Librarie Hachette (p. 87-110).

XVII

Après le départ de Marguerite, tout redevint calme durant quelques jours. Le temps s’était mis à la pluie. Nous travaillions beaucoup, et le soir, je profitais des dernières heures pour m’instruire dans la bibliothèque de Chauvel. Elle était pleine de bons livres : Montesquieu, Voltaire, Buffon, Jean-Jacques Rousseau ; tous ces grands écrivains dont j’entendais parler depuis dix ans avaient là leurs ouvrages : les gros en ligne sur le plancher, et les autres au-dessus, dans les rayons. Ah ! comme j’ouvrais les yeux lorsqu’il m’arrivait de tomber sur une page dans mes idées ! et quel bonheur j’eus en ouvrant pour la première fois un des grands volumes d’en bas : le Dictionnaire encyclopédique de MM. d’Alembert et Diderot, et de comprendre ce bel ordre alphabétique, où chacun trouve ce qu’il lui plaît de chercher, selon ses besoins ou son état !

Voilà qui me parut admirable ; et tout de suite je cherchai l’article de la forge, où se trouve racontée l’histoire des forgerons, depuis le Tubalcain de la Bible jusqu’à nos jours, et la manière de tirer le fer des mines, de le fondre, de le tremper, de le battre, de le travailler, dans les moindres détails. Je n’en revenais pas ; et quand j’en dis quelques mots le lendemain à maître Jean, lui-même fut dans l’étonnement et l’admiration. Il s’écriait que nous autres jeunes gens nous avions bien des facilités pour apprendre, mais que de son temps il n’existait pas de livres pareils, où qu’ils étaient trop chers ; et Valentin aussi paraissait me prendre en plus haute considération.

Au commencement du mois de mai, le 9 ou le 10, je pense, nous reçûmes une lettre de Chauvel, qui nous annonçait leur arrivée à Versailles, disant qu’ils logeaient chez un maître bottier rue Saint-François, à quinze livres par mois. Les états généraux venaient de s’ouvrir, il n’avait pas le temps de nous en écrire plus long, et mettait seulement à la fin : « J’espère que Michel ne se gênera pas d’emporter mes livres à leur maison. Qu’il s’en serve et qu’il en ait soin, car il faut toujours respecter ses amis, et ceux-là sont les meilleurs. » Je voudrais bien ravoir cette lettre, la première de toutes, mais Dieu sait ce qu’elle est devenue ! Maître Jean avait la mauvaise habitude de montrer ses lettres et de les prêter à tout le monde, de sorte que les trois quarts se perdaient.

Ce que disait Chauvel m’apprit que Marguerite avait parlé de notre entretien à son père, et qu’il l’approuvait. J’en fus dans une joie remAu fond une maison, séparée d’un chemin par une barrière. Au premier plan un lavoir à deux bassins. À côté du bassin et devant la barrière, Michel et Marguerite sont assis sur un muret.
« Comme tout est tranquille, Michel ! » (Page 81.)
plie de tendresse et de courage ; et depuis ce jour j’emportais chaque soir chez nous un volume de l’Encyclopédie, que je lisais article par article, jusqu’à une et deux heures du matin. La mère me reprochait aigrement une si grande dépense d’huile, je la laissais crier ; et, quand nous étions seuls, le père me disait :

« Instruis-toi, mon enfant, tâche de devenir un homme, car celui qui ne sait rien est trop misérable ; il travaille toujours pour les autres. C’est bien !… N’écoute pas ta mère. »

Et je ne l’écoutais pas non plus, sachant qu’elle serait la première à profiter de ce que j’aurais appris.

Dans ce même temps M. le curé Christophe et quantité de gens à Lutzelbourg étaient malades. Le desséchement des marais de la Steinbach avait répandu des fièvres dans toute la vallée ; on ne voyait que des malheureux traîner la jambe et claquer des dents.

Maître Jean et moi, nous allions voir le curé tous les dimanches. Cet homme si fort n’avait plus que la peau et les os, et nous ne pensions jamais qu’il pourrait en revenir.

Heureusement on appela le vieux Freydinger, de Diemeringen, qui connaissait le vrai remède contre les fièvres de marais : — la semence de persil bouillie dans de l’eau ; — par ce moyen, il sauva la moitié du village, et M. le curé Christophe finit aussi par se remettre tout doucement.

Durant le mois de mai, je me souviens qu’on ne parlait au pays que de bandes de brigands qui ravageaient Paris. Tous les Baraquins et En intérieur. À droite une étagère à cinq niveaux pleine de livres posée sur un buffet. À gauche Michel, tourné vers l’étagère, chapeau à la main. Entre les deux, Marguerite regarde Michel, la main droite tenant le col de Michel, la gauche tenant une lampe à huile posée sur le buffet.
« Michel tu t’instruiras ; sans instruction on n’est rien. » (Page 86.)
ceux de la montagne voulaient déjà prendre leurs fourches et leurs faux pour courir au-devant de ces gueux, qui devaient soi-disant se répandre dans les champs et brûler les moissons. Mais on apprit bientôt que les brigands avaient été massacrés au faubourg Saint-Antoine, chez un marchand de papiers peints qui s’appelait Réveillon, et l’épouvante se calma pour un temps. Plus tard, la peur des brigands revint beaucoup plus forte, et chacun tâcha de trouver de la poudre et des fusils, pour se défendre contre eux lorsqu’ils viendraient. Naturellement ces bruits m’inquiétaient d’autant plus que, pendant près de deux mois, nous n’eûmes plus d’autres nouvelles que celles des gazettes. À la fin pourtant, grâce à Dieu, nous reçûmes une deuxième lettre de Chauvel, et celle-là je l’ai gardée, ayant eu soin de la copier moi-même, parce que l’autre courait le pays et qu’on ne pouvait plus la ravoir. Un paquet de gazettes, anciennes et nouvelles, arrivait avec la lettre.

Ce même jour, M. le curé Christophe et son frère, le grand Materne, — celui qui s’est battu en 1814 contre les alliés, avec Hullin, — vinrent nous voir.

Le curé n’avait plus les fièvres ; il se sentait à peu près remis et dîna chez nous, ainsi que son frère. C’est devant eux que je lus la lettre ; dame Catherine, Nicole et deux ou trois notables se trouvaient là aussi, bien étonnés de ce que Chauvel, connu pour son bon sens et sa prudence, se permît d’écrire aussi vertement.

Enfin, voici sa lettre ; chacun y verra ce qui se passait à Paris, et ce que nous devions espérer des nobles et des évêques, s’ils étaient restés nos maîtres :

« À Jean Leroux, maître forgeron aux Baraques-du-Bois-de-Chênes ; près de Phalsbourg.

Ce 1er  juillet 1789.

Vous avez dû recevoir une lettre du 6 mai dernier, où je vous annonçais notre arrivée à Versailles. Je vous disais que nous avions trouvé, moyennant quinze livres par mois, un logement convenable chez Antoine Pichot, maître bottier, rue Saint-François, dans le quartier Saint-Louis, vieille ville. Nous demeurons toujours au même endroit, et si vous avez quelque chose à nous écrire, le principal est de bien mettre l’adresse.

Je voudrais savoir ce que vous espérez des récoltes cette année. Que maître Jean et Michel m’écrivent à ce sujet. Ici, nous avons toujours eu des temps d’orages, de grandes averses ; par-ci par-là, quelques rayons de soleil. On craint une mauvaise année ; qu’en pensez-vous ? — Marguerite désire avoir des nouvelles de notre petit verger et surtout de ses fleurs ; notez cela.

Vous vivons dans cette ville comme des étrangers. Deux de mes confrères, le curé Jacques, de Maisoncelle, près de Nemours, et Pierre Gérard, syndic de Vic, bailliage de Toul, sont dans la même maison que nous ; eux au dessous et nous tout en haut, avec un petit balcon sur la ruelle. Marguerite fait le marché pour nous et la cuisine aussi. Tout va bien. Le soir, dans la chambre de M. le curé Jacques, nous réglons nos idées ; je prends ma prise, Gérard fume sa pipe et nous finissons toujours par nous entendre plus ou moins.

Voilà pour nos affaires. Passons à la nation.

C’est mon devoir de vous tenir au courant de ce qui se passe ; mais depuis notre arrivée nous avons eu tant de contrariétés, tant d’ennuis, tant de traverses ; les deux premiers ordres, et principalement celui de la noblesse, nous ont montré tant de mauvaise volonté, que je ne savais pas moi-même où nous pourrions aboutir. Du jour au lendemain les idées changeaient ; on avait confiance, et puis on désespérait. Il nous a fallu bien de la patience et du calme, pour forcer ces gens à se montrer raisonnables ; ils ont eu trois fois le marché en main ; et c’est en voyant que nous allions nous passer d’eux et faire la constitution tout seuls qu’ils se sont enfin décidés à venir prendre part à l’assemblée et délibérer avec nous.

Je ne pouvais donc rien vous donner de certain, mais aujourd’hui la partie est gagnée, et nous allons tout reprendre en détail depuis le commencement.

Vous lirez cette lettre aux notables, car ce n’est pas pour moi seul que je suis ici, c’est pour tout le monde ; et je serais un gueux de ne pas rendre compte de leurs propres affaires à ceux qui m’ont envoyé. Comme j’ai pris mes notes jour par jour, je n’oublierai rien.

En arrivant à Versailles, le 30 avril, avec trois autres députés de notre bailliage, nous sommes descendus à l’hôtel des Souverains, encombré de monde. Je ne vous raconterai pas ce que l’on paye un bouillon, une tasse de café, cela fait frémir. Tous ces gens-là, les domestiques et les hôteliers, sont valets de père en fils ; cela vit de la noblesse, qui vit du peuple, sans s’inquiéter de ses misères. Un bouillon de deux liards chez nous coûte ici la journée de travail d’un ouvrier aux Baraques ; et c’est tellement reçu, que celui qui fait la moindre réclamation passe pour un va-nu-pieds ; les autres le regardent d’un œil de mépris : c’est la mode de se laisser voler et dépouiller par cette espèce de gens.

Vous pensez bien que cela ne pouvait pas me convenir ; quand on a gagné son pain honnêtement et laborieusement depuis trente-cinq ans, on sait le prix des choses, et je ne me suis pas gêné pour faire venir le gros maître d’hôtel en habit noir, et lui dire ma façon de penser sur son compte. C’était la première fois qu’il recevait de pareils compliments. Le drôle voulait avoir l’air de me mépriser, mais je lui ai rendu son mépris avec usure. Si je n’avais pas été député du tiers état, on m’aurait mis à la porte ; heureusement cette qualité fait respecter son homme. Je me suis laissé dire le lendemain, par mon confrère Gérard, que j’avais scandalisé toute la valetaille de l’hôtel, j’en ai ri de bon cœur. Il faut que le salut et la grimace d’un laquais ne soient pas au même taux que le travail d’un honnête homme.

Je tenais à vous raconter cela d’abord, pour vous montrer à quelle race nous avons affaire.

Enfin, le lendemain de notre arrivée, après avoir couru la ville, je retins mon logement, et j’y fis transporter mes effets. C’était une bonne trouvaille ; les deux confrères que je vous ai nommé me suivirent aussitôt. Nous sommes là entre nous, et nous vivons au meilleur marché possible.

C’est le 3 mai jour de la présentation au roi, qu’il aurait fallu voir Versailles ; la moitié de Paris encombrait les rues ; et le lendemain, à la messe du Saint-Esprit, ce fut encore plus extraordinaire : on voyait du monde jusque sur les toits.

Mais, avant tout, il faut que je vous parle de la présentation.

