Librarie Hachette (p. 225-230).

1793
Troisième partie

L’An I de la République


I

Nous voilà maintenant loin du pays ; je ne vous parlerai plus de la petite forge du Bois-de-Chênes, de l’auberge des Trois-Pigeons et de la baraque du vieux père Bastien ; les marches, les contre-marches, les rencontres, les attaques et les batailles vont commencer.

Les volontaires nationaux du district de Sarrebourg restèrent cantonnés à Rülzheim jusqu’à la fin de juillet ; c’est là que ceux de la haute montagne, venus avec leurs faux et leurs bâtons, reçurent des fusils, des gibernes et des cartouches. Il en arrivait encore tous les jours par bandes ; on leur apprenait l’exercice ; et, dans ce coin de l’Alsace, entre Wissembourg et Landau, vous n’entendiez que le tambour des fantassins qu’on habituait à marcher au pas, et la trompette des cavaliers qu’on faisait galoper en rond.

Derrière nous s’étendait une grande ligne de redoutes, entre le camp de Kellermann et celui de Biron ; elle pouvait bien avoir quatre à cinq lieues de long, et suivait le cours de la Lauter, c’est ce qu’on a nommé depuis « les lignes de Wissembourg. »

Le service du train n’existait pas encore ; comme il fallait mettre les paysans en réquisition avec leurs chevaux et leurs charrettes, pour nous amener des vivres, souvent la distribution manquait.

Je demeurais, avec Marc Divès et Jean Rat, chez une veuve qui pleurait du matin au soir. La pauvre femme nous donnait ses légumes, ses pommes de terre, son pain de seigle. Divès et moi nous étions toujours contents, mais Jean Rat trouvait que ce n’était pas encore assez : il aurait voulu de la viande !

Tous les camarades logés aux environs prenaient ce qu’ils trouvaient ; on couchait dans les granges, sur les greniers à foin, sous les hangars. On ne pouvait pas se laisser mourir de faim ! C’était pour les pauvres habitants une véritable désolation.

Tout se payait avec des assignats qui ne valaient plus grand’chose. Nos cantonnements fourmillaient de petites gazettes allemandes, où l’on racontait la misère de l’armée des savetiers, l’ignorance de leurs chefs et leurs sottises. Les émigrés nous représentaient comme des gueux en train de grelotter et de se sauver ; les Allemands, eux, nous suivaient, la figure terrible, les moustaches retroussées, et le sabre en l’air. Pauvres diables ! ils en ont vu de dures pendant vingt ans, malgré leurs grandes moustaches.

Voilà comme les écrivassiers des rois vous excitent les uns contre les autres, pour vivre grassement aux dépens des peuples, qui se massacrent. Ils ne parlaient que de notre misère et de la magnificence des troupes alliées, de leur belle tenue, du grand nombre de leurs canons, du bon approvisionnement de leurs magasins répandus le long au Rhin, chez l’électeur de Bavière, le duc de Deux-Ponts et les autres princes de l’empire. On pense bien que cela nous donnait l’envie d’aller voir ces magasins, à Spire, à Worms, à Mayence ; nous y songions toujours et noire enthousiasme augmentait.

Malheureusement nous n’étions alors que vingt et un mille hommes d’infanterie à l’armée du Rhin, dix-sept mille volontaires nationaux, six mille hommes de troupes à cheval et dix-sept cents artilleurs, en tout quarante-six mille hommes, dont vingt-quatre mille employés à la garde des redoutes, et vingt-deux mille seulement pour tenir la campagne.

Les Prussiens et les Autrichiens ensemble montaient à plus de deux cent mille hommes. Nos émigrés leur criaient : « Avancez !… avancez… » car Bouillé savait bien que les ministres de Louis XVI, en disant à l’Assemblée nationale que nos effets de campement suffisaient ; que le zèle indiscret de ceux qui fournissaient des armes aux volontaires nationaux, ralentissait seul les livraisons régulières ; que l’état des arsenaux était admirable, enfin que nos armées nageaient en quelque sorte dans l’abondance ; il savait bien que ces ministres mentaient ; que nous n’avions plus d’officiers supérieurs, d’ingénieurs et de mineurs, à cause des désertions ; que nous étions forcés de mettre en réquisition les voitures, les chevaux de selle et de trait, et même les outils pour remuer la terre ; que la plupart d’entre nous n’avaient que leur veste, leur pantalon de toile et leurs sabots, avec une vieille patraque qui faisait long feu six fois sur dix ; qu’on nous avait même donné l’ordre de trouver où nous pourrions, un sac de peau pour mettre nos misérables effets, et un sac de toile pour nos munitions ; il savait tout, puisque ces ministres, Louis XVI, la cour et les émigrés s’entendaient ensemble.

