Librarie Hachette (p. 186-194).

IX

Dans ce temps, les idées de guerre reprirent le dessus : car la hardiesse de nos ennemis grandissait chaque jour ; non-seulement les prêtres réfractaires soulevaient la Vendée, mais les archevêques de Trèves et de Mayence, et le ci-devant évêque de Strasbourg, cet honnête cardinal de Rohan, cause de tant d’autres scandales, faisaient recruter tous les vagabonds de la frontière, pour nous envahir. Les recruteurs, d’anciens gabelous, des percepteurs aux barrières et d’autres employés de la régie, des aides, supprimés, distribuaient de l’argent pour racoler les gueux de notre pays contre la révolution. Cela se passait ouvertement ; mais alors l’indignation éclata. Chauvel d’abord, ensuile Lallemand, de Lixheim, et tous les chefs des clubs affiliés aux Jacobins, dénoncèrent ce trafic abominable ; et malgré le silence des ministres du roi, qui fermaient les yeux sur les manœuvres des émigrés, Camille Desmoulins, Fréron, Brissot, crièrent si fort, qu’il fallut bien envoyer des ordres pour arrêter le débordement.

À Lixheim, un des recruteurs logeait à l’auberge du Grand-Cerf ; tout le monde savait qu’il racolait des soldats pour le compte de l’émigration ; car les nobles voulaient tous commander, pas un n’aurait eu l’idée de prendre un fusil ; il leur fallait des paysans, même pour défendre leur propre cause ; eux, ils naissaient lieutenants, capitaines ou colonels par la grâce de Dieu.

Et comme un matin le racoleur était en train d’embaucher des garçons que lui envoyaient les prêtres réfractaires du pays, tout à coup les gendarmes nationaux frappent à la porte. Il regarde à la fenêtre et voit dehors les grands chapeaux à cornes ; aussitôt le gueux se sauve par derrière, dans un grenier à foin. Mais on l’avait vu monter ; le brigadier grimpe derrière lui ; et ne trouvant rien là-haut, il enfonçait lentement son sabre dans les tas de foin, en disant :

« Où donc est le gueux ? Il n’est pas ici… non, il n’est pas ici ! »

Mais à la fin un grand cri montra qu’il était là tout de même, et le brigadier, en retirant son sabre tout rouge, dit :

« Ah ! je me suis trompé… Je crois qu’il est sous la paille. »

Alors on sortit ce misérable, qui s’appelait Passavent et qui était borgne ; le sabre l’avait traversé par les reins, de sorte qu’il en mourut le même soir, et bien heureusement encore : car on avait trouvé dans sa chambre des lettres de nobles qui lui fournissaient des sommes pour exciter la guerre civile, et d’autres lettres de prêtres réfractaires d’Alsace et de Lorraine, qui lui envoyaient des garçons à racoler ; il aurait été pendu sans miséricorde.

On l’enterra donc, et, durant tout ce mois, on fit des arrestations en nombre ; c’étaient des recruteurs, des prêtres réfractaires et des vagabonds de toute sorte. Le père Éléonore disparut pour un temps ; ma mère s’en désolait, ne sachant plus où remplir ses devoirs religieux. Ces. malheureux ne pensaient qu’à mettre le trouble chez nous, et beaucoup de ceux qu’on a massacrés plus tard à la prison de l’Abbaye étaient de cette espèce. sans foi ni loi, capables de vendre la patrie à l’étranger pour de l’argent et des priviléges.

On savait qu’il existait trois rassemblements sur le Rhin : celui de Mirabeau-Tonneau, près d’Ettenheim ; celui de Condé, près de Worms ; et le plus grand à Coblentz, où se trouvaient nos seigneurs le comte d’Artois et le comte de Provence.

Un seul prince du sang, le duc d’Orléans, qui s’est appelé depuis Philippe-Égalité, restait en France ; son fils, colonel des dragons de Chartres, servait dans l’armée du Nord.

Qu’on se représente maintenant d’après cela l’inquiétude de notre pays ; tout ce tas d’émigrés pouvait arriver chez nous à marche forcée en une seule nuit. Il ne faut pourtant pas croire qu’ils nous faisaient peur ; s’ils avaient été seuls, on se serait moqué d’eux ; mais le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche les soutenaient ; et puis ils avaient désorganisé nos armées en abandonnant leurs drapeaux. On savait du moins alors que toute leur force venait de nos ennemis ; on voyait de plus en plus combien nous avions été bêtes de leur donner notre argent pendant tant de siècles, puisqu’ils ne pouvaient rien entreprendre contre nous par eux-mêmes.