Le roi et la cour demeurent dans le château de Versailles, sur une sorte de coteau, comme celui de Mittelbronn, entre la ville et les jardins. En avant du château s’étend une cour en pente douce ; des deux côtés de la cour, à droite et à gauche s’élèvent de grands bâtiments, où logent les ministres ; dans le fond est le palais. Ces choses se voient d’une lieue, en arrivant par l’avenue de Paris, large quatre à cinq fois comme nos grand’routes et bordée de beaux arbres. La cour est fermée devant par une grille d’au moins soixante toises. Derrière le château s’étendent les jardins, remplis de jets d’eau, de statues et d’autres agréments pareils. Combien de milliers d’hommes ont dû mourir à la peine dans nos champs, et payer les tailles, les gabelles, les vingtièmes, etc., pour élever ce palais ! Après cela, les nobles et les laquais y vivent bien. Il faut du luxe, à ce que l’on dit, pour que le commerce roule ; et pour avoir du luxe à Versailles, les trois quarts de la France tirent la langue depuis cent ans !…

Nous étions avertis de la présentation par des affiches et de petits livres qui se vendent En quantité dans ce pays, les gens vous arrêtent au collet pour vous en faire prendre.

Plusieurs députés du tiers trouvaient mauvais qu’on nous eût avertis par des affiches, tandis que les membres des deux premiers ordres avaient reçu des avis directs. Moi, je n’y regardais pas de si près, et je me mis en route vers midi, avec mes deux confrères, pour la salle des Menus. C’est dans cette salle des Menus que se tiennent les états généraux ; elle est construite en-dehors du château, dans la grande avenue de Paris, sur la place d’anciens ateliers dépendant du magasin des Menus-Plaisirs de S. M. le roi. Ce que sont les grands et menus plaisirs du roi, je n’en sais rien ; mais la salle est très-belle. Deux autres l’avoisinent et sont disposées, l’une pour les délibérations du clergé, l’autre pour celles de la noblesse.

Nous partîmes de la salle des Menus en cortége, entourés du peuple qui criait : « Vive le tiers état ! » On voyait que ces braves gens comprenaient que nous les représentions, surtout la masse des Parisiens arrivés de la veille.

la grille, en avant du palais, était gardée par des Suisses, ils éloignèrent la foule et nous laissèrent passer, Nous arrivâmes donc dans la cour et puis dans le palais, où nous montâmes un escalier, les marches couvertes de tapis, et les voûtes semées de fleurs de lis d’or. Le long des deux rampes se tenaient de superbes laquais, tout chamarrés de broderies. J’estime qu’ils étaient bien dix de chaque côté jusqu’en haut. Une fois au premier, nous entrâmes dans une salle plus belle, plus grande et plus riche que tout ce qu’on peut dire ; je prenais cela pour la salle du trône : c’était l’antichambre.

Enfin, au bout d’environ un quart d’heure, s’ouvrit une porte en face, et celle-là, maître Jean, nous conduisit dans la vraie salle de réception, voûtée magnifiquement avec de grosses moulures, et peinte comme on ne peut pas se représenter de peintures. Nous étions en quelque sorte perdus là-dedans ; mais autour se tenaient debout des gardes du roi, l’épée nue ; et tout à coup sur la gauche, dans le silence, nous entendîmes crier :

« Le roi !… Le roi !… »

Cela se rapprochait toujours ; et le maître des cérémonies, arrivant le premier, répéta lui-même :

« Messieurs, le roi ! »

Vous me direz, Maître Jean, que tout cela n’est que de la comédie ; sans doute ! Mais il faut reconnaître qu’elle est très-bien entendue, pour exalter l’orgueil de ceux qu’on appelle grands, et pour frapper de respect ceux qu’on regarde comme petits. Le grand maître des Cérémonies, M. le marquis de Brezé, en costume de cour, auprès de nous, pauvres députés du tiers, en habits et culottes de drap noir, semblait d’une espèce supérieure ; et son air faisait assez voir qu’il le pensait lui-même. Il s’approcha de notre doyen en saluant, et presque aussitôt le roi s’avança seul, à travers le salon. On avait mis un fauteuil pour lui, dans le milieu, mais il resta debout, le chapeau sous le bras ; et M. le marquis ayant fait signe à notre doyen de s’avancer, il le présenta, puis un autre ; ainsi de suite, par bailliage. On lui disait le nom du bailliage, il le répétait, et le roi ne disait rien.

À la fin pourtant, il nous dit que c’était son bonheur de voir les députés du tiers état. Il parle lentement et bien. — C’est un très-gros homme, la figure ronde, le nez, les lèvres et le menton gros, le front en arrière. — Ensuite il sortit, et nous repartîmes par une autre porte.

Voilà ce qu’on appelle une présentation.

En rentrant chez nous, j’ôtai mon habit noir et ma culotte, mes souliers à boucles, et mon chapeau. Le père Gérard monta, puis le curé. Notre journée était perdue ; mais Marguerite avait préparé pour nous un gigot à l’ail, dont nous mangeâmes la moitié de bon appétit, en vidant un cruchon de cidre et causant de nos affaires. Gérard et bon nombre d’autres députés du tiers se plaignaient de cette présentation, disant qu’elle aurait dû se faire les trois ordres réunis. Ils pensaient que, d’après cela, nous pouvions juger à l’avance que la cour voulait la séparation des ordres. Quelques-uns rejetaient cette présentation sur le maître des cérémonies. Moi je pensais : nous verrons ! si la cour est contre le vote par tête, on avisera ; nous sommes avertis !

Le lendemain, de grand matin, toutes les cloches sonnaient, et dans la rue s’élevaient des cris de joie, des rumeurs sans fin : c’était le jour de la messe du Saint-Esprit, pour appeler sur les états généraux les bénédictions du Seigneur.

Les trois ordres se réunirent dans l’église Notre-Dame, où l’on chanta le Veni Creator. Après cette cérémonie, très agréable à cause des belles voix et de la bonne musique, on se rendit en procession à l’église Saint-Louis. Nous étions en tête, la noblesse venait ensuite ; puis, le clergé, précédant le Saint-Sacrement. Les rues étaient tendues de tapisseries de la couronne et fa foule criait :

« Vive le tiers état ! »

C’est la première fois que le peuple ne se soit pas déclaré pour les beaux habits, car nous étions comme des corbeaux, à côté de ces paons, le petit chapeau à plumes retroussé, les habits dorés sur toutes les coutures, les mollets ronds, le coude en l’air et l’épée au côté. Le roi, la reine, au milieu de leur cour, fermaient la marche. Quelques cris de : « Vive le roi ! vive le duc d’Orléans ! » s’élevèrent ensemble. Les cloches sonnaient à pleines volées.

Ce peuple a du bon sens ; pas un imbécile, dans tant de mille âmes, ne criait : — « Vive le comte d’Artois, la reine ou les évêques ! » — Ils étaient pourtant bien beaux !

À l’église Saint-Louis, la messe commença ; puis l’évêque de Nancy, M. de la Fare, fit un long sermon contre le luxe de la cour, le même que tous les évêques font depuis des siècles, sans retrancher un seul galon de leurs mitres, de leurs chasubles ou de leurs dais.

Cette cérémonie dura jusqu’à quatre heures après midi. Chacun pensait que c’était bien assez, et que nous allions avoir la satisfaction de causer ensemble de nos affaires ; mais nous n’en étions pas encore là, car, le lendemain 5 mai, l’ouverture des états généraux fut encore une cérémonie. Ces gens ne vivent que de cérémonies, ou, pour parler net, de comédies.

Le lendemain donc, tous les états généraux se réunirent dans notre salle, qu’on appelle salle des Trois-Ordres. Elle est éclairée en haut, par une ouverture ronde garnie de satin blanc, et elle a des colonnes sur les deux côtés. Au fond s’élevait un trône, sous un dais magnifique parsemé de fleurs de lis d’or.

Le marquis de Brezé et ses maîtres de cérémonies placèrent les députés. Leur ouvrage commença vers neuf heures et finit à midi et demi : on vous appelait, on vous conduisait, on vous faisait asseoir. Dans ce même temps, les conseillers d’État, les ministres et secrétaires d’État, les gouverneurs et lieutenants généraux de provinces se plaçaient aussi. Une longue table, à tapis vert, au bas de l’estrade, était destinée aux secrétaires d’État ; à l’un des bouts se trouvait Necker, à l’autre M. de Saint-Priest. S’il fallait vous raconter fout en détail, je n’en finirais jamais.

Le clergé s’assit à droite du trône, la noblesse à gauche et nous en face. Les représentants du clergé étaient 291, ceux de la noblesse 270 et nous 578. Il en manquait encore quelques-uns des nôtres, parce que les élections de Paris ne se terminèrent que le 19 ; mais cela ne se voyait pas.

Enfin, vers une heure, on alla prévenir le roi et la reine ; presque aussitôt ils parurent, précédés et suivis des princes et princesses de la famille royale et de leur cortége de cour. Le roi se plaça sur le trône ; la reine à côté de lui, sur un grand fauteuil hors du dais ; la famille royale autour du trône ; les princes, les ministres, les pairs du royaume un peu plus bas ; et le surplus de l’escorte sur les degrés de l’estrade. Les dames de la cour, en grande parure, occupèrent les galeries de la salle, du côté de l’estrade ; quant aux simples spectateurs, ils se mirent dans les autres galeries, entre les colonnes.

Le roi portait un chapeau rond, la gance enrichie de perles, et surmonté d’un gros diamant connu sous le nom de Pitt. Chacun était assis sur un fauteuil, une chaise, un banc, un tabouret, selon son rang ou sa dignité ; car ces choses sont de très-grande importance ; c’est de cela que dépend la grandeur d’une nation ! Je ne l’aurais jamais cru, si je ne l’avais pas vu : tout est réglé pour ces cérémonies. Plût à Dieu que nos affaires, à nous, fussent en aussi bon ordre ! Mais les questions d’étiquette passent d’abord, et ce n’est qu’à la suite des siècles qu’on a le temps de s’inquiéter des misères du peuple.

Je voudrais bien que Valentin eut été trois ou quatre heures à ma place, il vous expliquerait la différence d’un bonnet avec un autre bonnet, d’une robe avec une autre robe ! Moi, ce qui m’intéressa le plus, ce fut le moment où M. le grand maître des cérémonies nous fit signe d’être attentifs, et que le roi se mit à lire son discours. Tout ce qui m’en est resté, c’est qu’il était content de nous voir, qu’il nous engageait à bien nous entendre, pour empêcher les innovations et payer le déficit, que, dans cette confiance, il nous avait assemblés ; qu’on allait nous mettre sous les yeux la dette, et qu’il était assuré d’avance que nous trouverions un bon moyen de l’éteindre, et d’affermir ainsi le crédit ; que c’était le plus ardent de ses vœux et qu’il aimait beaucoup ses peuples.

Alors il s’assit, en nous disant que son garde des sceaux allait encore mieux nous faire comprendre ses intentions. Toute la salle criait :

« Vive le roi ! »

Le garde des sceaux, M. de Barentin, s’étant donc levé, nous dit que le premier besoin de Sa Majesté était de répandre des bienfaits, et que les vertus des souverains sont la première ressource des nations, dans les temps difficiles ; que notre Souverain avait donc résolu de consommer la félicité publique ; qu’il nous avait convoqués pour l’aider, et que la troisième race de nos rois avait surtout des droits à la reconnaissance de tout bon Français : qu’elle avait affermi l’ordre de la succession à la Couronne, et qu’elle avait aboli toute distinction humiliante, « entre les fiers successeurs des conquérants et l’humble postérité des vaincus ! » mais que malgré cela elle tenait à la noblesse, car l’amour de l’ordre a mis des rangs entre les uns et les autres, et qu’il fallait les maintenir dans une monarchie ; enfin, que la volonté du roi était de nous voir assemblés le lendemain, pour vérifier promptement nos pouvoirs et nous occuper des objets importants qu’il nous avait indiqués, à savoir l’argent !

Après cela, M. le garde des sceaux s’assit, et M. Necker nous lut un très-long discours touchant la dette, qui s’élève à seize cents millions, et qui produit un déficit annuel de 56,150,000 livres. Il nous engageait à payer ce déficit ; mais il ne nous dit pas un mot de la constitution, que nos électeurs nous ont chargés d’établir.

