salles sont superposées aux défilés et les défilés aux salles ; des cheminées, évidées dans le roc par d’antiques cascades, s’ouvrent au plafond des voûtes ; on s’arrête avec horreur au bord de ces puits sinistres où les pierres qui s’engouffrent ne laissent entendre le bruit de leur chute qu’après des secondes et des secondes d’attente. Malheur à celui qui s’égarerait dans le labyrinthe infini des grottes parallèles et ramifiées, ascendantes et descendantes : il ne lui resterait plus qu’à s’asseoir sur un banc de stalagmites, à regarder sa torche qui s’éteint et à s’éteindre doucement lui-même, s’il a la force de mourir sans désespoir.

Et pourtant ces cavernes sombres, où même en compagnie d’un guide et sous les reflets lointains du jour, nous avons la poitrine serrée par une sorte de terreur, c’étaient les retraites de nos ancêtres. Dans notre révérence du passé, nous nous rendons en pèlerinage aux ruines des villes mortes et nous contemplons avec émotion d’uniformes tas de pierre, car nous savons que sous ces débris gisent les ossements d’hommes qui ont travaillé comme nous et souffert pour nous, amassant péniblement dans la misère et dans les combats ce précieux héritage d’expériences qui est l’histoire. Mais si la reconnaissance envers les générations des anciens jours n’est pas un vain sentiment, avec combien plus de respect encore nous faut-il parcourir ces cavernes où vivaient nos premiers aïeux, les barbares initiateurs de toute civilisation ! En cherchant bien dans la grotte, en fouillant les dépôts calcaires, nous pouvons retrouver les cendres et les charbons de l’antique foyer où se groupait la famille naissante ; à côté sont des os rongés, débris des festins qui ont eu lieu à des dizaines ou des centaines de milliers d’années ; puis, dans un coin, gisent les squelettes des festoyants eux-mêmes entourés de leurs armes de pierre, haches, massues et javelots. Sans doute, parmi ses restes humains mêlés à ceux des rhinocéros, des hyènes et des ours, aucun n’enfermait le cerveau d’un Eschyle ou d’un Hipparque ; mais Hipparque ni Eschyle n’eussent existé si les premiers troglodytes, divinisés par les Grecs sous les trait d’Hercule, n’avaient d’abord conquis le feu sur le tonnerre ou sur le volcan, s’ils n’avaient taillé des armes pour nettoyer la terre de ses monstres, et s’ils n’avaient ainsi, par une immense bataille qui dura des siècles et des siècles, préparés pour leurs descendants les heures de répit pendant lesquelles s’élabore la pensée.

Rude était le labeur de ces ancêtres ; pleine de terreurs était leur vie : sortis de la grotte pour aller à la recherche du gibier, ils rampaient à travers les herbes et les racines afin de surprendre leur proie, ils se battaient corps à corps avec les bêtes féroces ; parfois aussi, ils avaient à lutter contre d’autres hommes, forts et agiles comme eux ; la nuit, craignant la surprise, ils veillaient à l’entrée des cavernes pour lancer le cri d’alarme à l’apparition de l’ennemi et donner le temps à leurs familles de s’enfuir dans le dédale des galeries supérieures. Cependant, ils devaient, eux aussi, avoir leurs moments de repos et de joie. Quand ils revenaient de la chasse ou de la bataille, ils prenaient plaisir à reconnaître le fracas du ruisseau et la plainte de la goutte qui tombe ; comme le bûcheron retrouvant sa cabane, ils regardaient avec piété ces piliers à l’ombre desquels reposaient leurs femmes et ces lits de pierre où leurs enfants étaient nés. Quant à ceux-ci, ils couraient et gambadaient le long du ruisseau souterrain, dans les lacs glacés, sous la douche des cascades ; ils jouaient à se cacher dans les corridors de la grotte comme nous aujourd’hui dans les avenues des forêts ; peut-être dans leurs prouesses joyeuses, grimpaient-ils aux parois pour y saisir les chauve-souris dans ces grappes noires et grouillantes suspendues à la voûte.