Custine, qui nous commandait sous les ordres du général Biron, venait de se porter à Landau, notre première place en avant de Thionville et de Metz ; il était entré dans la ville, à cheval, par une brèche ; ses hussards l’avaient suivi. Qu’on se figure d’après cela l’état de nos fortifications. Combien de fois j’ai crié :

« Ah ! misérables, dans quelle position vous nous avez réduits ! Si l’ennemi s’avance en masse, qu’est-ce que nous pourrons faire contre deux cent mille hommes ? Nous serons écrasés, nous mourrons tous !… Mais vous aurez vendu la patrie, pour conserver vos priviléges et nous tenir en servitude. Vous êtes des traîtres, et votre ministre Narbonne, qui disait à l’Assemblée, en revenant d’inspecter nos forteresses, que nous étions prêts pour la guerre, est le dernier des scélérats. »

Par bonheur les Prussiens et les Autrichiens n’avançaient pas ; ils avaient de grands généraux, remplis de prudence et de sagesse ; des princes, des rois, des génies natifs, qui faisaient des plans à l’avance et se partageaient notre pays. Si ces gens avaient eu pour les commander, un enfant du peuple comme Hoche ou Kléber, nous étions perdus. Enfin ils restèrent à ruminer pendant trois semaines, sans rien faire, et tout à coup notre bataillon, qu’on appelait le 1er  bataillon de la montagne, reçut l’ordre de nommer ses officier et puis d’aller à Landau.

Ce même jour, le dernier de juillet 1792, les compagnies, formées par village, nommèrent leurs sergents, leurs lieutenants, sous-lieutenants et capitaines ; ensuite toutes les compagnies réunies nommèrent commandant Jean-Baptiste Meunier, un jeune architecte que j’avais vu cent fois chez nous avec sa toise et son niveau, sur les glacis, en train de niveler les chemins couverts ; il travaillait pour l’entrepreneur des fortifications Pirmetz, et prit alors notre commandement. Jean Rat venait de passer tambour-maître d’emblée ; le gueux avait enfin attrapé une bonne place, avec sa double solde il allait pouvoir vivre comme un sergent.

Le lendemain nous étions en route pour Landau, les uns en blouse, les autres en veste, les baudriers en croix et le fusil sur l’épaule. Il faisait assez beau temps. Le 2e bataillon des volontaires de la Charente-Inférieure, cantonné aux environs, suivait le même chemin que nous. Beaucoup allaient nu-pieds, et nous chantions ensemble la Marseillaise, que tous les patriotes commençaient à connaître le long du Rhin.

Ceux de la Charente-Inférieure s’arrêtèrent à Impflingen, et nous arrivâmes à Laudau sur les trois heures de l’après-midi. Le poste de garde à l’avancée était du régiment de Bretagne, encore en habits blancs ; et comme la sentinelle nous criait : « Qui vive ! » le commandant Meunier répondit : « Premier bataillon de la montagne ! » au milieu des cris de « Vive la nation ! » Chacun mettait son bonnet au bout de la baïonnette ; nous étions tous montagnards et fiers d’avoir un si beau nom.

On vint nous reconnaître et le bataillon entra sous les vieilles portes sombres, les trois fleurs de lis au-dessus, en chantant : « Allons, enfants de la patrie ! » comme un roulement de tonnerre.

Landau ressemble beaucoup à Phalsbourg, mais c’est une vieille ville allemande avec des ponts-levis, des portes, des remparts et des demi-lunes à la française. La Queich coule autour des remparts ; elle ne fait qu’un marais plein de joncs, de saules et de hautes herbes, où les grenouilles et les crapauds chantent matin et soir. La moitié des remparts tombaît dans les fossés ; la garnison, répandue partout avec des pioches, des pelles, des échelles et des brouettes, se dépêchait de les relever.

C’était la gloire de Louis XVI d’avoir des places pareilles, fortifiées par Vauban, et si bien entretenues ! L’argent du pays se dépensait en fêtes, en chasses, en pensions sur le livre rouge. Quelle honte et quelle misère, mon Dieu !…

La garnison venait d’être portée à sept mille six cents hommes.