Le même soir, en nous en allant bien étonnés, nous apprîmes que deux régiments nouveaux, Royal-Cravate et Bourgogne-Cavalerie, avec un bataillon suisse, venaient d’arriver à Paris, et que plusieurs autres régiments étaient en marche. Cette nouvelle nous donnait terriblement à réfléchir, d’autant plus que la reine, Mgr le comte d’Artois, M. le prince de Condé, M. le duc de Polignac, M. le duc d’Enghien et M. le prince de Conti n’avaient pas approuvé la convocation des états généraux, et qu’ils doutaient de nous voir payer la dette, si l’on ne nous aidait pas un peu. Pour tous autres que pour des princes, cela se serait appelé un guet-apens ! Mais les noms des actions changent avec les dignités de ceux qui les commettent : pour des princes, c’était donc tout simplement un coup d’État qu’ils préparaient. Heureusement j’avais déjà vu les Parisiens, et je pensais que ces braves gens ne nous laisseraient pas tout seuls.

Enfin, ce soir-là, mes deux confrères et moi nous tombâmes d’accord, après souper, qu’il fallait compter sur nous plutôt que sur les autres, et que l’arrivée de tous ces régiments n’annonçait rien de bon pour le tiers.

C’est le 6 mai que les affaires commencèrent à prendre une tournure ; avant cette séance, toutes les cérémonies dont je vous ai parlé, et les discours qu’on nous avait faits, n’aboutissaient à rien ; mais à cette heure, vous allez voir réellement du nouveau.

Le lendemain à neuf heures, Gérard, M. le curé Jacques et moi, nous arrivâmes dans la salle des états généraux. On avait enlevé les tentures des baldaquins et les tapis du trône. La salle était presque vide ; mais les députés du tiers arrivaient, les bancs se garnissaient ; on causait à droite et à gauche, on faisait connaissance avec ses voisins, comme des gens qui doivent s’entendre sur des affaires sérieuses. Vingt minutes après, presque tous les députés du tiers état se trouvaient réunis. On attendait ceux de la noblesse et du clergé ; pas un seul ne se montrait.

Tout à coup un des nôtres, arrivant, di que les deux autres ordres se trouvaient réunis chacun dans sa salle et qu’ils délibéraient. Naturellement, cela produisit autant de surprise que d’indignation. On décida de nommer tout de suite président du tiers état notre doyen d’âge, un vieillard tout chauve, et qui s’appelle Leroux comme vous, maître Jean. Il accepta et choisit six autres membres de l’assemblée pour l’aider.

Il fallut du temps pour rétablir le silence, car des milliers d’idées vous venaient en ce moment. Chacun avait à dire ce qu’il prévoyait, ce qu’il craignait, et les moyens qu’il croyait utile d’employer dans un cas si grave. Enfin le calme se rétablit, et M. Malouet, un ancien employé de l’administration de la marine, à ce qu’on m’a dit, proposa d’envoyer aux ordres privilégiés une députation, pour les inviter à se réunir avec nous, dans le lieu des assemblées générales. Un jeune député, M. Mounier, lui répondit que cette démarche compromettrait la dignité des communes ; que rien ne pressait, qu’on serait bientôt instruit de ce que les privilégiés auraient décidé, et qu’alors on prendrait ses mesures en conséquence. Je pensais comme lui. Notre doyen ajouta que nous ne pouvions encore nous regarder comme membres des états généraux, puisque ces états n’étaient pas formés ni nos pouvoirs vérifiés ; et pour cette raison, il refusa d’ouvrir les lettres adressées à l’assemblée : c’était agir avec bon sens.

On prononça ce même jour bien d’autres paroles, qui-revenaient toutes au même.

Vers deux heures et demie, un député du Dauphiné nous apporta la nouvelle que les deux autres ordres venaient de décider qu’ils vérifieraient leurs pouvoirs séparément. Alors la séance fut levée dans le tumulte, et l’on s’ajourna au lendemain, à neuf heures.

Tout devenait clair : on voyait que le roi, la reine, les princes, les nobles et les évêques nous trouvaient très-bons pour payer leurs dettes, mais qu’ils ne se souciaient pas de faire une constitution, où le peuple aurait voix au chapitre. Ils aimaient mieux faire les dettes tout seuls, sans opposition ni contrôle, et nous réunir tous les deux cents ans une fois, pour les accepter au nom du peuple et consentir des impôts à perpétuité.

Vous concevez nos réflexions, après cette découverte, et notre colère !

Nous restâmes jusqu’à minuit à crier et à nous indigner contre l’égoïsme et l’abominable injustice de la cour. Mais, après cela, je dis à mes confrères que le meilleur pour nous était de rester calmes en public, de mettre le bon droit de notre côté, d’agir par la persuasion s’il était possible, et de laisser le peuple faire ses réflexions. C’est ce que nous résolûmes ; et le lendemain, en arrivant dans notre salle, nous vîmes que les autres députés des communes avaient sans doute pris les mêmes résolutions que nous ; car, au lieu du grand tumulte de la veille, tout était grave. Le doyen à sa place et ses aides à l’estrade écrivaient, recevaient les lettres et les déposaient sur le bureau.

On nous remit, en formes de cahiers, les discussions de la noblesse et du clergé ; je les ajoute ici pour vous montrer ce que ces gens pensaient et voulaient. Le clergé avait décidé la vérification de ses pouvoirs dans l’ordre, à la majorité de 133 voix contre 114, et la noblesse aussi, par 188 voix contre 47, malgré les gens de cœur et de bon sens de leur parti : le vicomte de Castellane, le duc de Liancourt, le marquis de Lafayette, les députés du Dauphiné et ceux de la sénéchaussée d’Aix en Provence, qui combattaient leur injustice. Ils avaient déjà nommé douze commissions pour vérifier leurs pouvoirs entre eux.

Ce jour-là, Malouet renouvela sa proposition d’envoyer une députation aux deux ordres privilégiés, pour les engager à se réunir aux députés des communes, et là-dessus le comte de Mirabeau se leva. J’aurai souvent à vous parler de cet homme. Quoique noble, il est député du tiers, parce que la noblesse de son pays refusa de l’admettre, sous prétexte qu’il n’était propriétaire d’aucun fief. Il se fit aussitôt marchand, et la ville d’Aix nous l’envoya. C’est un Provençal, large, trapu., le front osseux, les yeux gros, la figure jaune, laide et grêlée. Il a la voix criarde et commence toujours par bredouiller ; mais une fois lancé, tout change, tout devient clair, on croit voir ce qu’il dit ; on croit avoir toujours pensé comme lui ; et de temps en temps sa voix criarde descend, lorsqu’il va dire quelque chose de grand ou de fort ; cela gronde d’avance et part comme un coup de tonnerre. Je ne puis vous donner une idée du changement de figure d’un homme pareil : tout marche ensemble, la voix, les yeux, le geste, les idées. On s’oublie soi-même en l’écoutant ; il vous tient et l’on ne peut plus se lâcher. En regardant ses voisins, on les voit tout pâles. Tant qu’il sera pour nous, tout ira très-bien, mais il faut être sur ses gardes. Moi je ne m’y fie point. D’abord c’est un noble ! et puis c’est un homme sans argent, avec des appétits terribles et des dettes. Rien qu’à voir son gros nez charnu, ses mâchoires énormes et son large ventre, couvert de dentelles fripées et pourtant magnifiques, on pense : — Il te faudrait à toi l’Alsace et la Lorraine à manger, avec la Franche-Comté et quelques petits environs encore ! — Je bénis pourtant la noblesse de n’avoir pas voulu l’inscrire sur ses registres ; nous avions besoin de son secours dans les premiers temps ; vous verrez cela plus loin.

Ce jour-là, 7 mai, Mirabeau ne dit pas grand’chose ; il nous représenta seulement que pour envoyer une députation, il fallait être constitués en ordre ; or, nous n’étions pas encore constitués, et même nous ne voulions pas nous constituer sans les autres, Le meilleur était donc d’attendre.

L’avocat Mounier dit alors qu’il fallait au moins permettre à ceux des députés du tiers qui voudraient s’en charger, d’aller individuellement et sans mission, engager les nobles et les évêques à se réunir avec nous, selon le vœu du roi. Comme cela ne compromettait rien, On adopta cet avis. Douze membres du tiers allèrent aux informations ; ils nous annoncèrent bientôt qu’ils n’avaient trouvé dans la salle de la noblesse que des commissions en train de vérifier les pouvoirs de ces messieurs ; et que dans celle du clergé l’ordre étant assemblé, le président leur avait répondu qu’on allait délibérer sur notre proposition. Une heure après, MM. les évêques de Montpellier et d’Orange, Avec Quatre autres ecclésiastiques, entrèrent dans notre salle, et nous dirent que leur parti avait décidé de nommer des commissaires, qui se réuniraient avec les nôtres et ceux de la noblesse, pour examiner si les pouvoirs devaient être vérifiés en commun.

Cette réponse nous fit ajourner notre réunion du 7 au 12 mai, et je profitai de ces quatre jours de vacances pour aller voir Paris avec mes deux confrères et Marguerite. Nous n’avions pas eu le temps de nous arrêter en passant, le 30 avril, deux jours après le pillage de la maison Réveillon, au faubourg Saint-Antoine. L’agitation alors était grande, les gardes de la prévôté faisaient des visites ; on parlait de l’arrivée d’une foule de bandits. J’étais curieux de savoir ce qui se passait là-bas, si le calme revenait et ce qu’on pensait de nos premières séances. Les Parisiens, qui ne font qu’aller et venir, m’en avaient bien donné quelque idée, mais il vaut mieux voir les choses par soi-même.

Nous partîmes donc de bon matin, et notre patache, au bout de trois heures, entrait dans cette ville immense qu’on ne peut se représenter, non-seulement à cause de la hauteur des maisons, de la quantité des rues et des ruelles qui s’enlacent, de la vieillerie des bâtisses, du nombre des carrefours, des impasses, des cafés, des boutiques et étalages de toute sorte, qui se touchent et se suivent à perte de vue, et des enseignes qui grimpent d’étage en étage jusque sur les toits, mais encore à cause des cris innombrables des marchands de fritures, de fruitiers, de fripiers et de mille autres espèces de gens traînant des charrettes, portant de l’eau, des légumes, et d’autres denrées. On croirait entrer dans une ménagerie, où des oiseaux d’Amérique poussent chacun leur cri, qu’on n’a jamais entendu. Et puis, le roulement des voitures, la mauvaise odeur des tas d’ordures, l’air minable des gens, qui veulent tous être habillés à la dernière mode, avec de la friperie, qui dansent, qui chantent, qui rient et se montrent pleins de complaisance pour les étrangers, pleins de bon sens et de gaieté dans leur misère, et qui voient tout en beau, pourvu qu’ils puissent se promener, dire leur façon de voir dans les cafés et lire le journal !… Tout cela, maître Jean, fait de cette ville quelque chose d’unique dans le monde ; cela ne ressemble à rien de chez nous : Nancy est un palais à côté de Paris, mais un palais vide et mort ; ici tout est vivant.

Les malheureux Parisiens se sentent encore de la disette du dernier hiver ; un grand nombre n’ont réellement que la peau et les os ; eh bien ! malgré tout, ils plaisantent : à toutes les vitres, on voit des farces affichées.

Moi, voyant cela, j’étais dans le ravissement ; je me trouvai dans mon véritable pays. Au lieu de porter ma balle de village en village durant des heures, j’aurais trouvé des acheteurs ici, pour ainsi dire à chaque pas ; et puis, c’est aussi le pays des vrais patriotes. Ces gens-là, tout pauvres, tout minables qu’ils sont, tiennent à leurs droits avant tout ; le reste vient après.

Notre confrère Jacques a une de ses sœurs fruitière, rue du Bouloi, près du Palais-Royal ; c’est là que nous descendîmes. Tout le long de la route, depuis notre entrée dans le faubourg, nous n’entendions chanter qu’une chanson :

Vive le tiers état de France !
Il aura la prépondérance
Sur le prince, sur le prélat.
Ahi ! povera nobilita !
Le plébéien, puits de science,
En lumières, en expérience,
Surpasse et prêtre et magistrat.
Ahi ! povera nobilita !