Certes, nous n’osons point dire que de nos jours la vie est devenue moins pénible pour tous les hommes. Des multitudes d’entre nous, déshérités encore, vivent dans les égouts sortis des palais de leurs frères plus heureux ; des milliers et des millions d’individus parmi les civilisés habitent des caves et des réduits humides, grottes artificielles bien plus insalubres que ne le sont les cavernes naturelles où se réfugiaient nos ancêtres, Mais, si nous considérons la situation dans son ensemble, il nous faut reconnaître combien grands sont les progrès accomplis. L’air, la lumière entrent dans la plupart de nos demeures ; le soleil y projette par les fenêtres ses faisceaux de rayons ; à travers les arbres qui se penchent, nous voyons briller de loin les perles liquides du ruisseau ; l’espace appartient à notre regard jusqu’à l’immense horizon. Il est vrai, le mineur habite pendant la plus longue part de sa vie les galeries souterraines qu’il a creusées lui-même, mais ces ombres terribles d’où suinte le feu grisou ne sont point sa patrie ; s’il y travaille, sa pensée est ailleurs, là-haut sur la terre joyeuse, au bord du frais ruisseau qui gazouille dans les prairies et sous les aulnes.

Parfois, quand on nous raconte les guerres lointaines, d’effrayants épisodes nous rappellent quelle était la vie de nos ancêtres troglodytes, quelle serait la nôtre s’ils ne nous avaient préparé des jours plus heureux que les leurs. Des tribus poursuivies se sont réfugiées dans la caverne qui servait de demeure commune à leurs aïeux, et ceux qui les traquaient, barbares ou prétendus civilisés, noirs ou blancs, vêtus de peaux de bêtes ou d’uniformes brodés de décorations, n’ont trouvé rien de mieux que d’enfumer les fuyards en allumant de grands feux à l’entrée de la grotte. Ailleurs, les malheureux enfermés ont dû se repaître les uns des autres, puis mourir de faim en essayant de ronger quelques restes d’ossements. Par centaines, les cadavres sont restés étendus sur le sol, et pendant de longues années on a pu voir grimacer leurs squelettes, avant que l’eau tombée des voûtes ne les eût cachés sous un manteau de blancs stalagmites. Symbole du temps qui modifie toutes choses, la goutte, chargée de la pierre qu’elle a dissoute, fait disparaître peu à peu les traces de nos crimes.

Les grottes elles-mêmes cessent d’exister par l’action du temps. La pluie qui tombe sur les montagnes et pénètre dans les étroites fissures de la roche se charge constamment de molécules calcaires. Quand, après un voyage plus ou moins long, elle vient trembler en gouttelettes à la voûte des cavernes, une partie du liquide s’évapore dans l’air, et une petite pellicule de pierre, allongée comme la goutte qui la tenait en dissolution, se suspend au rocher. Une autre gouttelette dépose une deuxième écorce sur la première puis il s’en forme une troisième et des milliers et des millions à l’infini. Comme des arbres de pierre, les stalactites croissent par couches concentriques durcissant peu à peu. Au-dessous d’elles, sur le sol de la grotte, l’eau tombée s’évapore également, laisse à sa place d’autres concrétions calcaires qui, de feuillet en feuillet, s’élèvent par degrés vers la voûte. À la longue, les pendentifs d’en haut et les cônes d’en bas finissent par se rejoindre ; ils deviennent des piliers puis s’étalent en murs dans toute la largeur de la galerie, et la grotte obstruée se trouve partagée en une série de salles distinctes. Dans l’intérieur de la montagne, les suintements et les filets d’eau qui s’associent pour former le ruisseau accomplissent ainsi deux travaux inverses : d’un côté, ils élargissent les fissures, percent les roches, se creusent de larges lits ; de l’autre, ils referment les fentes de la montagne, posent des colonnes sous les voûtes, et remplissent de pierre les énormes vides qu’ils ont eux-mêmes forés des milliers d’années auparavant.

D’ailleurs, les stalactites, comme toutes choses dans la nature, varient à l’infini, suivant la forme des grottes, la disposition des fissures, l’abondance plus ou moins grande des gouttes qui déposent les enduits calcaires. Malgré l’horreur des ténèbres qui les emplissent, des multitudes de cavernes sont ainsi changées en de merveilleux palais souterrains. Des rideaux de pierre aux innombrables plis, çà et là colorés par l’ocre en rouge et en jaune, se déploient comme des draperies aux portes des salles ; à l’intérieur se succèdent jusqu’à perte de vue les colonnes aux soubassements et aux chapiteaux ornés de reliefs bizarres ; des monstres, chimères et griffons, se tordent en groupes fantastiques dans les nefs latérales ; de hautes statues de dieux se dressent isolées, et parfois à la lueur des torches, on dirait que leur regard s’anime et que, d’un geste terrible, leur bras s’étend vers vous. Ces draperies de pierre, ces colonnades, ces groupes d’animaux, ces figures d’hommes ou de dieux, c’est l’eau qui les sculpte, et chaque jour, chaque seconde, elle est à l’œuvre pour ajouter quelque trait précieux à l’immense architecture.