Librarie Hachette (p. 127-138).

II

À six heures nous étions réunis sur la place d’Armes, avec les volontaires de la ville et des environs, en tout cent cinquante hommes. Nous avions pris un verre de vin chez maître Jean avant de partir, chacun avait mangé un bon morceau de pain, et mis le reste dans son sac pour la route. Les autres villages en avaient fait autant, et le roulement pour appeler ceux qui pouvaient être en retard commençait. Cinq ou six arrivèrent encore, et pus le commandant de place vint nous passer en revue, il fit distribuer des gibernes à ceux qui n’en avaient pas et vingt-cinq cartouches par homme.

Alors le commandant de la garde citoyenne, Gérard, monta sur son cheval ; il nous parla des devoirs du soldat-citoyen, et levant son sabre, le roulement recommença. Aucun autre volontaire ne s’étant présenté, nous sortîmes par la porte de France, au milieu des cris de : Vive le roi ! vive la nation ! qui partaient de toutes les fenêtres. Beaucoup d’enfants nous suivirent jusque sur la côte de Mittelbronn et même jusqu’au Petit-Saint-Jean, mais ensuite nous continuâmes seuls notre chemin au milieu de la poussière.

Ce 30 août 1790 et le lendemain 31 sont peut-être les plus chaudes journées que j’aie vues ; le soleil rouge, qu’on avait sur la nuque, vous abasourdissait, et la poussière vous étouffait. Et puis c’était la première marche militaire que nous faisions, quand les hommes vont en troupes c’est tout autre chose que d’aller seul ; tantôt il faut ralentir le pas et tantôt se dépêcher, ce qui fatigue beaucoup, et cette grande poussière qu’on avale vous dessèche la bouche.

Malgré cela nous étions à Sarrebourg vers onze heures. Pas un bourgeois n’était parti ; les gens s’étonnaient de nous voir. On fit halte pour se rafraîchir, et puis on redoubla l’étape jusqu’à Blamont, où nous n’arrivâmes que sur les sept heures du soir.

Pendant cette route, maître Jean se repentit plus d’une fois d’avoir mis son bel uniforme au lieu d’une blouse, et le pauvre Jean Rat, sa caisse sur l’épaule et le nez presque à terre, tirait la langue comme s’il avait traîné la charrette du père Soudeur. Moi j’allais bien, la sueur me coulait dans la raie du dos, c’est vrai, et j’avais même ôté mes guêtres pour sentir un peu d’air autour de mes jambes, mais je supportais cela facilement et les autres garçons du village aussi.

Les jeunes gens de la ville furent bien contents, eux, de rencontrer des voitures qui s’en allaient à Blamont, et de grimper dessus moyennant quelques sous ; et Jean Rat se réjouit de pendre sa caisse au timon de derrière.

Enfin nous arrivâmes tout de même à Blamont, où le commandant Gérard et le capitaine Laffrenez furent logés chez le maire, qui s’appelait M. Voinon ; maître Jean et Létumier chez un officier municipal ; et Jean Rat, Jacques Grillot et moi, chez un marchand de vin, un bon patriote, qui nous fit souper à sa table et nous raconta que leur commandant, M. Fromental, était parti deux jours avant, avec les volontaires de Blamont et d’Herbéviller ; qu’ils manquaient presque tous de fusils, mais qu’on leur en avait promis pour là-bas.

Nous bûmes chez lui de bon vin de Toul, et, comme il fallait se lever le lendemain avant le jour pour profiter de la fraîcheur, après souper il nous conduisit dans une chambre à deux lits, Jean Rat et Grillot prirent le plus grand, moi je couchai seul dans l’autre, où je dormis tellement bien, qu’il fallut me secouer pour me réveiller. Jean Rat battait déjà le rappel dans la rue noire. Il pouvait être trois heures ; à quatre nous étions en route, et fort heureusement, car lorsque le soleil se leva derrière nous, rien qu’à voir la couleur du ciel, on comprenait que nous allions être comme dans un four jusqu’à Lunéville.

Nous en approchions vers neuf heures. Il fallut se mettre en rang, l’arme au bras et tambour en tête, pour entrer.

Là, tout le monde était content de nous voir ; les cris de : Vive la nation ! recommencèrent. En intérieur, au mur du fond pendent des pièces d’équipement militaire. Autour d’une petite table sur laquelle reposent des bouteilles, deux militaires en uniforme et grande moustache, assis, et Michel, debout. Michel, grand chapeau sur la tête, est debout, main droite appuyée sur la table, main gauche levée, regarde vers le haut.
« Est-il possible qu’un pareil animal soit ton frère. » (Page 134.)
Les enfants couraient derrière nous en troupes, et les femmes nous regardaient en souriant de leurs fenêtres. Ces gens de Lunéville ont toujours été de bons patriotes, cela vient de la garnison.

Je me rappelle que nous fîmes halte sur une petite place carrée, garnie d’arbres touffus, et qu’après avoir mis les armes en faisceaux, maître Jean, Létumier et moi, nous entrâmes dans une belle auberge, au coin de cette place. Nous avions une heure de repos, cela nous réjouissait.

« Eh bien ! criait maître Jean, nous avançons ! »

— Oui, mais il va falloir donner un fameux coup de collier jusqu’à Nancy, répondait Létumier.