Si l’on avait su que nous étions du tiers, on aurait été capable de nous porter en triomphe. Aussi, pour abandonner un peuple pareil, il faudrait être bien lâche ! Et je vous réponds que si nous n’avions pas été décidés, rien que de voir ce courage, cette gaieté, toutes ces vertus, dans la plus grande misère, nous aurions pris du cœur nous-mêmes, et juré de remplir notre mandat, et de réclamer nos droits jusqu’à la mort.

Nous avons passé quatre jours chez la veuve Lefranc. Marguerite, avec mon confrère le curé Jacques, a vu tout Paris : le Jardin des Plantes, Notre-Dame, le Palais-Royal, et même les théâtres. Moi, je n’avais de plaisir qu’à me promener dans les rues, à courir ici, là, sur les places, le long de la Seine, où l’on vend des bouquins, sur les ponts garnis de friperies, de marchands de fritures ; à causer devant les boutiques avec le premier venu ; à m’arrêter pour entendre chanter un aveugle, ou voir jouer la comédie en plein air. Les chiens savants ne manquent pas, ni les arracheurs de dents, avec la grosse caisse et le fifre ; mais la comédie au bout du Pont-Neuf est le plus beau ; c’est toujours des princes et des nobles qu’on rit ; ce sont toujours eux qui disent des bêtises. Deux ou trois fois j’en avais les larmes aux yeux, à force de me faire du bon sang.

J’ai visité la commune de Paris, où l’on discutait encore les cahiers. Cette commune vient de prendre une résolution très-sage : elle a laissé une commission en permanence, pour observer ses députés, pour leur donner des avis et même des avertissements, s’ils ne remplissaient pas bien leur mandat. Voilà une Marguerite, au centre en robe claire et panier sur le dos, est appuyée contre un muret longeant le chemin vers le village, visible au loin. Son sac repose sur le muret. À droite, Michel est assis sur le muret, vêtements et chapeau sombres. Les deux se regardent.
Michel Bastien et Marguerite Chauvel.
fameuse idée, maître Jean ! et qu’on a malheureusement négligée dans d’autres endroits. Qu’est-ce qu’un député qui n’est surveillé par personne, et qui peut vendre sa voix impunément, en se moquant encore de ceux qui l’ont envoyé ? car il est devenu riche et les autres sont restés pauvres ; il est défendu par le pouvoir qui l’achète, et ses commettants restent avec leur bon droit, sans appui ni recours ! Le parti que vient de prendre la commune de Paris devra nous profiter ; c’est un des articles à mettre en tête de la constitution : il faut que les électeurs puissent casser, poursuivre et faire condamner tout député qui trahit son mandat, comme on condamne celui qui abuse d’une procuration ! Jusque-là, tout est au petit bonheur.

Enfin, cette décision m’a fait plaisir ; et maintenant, je continue.

Outre ma joie de voir ce grand mouvement, j’avais encore la satisfaction de reconnaître que les gens ici savent très-bien ce qu’ils veulent et ce qu’ils font. J’allais, le soir, après souper, au Palais-Royal, que le duc d’Orléans laisse ouvert à tout le monde. Ce duc est un débauché ; mais au moins, ce n’est pas un hypocrite ; après avoir passé la nuit au cabaret ou bien ailleurs, il ne va pas entendre la messe et se faire donner l’absolution, pour recommencer le lendemain. On le dit ami de Sieyès et de Mirabeau. Quelques-uns lui reprochent d’avoir attiré dans Paris des quantités de gueux, chargés de piller et de saccager la ville ; c’est difficile à croire, parce que les gueux arrivent tout Une grande et haute salle remplie de monde. Sur un tabouret au premier plan, un homme lève le bras. La foule autour de lui fait de même en regardant vers lui. On aperçoit une foule encore plus compacte dans une galerie le long du mur.
« Nous le jurons !… nous le jurons !… » (Page 103.)
seuls, après un hiver aussi terrible ; qu’ils cherchent leur nourriture, et qu’on n’a pas besoin de faire signe aux sauterelles de tomber sur les moissons.

Enfin, la reine et la cour détestent ce duc, et cela lui fait beaucoup d’amis. Son Palais-Royal est toujours ouvert, et dans l’intérieur se trouvent des lignes d’arbre où chacun peut se promener. Quatre rangées d’arcades entourent le jardin, et là-dessous sont les plus belles boutiques et les plus élégants cabarets de Paris. C’est la réunion de la jeunesse et des gazetiers, qui parlent haut pour ou contre, sans se gêner de personne. Quant à ce qu’ils disent, ce n’est pas toujours fameux, et, la plupart du temps, cela vous passe par la tête comme dans un crible, le bon grain qui reste n’est pas lourd ; ils vendent plus de paille que de froment. Deux ou trois fois, j’ai bien écouté, et puis, en sortant, je me demandais, tout embarrassé : — Qu’est-ce qu’ils ont dit ? — Mais, c’est égal, le fond est toujours bon, et quelques-uns ont tout de même beaucoup d’esprit.

Nous avons pris là, sous les arbres, une bouteille de mauvaise piquette très-chère. Les loyers sont chers aussi ; je me suis laissé dire que la moindre de ces boutiques se loue deux et trois mille livres par an : il faut bien se rattraper sur la pratique. Ce Palais-Royal est réellement une grande foire, et la nuit, quand les lanternes s’allument, on ne peut rien voir de plus beau.

Le 11, vers deux heures de l’après-midi, nous sommes repartis bien contents de notre voyage, et bien sûrs que la masse des Parisiens était pour le tiers état. Voilà le principal.

Le 12, à neuf heures, nous étions à notre poste ; et comme nos commissaires n’avaient pu s’entendre avec ceux de la noblesse et du clergé, nous vîmes qu’on voulait seulement nous faire perdre du temps. C’est pourquoi, dans cette séance, on prit des mesures pour aller en avant. Le doyen et les anciens furent chargés de dresser la liste des députés, et l’on décida que tous les huit jours une commission, composée d’un député de chaque province, serait nommée pour maintenir l’ordre dans les conférences, recueillir et compter les voix, connaître la majorité des opinions sur chaque question, etc.

Nous reçûmes le lendemain une députation de la noblesse, pour nous signifier que leur ordre était constitué, qu’ils avaient nommé leur président, leurs secrétaires, ouvert des regisires, et pris divers arrêtés, entre autres celui de procéder seuls à la vérification de leurs pouvoirs. Ils étaient bien décidés à se passer de nous.

Le même jour, le clergé nous fit dire qu’il avait nommé des commissaires, pour conférer avec ceux de la noblesse et du tiers état, sur la vérification des pouvoirs en commun et la réunion des trois ordres.

Une grande discussion s’éleva ; les uns voulaient nommer des commissaires, d’autres proposaient de déclarer que nous ne reconnaîtrions pour représentants légaux, que ceux dont les pouvoirs auraient été examnés dans l’assemblée générale, et que nous invitions les députés de l’église et de la noblesse à se réunir dans la salle des états, où nous les attendions depuis huit jours.

Comme la discussion s’échauffait, et que plusieurs membres voulaient encore parler, les débats furent continués le lendemain. Rabaud de Saint-Étienne, un ministre protestant, Viguier, député de Toulouse ; Thouret, avocat au parlement de Rouen ; Barnave, député du Dauphiné ; Boissy-d’Anglas, député du Languedoc, tous des hommes de grand talent et des orateurs admirables, surtout Barnave, soutinrent, les uns qu’il fallait marcher, les autres qu’il fallait encore attendre, et donner le temps à la noblesse et au clergé de réfléchir ; comme si toutes leurs réflexions n’avaient pas été faites. Enfin, Rabaud de Saint-Étienne l’emporta, et l’on choisit seize membres qui devaient conférer avec les commissaires des nobles et des évêques.

Dans notre séance du 23, on proposa de nommer un comité de rédaction, chargé de rédiger tout ce qui s’était passé depuis l’ouverture des états généraux. Cette proposition fut rejetée, parce que ce simple exposé pouvait augmenter l’agitation du pays, en démontrant les intrigues de la noblesse et du clergé, pour paralyser le tiers état.

Le 22 et le 23, le bruit courait déjà que Sa Majesté voulait nous présenter le projet d’un emprunt. Au moyen de cet emprunt, on aurait pu se passer de nous, puisque le déficit aurait été comblé ; seulement, nos enfants et descendants auraient payé les rentes à perpétuité. — Les troupes arrivaient en même temps par masses autour de Paris et de Versailles.

Le 26, on compléta le règlement de discipline et de bon ordre ; et nos commissaires vinrent mous annoncer qu’ils n’avaient pu s’entendre avec ceux de la noblesse.

Le lendemain 27, Mirabeau résuma tout ce qui s’était passé jusqu’alors, en disant : « La noblesse ne veut pas se réunir à nous, pour juger des pouvoirs en commun. Nous voulons vérifier les pouvoirs en commun. Le clergé persévère à vouloir nous concilier. Je propose de décréter une députation vers le clergé, très-solennelle et très-nombreuse, pour l’adjurer au nom du Dieu de paix, de se ranger du côté de la raison, de la justice et de la vérité, ci de se réunir à ses codéputés, dans la salle commune. »

Tout cela se passait au milieu du peuple. La foule nous entourait et ne se gênait pas pour applaudir ceux qui lui plaisaient.

Le lendemain, 28, on ordonna d’établir une barrière pour séparer l’assemblée du public, et l’on fit une députation au clergé, dans le sens indiqué par Mirabeau.

Ce même jour, nous reçumes une lettre du roi : « Sa Majesté avait été informée que les difficultés entre les trois ordres, relativement à la vérification des pouvoirs, subsistaient encore. Elle voyait avec peine, et même avec inquiétude, l’assemblée qu’elle avait convoquée pour s’occuper de la régénération du royaume, livrée à une inaction funeste. Dans ces circonstances, elle invitait les commissaires nommés par les trois ordres à reprendre leurs conférences, en présence du garde des sceaux et des commissaires que Sa Majesté nommerait elle-même, afin d’être informée particulièrement des ouvertures de conciliation qui seraient faites, et de pouvoir contribuer directement à une harmonie si désirable. »

Il paraît que c’était nous, — les députés des communes, — qui étions-cause de l’inaction des état généraux depuis trois semaines ; c’était nous qui voulions faire bande à part, et qui défendions de vieux priviléges contraires aux droits de la nation !

Sa Majesté nous prenait pour des enfants.

Plusieurs députés parlèrent contre cette lettre, entre autres Camus. Ils dirent que de nouvelles conférences étaient inutiles, que la noblesse ne voudrait pas entendre raison ; que d’ailleurs les communes ne devaient pas accepter la surveillance du garde des sceaux, — lequel tiendrait naturellement avec les nobles, — que nos commissaires seraient là, devant ceux du roi, comme des plaideurs devant des juges décidés d’avance à les condamner ; et qu’il arriverait ce qui était déjà arrivé en 1589 : à cette époque, le roi avait aussi proposé de pacifier les esprits, et il les avait effectivement pacifiés par un arrêt du conseil.

Beaucoup de députés pensaient les mêmes choses ; ils regardaient cette lettre comme un véritable piége.

Malgré cela, le lendemain 29, « afin d’épuiser tous les moyens de conciliation, » on fit au roi une très-humble adresse, pour le remercier de ses bontés, et pour lui dire que les commissaires du tiers étaient prêts à reprendre leurs séances avec ceux du clergé et de la noblesse. Mais le lundi suivant, 1er  juin, Rabaud de Saint-Étienne, un de nos commissaires, étant venu nous dire que le ministre Necker leur proposait d’accepter la vérification des pouvoirs par ordre, et de s’en remettre, pour tous les cas douteux, à la décision du conseil, il fallut bien reconnaître que Camus avait raison : — le roi lui-même était contre la vérification des pouvoirs en commun ; il voulait trois chambres séparées, au lieu d’une seule ; il tenait avec le clergé et la noblesse, contre le tiers état ! — Nous ne pouvions plus compter que sur nous-mêmes.