Aussitôt casernés, on nous fit travailler comme les autres. Notre commandant Meunier, sa toise à la main, s’entendait à cet ouvrage ; il ne quittait pas les remparts, et c’est notre bataillon qui releva le bastion du côté d’Albertsweiler. Chacun travaillait de son état : les maçons aux murs, les terrassiers aux glacis, etc. Cinq ou six forgerons, volontaires comme moi, réparaient sous mes ordres les outils cassés ; nous avions de l’ouvrage.

Mais ce que je n’oublierai jamais, c’est la colère et l’indignation de la garnison, quand le manifeste du duc de Brunswick aux habitants de la France arriva chez nous. Au lieu de le cacher, on le lut par ordre supérieur, à l’appel du matin.

C’était une espèce de proclamation, dans laquelle ce feld-maréchal prussien nous prévenait que les souverains venaient rétablir les droits et possessions des princes allemands en Alsace et en Lorraine ; qu’ils ne voulaient rien nous prendre, mais seulement procurer à Sa Majesté Très-Chrétienne, notre roi, les secours nécessaires pour assurer le bonheur de ses sujets ; que les armées combinées protégeraient les bourgs, villes et villages qui s’empresseraient d’ouvrir leurs portes aux Prussiens et aux Autrichiens ; mais que les habitants des localités qui oseraient se défendre contre les troupes de Leurs Majestés et tirer sur elles, soit en rase campagne, soit par les portes, fenêtres ou autres ouvertures de leurs maisons, seraient exécutés militairement, d’après les rigueurs de la guerre ; que les troupes de ligne françaises étaient sommées de se soumettre et de revenir à leur ancienne fidélité ; que les gardes nationales étaient aussi sommées de veiller provisoirement sur les campagnes, jusqu’à l’arrivée des alliés, qui les relèveraient de leur garde ; que les Parisiens sans distinction étaient également tenus de se soumettre, sur-le-champ et sans délai, aux Autrichiens et aux Prussiens, et que, s’ils insultaient Louis XVI, Marie-Antoinette où leur auguste famille, les alliés détruiraient leur ville de fond en comble ! mais que, s’ils se dépêchaient d’obéir, le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche promettaient de prier Sa Majesté de leur pardonner les crimes qu’ils avaient commis.

À peine avait-on lu cela, que toutes les compagnies, cavalerie, infanterie de ligne, volontaires, sortirent de leurs casernes, en criant ensemble :

« À l’ennemi ! »

Les gardes nationaux de la ville sortirent aussi des maisons, et sur la place d’Armes les cris « À l’ennemi !… Vaincre ou mourir !… Vive la nation ! » les chants de la Marseillaise et du Ça ira ! devinrent si terribles, que le général Custine, à cheval au milieu de son état-major, descendit la rue des Postes ventre à terre, croyant que c’était une révolte. Je vois encore cet homme, grand, roux, carré, avec ses gros yeux luisants, son gros nez rouge, ses moustaches et ses favoris de hussard, qui lève la main ; et le colonel du 2e chasseurs à cheval, Joseph de Broglie, un officier superbe, l’air hardi comme les anciens nobles ; le chef d’escadron Houchard, de Forbach, la figure grêlée et balafrée, je les vois tous piaffer, caracoler, crier, donner des ordres, mais on ne pouvait pas les entendre.

Naturellement j’étais aussi furieux que les autres ; l’affront qu’un mauvais duc prussien osait faire à la nation m’entrait jusqu’au bout des ongles ; j’en frémissais !…

Tout à coup la générale se mit à battre sur les remparts. Depuis huit jours les avant-postes de l’ennemi se rapprochaient de la place ; on crut qu’ils nous attaquaient ; chacun couru à son poste sur les bastions, et l’on vit que le pays autour de nous restait tranquille. Le général avait envoyé donner cet ordre ; c’était une finesse de guerre, pour nous séparer et nous rappeler à la consigne.

Tout le monde reprit son travail ; mais depuis ce moment l’indignation contre Louis XVI, Brunswick, le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche augmentait de jour en jour. Les soldats, les volontaires et les gardes nationaux de la ville se réunissaient dans les brasseries et les cabarets ; ils dressaient des pétitions à l’Assemblée nationale contre les traîtres et demandaient la destitution du roi.