— Bah ! le plus rude est fait maintenant, disait maître Jean. Le principal, c’est d’arriver pour dire son mot. »

La place et les rues aux environs fourmillaient de monde ; des bourgeois, des soldats et des gens de toute sorte, hommes et femmes, allaient et venaient ; quelques-uns s’arrêtaient pour nous regarder. Je n’avais jamais vu de presse pareille ; dans l’auberge aussi la foule se pressait ; de grands carabiniers rouges fumaient et buvaient, leurs longues jambes allongées sous les tables , on riait, et dans ce moment nous entendions dire autour de nous que la paix était faite ; que Mestre-de-Camp, Château-Vieux et le régiment du roi mettaient les pouces ; que tout allait se raccommoder et que les meneurs seuls auraient leur compte. En intérieur, plusieurs livres sur la tablette de la cheminée. Au centre, Marguerite en train d’écrire sur une petite table.
« Mon bon Michel. » (Page 141.)

Il paraît que de bonnes nouvelles venaient car on criait dehors : « Vive le roi ! » Les carabiniers, des géants alsaciens, riaient dans leurs moustaches, en avalant des cruchons de bière, et disaient :

« Ce n’est pas malheureux qu’en soit tombé d’accord ! »

La joie de tout le monde montrait combien la guerre entre nous aurait fait de peine aux gens ; et naturellement nous autres, en cassant notre croûte et vidant une bouteille de vin, nous étions contents de ne pas être forcés d’en venir aux coups.

Le commandant Gérard était allé voir le maire de la ville, M. Drouin ; et comme les nouvelles de paix se répandaient de plus en plus, au lieu de nous presser, nous restâmes là jusqu’à onze heures. Alors le maire et la municipalité vinrent nous voir sur la place, pendant qu’on battait le rappel et qu’on reformait les rangs. Le commandant remonta sur son cheval en saluant ces messieurs, et nous repartîmes, tout joyeux de savoir que nous arriverions à Nancy comme pour une fédération, au lieu de la bataille.

Vers quatre heures, nous commencions à découvrir au bord du ciel deux hautes tours grises et quelques vieilles bâtisses. Je pensais : « Est-ce que ce serait déjà Nancy ? » mais je ne pouvais le croire. C’était Saint-Nicolas. Nous continuions à nous en approcher lentement, au milieu de la poussière, quand deux coups sourds retentirent au loin, sur notre droite, dans la plaine ; toute, notre troupe étonnée s’arrêta, regardant et prêtant l’oreille. Il se fit un grand silence. Quelques secondes après, un troisième, puis un quatrième coup retentirent, et notre commandant, debout sur ses étriers, cria :

« C’est le canon !… La bataille est commencée… En avant ! »

Alors, malgré la fatigue et la tristesse de penser que les bonnes nouvelles de Lunéville étaient fausses, on reprit le pas accéléré ; mais, à mesure que nous avancions, notre ligne s’étendait ; les trois quarts ne pouvaient plus suivre ; et quand, arrivés aux premières maisons de Saint-Nicolas, regardant en arrière, nous vîmes au loin les traînards tout le long de la route, il fallut bien s’arrêter pour attendre les plus proches.

Voilà ce que c’est de commencer par des marches forcées ; j’ai vu cela bien des fois depuis, en Allemagne : tous les conscrits restent en route ; bienheureux encore quand la cavalerie ne vient pas les récolter.

Enfin, les tambours étant arrivés, nous entrâmes dans cette vieille ville de Saint-Nicolas, pleine d’enseignes de tisserands, de drapiers, de bonnetiers, pendues dehors comme à la foire. C’est bien changé depuis ; mais dans ce temps le bras d’or de saint Nicolas attirait des quantités de pèlerins, et cela dura jusqu’au jour où la république envoya fondre le bras à la monnaie de Metz, avec les ciboires et les cloches.

Nous étions abîmés !

Comme nous remontions la grande rue, elle fourmillait de monde ; les gens de boutiques et de métiers descendaient leurs escaliers en dehors, tout effarés ; des femmes couraient, traînant leurs enfants à la main. Sur la place de la vieille cathédrale, on nous fit mettre crosse à terre, au milieu d’une foule de paysans, d’ouvriers et de gardes nationaux débandés, que la municipalité de Nancy venait de renvoyer avant l’attaque, parce que ces gens tenaient avec la troupe. On n’a jamais vu de confusion pareille. Ces hommes indignés racontaient qu’à peine sortis de la ville, pour retourner chez eux, croyant que tout était fini, l’attaque des Allemands à la porte Neuve avait commencé. Un de leurs capitaines, un vieux sec, le nez camard et la figure toute grêlée, vint saluer notre commandant, et lui cria, la main sur le col de son cheval :

« Commandant, vous allez à Nancy ? N’y allez pas ! L’autorité militaire et la municipalité se méfient de la garde citoyenne ; c’est de la canaille !… Vous tomberez dans un guet-apens ! »

Il écumait de colère.

« Capitaine, lui répondit le commandant, mes hommes et moi nous ne connaissons que le devoir.

— C’est bon, dit ce vieux. Allez, je vous ai prévenu, faites ce qu’il vous plaira. »

Mais comme la moitié de nos gens restait encore en arrière, le commandant fit rompre les rangs pour les attendre. Chacun eut le temps de boire un verre de vin, sous les toits de toile grise en avant des cabarets.

Beaucoup de curieux remplissaient les clochers avec des lunettes d’approche, et ceux qui descendaient criaient en passant :

« L’affaire est au faubourg Saint-Pierre ! » ou bien : « La fumée monte sur la porte Stainville. »

Ainsi de suite.