Je me souviens que le 6 décembre, jour de la Saint-Nicolas, notre club se fit au bon sang à propos de ces émigrés. Joseph Gossard, un marchand de vins des environs de Toul, grand, sec, la figure rouge et la tête frisée, un vrai Lorrain, joyeux comme un merle, nous racontait la tournée qu’il venait de faire à Coblentz, avec des échantillons dans sa malle.

Je crois encore le voir, penché sur l’étal, nous peindre la confusion de tous ces nobles, de tous ces moines, de ces supérieurs de couvent, de ces chanoines, de ces chanoinesses, de ces grands seigneurs, de ces grandes dames et de cette quantité de servantes et de domestiques qui les suivaient pour les peigner, pour les laver, pour les brosser, pour leur faire la barbe, pour leur couper les ongles, pour les habiller et les déshabiller comme des enfants, et qui ne pouvaient plus vivre à leurs dépens, puisqu’ils n’avaient plus le sou.

Jamais on n’a rien entendu de pareil ! Gossard contrefaisait leurs grimaces au milieu des pauvres Allemands, qui ne comprenaient pas un mot de ce qu’ils disaient. Il représentait une vieille marquise avec ses falbalas, sa grande canne et ses affiquets dans une auberge de Worms. Cette vieille avait encore de l’argent, elle commandait, elle voulait ci, elle voulait ça, et les servantes la regardaient en se demandant :

« Wass ? Wass[1] ?

Was ? Wass ? criait la vieille. Je vous dis de bassiner mon lit, grosses buses ! »

Tout notre club en mourait de rire.

Et puis il imitait les vieux seigneurs qui faisaient des rigodons, pour se donner l’air d’être dissipés et sans soucis comme à Versailles ; les jeunes dames qui couraient après leurs maris perdus ; les capucins qui montaient la garde sur la place de Trèves, avec d’autres prêtres engagés dans les compagnies rouges ; l’étonnement de ceux qui couraient à la poste, croyant recevoir des billets sur Amsterdam ou Francfort, et qui recevaient des lettres vides, où l’intendant leur apprenait que le château, les bois et les terres de monseigneur étaient sous le séquestre de la nation.

Gossard arrondissait ses yeux, ses joues s’allongeaient : on voyait ces gens, habitués à vivre aux dépens des autres, que le kellner[2] tourmentait depuis six semaines pour être payé. Et puis, à l’hôtel du Rhin, il représentait le terrible général Bender, — qui devait nous mettre à la raison, — racontant sa dernière campagne de Belgique ; il avait fait pendre et fusiller les patriotes, de sorte que le pays jouissait maintenant de la plus grande tranquillité. Mais le plus fort c’était la désolation de l’électeur, apprenant que les émigrés avaient logé nos princes dans son palais, sans s’inquiéter de sa permission, comme s’ils avaient été maîtres chez-lui ; maître Jean s’en tenait les côtes, et Chauvel lui-même disait qu’il n’avait jamais eu de plus grand plaisir.

Joseph Gossard répétait le même spectacle dans, tous les clubs sur sa route ; on le recevait partout avec des cris de joie, et, pour dire la vérité, cet homme aurait gagné de l’argent en masse par la représentation de son voyage à Coblentz ; on aurait volontiers payé pour le voir jouer cette espèce de comédie ; mais il faisait tout cela par patriotisme, se contentant de réjouir les patriotes et de leur vendre du vin.

Je vous raconte cette histoire, pour vous faire voir quelle espèce de gens la France nourrissait de son travail avant 89 ; et ce qui montre encore mieux leur peu de bon sens, c’est la réponse de Monsieur, devenu plus tard Louis XVIII, à Assemblée nationale législative, qui l’invitait à rentrer s’il voulait conserver ses droits éventuels à la régence.