Tout ce que je vous ai raconté jusqu’ici, maître Jean, est exact, et cela vous montre que ces grands mots, ces grandes phrases, ces fleurs, comme on dit, sont inutiles. Le dernier Baraquin, pourvu qu’il ait du bon sens, voit clairement les choses, et toutes ces inventions de style sont inutiles et même nuisibles à la clarté. Tout peut être expliqué simplement : — Vous voulez ceci ? — Moi, je veux ça ! — Vous nous entourez de soldats ! — Les Parisiens sont avec nous ! — Vous avez de la poudre, des fusils, des canons, des mercenaires suisses, etc. — Nous n’avons rien que nos mandats ! Mais nous sommes las d’être dépouillés, grugés et volés. — Vous croyez être les plus forts ? — Nous verrons !

C’est le fond de l’histoire ; toutes les inventions de mots et de discours, quand le droit et la justice sont évidents, ne servent plus à rien : — On nous a bernés… Arrivons au fond des choses… Nous payons, nous voulons savoir ce que notre argent devient. Et d’abord nous voulons payer le moins possible. Nos enfants sont soldats, nous voulons savoir qui les commande, pourquoi ces gens les commandent et ce qui nous en revient. Vous avez des ordres de la noblesse et du tiers ; pourquoi ces distinctions ? Comment les enfants de l’un sont-ils supérieurs aux enfants de l’autre ? Est-ce qu’ils sont d’une autre espèce ! Est-ce qu’ils viennent des dieux et les nôtres des animaux ? — Voilà ! c’est cela qu’il faut rendre clair.

Maintenant, continuons.

La noblesse comptait sur les troupes, elle voulait tout emporter par la force et rejeta nos Propositions. Nous étant donc réunis, le 10 juin, après la lecture des conférences de nos commissaires avec ceux de la noblesse, Mirabeau dit que les députés des communes ne pouvaient attendre davantage ; Que nous avions des devoirs à remplir, et qu’il était temps de commencer ; qu’un membre de la députation de Paris avait à proposer une motion de la plus haute importance, et qu’il invitait l’assemblée à vouloir bien l’entendre.

Ce membre était l’abbé Sieyès, un homme du Midi, de quarante à quarante-cinq ans environ. Il parle mal et d’une voix faible, mais ses idées sont très-bonnes. J’ai vendu beaucoup de ses brochures, vous le savez ; elles ont produit le plus grand bien.

Voici ce qu’il dit au milieu du silence :

« Depuis l’ouverture des états généraux, les députés des communes ont tenu une conduite franche et calme ; ils ont eu tous les égards compatibles avec leur caractère, pour la noblesse et le clergé ; tandis que ces deux ordres privilégiés ne les ont payés que d’hypocrisie et de subterfuges. L’assemblée ne peut rester plus longtemps dans l’inaction, sans trahir ses devoirs et les intérêts de ses commettants ; il faut donc vérifier les pouvoirs. La noblesse s’y refuse ; de ce qu’un ordre refuse de marcher, peut-il condamner les autres à l’immobilité ? Non ! Donc l’assemblée n’a plus autre chose à faire, que d’inviter une dernière fois les membres des deux chambres privilégiées à se rendre dans la salle des états généraux, pour assister, concourir et se soumettre à la vérification commune des pouvoirs. Et puis, en cas de refus, de passer outre. »

Mirabeau dit ensuite qu’il fallait prendre défaut contre la noblesse et le clergé.

Une seconde séance eut lieu le même jour, de cinq à huit heures ; la motion de l’abbé Sieyès fut adoptée, et l’on décida en même temps d’envoyer une adresse au roi, pour lui expliquer les motifs de l’arrêté du tiers.

Le vendredi, 12 juin, il fallut signifier aux deux autres ordres ce que nous avions décidé, et rédiger l’adresse ou roi. M. Malouet proposa un projet écrit d’un style mâle et vigoureux mais rempli de compliments. Volney, qu’on raconte avoir couru l’Égypte et la terre sainte lui répondit : « Méfions-nous de tous ces éloges, dictés par la bassesse et la flatterie, et enfantés par l’intérêt, Nous sommes ici dans le séjour des menées et de l’intrigue ; l’air qu’on y respire porte la corruption dans les cœurs ! Des représentants de la nation, hélas ! semblent déjà en être vivement atteints… » Il continua de cette manière, et Malouet ne dit plus rien.

Finalement, après de grandes batailles, on décida de porter en députation au roi, l’adresse rédigée par M. Barnave, renfermant l’exposition de tout ce qui s’était passé depuis l’ouverture des états généraux, et ce que le tiers avait décidé. Notre députation rentrait sans avoir vu le roi, attenduqu’il était à la chasse, lorsqu’une autre députation de la noblesse arriva nous annoncer que son ordre délibérait sur nos propositions. M. Bailly, député du tiers parisien, répondit : « Messieurs, les communes attendent depuis longtemps messieurs de la noblesse ! » Et sans se luisser arrêter par cette nouvelle cérémonie, qui n’avait comme toutes les autres, que le but de nous traîner de jour en jour et de semaine en semaine, on commença l’appel des bailliages, près avoir nommé M. Bully, président provisoire et l’avoir chargé de nommer deux membres, en qualité de secréiaires, pour dresser procès-verbal de l’appel qu’on allait faire et des autres opérations de l’assemblée.

L’appel commença vers sept heures et finit à dix. Alors nous fûmes constitués, non pas en tiers état, comme l’auraient voulu les autres, mais en états généraux ; les deux ordres privilégiés n’étaient que des assemblées particulières ; nous étions l’assemblée de la nation.

Nous avions perdu cinq semaines par la mauvaise volonté des nobles et des évêques, et vous allez voir ce qu’ils firent encore pour nous empêcher d’avancer.

Je ne vous parlerai pas des questions de mots qui s’élevèrent ensuite et qui nous prirent trois grandes séances, pour savoir s’il fallait s’appeler : — représentants du peuple français, comme le voulait Mirabeau ; — assemblée légitime des représentants de la majeure partie de la nation, agissant en l’absence de la mineure partie — comme le voulait Mounier, — ou : représentants connus et vérifiés de la nation française — comme le demandait Sieyès. Moi, j’aurais pris tranquillement le vieux nom d’états généraux. Les nobles et les évêques refusaient d’y paraître, cela les regardait ; mais nous n’en étions pas moins les états généraux de 1789 ; nous n’en représentions pas moins les quatre-vingt-seize centièmes de la France.

Enfin, sur une nouvelle proposition de Sieyès, on adopta le titre d’Assemblée nationale.

Mais le meilleur, c’est qu’à partir de notre déclaration du 12, chaque jour quelques bons curés se détachaient de l’assemblée des évêques et venaient faire vérifier leurs pouvoirs chez nous. Le 13, il en vint trois du Poitou, le 14, six autres ; le 15, deux ; le 16, six ; et ainsi de suite ! Figurez-vous notre joie, nos cris d’enthousiasme, nos embrassades. Notre président passait la moitié des séances à complimenter ces braves curés, les larmes aux yeux. Dans le nombre des premiers se trouvait M. l’abbé Grégoire, d’Emberménil, auquel j’ai vendu plus d’un de mes petits livres. En le voyant arriver, je courus à sa rencontre pour l’embrasser, et je lui dis à l’oreille :

« À la bonne heure ! vous suivez l’exemple du Christ, qui n’allait pas chez les princes, ni chez le grand prêtre, mais chez le peuple. »

Il riait. Et moi je me figurais la mine des évêques, dans leur salle à côté ; quelle débâcle ! Dans le fond les curés auraient été bien simples de tenir avec ceux qui les humilient depuis tant de siècles ! Est-ce que le cœur du peuple, n’est pas le même sous la soutane du prêtre, ou sous le sarrau du paysan ?

Le 17, en présence de quatre à cinq mille spectateurs qui nous entouraient, l’Assemblée se déclara constituée, et chacun des membres prêta ce serment : « Nous jurons et promettons de remplir avec zéle et fidélité les fonctions dont nous sommes chargés. » On confirma Bailly comme président de l’Assemblée nationale, et l’on déclara tout de suite à l’unanimité des suffrages, « que l’Assemblée consentait provisoirement, pour la nation, à la perception des impôts existants, — quoique illégalement établis et perçus, — mais seulement jusqu’à la première séparation de l’Assemblée, de quelque cause quelle pût provenir ! Passé lequel jour toute levée d’impôts cesserait dans toutes les provinces du royaume, par le seul fait de la dissolution. »

Réfléchissez à cela, maître Jean, et faites-le bien comprendre aux notables du pays. Notre misère pendant tant de siècles est venue de ce que nous étions assez bornés, assez timides Pour payer des impôts qui n’avaient pas été votés par nos représentants. L’argent est le nerf de la guerre, et nous avons toujours donné notre argent à ceux qui nous mettaient la corde au cou. Enfin, celui qui payerait les impôts après la dissolution de l’Assemblée nationale, serait le dernier des misérables ; il trahirait père, mère, femme, enfants, et lui-même, et la patrie ; et ceux qui voudraient les percevoir ne devraient pas être considérés comme des Français, mais comme des brigands ! C’est le premier principe proclamé par l’Assemblée nationale de 1789.

La séance fut levée à cinq heures et remise au même soir de ce 17 juin.

Vous pensez comme le roi, la reine, les princes, la cour et les évêques ouvrirent l’œil en apprenant cette déclaration du tiers état. Durant la séance, M. Bailly avait été prié de se rendre à la chancellerie, pour y recevoir une lettre du roi ; l’Assemblée ne lui avait pas permis de s’absenter. — À la séance du soir, M. Bailly nous lut cette lettre du roi, qui désapprouvait le mot d’ordres privilégiés, que plusieurs députés du tiers avaient employé pour désigner la noblesse et le clergé. Le mot ne lui plaisait pas. C’était contraire, disait-il, à la concorde qui devait exister entre nous, mais la chose ne lui paraissait pas contraire à la concorde : la chose doit rester !

Voilà, maître Jean, ce que je vous disais plus haut : l’injustice n’existe pas à la cour, quand on l’appelle justice, ni la bassesse quand on l’appelle grandeur. Que répondre à cela ? tout le monde se tut.

Le lendemain, nous assistâmes en corps à la procession du saint sacrement dans les rues de Versailles. Le vendredi 19, on organisa les comités, on en forma quatre : le premier, pour veiller aux subsistances ; le deuxième, pour les vérifications ; le troisième, pour la correspondance et les impressions ; le quatrième, pour le règlement. Tout était en bonne voie, nous allions marcher vite ; mais cela ne faisait pas le compte de la cour ; d’autant plus que le même soir, vers six heures, on apprit que cent quarante-neuf députés du clergé s’étaient déclarés pour la vérification des pouvoirs en commun.

Nous avions tout supporté pour remplir notre mandat ; nous avions été calmes, nous avions résisté à l’indignation, à la colère que vous inspirent l’insolence et l’hypocrisie ! En voyant que tous les moyens détournés pour nous exaspérer et nous faire commettre des fautes ne suffisaient pas, on résolut d’en employer d’autres, de plus grossiers, de plus humiliants.

C’est le 20 juin que cela commença.

Ce jour, de grand matin, on entendit publier dans les rues, par des hérauts d’armes : « que le roi ayant arrêté de tenir une séance royale aux états généraux, lundi 22 juin, les préparatifs à faire dans les trois salles exigeaient la suspension des assemblées jusqu’à ladite séance, et que Sa Majesté ferait connaître, par une nouvelle proclamation, l’heure à laquelle elle se rendrait lundi à l’Assemblée des états. »

On apprit en même temps qu’un détachement de gardes-françaises s’était emparé de la salle des Menus.