Au bout d’une demi-heure, tous les traînards étant arrivés, nous repartîmes pour Nancy, et bientôt nous entendîmes la fusillade ; sur les six heures elle devint terrible. Le bruit du canon avait cessé. Nous commencions à voir la ville, et dans le même moment les premières bandes qui se sauvaient passaient à côté de nous. On peut dire des misérables ! car ces gens étaient presque tous en blouse, sans chemise et nu-pieds, sans casquette ni chapeau ; enfin la misère, la grande misère des villes en ce temps ! Des lignes entières de ces malheureux gagnaient les champs ; trois ou quatre que nous rencontrâmes plus loin, assis au revers de la route, pâles comme des morts, étaient blessés ; ils avaient, les uns la poitrine, les autres les jambes pleines de sang, et nous regardaient avec de grands yeux clairs, sans rien nous dire. Je crois qu’ils ne nous voyaient plus, ou qu’ils nous prenaient pour des ennemis.

Dans le moment où nous rencontrions ces malheureux, les coups de fusil, que nous avions entendus d’abord sur notre droite, s’étendaient par toute la ville ; et c’est alors, comme nous l’apprîmes plus tard, que les soldats de Château-Vieux et le peuple se débandaient ; c’est alors que le massacre commençait !

En entrant dans une longue rue bordée de hautes maisons fermées du haut en bas, nous vîmes une masse de gens rouler de notre côté, devant cinq ou six hussards qui les hachaient sans miséricorde. Les chevaux se cabraient, les sabres montaient et descendaient, et des cris partaient, mais des cris qui vous donnaient froid, des cris horribles.

Ces gens n’auraient eu qu’à se retourner et tomber sur les brigands qui les poursuivaient ; ils n’auraient eu qu’à Les rendre par la botte et les précipiter à terre, en les écrasant comme des chats ! eh bien, ils se laissaient massacrer ! Oh ! que la peur rend bête !

Le commandant nous ordonna d’obliquer à gauche, contre les maisons, pour laisser passer ce monde, et de faire halte. Maître Jean, Létumier et les autres officiers tirèrent le sabre, en nous criant de charger ; chacun déchira sa première cartouche.

La foule arrivait ; elle passa devant notre ligne, comme un troupeau poursuivi par une bande de loups ; et les hussards alors, voyant reluire nos baïonnettes, tournèrent bride. Ils s’attendaient sans doute à recevoir notre décharge dans les reins, car, à la première ruelle, ils disparurent.

Au bout d’un instant la grande rue était vide, tous les fuyards s’étaient cachés ; quelques-uns seulement restaient étendus la face contre terre. Nous entendions de nouveau le grand prend bourdonnement de la ville, la fusillade, et le tocsin d’une petite cloche qui tintait au milieu de ces massacres.

Mon Dieu ! que de pensées tristes vous viennent en se rappelant ces misères, et qu’on plaint les pauvres malheureux, toujours exterminés, même lorsqu’ils ne demandent que la justice !

Aussitôt après le tumulte, notre commandant nous ordonna de repartir ; le grand carré gris de la porte Saint-Nicolas s’avançait lentement dans le ciel, et tout à coup le cri de : Ver dà ! nous avertit que les Allemands étaient maîtres de Nancy.

M. de Bouillé n’avait pour ainsi dire amené que de ces gens-là ; des Français se seraient arrêtés trop tôt, il lui fallait un exemple terrible.

Alors les vieilles moustaches grises du commandant frémirent ; il s’avança seul et répondit :

« France !… garde citoyenne de Phalsbourg ! »

Quelques instants après, un piquet de ces Allemands, en habit bleu, comme les invalides d’aujourd’hui, s’avança de notre côté, avec un de leurs officiers, pour nous reconnaître. Il paraît qu’on se méfiait de nous, car il fallut attendre là très-longtemps, l’arme au pied, pour recevoir l’ordre de la place. La fatigue nous accablait après ces deux marches forcées, et ce n’est que vers neuf heures qu’un lieutenant vint nous prévenir d’avancer et de relever les Allemands à leur poste.

Ils étaient environ une quinzaine dans le corps de garde. Les gueux furent bien contents de nous céder la place, pour aller piller comme les camarades.

C’est sous la porte Saint-Nicolas que nous passâmes la nuit, étendus à terre, la tête sur le sac, le long des murs. Nous dormions tous l’un à côté de l’autre ; deux pièces de canon et des fourgons barraient la porte ; on avait aussi levé des pavés. Les sentinelles, qu’on changeait d’heure en heure, allaient vers la ville et le faubourg. C’est tout ce que je me rappelle, car je n’en pouvais plus, et par bonheur mon tour d’être en faction n’arriva que le matin.

Deux ou trois fois pourtant, je fus éveillé par des cris et des disputes : c’étaient nos patrouilles qui amenaient leurs prisonniers ; on les poussait dans le corps de garde, en refermant la porte, malgré les cris des misérables qui ne respiraient plus là dedans ; — cela me revient comme un rêve !

Que voulez-vous, une fois que le sommeil prend l’homme, il n’entend et ne voit plus rien. Je sais que cette nuit-là, des centaines de malheureux furent encore massacrés, et que la barbarie de la noblesse se montra dans toute sa fureur contre le peuple, mais je ne puis rien vous en dire, ne l’ayant pas vu moi-même.

Seulement, le lendemain 1er septembre 1790, ce fut autre chose.