Voici ce qu’il répondit :

« Gens de l’Assemblée française se disant nationale, la saine raison, en vertu du titre 1er, chapitre 1er, article 1er des lois imprescriptibles du sens commun, vous prescrit de rentrer en vous-mêmes dans le délai de deux mois à compter de ce jour, faute de quoi, et après l’expiration dudit délai, vous serez censés avoir abdiqué votre droit à la qualité d’êtres raisonnables, et ne serez plus considérés que comme des fous dignes des petites-maisons. »

Voilà ce qu’un prince royal répondait à la nation qui l’appelait à la régence, dans le cas où son frère viendrait à mourir ! C’était bien la peine d’écraser un grand peuple d’impôts terribles et de lui laisser encore des milliards de dettes, pour élever des êtres si bornés ! Le dernier garçon de notre village aurait mieux profité de l’argent qu’on aurait sacrifié pour l’instruire.

Tous ces émigrés ensemble n’auraient pas fait une bouchée pour la nation ; mais les souverains de l’Europe, effrayés de voir s’élever un peuple de bon sens, qui pouvait donner l’exemple du courage aux autres, nous menaçaient toujours. On ne parlait plus que de guerre, et c’est au club des Jacobins, entre Brissot et Robespierre, que la dispute commença. Brissot voulait la guerre tout de suite contre les émigrés, le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche. Robespierre disait que le véritable danger pour nous était à l’intérieur, qu’il fallait d’abord combattre les traîtres prêts à livrer la patrie pour ravoir leurs priviléges. Voilà le fond de ces discours, dont Chauvel vendit par milliers : bourgeois, soldats et paysans, tout le monde en demandait ; la boutique ne désemplissait jamais ; Marguerite avait à peine le temps de les servir.

Cette bataille s’aigrit ; le club se divisa : Danton, Desmoulins, Carra, Billaud de Varennes, tenaient pour Robespierre ; ils disaient que le roi, la reine, la cour, les émigrés, avaient besoin de la guerre pour se relever, qu’ils nous y poussaient, que c’était la dernière ressource du despotisme vaincu ; qu’il fallait donc être sur ses gardes et ne pas exposer ce que nous avions gagné. Brissot persistait ; il était de l’Assemblée législative qui, dans ce temps, se partagea, comme le club des Jacobins, en deux partis : les girondins et les montagnards. Les montagnards voulaient tout finir à l’intérieur d’abord, les girondins voulaient commencer par le dehors.

Louis XVI penchait pour les girondins ; il n’avait rien à perdre de ce côté : si nous étions vainqueurs, la victoire lui donnait une grande force pour arrêter la révolution, car les armées tiennent toujours avec un roi qui gagne des batailles et qui donne les grades ! Si nous étions battus, le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche devaient tout rétablir chez nous, comme avant les états généraux. C’est ce que la reine Marie-Antoinette espérait ; elle voulait devoir son trône à nos ennemis.

Les girondins Brissot, Vergniaud, Guadet, Gensonné, etc., faisaient donc les affaires de la cour, et les jacobins Robespierre, Danton, Couthon, Billaud de Varennes, Desmoulins, Merlin (de Thionville), faisaient les affaires de la nation. C’est tout ce que je puis vous dire sur cela.

Plus la guerre approchait, plus l’exaltation devenait terrible, plus on se méfiait du roi, de la reine, de leurs ministres, de leurs généraux. On voyait bien que l’intérêt de ces gens n’était pas le nôtre ; et ce qui fit le plus grand tort aux girondins dans l’esprit du peuple, c’est que Louis XVI finit par choisir ses ministres parmi eux.

Mais ces choses sont connues, et je ne veux vous parler que de notre pays, de ce que j’ai vu moi-même.

Les idées d’invasion depuis le 1er janvier 1792 jusqu’en mars ne firent que grandir. On armait Phalsbourg, on montait les canons sur les remparts ; on faisait des embrasures dans le gazon et du clayonnage le long des rampes ; le ministre de la guerre, Narbonne, visitait les places fortes de la frontière, pour les mettre en état de défense ; enfin tous les hommes de bon sens voyaient que le danger était proche.

En même temps nos ennemis à l’intérieur redoublaient d’audace ; la société des citoyens catholiques, apostoliques et, romains s’était renforcée ; on assassinait les prêtres constitutionnels au détour des chemins, on pillait leurs maisons, on ravageait leurs jardins. Un député de Strasbourg se plaignit hautement aux Jacobins de ce que le directoire du Bas-Rhin ne prenait aucune mesure pour arrêter ces crimes ; déjà plus de cinquante prêtres patriotes avaient été assommés ; et les citoyens qui réclamaient étaient arrêtés par ceux-là mêmes qui devaient les soutenir et les défendre. Le maire Dietrich était accusé dans toute la basse Alsace de manquer à ses devoirs ; les assignats, à la suite de ces troubles, perdaient déjà soixante et dix pour cent : c’était ce que voulaient les aristocrates.