Ces choses traînèrent ainsi quelque temps. On avait relevé les remparts et planté les palissades aux avancées ; on mettait des pièces en batterie ; on plantait des fascines. De forts détachements autrichiens commençaient à se répandre dans nos lignes, entre Wissembourg et Landau ; des convois de farine et de munitions arrivaient sous la conduite des commissaires de district, pour approvisionner la place ; le 2e chasseurs à cheval et des dragons nationaux les escortaient, car l’ennemi venait les attaquer jusqu’aux avant-postes d’Impflingen et d’Offenbach : on s’attendait à nous voir bientôt bloqués.

Mais avant l’arrivée des Autrichiens, nous devions encore apprendre l’effet que le terrible manifeste de Brunswick avait produit à Paris : la prise des Tuileries par le peuple, le massacre des Suisses du roi, l’emprisonnement de Louis XVI, de Marie-Antoinette et de leur famille, d’abord au Luxembourg, ensuite au Temple.

Lorsqu’arriva ce courrier, le 15 août, l’enthousiasme des troupes fut si grand, que les patrouilles ennemies durent nous entendre crier et chanter à plus d’une demi-lieue autour de la ville. On s’embrassait les uns les autres, en criant :

« Nous sommes débarrassés des traîtres ! »

Et l’on avait des larmes d’attendrissement dans les yeux ; on riait, on était content, comme si chacun avait eu sa fortune faite.

Voici comment ces choses s’étaient passées ; je ne les ai pas vues, mais des gazettes patriotiques nous arrivaient alors par centaines ; on les lisait partout ; le premier venu se dressait sur une table et se mettait à lire la lettre qu’il venait de recevoir d’un cousin ou d’un ami ; d’autres lisaient le dernier bulletin de l’Assemblée nationale ou du club des Jacobins ; enfin tout s’apprenait.

Je vous ai déjà dit que depuis le 20 juin on se méfiait du roi, qui ne voulait pas retirer son véto, du décret de l’Assemblée nationale contre les prêtres réfractaires. Ses ministres, depuis, n’avaient rien fait pour nous sauver de l’invasion : ils avaient laissé nos magasins vides, nos places fortes sans défense ; ils avaient retardé d’envoyer leurs brevets aux nouveaux officiers nommés à l’élection, et soutenaient toujours effrontément à l’Assemblée que tout était prêt, jusqu’au moment où les Prussiens et les Autrichiens s’étaient mis en marche. Alors ces ministres avaient donné leur démission eu masse, et l’Assemblée avait été forcée de déclarer la patrie en danger.

Vous savez cela !

Eh bien, malgré tout, beaucoup de gens paisibles ne pouvaient pas encore croire à la trahison d’un si bon roi, quand le manifeste de Brunswick, qui déclarait que les Prussiens et les Autrichiens nous envahissaient pour le rélablir Lui, Louis XVI, sa noblesse et ses évêques dans leurs anciens privilèges, et nous dans notre ancienne servitude, ce manifeste honteux, abominable, insolent, montra que toute cette race s’accordait contre les peuples, comme des larrons en foire, et naturellement les plus hounêtes gens en furent indignés ; des centaines de pétitions arrivèrent à l’Assemblée nationale, demandant la destitution du roi ; mais les meilleurs députés se trouvaient dans les départements, pour encourager l’enrôlement des volontaires ; ce qui restait à l’Assemblée ne voulait pas écouter les justes plaintes du peuple ; et dans ce moment même, comme on le sut plus tard, les chefs des girondins s’entendaient sous main avec le roi, qui leur promettait des places de ministres.

Les sections de Paris, voyant que nos députés ne faisaient rien pour sauver la patrie, déclarèrent : « Qu’elles attendraient encore avec patience jusqu’au jeudi 9 août, onze heures du soir, que l’Assemblée eût prononcé sur la déchéance, mais que si justice n’était pas faite au peuple par le Corps législatif, ce même jour, à minuit, le tocsin sonnerait, la générale battrait et tout se lèverait à la fois ! » C’était franc et brave !

Pour toute réponse, l’Assemblée donna l’ordre au ministre de la guerre d’envoyer sur-le-champ au camp de Soissons tous les fédérés des départements, qui se trouvaient à Paris ; et le même jour, 406 voix contre 224 rejetèrent la proposition de mettre en accusation le général Lafayette.