J’étais debout de grand matin, et ce que je vis en ce jour, malgré les années, reste comme peint devant mes yeux.

À quatre heures le roulement du tambour nous éveilla. En me levant sur le coude, encore tout endormi, j’aperçus dans le petit jour, à dix pas de moi, devant la voûte, un officier allemand avec le commandant Gérard ; ils causaient ensemble ; derrière eux se tenait un officier municipal, l’écharpe autour des reins et la main dans le grand gilet blanc. Ils regardaient sous la porte sombre, où nous nous levions l’un après l’autre, secouant la poussière de nos effets, ramassant nos fusils et bouclant notre sac.

Après le roulement, on fit l’appel ; plusieurs de nos camarades étaient encore arrivés pendant la nuit, de sorte que nous pouvions être de cent vingt à cent trente, sans compter ceux de faction et de patrouille aux environs.

L’appel fini, le commandant nous dit :

« Camarades, vous allez escorter les prisonniers aux prisons de la ville. »

En même temps trois charrettes s’approchèrent, des charrettes à échelles, avec de la paille, et l’on commença par tirer du corps de garde les malheureux qu’on avait pousses dedans depuis la veille. Il en sortait… il en sortait !… ce n’était pas à croire : des femmes, des soldats, des gens du peuple, des bourgeois, tellement que la rue en était encombrée, et si pâles, si défaits, que cela vous retournait le cœur. Un assez grand nombre, couverts de sang, ne pouvaient pas marcher il fallait les porter sous les bras, En reprenant l’air, ils se débattaient, ouvraient la bouche comme des gens près d’étouffer, et demandaient de l’eau, qu’on leur donnait à boire dans un bidon. On les portait ensuite sur les voitures.

Cela dura bien vingt minutes, et puis tout se mit en marche : les voitures de blessés devant ; les autres prisonniers derrière, deux à deux, entre nous.

J’en ai vu depuis de ces convois, oui, j’en ai vu, mon Dieu ! et même de plus grands, des trente et quarante charrettes à la file. Mais celui-ci c’était le premier, il me fit une horreur en quelque sorte éternelle ; il faut être couché sous terre, pour oublier des spectacles si terribles. Plus tard, c’étaient des blessés qu’on conduisait aux ambulances, le soir de nos grandes batailles, ou des aristocrates qu’on menait à la guillotine ; cette fois c’étaient des gens du peuple et des soldats qu’on menait à la potence ; car, non content d’avoir exterminé trois mille pauvres misérables, dont, quatre cents femmes et enfants, ce même jour Bouillé fit pendre vingt-huit soldats de Château-Vieux, condamnés par jugement du conseil de guerre ; un fut roué vif, malgré l’abolition des tortures décrétée par l’Assemblée nationale, et quarante et un furent envoyés aux galères du roi. Nous étions encore en route pour retourner à Phalsbourg, que la nouvelle de ces abominations se répandait déjà partout.

On a bien crié contre les massacres de septembre et les convois de 93, et l’on a eu raison : c’était contre nature. Mais les nobles avaient commencé. C’est un grand malheur ! Quand on demande de la pitié pour les siens et pour soi-même, il faudrait d’abord en avoir eu pour les autres et ne pas avoir été cruels dans la victoire.

Enfin la ligne des prisonniers s’avançait entre nos deux files de baïonnettes. Nous marchions au milieu d’un grand silence, car toutes les maisons étaient fermées comme des prisons, excepté celles qu’on avait pillées, et dont les portes et les volets pendaient dehors en morceaux. Maître Jean nous commandait ; deux ou trois fois en passant il me regarda, et je vis dans ses yeux quelle horreur et quelle pitié il avait ; mais quoi faire ? Bouillé était le maître, il fallait obéir.

Les malheureux que nous escortions, les uns sans veste, les autres sans chemise, le bras en écharpe où la tête bandée, regardaient devant eux, les yeux troubles, et nous les entendions quelquefois pousser un de ces soupirs que donne l’épouvante d’être pris, de savoir qu’on n’a plus de ressource, et qu’on laisse ou bien une vieille mère, où bien une femme et de jeunes enfants qui périront abandonnés. Voilà ce qui fait soupirer de cette manière, lentement et par secousses, en frémissant tout bas. Et ceux qui vous entendent vous comprennent ; s’ils pouvaient vous lâcher, ils le feraient de bon cœur.

Chacun doit comprendre que dans ce moment je ne faisais pas attention aux rues, d’autant moins que nous rencontrions souvent des soldats, et d’autres misérables, hommes et femmes, étendus en travers de larges mares de sang. Il fallait marcher par-dessus… Nous en frémissions tous !… Quelques-uns de nos prisonniers, les plus braves, tournaient la tête en passant, les yeux à demi fermés, pour reconnaître et saluer le cadavre d’un camarade.

Sur une petite place nous vîmes des chevaux débridés qui mangeaient du foin à terre, et des hussards de Lauzun endormis autour sur des tas de paille. C’est tout ce qui me revient de la route, excepté pourtant la grande mairie, — dont le jour blanchissait les vitres pleines de lumières, — les officiers qui montaient et descendaient sous une porte magnifique, et quelques estafettes en bas, attendant les ordres. Deux bataillons de Liégeois bivouaquaient sur la place. Le ciel était clair, des étoiles y brillaient encore.