Qu’on juge de la désolation du peuple et de fureur qui le prenait ! Si plus tard le vicaire général de l’évêché de Strasbourg, Schneider, pour venger les prêtres constitutionnels massacres lâclhiement, a fait guillotiner des réfractaires par douzaines, faut-il s’en étonner ? C’est terrible de faire le métier de bourreau, mais on ne peut pas non plus toujours tendre la gorge comme des moutons. Ce serait trop commode pour les êtres féroces de n’avoir rien à craindre ; ceux qui tuent doivent s’attendre au même sort.

Pendant que l’on assassinait les patriotes sur tous les chemins, des espions étrangers couraient le pays, répandant de mauvaises nouvelles et de faux assignats, que les émigrés fabriquaient à Francfort, On ne se fiait plus aux étrangers, on ne se donnait plus les nouvelles, et même au club on était sur ses gardes ; ceux qui voulaient en être devaient se faire inscrire à l’avance.

Le travail continuait pourtant à la forge. Maître Jean espérait toujours reprendre sa culture de Pickeholtz ; il n’avait plus que deux mois à patienter : car les petites semailles commencent chez nous au mois de mars ; mais en pensant qu’alors la guerre pourrait éclater, que les émigrés avec leurs amis les Prussiens et les Autrichiens pourraient venir brûler la grange qu’il avait bâtie et le beau toit neuf qu’il avait fait mettre sur sa ferme, dévaster ses champs et même essayer de le pendre à quelque branche de son verger ! cette idée l’indignait tellement que tous les soirs, la figure rouge et son gros poing sur la table, il ne finissait pas de maudire les aristocrates, et de s’écrier qu’au lieu d’attendre leur arrivée, il vaudrait beaucoup mieux aller sur le Rhin disperser leurs rassemblements et mettre le feu dans les fermes, les granges et les moissons de l’Électorat, que de voir la mauvaise race allumer les nôtres, piller nos grains, boire notre vin et se réjouir à nos dépens ! Il tenait avec les girondins et soutenait que les patriotes volontaires ne manqueraient pas pour une telle expédition, déclarant que lui-même, en cas de besoin, marcherait à la tête de sa compagnie et descendrait la vallée de la Sarre, en bousculani tout ce qui ferait résistance.

Les paysans alsaciens et lorrains qui se trouvaient de passage aux Trois-Pigeons l’écoutaient crier avec plaisir ; leurs figures s’éclairaient de satisfaction ; ils tapaient sur les tables, se faisaient apporter des bouteilles et chantaient en chœur : « Ça ira !… ça ira !… »

Ainsi tout s’envenimait de jour en jour.

Le temps s’était mis à la pluie en février. Plusieurs disaient que les semailles pourrissaient dans la terre, que l’année serait mauvaise. Des bruits de disette couraient ; tout était rare ; et, dans le Midi, la peur de la famine, jointe aux prédications des prêtres réfractaires annonçant la fin du monde, jetait partout le désespoir et préparait ces orages épouvantables que nous avons vue depuis.

Le mot d’ordre au club était : « Pas de guerre ! » Chauvel n’en voulait pas ; il soutenait ce serait notre plus grand malheur ; qu’il fallait laisser aux bonnes idées le temps de prendre racine, et surtout profiter du temps qui nous restait, pour arracher la mauvaise herbe qui nuisait au bon grain en l’étouffant et en lui prenant sa nourriture. Il tous prêchait sans cesse la concorde et l’union, que les ennemis du genre humain essayaient de nous ravir en nous divisant le plus possible, et se tenant toujours eux-mêmes bien ensemble pour avoir bon marché de nous.

« C’est le seul moyen, s’écriait-il, ne l’oubliez pas ! Tant que les patriotes, ouvriers, bourgeois et paysans, se donnerent la main, ils n’auront rien à craindre ; aussitôt divisés, ils seraient perdus, les vieux priviléges reviendraient ; les uns auraient toutes les jouissances de la vie et les autres toutes les misères ! »

Il nous disait de grandes vérités, et l’on a vu tard que nous en avions profité ; car tous les patriotes sont restés unis ; ils ont fait de grandes choses non-seulement dans l’intérêt de la France, mais de tous les peuples.