Aussitôt Danton, Camille Desmoulins, Barbaroux, le chef des fédérés marseillais, Panis, Sergent, Bazire, Merlin de Thionville, Santerre, Westerman, etc. etc., tous les patriotes qui voulaient sauver la liberté ou mourir avec elle, soulevèrent le peuple. Les sections, réunies dans la nuit du 9 au 10 août, nommèrent chacune trois commissaires, « avec pleins pouvoirs pour sauver la chose publique, » et Danton fit sonner le tocsin.

Le château des Tuileries était plein de Suisses, de gentilshommes et d’autres gardes prêts à le défendre. Mais Louis XVI, qui se doutait bien que si le peuple l’emportait, il vengerait la mort de ses frères, au lieu d’attendre l’attaque, commença par se mettre au sec, avec la reine et le dauphin, en allant à l’Assemblée nationale et disant qu’il voulait épargner un grand crime aux insurgés.

Il paraît que ce roi ne pensait pas comme le dernier hardier de village, qu’il est honteux de laisser défendre son bien par les autres, et de sacrifier leur vie, en se retirant soi-même du danger.

Enfin, Leurs Majestés parties, le peuple, commandé par Westermann, était arrivé sous le feu roulant des Suisses qui garnissaient toutes les fenêtres. Les patriotes avaient d’abord reculé, mais ensuite ils étaient revenus furieux à la baïonnette, ils avaient mis le feu à la caserne des Suisses et s’étaient précipités dans les bâtisses, en massacrant domestiques, valetaille, gentilshommes, tout ce qui se rencontrait. On précipitait les malheureux Suisses par les fenêtres, on les fusillait dans les cours, dans les rues, dans les jardins ; déjà deux cents fédérés marseillais, cent fédérés bretons, cinq cents Suisses, mille gardes nationaux et citoyens des faubourgs, mille nobles et domestiques couvraient de leurs corps les pavés, les escaliers, les planchers du château, ou brûlaient sous les décombres de la caserne, et Sa Majesté Louis XVI, au lieu d’aller soutenir ses défenseurs, restait dans sa cachette à l’Assemblée nationale. Les gazettes de ce temps-là disaient qu’il y mangeait de bon appétit ; mais ce n’est pas croyable, ce serait trop dégoûtant de penser qu’une nation courageuse comme la France avait des maîtres pareils.

Pendant le massacre, les patriotes continuaient d’arriver à l’Assemblée pour demander la destitution du roi, mais nos députés, avant de répondre, voulaient savoir qui du peuple ou des Suisses aurait le dessus : c’était plus sûr.

Finalement, sur les deux heures de l’après-midi, le peuple ayant tout détruit au château, s’avançait sur l’Assemblée ; alors elle obéit aux ordres de la nouvelle Commune, et le girondin Vergniaud, qui la présidait, proclama la suspension provisoire de Louis XVI, et la convocation d’une Convention nationale. Elle rendit ensuite un décret, invitant tous les Français à se réunir dans les assemblées primaires, le 26 août, pour nommer les électeurs, et ceux-ci, dès qu’ils seraient nommés, à procéder le 2 septembre aux élections des députés, qui devaient arriver à Paris le 20 de ce même mois.

Il n’était plus question de citoyens actifs et passifs ; je vis que Chauvel, président de notre club, connu de tout le pays aux environs de Phalsbourg, pourrait être nommé représentant du peuple à la Convention ; cela me fit plaisir. Mais du 10 août au 20 septembre il y a quarante jours, et dans ces quarante jours, avec tous les ennemis qui nous entouraient, depuis anvers jusqu’à Nice en Italie, la Commune révolutionnaire de Paris, composée de tous les commissaires nommés par les sections dans la nuit du 9 au 10 août, restait seule maîtresse. Tout le monde comprit que ce serait un terrible moment à passer.

Heureusement Chauvel et Marguerite, dans leurs lettres lorsqu’ils étaient à Paris, nous avaient souvent parlé de Robespierre, de Bazire, de Merlin, de Sergent, de Santerre, comme de solides patriotes, et quand je reconnus leurs noms dans les gazettes, avec ceux de beaucoup d’autres, qui formaient la nouvelle Commune, je me dis que ces hommes ne laisseraient pas périr la patrie ni la liberté ; qu’il faudrait les exterminer tous, et qu’alors nous-mêmes nous ne serions plus de ce monde.