Au moment où nous passions sous une sorte d’arc de triomphe, on nous cria :

« Ver da ! »

C’était un cavalier en sentinelle devant les prisons entourées de fossés. Le major, qui nous suivait avec l’officier municipal, s’avança tout de suite ; il nous fit reconnaître et nous arrivâmes sur une autre place, à trois rangées d’arbres. Les voitures s’arrêtèrent devant une sorte d’hôpital, avec des barreaux en forme de hotte aux fenêtres ; et pendant qu’on les faisait avancer sous la voûte, je reconnus que cette prison était gardée par un poste de Royal-Allemand.

Qu’on se figure mon trouble de savoir que Nicolas était à Nancy ! Je me rappelai sa lettre, et l’idée me vint que le malheureux avait tout haché par amour de la discipline, comme à Paris, je souhaitai de ne pas le rencontrer. — Mais comme on déchargeait les blessés, songeant qu’il pouvait aussi avoir reçu un mauvais coup, cela m’attendrit ; nous étions pourtant des frères ; il m’avait toujours soutenu dans le temps ; et puis, lorsque les père et mère allaient apprendre que nous avions été si proche l’un‘de l’autre, sans nous embrasser ni même nous dire bonjour, ils ne pouvaient manquer d’en avoir un grand chagrin.

Alors j’oubliai tout le reste, et je m’approchai du premier factionnaire, pour lui demander s’il ne connaissait pas Nicolas Bastien, brigadier au 3e escadron de Royal-Allemand. Cet homme, en apprenant que j’étais son frère, me dit qu’il le connaissait très-bien ; que je n’avais qu’à descendre les petites rues en face, jusqu’à la porte Neuve, où Royal-Allemand avait donné la veille, et que tous ceux de l’escadron me conduiraient près de lui.

Maître Jean ne fut pas content d’entendre que je voulais aller voir Nicolas.

« Quel malheur pour nous d’être venus nous mêler avec des brigands pareils ! dit-il. On va croire maintenant que la garde citoyenne a soutenu les Allemands contre les patriotes ; ils vont le crier dans toutes leurs gazettes… Quel malheur ! »

Il ne m’empêcha pourtant pas d’aller voir mon frère, et m’avertit seulement de me dépêcher, parce que nous ne resterions plus longtemps à Nancy ; que tout le monde en avait bien assez !

Je partis aussitôt, le fusil sur l’épaule, en allongeant le pas du côté de la porte Neuve. Et maintenant si je vous racontais l’horreur du massacre dans ce quartier, vous auriez de la peine à me croire. Non, ce n’étaient pas des hommes !… Des bêtes sauvages pouvaient seules avoir commis tous ces dégâts et ces cruautés ! Le peuple et les Suisses devaient aussi s’être défendus terriblement dans ces recoins, tout était arraché, cassé, criblé : les portes, les chenaux, les fenêtres, tout !…

Des tas de briques.et de tuiles remplissaient la rue, comme après un incendie ; des paillasses qu’on avait jetées dehors pour les blessés étaient piétinées et pleines de sang ; quelques chevaux restaient encore étendus et se débattaient avec la fièvre. Deux ou trois fois, passant devant des maisons à moitié démolies, j’entendis des cris terribles : c’étaient de pauvres Suisses qui s’étaient cachés après la bataille, et qu’on massacrait sans pitié, car Bouillé avait donné l’ordre à ses Allemands de tuer les soldats de Château-Vieux jusqu’au dernier !

Oh ! les scélérats ! capable de commettre de tels crimes, qu’ils soient maudits !… Oui, qu’ils soient maudits !… et que Dieu venge les malheureuses victimes !

Je songeais à ces choses ; l’indignation me possédait.

Tout à coup, dans une rue plus large, je vis une montagne de pavés, et derrière ces pavés, la porte Neuve criblée de balles, avec une longue file de charrettes où les morts étaient entassés comme des guenilles : hommes, femmes et, il faut bien que je le dise puisque c’est la vérité, de pauvres petits enfants !

Des gens du peuple débarrassaient les pavés, pour ouvrir un passage à ces morts qu’on allait enterrer. Des hussards surveillaient l’ouvrage, et des femmes autour poussaient des cris qui ne finissaient pas ; elles voulaient encore voir leurs parents ; mais il faisait si chaud depuis deux jours, qu’on ne pouvait pas attendre. Le long de la rue, des Royal-Allemand, logés chez les bourgeois, regardaient aux fenêtres ; d’autres en bas se tenaient autour des voitures, pour prêter main forte aux hussards si le peuple s’en mêlait, car la foule était grande.

Une vieille, que des voisins emmenaient par force, criait :

« Je veux qu’on me tue aussi !… Que ces brigands me tuent, puisqu’ils ont tué mon garçon !… Laissez-moi… Vous êtes tous des brigands ! »

Cela me retournait le cœur, je me repentais d’être venu. J’allais même repartir, quand, dans le nombre de ceux qui se tenaient autour des voitures, je vis le grand Jérôme, des Quatre-Vents, avec sa balafre. Il était toujours maréchal des logis, et riait en fumant sa pipe. Celui-là je le connaissais, et je ne lui dis pas un mot ; mais d’autres Royal-Allemand, des soldats, auxquels je demandai le logement du brigadier Bastien, me montrèrent tout de suite les fenêtres de l’auberge en face, où je reconnus Nicolas, malgré son uniforme. Il fumait aussi sa pipe en regardant ce terrible spectacle ; et je traversai la rue, content tout de même de revoir mon frère. C’est plus fort que soi, c’est naturel ! Je savais pourtant bien que nous ne pourrions jamais nous entendre.