On ne parlait plus de Lafayette ni de ses amis Bailly, Duport, les frères Lameth, qu’on appelait autrefois les feuillants et qu’on disait vendus à la cour. Lafayette, après l’acceptation la constitution par le roi, avait donné sa démission de général de la garde nationale ; ensuite il avait voulu se faire nommer maire de Paris, mais les électeurs ayant choisi Pétion, il était parti pour l’Auvergne.

Le Courrier, l’Orateur du Peuple, les Débats des Jacobins et les autres gazettes, que recevait Chauvel, ne s’en inquiétaient plus, lorsque l’Assemblée nationale législative ayant sommé les électeurs de Trèves et de Mayence de dissiper chez eux les rassemblements d’émigrés, ces électeurs s’y refusèrent et demandèrent le rétablissement des princes allemands possessionnés en Alsace. L’empereur Léopold d’Autriche déclara même que, si ces électeurs étaient attaqués, il viendrait à leur secours. Alors le roi répondit que si les rassemblements n’étaient pas dispersés le 15 janvier, il emploierait la force des armes, et l’Assemblée décréta d’accusation les frères du roi, le prince de Condé et Mirabeau le jeune, pour crime de conjuration. On forma trois armées de cinquante mille hommes chacune, sous le commandement de Luckner, de Lafayette et de Rochambeau : de Dunkerque à Philippeville, de Philippeville à Lauterbourg, de Lauterbourg à Bâle.

Tout le monde croyait que la guerre allait éclater ; mais cela traîna jusqu’en mars, et pendant ce temps la fureur des royalistes se déchaînait contre le club des Jacobins ; leurs gazettes criaient que c’était une caverne de brigands. Celles des feuillants, écrites par Barnave, André Chénier et quelques autres, répétaient les mêmes injures. Mais les jacobins ne leur répondaient plus : ils n’en valaient plus la peine. La vraie bataille était entre les montagnards et les girondins. C’est dans ce mois de février 1792 qu’elle commença, et l’on sait qu’elle ne pouvait finir que par la mort des uns ou des autres.

Depuis que le monde existe, on na peut-être jamais lu tant de beaux discours sur la guerre ; chaque homme de cœur était forcé de prendre parti pour ou contre, parce qu’il s’agissait de ses propres droits, de sa vie, de son sang, de sa famille et de son pays. Mais tout est encore là, chacun peut voir si j’en dis trop sur le génie de ces hommes.

Notre exaltation était devenue si grande, le peuple de Paris et des provinces voulait tellement se débarrasser de ce qui le gênait, de ce qui l’ennuyait et le menaçait ; il était si résolu à garder ses biens et ses droits, et détestait tellement ceux qui, par l’adresse, la ruse ou la force, essayaient de lui reprendre ce qu’il avait gagné, qu’on aurait fini par tomber sur eux en masse, comme des loups, lorsque Léopold, l’empereur d’Autriche, qui venait d’envoyer quarante mille hommes dans les Pays-Bas et vingt mille sur le Rhin, mourut de ses débauches. Il avait avalé des poisons pour soutenir ses forces, et la gangrène s’était mise dans son corps.

Alors quelques braves gens crurent que son fils François, roi de Bohême et de Hongrie, en attendant d’être couronné empereur d’Allemagne, serait plus raisonnable et qu’il retirerait ses troupes de nos frontières, puisque nos démélés ne le regardaient pas. Mais au contraire, à peine sur le trône, ce jeune prince, conseillé par les aristocrates et les prêtres de son pays, somma l’Assemblée nationale, non-seulenent de rendre leurs seigneuries d’Alsace aux princes allemands, mais encore de rétablir les trois ordres dans toute la France et de restituer tous ses biens au clergé.

C’était trop fort ! Il avait l’air de nous traiter comme des valets, auxquels on n’a qu’à parler de haut pour se faire obéir. Pas un seul patriote, en apprenant cela, ne resta calme, notre sang bouillonnait, et, le 23 avril, malgré la résistance de Chauvel, qui nous répétait sans cesse que la guerre est toujours dans l’intérêt des princes et jamais dans celui des peuples, tout le monde voulait se battre. Maître Jean devait faire une motion au club pour demander la guerre à l’Assemblée nationale ; il voulait combattre Chauvel lui-même et lui reprocher de ne pas assez tenir à l’honneur du pays, le premier de tous les biens.