Tout le monde comprit aussitôt que le moment dangereux était venu. Je vis avec plaisir mes deux confrères, Gérard et le curé Jacques, monter chez nous, à sept heures. La séance du Jour était indiquée pour huit heures. En déjeunant, nous prîmes la résolution de nous tenir fermes autour du président, qui représentait notre union et par conséquent notre force. À vous dire vrai, nous regardions ceux qui voulaient arrêter la marche du pays, comme de véritables polissons, des gens qui n’avaient jamais vécu que du travail des autres, des êtres sans expérience, sans capacités, sans délicatesse, sans génie, et dont toute la force venait de l’ignorance et de l’abrutissement du peuple, qui se laisse toujours prendre à la magnificence des laquais, sans penser que tous ces galons d’or, ces habits brodés et ces chapeaux à plumes, tous ces carrosses et ces chevaux viennent de son propre travail et de l’impudence des drôles qui lui soutirent son argent.

Quand à la mesure de nous fermer les portes de l’assemblée, c’était tellement plat, que nous en haussions les épaules de pitié.

Naturellement notre bon roi ne se doutait pas de ces choses ; son esprit calme et doux ne descendait pas à ces misères, nous le bénissions de sa bonté, de sa simplicité, sans le charger de la bêtise et de l’insolence de la cour.

À sept heures trois quarts nous partîmes de notre maison. En approchant de la salle des Menus, vous vîmes une centaine de députés du tiers réunis sur l’esplanade, Bailly, notre président, au milieu d’eux. Il faut que je vous peigne ce brave homme. Jusqu’alors au milieu d’une foule d’autres, il ne s’était pas encore montré ; nous l’avions choisi parce qu’il avait la réputation d’être très-savant et très-honnête. C’est un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, la figure longue, l’air digne et ferme. Il ne précipite rien ; il écoute et regarde longtemps avant de prendre un parti ; mais une fois résolu, il ne recule pas.

D’autres députés du tiers arrivaient aussi par différentes allées. À neuf heures sonnant, on s’approcha de la salle des états, M. Bailly et les deux secrétaires en tête. Quelques gardes françaises se promenaient à la porte. Aussitôt qu’ils nous virent approcher, une officier commandant parut et s’avança ; M. Bailly eut une vive discussion avec lui. Je n’étais pas assez proche pour l’entendre, mais aussitôt on se dit que la porte nous était fermée. L’officier[1], un homme très-poli, s’excusait sur ses ordres. L’indignation nous possédait. Au bout de vingt minutes, l’assemblée était à peu près complète ; et comme l’officier de garde, malgré sa politesse, ne voulait pas nous laisser le passage libre, plusieurs députés protestèrent avec force, et puis on remonta l’avenue jusque près de la grille, au milieu du plus grand tumulte. Les uns criaient qu’il fallait se rendre à Marly, pour tenir l’assemblée sous les fenêtres du château ; les autres que le roi voulait plonger la nation dans les horreurs de la guerre civile, affamer le pays et qu’on avait jamais rien vu de semblable sous les plus grands despotes, Louis XI, Richelieu et Mazarin.

La moitié de Versailles prenait part à notre indignation ; le peuple, hommes et femmes, nous entourait et nous écoutait.

M. Bailly s’était éloigné vers dix heures ; on ne savait ce qu’il était devenu, lorsque trois députés vinrent nous avertir qu’après avoir enlevé nos papiers de l’hôtel des états, avec l’aide des commissaires qui l’accompagnaient, il s’était transporté dans une grande salle où l’on jouait ordinairement au jeu de paume, rue Saint-François. — presque en face de mon logement, — et que cette salle pourrait contenir l’assemblée.

Nous partîmes donc, escortés par le peuple, pour nous rendre au jeu de paume, en descendant la rue qui longe, par derrière, la partie du château qu’on appelle les grands communs, et nous entrâmes dans la vieille bâtisse vers midi. L’affront que nous venions de recevoir montrait assez que la noblesse et les évêques étaient las d’avoir des ménagements pour nous, qu’il fallait nous attendre à d’autres indignités, et que nous devions prendre des mesures, non-seulement en vue d’assurer l’exécution de notre mandat, mais encore de sauvegarder notre existence. Ces malheureux, habitués à n’employer que la force, ne connaissent pas d’autre loi ; heureusement, nous étions près de Paris, cela contrariait leurs projets.

Enfin, poursuivons.

La salle du jeu de paume est une construction carrée, haute d’environ trente-cinq pieds, pavée de grandes dalles, sans piliers, sans poutres de traverses, et le plafond en larges madriers ; le jour vient de quelques fenêtres bien au-dessus du sol, ce qui donne à l’intérieur un aspect sombre. Tout autour sont d’étroites galeries en planches ; il faut les traverser pour arriver dans cette espèce de halle aux blés ou de marché couvert, qui doit exister depuis longtemps. Dans tous les cas, on ne bâtit pas en pierre de tailles pour un jeu d’enfants. Tout y manquait, les chaises et les tables ; il fallut en chercher dans les maisons du voisinage. Le maître de l’établissement, un petit homme chauve, paraissait content de l’honneur qu’on lui faisait. On établit une table au milieu de la halle et quelques chaises autour. L’assemblée était debout. La foule remplissait les galeries.

Alors Bailly, montant sur une chaise, commença par nous rappeler ce qui venait de se passer : puis il nous lut les deux lettres de M. le marquis de Brézé, maître des cérémonies, dans lesquelles ce seigneur lui communiquait l’ordre de suspendre nos réunions jusqu’à la séance royale. Ces deux lettres avaient le même objet, la seconde ajoutait seulement que l’ordre était positif. — Ensuite, M. Bailly nous proposa de mettre en délibération le parti qu’il fallait prendre.

Il est inutile, je crois, maître Jean, de vous faire comprendre notre émotion : quand on représente un grand peuple, et qu’on voit ce peuple outragé dans sa propre personne ; quand on se rappelle ce que nos pères ont souffert de la part d’une classe d’étrangers qui, depuis des centaines d’années, vivent à nos dépens, et s’efforcent de nous retenir dans la servitude ; quand on vient encore de vous rappeler avec insolence, quelques jours avant, que c’est par grâce qu’on oublie un instant la supériorité « des descendants de nos fiers conquérants, sur l’humble postérité des vaincus ! » et qu’on s’aperçoit enfin qu’au moyen de la ruse et de l’insolence, on veut continuer sur nous et nos descendants le même système, alors, à moins de mériter ce traitement abominable, on est prêt à tout sacrifier pour maintenir ses droits, et rabattre l’orgueil de ceux qui nous humilient.

Mounier, plein de calme au milieu de son indignation, eut alors une idée véritablement grande. Après nous avoir représenté combien il était étrange de voir la salle des états généraux occupée par des hommes armés, et nous, l’Assemblée nationale, à la porte, exposés au rire insultant de la noblesse et de ses laquais ; forcés de nous réfugier au jeu de paume pour ne pas interrompre nos travaux ; il s’écria que l’intention de nous blesser dans notre dignité se montrait ouvertement, qu’elle nous avertissait de toute la vivacité de l’intrigue et de l’acharnement avec lequel on cherchait à pousser notre bon roi à des mesures désastreuses ; et que, dans cette situation, les représentants de la nation n’avaient qu’une chose à faire : c’était de se lier au salut public et aux intérêts de la patrie par un serment solennel.

Cette proposition, vous le pensez bien, excita un enthousiasme extraordinaire ; chacun comprenait que l’union des braves gens fait la terreur des gueux, et l’on prit aussitôt l’arrêté suivant :

« L’Assemblée nationale, considérant qu’appelée à fixer la constitution du royaume, opérer la régénération de l’ordre public, et maintenir les vrais principes de la monarchie, rien ne peut empêcher qu’elle ne continue ses délibérations dans quelque lieu qu’elle soit forcée de s’établir, et qu’enfin partout où ses membres sont réunis, là est l’Assemblée nationale :

« Arrête que tous les membres de cette assemblée prêteront à l’instant serment solennel de ne jamais se séparer, et de se rassembler partout où les circonstances l’exigeront, jusqu’à ce que la constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondements solides ; et que, ledit serment étant prêté, tous les membres, et chacun d’eux en particulier, confirmeront par leur signature cette résolution inébranlable. »

Quel bonheur vous auriez eu, maître Jean, de voir alors cette grande salle sombre, nous au milieu, le peuple autour ; d’entendre ce grand bourdonnement de l’étonnement, du contentement, de l’enthousiasme ; puis le président Bailly, debout sur une chaise, nous lire la formule du serment, au milieu d’un silence religieux ; et tout à coup nos centaines de voix éclater comme un coup de tonnerre dans la vieille bâtisse :

Nous le jurons !… nous le jurons !… »

Ah ! nos anciens qu’on a tant fait souffrir, devaient se remuer sous terre ! Je ne suis pas un homme tendre, mais je n’avais plus une goutte de sang dans les veines. Jamais de la vie je n’aurais cru qu’un bonheur pareil pouvait m’arriver. Près de moi, le curé Jacques pleurait ; Gérard, de Vic, était tout pâle ; finalement nous tombâmes dans les bras les uns des autres.

Dehors, des acclamations immenses s’étendaient sur la vieille ville ; et c’est là que je me suis rappelé ce verset de l’Évangile, lorsque l’âme du Christ est remontée aux cieux : « La terre en trembla, le voile du temple fut déchiré. »

Quand le calme se rétablit, chacun à son tour s’approchant de la table répéta le même serment, que les secrétaires inscrivaient et lui faisaient signer. Je n’ai jamais écrit mon nom avec tant de plaisir ; je riais en signant, et en même temps j’aurais voulu pleurer. Ah ! le beau jour !…

Un seul député, Martin d’Auch, de Castelnaudary, signa : « Opposant. » Valentin sera content d’apprendre qu’il n’est pas seul de son espèce en France, et qu’un autre enfant du peuple aime plus les nobles que sa propre race : ils sont deux !

On écrivit l’opposition de Martin d’Auch sur le registre. Et, comme quelques-uns proposaient d’envoyer une députation à Sa Majesté, pour lui représenter notre douleur profonde, etc., l’assemblée s’ajourna purement et simplement au lundi 22, heure ordinaire ; arrêtant, en outre, que si la séance royale avait lieu dans la salle des Menus, tous les membres du tiers état y demeureraient après la séance, pour s’occuper de leurs propres affaires, qui sont celles de la nation.

Où se sépara sur les six heures.

En apprenant ce qui venait de se passer, M. le comte d’Artois, surpris de voir qu’on pouvait aussi délibérer au jeu de paume, se dépêcha de le faire retenir, pour s’y amuser le 22. Cette fois il était bien sûr, le pauvre prince, que nous ne saurions plus où donner de la tête.

Le lendemain, le roi nous envoya prévenir que la séance n’aurait pas lieu le 22, mais le 23 ; c’était prolonger nos angoisses. Mais, hélas ! ces profonds génies n’avaient pas songé qu’il existe encore à Versailles d’autres endroits que le jeu de paume et la salle des Menus. De sorte que le 22, trouvant ces deux salles fermées, l’assemblée se rendit d’abord à la chapelle des Récollets, qui n’était pas assez grande, puis à l’église Saint-Louis, où chacun fut à son aise.

Le plan magnifique de M. le comte d’Artois, des princes de Condé et de Conti, fut ainsi déjoué. On ne peut songer à tout, mon Dieu ! Qui jamais aurait cru qu’on irait à l’église Saint-Louis, et que le clergé lui-même viendrait nous y rejoindre ? — Ce sont pourtant ces grands hommes-là, maître Jean, qui nous ont tenus dans l’abaissement pendant des siècles ! Il est facile maintenant de voir que notre ignorance seule en était cause, et qu’on ne peut pas leur en faire de reproches. L’innocente Jeannette Paramel, des Baraques, avec sa grosse gorge, a plus de malice qu’eux.