Enfin, comme j’arrivais en bas, sous sa fenêtre, et que j’appelais : « Nicolas ! » il descendit d’un trait, et se mit à crier :

« C’est toi !… Vous êtes donc aussi venus de Phalsbourg ?… À la bonne heure… ça me fait plaisir !… »

Il me regardait, et je voyais sa joie intérieure. Nous montions l’escalier, bras dessus, bras dessous ; quand nous fûmes en haut, poussant la porte d’une grande salle, où cinq ou six Royal-Allemand étaient en train de boire autour d’une table, et trois ou quatre autres de regarder aux fenêtres, il cria tout joyeux :

« Hé ! hé ! vous autres, regardez-moi ce gaillard-là !… c’est mon frère… Quelles épaules !… »

Il essayait d m’ébranler de ses deux mains en me secouant, et les autres riaient. Moi, naturellement, j’étais heureux. Tous ces Royal-Allemand, leurs sabres et leurs bonnets à poil accrochés aux murs, paraissaient de bons garçons. Ils me firent boire un coup. Nicolas ne finissait pas de dire :

« Ah ! si vous étiez venus hier !… C’est hier qu’il fallait venir, sur les cinq heures, pour voir la danse… Nous en avons sabré !… Nous en avons sabré !… »

Il me dit aussi à l’oreille que le maréchal des logis de sa compagnie avait été tué, et que le capitaine Mendel n’en voulait pas d’autre que le brigadier Bastien pour le remplacer, à cause de sa belle conduite.

On pense si cela me dégoûtait, après les abominations que je venais de voir, mais, devant les autres je ne pouvais rien répondre, j’avais l’air content.

Quelques instants après, la trompette sonna le pansage, et tous se levèrent ; ils remirent leurs sabres et leurs bonnets pour sortir. Nicolas voulait aussi descendre, mais un de ses camarades lui dit de rester, qu’il préviendrait l’officier et remplirait son service. Il se rassit donc ; et seulement alors, quand les autres furent partis, il se rappela les parents et s’écria :

« Et les vieux vont toujours bien ? »

Je lui répondis que tout le monde était en bonne santé dans notre baraque, les père et mère, Mathurine, Claude et le petit Étienne ; que je gagnais maintenant trente livres par mois, et que je ne les laissais manquer de rien. Il était réjoui de m’entendre et me serrait la main en disant :

« Michel, tu es un bon garçon ! Il ne faut les laisser manquer de rien, ces pauvres vieux ! J’aurais déjà été les voir… Oui, j’aurais été les voir… mais, en pensant aux fèves, aux lentilles, à ce nid de vermine où nous avons souffert toutes les misères, j’ai changé d’idée chaque fois. Un Royal-Allemand doit garder son rang. Tu gagnes plus que moi, c’est vrai, mais d’avoir un sabre à son côté et de servir le roi, ça fait une différence… On doit se respecter !… Et des vieux pareils, avec leurs robes et leurs culottes déchirées… tu comprends, Michel, ça ne convient pas pour un brigadier.

— Oui, oui, lui dis-je, Je comprends. Mais à cette heure ils ne sont plus aussi déchirés. J’ai payé la dette de Robin, le père n’a plus de corvées à faire ; la mère a deux chèvres, qui donnent du lait et du beurre, et des poules qui ont des œufs ; Mathurine travaille en journée chez maître Jean ; elle est économe ; et le petit Étienne sait lire, je l’ai moi-même instruit le soir. La baraque est aussi bien mieux ; j’ai fait mettre du chaume sur le toit, pour remplir les trous, et j’ai remplacé l’échelle par un escalier en bois. Le plancher en haut est neuf ; nous avons deux lits, avec quatre paires de draps, au lieu de nos caisses remplies de fougères. Le vitrier Régal, de Phalsbourg, est venu remplacer les carreaux qui manquaient aux fenêtres depuis vingt ans, et le maçon Kromer a mis deux marches devant la porte.

— Ah ! dit-il, puisque tout est en bon état et qu’il y a quelque chose à manger, je peux venir… et je viendrai voir ces pauvres vieux ! Je veux demander un congé de huit jours, tu peux leur dire ça, Michel. »

Il avait un bon cœur, mais pas l’ombre de bon sens ; il n’admirait que les épaulettes, les coups de sabre et les coups de canon. Aujourd’hui on ne rencontre plus guère d’êtres aussi bornés, l’instruction s’étend de plus en plus dans le peuple ; malheureusement alors ils n’étaient pas rares, à cause de l’ignorance où les seigneurs et les moines nous avaient entretenus, pour nous faire travailler et nous tondre à leur aise.

Comme je lui parlais ensuite du massacre, et qu’il m’écoutait en fumant sa pipe, le coude sur la table, tout à coup il cria, en lançant de grosses bouffées de tabac en l’air :

« Bah ! bah ! tout ça c’est de la politique… Vous ne comprenez rien à la politique, vous autres des Baraques.

— De la politique ? lui dis-je. Mais ces pauvres Suisses réclamaient leur argent.