Moi, tantôt la colère me faisait pencher pour maître Jean, et tantôt le bon sens pour Chauvel.

Tout ce jour, un lundi, il ne fit que pleuvoir ; la tristesse et l’indignation nous rendaient sombres ; à chaque instant on s’arrêtait de travailler, pour maudire les misérables qui nous attiraient ces insultes. Enfin, après souper, vers sept heures et demie, à la nuit on se mit en route à travers la boue : maître Jean avec son grand parapluie rouge, la tête penchée ; Létumier, avec son vieux carrick, et le reste des patriotes derrière à la file.

En arrivant à Phalsbourg, nous reconnûmes que l’agitation était partout ; les gens couraient d’une maison à l’autre, comme dans les moments extraordinaires ; on les voyait se parler vivement dans les petites allées sombres ; nous pensions que c’était à cause des motions qu’on allait faire au club ; mais une fois sur la petite place, nous vies bien autre chose : la boutique de Chauvel ouverte au large, et tellement pleine de monde que la foule débordait comme un essaim jusque dans la rue ; et, dans la boutique, au milieu de cette masse de gens penchés les uns sur les autres, Marguerite debout sur une chaise, un journal à la main.

Tant que je vivrai, j’aurai Marguerite devant mes yeux, telle que je la vis ce soir-là : sa petite tête brune sous la lampe, près du plafond, les yeux brillants, la figure animée et lisant avec enthousiasme.

Elle venait de finir un passage, comme les Baraquins arrivaient en courant dans la boue, et qu’ils cherchaient à se faire place dans la foule avec les coudes ; naturellement il s’éleva du tumulte ; alors, se retournant, elle s’écria de sa petite voix claire et ferme :

« Écoutez ! Voici maintenant le décret de l’Assemblée nationale ; c’est la France qui parle ! »

Puis elle se remit à lire :

« Décret de l’Assemblée nationale législative. — L’Assemblée nationale, délibérant sur la proposition formelle du roi ; considérant que la cour de Vienne, au mépris des traités, n’a cessé d’accorder sa protection ouverte aux Français rebelles ; qu’elle a formé un concert avec plusieurs princes de l’Europe contre l’indépendance et la sûreté de la nation française ; que François Ier, roi de Hongrie et de Bohême, après ses notes du 18 mars et du 7 avril dernier, à refusé de renoncer à ce concert ; que, malgré la proposition qui lui en a été faite par la note du 11 mars 1792, de réduire de part et d’autre à l’état de paix les troupes sur les frontières, il a continué et augmenté ses préparatifs hostiles ; qu’il a formellement attenté à la souveraineté de la nation française, en déclarant vouloir soutenir les prétentions des princes allemands possessionnés en France, auxquels la nation française n’a cessé d’offrir des indemnités ; qu’il a cherché à diviser les citoyens français et à les armer les uns contre les autres, en offrant aux mécontents un appui dans le concert des puissances ; considérant enfin que le refus de répondre aux dernières dépêches du roi des Français ne lui laisse plus l’espoir d’obtenir par la voie d’une négociation amicale le redressement de ces différents griefs et équivaut à une déclaration de guerre ;

« Décrète qu’il y a urgence. »

Dans ce moment l’enthousiasme me prit d’un coup, et, le chapeau en l’air, je criai :

« Vive la nation ! »

Tous les autres derrière moi répétèrent ce cri, qui s’étendit sur la petite place. Marguerite, se retournant, me regarda toute joyeuse, et puis elle dit en levant la main :

« Écoutez ! ce n’est pas fini ! »

Et le silence étant rétabli dans la foule, elle continua :

« L’Assemblée nationale déclare que la nation française, fidèle aux principes consacrés par sa constitution, de n’entreprendre aucune guerre de conquête et de n’employer jamais sa force contre la liberté d’aucun peuple, ne prend les armes que pour la défense de sa liberté et de son indépendance ; que la guerre qu’elle est obligée de soutenir n’est point une guerre de nation à nation, mais la juste défense d’un peuple libre contre l’agression d’un roi ; que les Français ne confondront jamais leurs frères avec leurs véritables ennemis ; qu’ils ne négligeront rien pour adoucir le fléau de la guerre, pour ménager et conserver les propriétés et pour faire retomber sur ceux-là seuls qui se ligueront contre la liberté, tous les malheurs inséparables de la guerre ; qu’elle adopte d’avance tous les étrangers qui, abjurant la cause de ses ennemis, viendront se ranger sous ses drapeaux et consacrer leurs efforts à la défense de la liberté ; qu’elle favorisera même par tous les moyens qui sont en son pouvoir leur établissement en France ;