Vers midi, M. Bailly nous annonça qu’il était prévenu que la majorité du clergé devait se rendre à l’assemblée, pour vérifier les pouvoirs en commun. La cour le savait depuis le 19 ; c’était pour empêcher à tout prix cette réunion, qu’on nous avait fermé la salle des Menus, et qu’on préparait une séance royale.

Le clergé se rassembla d’abord dans le chœur de l’église ; puis il s’unit à nous dans la nef, et ce fut encore une scène attendrisDevant des gradins de bois, un homme un costume dans une position fière. Derrière les gradins, plusieurs personnes le regardent.
Mirabeau
sante ; les curés avaient entraîné leurs évêques, et les évêques eux-même étaient presque tous revenus au bon sens.

Un seul ecclésiastique, l’abbé Maury, le fils d’un cordonnier du Comtat-Venaissin, se sentait blessé dans sa dignité, d’être confondu parmi les députés du tiers. On voit pourtant des choses singulières en ce monde !

Malgré cet abbé, le plus opposé de son ordre à la réunion, on se communiqua les pièces, on prononça quelques discours pour se féliciter les uns et les autres, après quoi la séance fut levée, pour être continuée le lendemain mardi, à neuf heures, au lieu ordinaire des assemblées, c’est-à-dire dans la salle des Menus.

Nous arrivons donc au 23, jour de la séance royale.

Le matin, en me levant et poussant les volets, je vis qu’il allait faire un temps abominable, il ne pleuvait pas encore, mais tout était gris au ciel. Cela n’empêchait pas la rue de fourmiller de monde. Quelques instants après, le père Gérard monta pour déjeuner, puis M. le curé Jacques. Nous étions en costume de cérémonie, comme le jour de notre première réunion. Qu’est-ce que cette séance royale signifiait ? Qu’est-ce qu’on avait à nous dire ? Depuis la veille, on savait déjà que les Suisses et les gardes-françaises étaient sous les armes. Le bruit avait aussi cour que six régiments s’avançaient sur Versailles. En déjeunant, nous entendions les patrouilles monter et descendre la rue Saint-François. Gérard pensait qu’on allait faire un mauvais coup, un Chauvel en costume, au centre de la pièce, debout entre une chaise et une table, lève la main gauche, index tendu. Sur la table un journal, une plume et un encrier. Au fond une cheminée avec sept livres posés dessus..
« Soyez tranquilles, mes amis, les hommes parleront longtemps de 1789. » (Page 109.)
coup d’État, comme on dit, pour nous forcer de voter l’argent, et puis nous renvoyer chez nous.

Le curé Jacques disait que ce serait, en quelque sorte, nous demander la bourse ou la vie, et que le roi n’était pas capable, malgré sa complaisance pour la reine et le comte d’Artois, de faire un trait pareil ; qu’il n’y consentirait jamais. Je pensais comme lui. Mais quand à savoir dans quel but allait avoir heu la séance royale, je n’étais pas plus avancé que les autres. L’idée me venait seulement qu’on voulait nous faire peur. Enfin, nous allions bientôt savoir à quoi nous en tenir.

À neuf heures, nous partîmes. Toutes les rues aboutissant à l’hôtel des états s’encombraient déjà de peuple ; les patrouilles allaient et venaient ; les gens de toute sorte, bourgeois, ouvriers et soldats, avaient l’air inquiet ; chacun se méfiait de quelque chose.

Dans le moment où nous approchions de la salle, il commençait à pleuvoir ; l’averse ne pouvait pas tarder à venir. J’étais en avant et je me dépêchais. Une centaine de députés du tiers stationnaient devant la porte, sur la grande avenue ; on les empêchait d’entrer, tandis que la noblesse et le clergé passaient sans observations ; et, comme j’arrivais, une espèce de laquais vint prévenir messieurs du tiers état d’entrer par la rue du Chantier, pour éviter tout encombrement et confusion.

M. le marquis de Brézé, ayant eu de la peine à placer tout le monde avec ordre, le jour de la première réunion des états généraux, avait pris cette mesure de son propre chef, je suppose.

La colère nous gagnait ; malgré cela, comme la pluie commençait à tomber ferme, on se dépêcha d’arriver à la porte du Chantier, pensant qu’elle était ouverte. Mais M. le marquis n’avait pas encore placé selon ses idées les deux premiers ordres, la porte de derrière était donc aussi fermée. Il fallut courir sous une espèce de hangar, à gauche, pendant que les nobles et les évêques entraient carrément et majestueusement par la grande avenue de Paris. M. le grand maître des cérémonies n’avait pas à se gêner avec nous ; il trouvait tout naturel de nous faire attendre ; nous n’étions là que pour la forme, en définitive. Qu’est-ce que les représentants du peuple ? Qu’est-ce que le tiers état ? De la canaille ! Ainsi pensait sans doute M. le marquis ; et si des paysans, des bourgeois comme moi digéraient avec peine ces affronts, renouvelés chaque jour par une espèce de premier domestique, qu’on se figure la fureur d’un noble comme Mirabeau ; les cheveux lui en dressaient sur la tête, ses joues charnues tremblaient de colère. La pluie était battante. Deux fois, notre président avait été renvoyé, M. le marquis ayant encore de grands personnages à placer. Mirabeau voyant cela, dit à Bailly d’une voix terrible, en montrant les députés du tiers :

« Monsieur le président, conduisez la nation au-devant du roi ! »

Enfin, pour la troisième fois, Bailly s’approcha de la porte en y frappant, et M. le marquis daigna paraître, après avoir sans doute fini sa noble besogne. Celui-là, maître Jean, peut se vanter d’avoir bien servi la cour ! Notre président lui déclara que si la porte ne s’ouvrait pas, le tiers état allait se retirer. Alors elle s’ouvrit toute grande ; nous vîmes la salle décorée comme le premier jour, les bancs de la noblesse et du clergé garnis des magnifiques députés de ces deux ordres, et nous entrâmes trempés de pluie. Messieurs de la noblesse et quelques évêques riaient en nous voyant prendre place ; ils paraissaient tout à fait réjouis de notre humiliation.

Ces choses-la coûtent cher !

On s’assit donc, et presque aussitôt le roi entrait par l’autre bout de la salle, environné des princes du sang, des ducs et pairs, des capitaines de ses gardes et de quelques gardes du corps. Pas un seul cri de : « Vive le roi ! » ne s’éleva de notre côté. Le silence s’établit à l’instant, et le roi dit « qu’il croyait avoir tout fait pour le bien de ses peuples, et qu’il semblait que nous n’avions plus qu’à finir son ouvrage ; mais que depuis deux mois nous n’avions pu nous entendre sur les préliminaires de nos opérations, et qu’il se devait à lui-même de faire cesser ces funestes divisions. En conséquence, il allait nous déclarer ce qu’il voulait. »

Après ce discours, le roi s’assit et un secrétaire d’État nous lut ses volontés.

« Art. 1er . — Le roi veut que l’ancienne distinction des trois ordres de l’État soit conservée en entier, et qu’ils forment trois chambres séparées. Il déclare nulles les délibérations prises par les députés du tiers état, le 17 de ce mois.

« Art. 2. — Sa Majesté déclare les pouvoirs valables, vérifiés ou non vérifiés, dans chaque chambre, et ordonne qu’il en soit donné communication aux autres ordres, sans plus d’embarras.

« Art. 3. — Le roi casse et annule les restrictions qu’on a mises aux pouvoirs des députés. »

De sorte que chacun de nous pouvait faire ce qui lui plaisait : accorder des subsides, voter des impôts, aliéner les droits de la nation, etc., etc., sans s’inquiéter des vœux de ceux qui l’avaient envoyé.

« Art. 4 et 5. — Si des députés avaient fait le serment téméraire de rester fidèles à leur mandat, le roi leur permettait d’écrire à leurs bailliages, pour s’en faire relever ; mais ils allaient rester en attendant à leur poste, pour donner du poids aux décisions des états généraux.

« Art. 6. — Sa Majesté déclare que dans les tenues des états généraux à l’avenir, elle ne permettra plus les mandats impératifs. »

Sans doute parce que les filous qui trafiquent de leurs voix, se reconnaîtraient trop bien au milieu des honnêtes gens qui remplissent leur mandat !

Ensuite Sa Majesté nous signifia de quelle manière elle entendait que nous procédions. D’abord elle nous défendait de traiter à l’avenir des affaires qui regardent les droits antiques des trois ordres ; de la forme d’une constitution à donner aux prochains états généraux ; des propriétés seigneuriales et féodales ; des droits et prérogatives honorifiques des deux premiers ordres. Elle déclarait que le consentement particulier du clergé serait nécessaire pour tout ce qui intéresse la religion, la discipline ecclésiastique, le régime des ordres réguliers et séculiers.

Enfin, maître Jean, nous n’étions appelés là que pour payer le déficit et voter que le peuple donnerait l’argent ; le reste ne nous regardait pas ; tout était bien, très-bien ; tout devait rester debout, quand nous aurions financé !

Après cette lecture, le roi se releva pour nous dire que jamais monarque n’en avait fait autant que lui, dans l’intérêt de ses peuples, que ceux qui retarderaient encore ses intentions paternelles seraient indignes d’être regardés comme Français.

Puis il se rassit, et on nous lut ses intentions sur les impôts, sur les emprunts et les autres affaires des finances.

Le roi voulait changer le nom des impôts ; vous entendez bien, maître Jean, le nom ! Ainsi, la taille réunie au vingtième, ou remplacée de quelque autre manière, allait devenir plus coulante : au lieu de payer une livre, on donnera vingt sous ; au lieu de payer au collecteur, on payera au percepteur, et le peuple sera soulagé !

« Jamais aucun roi n’en a tant fait pour ses peuples ! »

Il voulait abolir les lettres de cachet, mais en les conservant pour ménager l’honneur des familles ; c’est clair !

Il voulait aussi la liberté de la presse, mais en ayant bien soin d’empêcher les mauvaises gazettes et les mauvais livres de se publier.

Il voulait le consentement des états généraux pour faire des emprunts ; seulement, en cas de guerre, il déclarait pouvoir emprunter jusqu’à concurrence de cent millions, pour commencer. « Car l’intention formelle du roi est de ne mettre jamais le salut de son empire dans la dépendance de personne. »

Il voulait aussi nous consulter sur les emplois et charges, qui conserveraient à l’avenir le privilége de donner ou de transmettre la noblesse.

Enfin on nous lut un grand pot-pourri sur toutes sortes de choses, où l’on voulait nous consulter. Mais le roi se réservait toujours de faire ce qu’il voudrait ; notre affaire, à nous, c’était de payer ; pour cela, nous avions toujours la préférence.

Sa Majesté se remit encore une fois à parler et nous dit :


« Réfléchissez, messieurs, qu’aucun de vos projets, aucune de vos dispositions ne peuvent avoir force de loi, sans mon approbation spéciale ; je suis le garant naturel de vos droits. C’est moi qui fais tout le bonheur de mes peuples ; et il est rare peut-être que l’ambition d’un souverain soit d’obtenir de ses sujets, qu’ils s’entendent pour accepter ses bienfaits.

« Je vous ordonne, messieurs, de vous séparer tout de suite, et de vous rendre demain matin chacun dans la chambre affectée à votre ordre, pour y reprendre vos séances. »

Enfin nous étions remis à notre place ! On nous avait fait venir pour voter les fonds, voilà tout. Sans la déclaration du parlement, que tous les impôts avaient été perçus illégalement jusqu’alors, jamais l’idée de convoquer les états généraux ne serait venue à notre bon roi. Mais, à cette heure, les états généraux étaient plus embarrassants que le parlement, et l’on nous donnait des ordres comme à de la valetaille : « Je vous ordonne de vous séparer tout de suite ! »

Les évêques, les marquis, les comtes et les barons jouissaient de notre confusion et nous regardaient de leur hauteur ; mais croyez-moi, maître Jean, nous ne baissions pas les yeux, nous sentions en nous un frémissement terrible.