— Leur argent ! fit-il en levant les épaules, allons donc ! Est-ce que Mestre-de-Camp n’a pas reçu son compte ?… Est-ce que la commune n’a pas donné trois louis par homme au régiment du Roi, pour le faire rentrer dans sa caserne avant la bataille ?… Ces Suisses étaient des gueux ; ils tenaient avec les patriotes !… Nous les avons massacrés, parce qu’ils avaient mis la crosse en l’air, au lieu de tirer sur la canaille à l’attaque de la Bastille… Comprends-tu, Michel ? »

Et comme je restais là tout surpris de ces choses, au bout d’un instant il ajouta :

« Et ce n’est que le commencement… Il faut que le roi rentre dans ses droits… Il faut que les bavards de l’Assemblée nationale y passent !… Sois tranquille, le général Bouillé fait son plan… un de ces quatre matins nous marcherons sur Paris, et alors gare !… gare ! »

Il riait, en montrant ses dents sous ses moustaches ; le courage et la joie des bêtes qui vont attaquer un bon morceau, et qui croient déjà le tenir, étaient peints sur sa figure.

J’en étais dégoûté. Je me disais en moi-même : « Est-il possible qu’un pareil animal soit ton frère ! » Mais de lui parler raison, de vouloir lui faire entrer une idée de bon sens dans la tête, à quoi bon ? Il n’aurait rien compris et se serait peut-être fâché contre moi. C’est pourquoi je pensai qu’il était temps de m’en aller.

« Allons, Nicolas, lui dis-je en me levant, j’ai beaucoup de plaisir avec toi ; mais à huit heures et demie le détachement retourne à Phalsbourg.

— Tu pars ?

— Oui, Nicolas ; embrassons-nous.

— Mais je croyais que tu déjeunerais avec nous… Les camarades vont revenir… J’ai de l’argent… le général Bouillé nous a fait donner douze livres de gratification par homme. »

Il tapait sur sa poche.

« Ce n’est pas possible… Avant tout le service ; si je ne répondais pas à l’appel, ce serait grave. »

Cette raison lui parut meilleure que toutes les autres. J’avais repris mon fusil ; nous descendîmes ensemble dans la rue.

« Eh bien, dit-il, embrassons-nous, Michel, et bonne route ! »

Nous nous embrassâmes attendris.

« Tu n’oublieras pas de dire aux vieux que je vais passer maréchal des logis un de ces jours.

— Non.

— Et que j’irai les voir avec mes galons.

— C’est bon… ils sauront tout ! »

Je partis, en m’écriant dans mon âme : « Le pauvre diable n’est pourtant pas méchant ; seulement il vous hacherait par amour de la discipline ! »

Au moment où j’arrivais à la porte Saint-Nicolas, on battait le rappel :

« Eh bien ! me dit maître Jean, tu l’as vu ?

— Oui, maître Jean. »

Il comprit à ma figure ce que je pensais, et depuis il ne fut plus question de Nicolas entre nous.

J’eus à peine le temps d’entrer chez un boulanger, en face, et de m’acheter une petite miche de trois livres, avec deux cervelas, car je n’avais fait que boire à la porte Neuve ; ensuite notre détachement repartit pour Phalsbourg.

Cette route augmenta beaucoup notre tristesse, par le spectacle des lâches qui se mettent toujours du côté de la force, en criant victoire, en prenant des figures réjouies pour saluer le maître, en arrangeant des discours où l’on parle de l’ordre, de la justice, du dévouement aux défenseurs de l’autorité, de sévérité pour le maintien des lois, etc., etc. Ce qui revient à dire : « Nous sommes avec vous, parce que vous êtes les plus forts, et nous aurions été les premiers à vous écraser, si vous aviez été les plus faibles ! »

Sur toute notre route, nous vimes cette espèce de gens, avec leurs grosses faces de lâches, leurs gros ventres entourés d’écharpes ; des gaillards qui criaient : « Vive le roi ! vive le général Bouillé ! vive Royal-Allemand ! » jusqu’à se faire de grosses gorges et se donner des hernies.

On voulut aussi nous faire des compliments dans un village, le maire en tête mais le commandant Gérard, qui les voyait venir de loin, leur cria :

« Faites place, mille tonnerres ! faites place ! »

Et nous passâmes, pendant qu’ils nous saluaient, et que nous les regardions avec mépris, par-dessus l’épaule. Quel malheur qu’on ne traite pas toujours ainsi les gueux de cette espèce ! Ils apprendraient peut-être l’estime qu’on à pour leurs discours, et s’ils ne se respectaient pas eux-mêmes, ils respecteraient au moins le deuil des honnêtes gens.

À Lunéville l’autorité municipale avait été très-ferme, mais cela n’empêchait pas l’inquiétude d’être partout, lorsque nous arrivâmes vers deux heures. Comme la garde citoyenne de la ville n’était pas encore revenue, on nous arrêtait à toutes les portes pour avoir des nouvelles, surtout les femmes, dont les fils ou les maris se trouvaient là-bas ; nous avions de la peine à continuer notre chemin, Sur la place, la foule nous entourait ; et nous ne savions que répondre à tout ce monde, quand tout à coup quelqu’un se mit à crier :

« Tiens, c’est maître Jean et Michel Bastien ; ha ! ha ! ha ! les Baraques se distinguent. »

C’était Georges Mouton, — le fils de notre ancien échevin, l’aubergiste du Mouton d’or, sur la place de Phalsbourg, — un grand garçon de vingt ans, solide, carré, tout riant, et qui depuis a fait son chemin. Nous prenions notre pain blanc chez son père, car il était aussi boulanger ; et plus d’une fois maître Jean, dans les bonnes années, avait fait route avec lui pour l’Alsace ; ils achetaient ensemble leur vin à Barr, et l’obtenaient à meilleur marché, par cinquante et soixante mesures. Nous étions donc en pays de connaissance, et bien contents de voir le fils Mouton, qui finit par nous emmener en criant :

« Arrivez !… nous allons dîner à l’auberge des Deux Carpes.