« Délibérant sur la proposition formelle du roi, et après avoir décrété l’urgence, décrète la guerre contre le roi de Hongrie et de Bohême. »

Alors des centaines de cris : « Vive la nation ! » Le 20 juin 1792. (Page 204.)
Le 20 juin 1792. (Page 204.)
partirent de tous les côtés, ils gagnèrent jusqu’aux casernes, et les soldats du régiment de Poitou, qui venait de remplacer celui d’Auvergne, parurent aux fenêtres, agitant leurs grands chapeaux en l’air. Les chandelles couraient de chambrée en chambrée ; les sentinelles, en bas, levaient aussi leurs chapeaux à la pointe des baïonnettes ; on s’arrêtait, on se serrait la main en criant :

« C’est fini, la guerre est déclarée. »

Tout le monde avait la fièvre, malgré la pluie fine qui remplissait l’air comme un brouillard.

Marguerite était descendue de sa chaise ; je m’avançai vers elle à travers la foule ; elle me tendit la main et me dit, la figure encore tout animée :

« Eh bien, Michel, nous allons nous battre ? »

Et je lui répondis :

« Oui, Marguerite. Je pensais comme ton père ; mais puisque les autres nous attaquent, nous défendrons nos droits jusqu’à la mort. »

Je tenais sa main serrée, et je la regardais dans l’admiration : car elle me paraissait encore plus belle avec ses joues un peu rouges et ses grands yeux noirs pleins de courage, quand Chauvel, la tête nue et ses cheveux plats collés sur le front par la pluie, arriva du dehors avec cinq ou six autres des meilleurs patriotes, qu’il était allé prévenir.

« Ah ! c’est vous, dit-il, en nous voyant dans la boutique, la pluie ne vous a pas retenus… Bon… je suis content… nous allons être réunis. « Vive la nation ! » (Page 297.)
« Vive la nation ! » (Page 297.)

— Hé ! lui cria maitre Jean, nous avons donc la guerre, cette fois, et malgré nous !

— Oui, dit-il brusquement. Je n’en voulais pas ; mais nous la ferons bien, puisque les autres la veulent. Arrivez. »

Et nous allâmes au club, en face. Un grand bourdonnement remplissait la vieille bâtisse ; tous les coins dans l’ombre fourmillaient de monde. Chauvel monta dans l’étal et, sans s’asseoir, d’une voix frémissante et claire qu’on entendait jusque sur la petite place, il se mit à parler, et nous dit qu’il avait voulu la paix, le plus grand bien des hommes après la liberté ; mais que, à cette heure, la guerre étant déclarée, celui qui voudrait autre chose que la victoire de son pays, qui ne sacrifierait pas sa fortune et son sang pour défendre l’indépendance de la nation, devrait être regardé comme le plus grand des lâches et le dernier des misérables.

Il nous dit que ce ne serait pas une guerre ordinaire ; que cette guerre signifiait la liberté de l’homme ou son esclavage, l’injustice éternelle, ou le droit pour chacun, la grandeur de la France ou son abaissement. Il nous dit de ne pas croire que tout finirait en un jour mais de recueillir nos forces et notre résolution pour des années ; que les despotes allaient jeter sur nous tous leurs pauvres soldats élevés dans l’ignorance et le respect des priviléges ; qu’au lieu de s’embrasser, il faudrait verser des torrents de sang et combattre jusqu’à la mort.

« Mais, dit-il, celui qui défend son droit par la force est juste ; celui qui veut s’élever au-dessus du droit des autres est criminel ; la justice est donc pour nous. »

Ensuite il nous dit encore que cette guerre, de notre côté, ne serait pas une guerre de soldats, mais une guerre de citoyens ; que nous n’irions pas seulement chez nos ennemis avec des canons et des baïonnettes, mais avec la raison, le bon sens et le bon cœur ; que nous leur offririons toujours le bien en même temps que le mal, et que, si bornés qu’on pût les supposer, ces peuples finiraient pourtant par comprendre qu’ils défendaient leurs chaînes et leurs carcans contre nous qui venions les briser ; qu’alors ils nous béniraient et s’uniraient à nous ; que le droit de tous serait fondé sur les bases de l’éternelle justice. Il appelait cela « guerre de propagande », où les bons livres, les bons discours, les offres de paix, d’alliances, de traités avantageux, marchaient à l’avant-garde, avec les Droits de l’homme.