— Hé ! qu’est-ce que tu fais donc à Lunéville, Georges ? lui demanda maître Jean, qui le tutoyait.

— Moi ? maître Jean, je suis garçon épicier, dit-il en riant. Je vends du sucre et de la cannelle pour le compte d’un autre, en attendant que j’aie le fonds de boutique.

— C’est un fameux état, dit maître Jean, ton « Tiens, Marguerite, voilà comme le roi connaît les paysans : c’est là qu’il les a vus. » (Page 147.)
« Tiens, Marguerite, voilà comme le roi connaît les paysans : c’est là qu’il les a vus. » (Page 147.)
père fait bien de te pousser dans l’épicerie ; c’est un article qui ne reste jamais, il faut toujours du poivre, de la chandelle, de l’huile, et pourvu qu’on achète bien, on est sûr de revendre. »

Mouton marchait devant nous, et nous entrions alors dans une de ces petites auberges où l’on prend du vin, de l’eau-de-vie et de la bière sur le comptoir : les gens entraient et sortaient ; quelques étrangers seuls, à leur table, cassaient une croûte de pain, en mangeant de la friture. Mouton voulut se lâcher jusqu’à nous payer une omelette au lard, avec du vin de Toul, ce que maître Jean, en homme d’âge, ne pouvaient pas permettre ; c’est lui qui paya tout et qui fit même encore à la fin apporter le café.

Naturellement on parlait des affaires de Nancy ; Mouton s’écriait :

« Quel malheur que je n’aie pas vu ça ! Le patron est sergent-major dans sa compagnie ; c’est un être rempli d’ambition, qui m’a laissé sa boutique sur le dos, pour aller faire le brave là-bas. Encore s’il s’était fait casser une patte, cela me consolerait un peu ; mais je le connais, il aura crié : « En avant ! » à l’abri des autres.

— Hé ! disait maître Jean, tu n’aurais vu que la gueuserie des nobles.

— Raison de plus, j’ai toujours détesté cette espèce de cadets, qui nous barrent l’avancement dans l’armée et nous forcent d’entrée dans l’épicerie pour espérer un avenir ; je les aurais pris encore plus en grippe, ça m’aurait fait du bien ! » La lecture de la lettre de Michel au club Breton. (Page 148.)
La lecture de la lettre de Michel au club Breton. (Page 148.)

Et comme maître Jean craignait les suites du massacre, pour la liberté :

« Bah ! tout ça, voyez-vous, dit-il, c’est la fin de la comédie ! si les aristocrates avaient marché lentement, ils auraient pu faire durer leurs pensions sur la cassette encore dix, quinze et même vingt ans ; mais à cette heure l’affaire est lancée, elle est entre les officiers et les soldats ; il faut qu’on s’empoigne, et que les uns ou les autres y sautent ; les gentilshommes y sauteront ! Et, ma foi ! maître Leroux, pourvu que ce soit bientôt ! car je ne vous cache pas qu’un fusil sur l’épaule me conviendrait mieux que ce tablier sur les cuisses. »

Maître Jean riait et disait :

« Avec des idées pareilles tu n’auras pas ton fonds de boutique. Mais à la guerre comme à la guerre ; je pense comme toi que les occasions de faire son chemin ne vont pas manquer à la jeunesse. Bouillé, qui vient de réussir son premier coup, voudra bien sûr conduire ses Allemands à Paris.

— Tant mieux ! cria Mouton, c’est le plus grand service qu’il puisse nous rendre. »

Le rappel s’étant mis à battre sur la place, il fallut sortir. Mouton nous reconduisit jusque sous les arbres, et nous serra la main, en nous chargeant de compliments pour ses amis et connaissances de Phalsbourg. Après cela, nous repartîmes, et il rentra dans sa boutique. Nous ne pensions pas avoir vu celui qui remplacerait un jour Lafayette, à la tête des gardes nationales de Paris !

Quelle drôle de chose que le monde, surtout en révolution ! Celui qui, dans des temps ordinaires serait devenu marchand de vin, épicier, sergent, devient maréchal de France, roi de Suède, empereur des Français ! Et les autres, qu’on croyait des aigles par droit de naissance, lui tirent le chapeau pour aavoir de bonnes places.

Le même soir nous arrivâmes à Blamont, et le lendemain, chez nous, sans rien de nouveau.

Les mauvaises nouvelles avaient marché plus vite que notre détachement ; tout le pays était dans un grand trouble, tout le monde pensait que bientôt les Autrichiens allaient entrer en Lorraine comme chez eux. Le pire, c’est qu’on n’osait pas le dire ; notre bon roi représentait l’ordre, et les vendus de l’Assemblée nationale, dont nous avait parlé Chauvel, faisaient voter des remercîments au général Bouillé ! Mais, grâce à Dieu ! le comte d’Artois et ses amis n’en étaient pas encore où l’on croyait ; il devait se passer du temps avant de les revoir à Paris, avec leur droit d’aînesse, leur loi sur le sacrilége et toutes leurs bêtises ; la révolution devait enfoncer d’autres racines dans la terre de France, des racines que tous les aristocrates et tous les capucins du monde n’arracheront pas, et qui feront la force et l’honneur éternel de notre pays.