Mais à la fin, parlant de tous les misérables qui cherchaient à nous prendre par derrière, il pâlit, et s’écria que ce serait là le côté terrible de la guerre si ces gens continuaient leurs manœuvres, parce que les patriotes seraient forcés, pour sauver la patrie, d’appliquer aux traîtres les lois de sang qu’ils voulaient nous faire !

Alors cet homme si ferme, qui ne donnait jamais que de solides raisons, s’attendrit, et tout notre club frémit en l’entendant crier d’une voix étouffée :

« Ils le veulent, les malheureux, ils le veulent ! Nous leur avons offert cent fois la paix ; nous leur tendons encore la main, nous leur disons : ‹ Soyons égaux… oublions vos injustices… n’y pensons plus… mais n’en commettez pas de nouvelles ; renoncez à vos priviléges contre nature ! › Eux nous répondent : ‹ Non ! vous êtes nos esclaves révoltés ! c’est Dieu qui vous a faits pour ramper devant nous et nous entretenir de votre travail, de père en fils. Et nous ne reculerons ni devant l’alliance des ennemis de la patrie, ni devant les soulèvements de l’intérieur, ni devant la trahison ouverte, ni devant rien, pour vous remettre sous le joug ! › — Eh bien, si nous ne reculons devant rien non plus pour rester libres, que pourront-ils nous reprocher ? Je finis, citoyens ; que chacun fasse son devoir ; que chacun soit prêt à marcher quand la France l’appellera. Restons unis, et que notre cri de ralliement soit toujours : ‹ Vivre libres ou mourir ! › »

Il s’assit, et l’enthousiasme éclata comme un roulement de tonnerre. Ceux qui n’ont pas vu des scènes pareilles ne peuvent pas s’en faire l’idée ; on s’embrassait avec ses voisins, ouvriers, bourgeois, paysans, devenaient frères ; on ne voyait plus que des patriotes et des aristocrates, pour les aimer ou les haïr. C’était un attendrissement et en même temps une indignation terribles.

D’autres encore prononcèrent des discours : Boileau, notre maire ; Pernett, l’entrepreneur des fortifications ; Collin, etc. ; mais aucun ne produisit autant d’impression que Chauvel.

Nous rentrâmes ce soir-là bien tard ; il pleuvait toujours, et, sur le chemin des Baraques, au milieu de la nuit sombre, chacun faisait ses réflexions en silence. Maître Jean, seul, de temps en temps élevait la voix ; il disait que la première chose maintenant c’était d’avoir des généraux patriotes, et rien que cette idée vous donnait à réfléchir : car nous pouvions en avoir d’autres, puisque le roi les choisissait. Après l’enthousiasme revenait la méfiance ; et l’on pensait malgré soi que Chauvel avait eu raison de dire que notre plus grand danger était de nous livrer à des traîtres. Enfin les mille idées qui vous traversent l’esprit dans un pareil moment ne sont pas à peindre. Tout ce que je puis dire, c’est qu’alors déjà je voyais que ma vie allait changer ; qu’il faudrait partir sans doute, et que l’amour de la patrie devait remplacer pour moi, comme pour des milliers d’autres, l’amour du village, de la vieille baraque, du père, de la forge, de Marguerite !

Au milieu de ces réflexions, je rentrai dans mon grenier. Tout cela me paraissait grave ; mais pourtant, malgré ce que Chauvel nous avait dit sur la provision de patience qu’il nous fallait faire, ni maître Jean, ni Létumier, ni moi, nous ne pensions alors que nous en avions pour vingt-trois ans de guerre, et que tous les peuples de l’Europe, à commencer par les Allemands, viendraient avec leurs rois, leurs princes et leurs seigneurs pour nous écraser, parce que nous voulions faire leur bien en même temps que le nôtre, en proclamant les Droits de l’homme ; non, une pareille stupidité est contre nature, et l’on a de la peine à la comprendre, même après l’avoir vue.

  1. Quoi ? quoi ?
  2. Garçon.