Le roi, sans rien ajouter, se leva et sortit comme il était venu. Presque tous les évêques, quelques curés et la plus grande partie des députés de la noblesse se retirèrent par la grande porte de l’avenue.

Nous autres, nous devions sortir par la petite porte du Chantier, mais nous restâmes provisoirement à notre place. Chacun réfléchissait, chacun amassait de la force et de la colère.

Cela durait depuis un quart d’heure, quand Mirabeau se leva, sa grosse tête en arrière et les yeux étincelants. Le silence était terrible. On le regardait. Tout à coup de sa voix claire, il dit :

« Messieurs, j’avoue que ce que vous venez d’entendre pourrait être le salut de la patrie, si les présents du despotisme n’étaient toujours dangereux. Quelle est cette insultante dictature ? L’appareil des armes, la violation du temple national, pour vous commander d’être heureux ! »

Tout le monde frissonnait ; on comprenait que Mirabeau jouait sa tête ! Il le savait aussi bien que nous, mais l’indignation l’emportait ; et la figure toute changée, — belle, maître Jean, car celui qui risque sa vie pour attaquer l’injustice est beau, c’est même ce qu’il y a de plus beau dans le monde ! — il continua :

« Qui vous fait ce commandement ? Votre mandataire ! Qui vous donne des lois impérieuses ? Votre mandataire ! Lui qui doit les recevoir de nous, messieurs, qui sommes revêtus d’un sacerdoce politique et inviolable ; de nous enfin, de qui seuls vingt-cinq millions d’hommes attendent un bonheur certain, parce qu’il doit être consenti, donné et reçu par tous. »

Chaque mot entrait comme un boulet dans le vieux trône de l’absolutisme.

« Mais la liberté de vos délibérations est enchaînée, reprit-il avec un geste qui nous fit frémir, une force militaire environne les états ! Où sont les ennemis de la patrie ? Gatilana est-il à nos portes ? Je demande qu’en vous couvrant de votre dignité, de votre puissance législative, vous vous renfermiez dans la religion de votre serment ; il ne vous permet de vous séparer qu’après avoir fait la constitution. »

Pendant ce discours, le maître des cérémonies, qui avait suivi le roi, était rentré dans la salle, et il s’avançait son chapeau à plumes à la main, du côté des bancs vides de la noblesse. À peine Mirabeau finissait-il de parler, qu’il prononça quelques mots ; mais comme on ne l’entendait pas, plusieurs se mirent à crier d’un ton de mauvaise humeur :

« Plus haut !… plus haut !… »

Et lui, alors, élevant la voix, dit au milieu du silence :

« Messieurs, vous avez entendu les ordres du roi ! »

Mirabeau était resté debout, je voyais la colère et le mépris serrer ses grosses mâchoires.

« Oui, Monsieur, dit-il lentement, — d’un ton de grand seigneur qui parle de haut, — nous avons entendu les intentions qu’on à suggérées au roi ; et vous, qui ne sauriez être son organe auprès des états généraux, vous qui n’avez ici ni place ni droit de parler, vous n’êtes pas fait pour nous rappeler son discours !

Puis, se redressant et toisant le maître des cérémonies :

« Cependant, reprit-il, pour éviter toute équivoque et tout délai, je déclare que, si l’on vous a chargé de nous faire sortir d’ici, vous devez demander des ordres pour employer la force, car nous ne quitterons nos places que par la puissance des baïonnettes ! »

Toute l’assemblée se leva comme un homme, criant « Oui ! oui ! »

C’était un tumulte extraordinaire.

Au bout de deux ou trois minutes, le calme s’étant un peu rétabli, notre président dit au maître des cérémonies :

« L’assemblée a décidé hier qu’elle resterait séance tenante, après la séance royale. Je ne puis séparer l’assemblée avant qu’elle en ait délibéré elle-même, et délibéré librement.

— Puis-je, Monsieur, porter cette réponse au roi ? demanda le marquis.

— Oui, Monsieur, » répondit le président.

Alors le maître des cérémonies sortit, et la séance continua.

Pour vous dire la vérité, maître Jean, nous nous attendions à un grand coup ! Mais sur les deux heures, au lieu de baïonnettes, nous vîmes arriver une quantité de charpentiers, qu’on envoyait pour démolir l’estrade de la séance royale, et qui se mirent tout de suite à l’ouvrage. C’était encore une invention de la reine et du comte d’Artois : n’osant pas employer la force, ils employaient le bruit ! On n’a jamais rien vu de plus misérable.

Vous pensez bien que cette nouvelle avanie ne nous empêcha pas de faire notre devoir ; la discussion continua au milieu du roulement des marteaux ; et les ouvriers eux-mêmes, étonnés de notre calme, finirent par abandonner leurs outils, et par descendre sur les marches de l’estrade, pour écouter ce qui ce disait. Si M. le comte d’Artois avait pu les voir, jusqu’à la fin de la séance, plus attentifs que dans une église, et couvrant de leurs applaudissements les orateurs qui disaient des choses fortes et justes, il aurait compris que le peuple n’est pas aussi bête qu’on veut bien le croire.

Camus, Barnave, Sieyès parlèrent. Sieyès dit, en descendant de la tribune :

« Vous êtes aujourd’hui ce que vous étiez hier ! »

On prit les voix par assis et levé, et l’Assemblée nationale déclara unanimement persister dans ses précédents arrêtés. Et finalement Mirabeau, dont la colère avait eu le temps de se refroidir, et qui voyait clairement que sa tête était en jeu, dit :

« C’est aujourd’hui que je bénis la liberté, de ce qu’elle mûrit de si beaux fruits dans l’Assemblée nationale. Assurons notre ouvrage, en déclarant inviolable la personne des députés aux états généraux. Ce n’est pas manifester une crainte, c’est agir avec prudence ; c’est un frein contre les conseils violents qui assiégent le trône. »

Chacun vit bien la finesse, et la motion fut adoptée à la majorité de 493 voix contre 34.

L’assemblée se sépara vers six heures, après avoir pris l’arrêté suivant :

« L’Assemblée nationale déclare que la personne. de chaque député est inviolable ; que tous particuliers, toutes corporations, tribunal, cour ou commission qui oseraient, pendant ou après la présente session, poursuivre, rechercher, arrêter ou faire arrêter, détenir ou faire détenir un député, pour raison d’aucune proposition, avis, opinion ou discours aux états généraux, de même que toutes personnes qui prêteraient leur ministère à aucun desdits attentats, de quelque part qu’ils fussent ordonnés, sont infâmes et traîtres envers la nation, et coupables de crimes capitaux. L’assemblée nationale arrête que, dans les cas susdits, elle prendra toutes les mesures pour rechercher, poursuivre et punir ceux qui en seront les auteurs, instigateurs et exécuteurs. »

Mirabeau n’avait plus rien à craindre, ni nous non plus. Si les rois sont sacrés, c’est qu’ils ont eu soin de l’écrire comme nous dans les lois. Ça fait toujours du bien d’être sacré ! Si l’on touchait seulement à l’un de nos cheveux maintenant, toute la France crierait et s’indignerait terriblement. Nous aurions même dû commencer par là, mais les bonnes idées viennent pas toutes ensemble.

Je crois, du reste, que la cour a bien fait de ne pas pousser les choses plus loin, car, pendant toute cette séance du 23, le peuple remplissait les avenues de Versailles, et les entrants et sortants ne faisaient que lui porter des nouvelles ; il savait tout ce qui se passait dans l’assemblée, de quart d’heure en quart d’heure ; si l’on nous avait attaqués, nous aurions eu toute la nation pour nous.

En même temps, le bruit courait du renvoi de Necker, remplacé par le comte d’Artois ; de sorte qu’aussitôt notre séance levée, le peuple se précipita vers le palais. Les gardes françaises avaient reçu l’ordre de tirer, pas un ne bougea. La foule entra jusque dans les appartements de Necker, et c’est en apprenant de la bouche du ministre lui-même qu’il restait, qu’elle consentit à se retirer.

À Paris, l’exaspération était encore plus grande. Je me suis laissé dire que là, quand la nouvelle se répandit que le roi avait tout cassé, on sentait le feu couver sous les pavés, et qu’il ne fallait qu’un signe pour allumer la guerre civile.

Il faut bien que ce soit vrai, car, malgré les conseils des princes ; malgré les régiments de mercenaires allemands et suisses qu’on avait fait venir des quatre coins de la France ; malgré les canons qu’on avait logés dans les écuries de la reine, vis-à-vis la salle des états, et dont on voyait les gueules de nos fenêtres ; malgré ce qu’il nous avait signifié lui-même, le roi écrivit aux députés de la noblesse, d’aller rejoindre les députés du tiers dans la salle commune ; et le 30 juin, qui était donc hier, nous avons vu les « fiers descendants des conquérants » venir s’asseoir à côté de « l’humble postérité des vaincus. » Ils ne riaient pas comme le matin du 23, en nous voyant entrer dans la salle, trempés de pluie !

Voilà, maître Jean, où nous en sommes : la première partie est gagnée ! Et maintenant nous allons faire la constitution. C’est un travail difficile, mais nous y mettrons le temps ; d’ailleurs, nos cahiers sont là pour nous guider, nous n’aurons, pour ainsi dire, qu’à les suivre.

Toutes les plaintes, tous les vœux du peuple doivent entrer dans cette constitution : « Abolition des droits féodaux, des corvées, de la gabelle et des douanes intérieures. Égalité devant l’impôt et devant la loi. Sûreté personnelle. Admission de tous les citoyens aux emplois civils et militaires. Inviolabilité du secret des lettres. Pouvoir législatif réservé aux représentants de la nation. Responsabilité des agents du pouvoir. Unité de législation, d’administration, de poids et de mesures. Instruction et justice gratuites. Partage égal des biens entre les enfants. Liberté du commerce, de l’industrie et du travail. » — Enfin, tout ! Il faut que tout y soit, très-clair, et rangé dans un bel ordre par chapitres, afin que chacun comprenne, et que le dernier paysan puisse connaître ses droits et ses devoirs.

Soyez tranquilles, mes amis, les hommes parleront longtemps de 1789.

C’est tout ce que j’avais à vous dire aujour’hui. Tâchez de me donner de vos nouvelles le plus tôt possible. Nous désirons savoir ce qui se passe en province ; mes confrères sont mieux informés que moi. Dites à Michel de me consacrer une heure par jour, après le travail, qu’il me raconte ce qui se passe aux Baraques et dans les environs, et qu’il m’envoie le paquet à la fin de chaque mois. De cette façon, nous serons toujours les uns avec les autres comme autrefois, et nous aurons l’air de causer ensemble, au coin de notre feu.

Je finis en vous embrassant tous. Marguerite me charge de vous dire de ne pas l’oublier, et qu’elle ne vous oublie pas non plus. Allons, encore une fois, nous vous embrassons.

Votre ami,
Chauvel.

Pendant que je lisais cette lettre, maître Jean, le grand Materne et M. le curé Christophe se regardaient en silence. Quelques mois avant, celui qui se serait permis de parler ainsi du roi, de la reine, de la cour et des évêques, n’aurait pas manqué d’aller aux galères jusqu’à la fin de ses jours. Mais les choses changent vite en ce monde, quand les temps sont venus, et ce qu’on trouvait abominable devient naturel.

Lorsque j’eus fini, ceux qui se trouvaient là continuaient de se taire, et seulement au bout d’une ou deux minutes maître Jean s’écria :

« Eh bien, que penses-tu de cela, Christophe ? qu’en dis-tu ? Il ne se gêne pas !

— Non, dit le curé, rien ne le gêne plus ! et pour qu’un homme aussi prudent, aussi fin que Chauvel écrive de cette encre, il faut que le tiers ait déjà la force en main. — Ce qu’il dit du bas clergé, comme nous appellent nos seigneurs les évêques, est vrai : nous sommes du peuple, et nous tenons avec le peuple. Jésus-Christ, notre divin maître, a voulu naître dans une étable ; il a vécu pour les pauvres, au milieu des pauvres, et il est mort pour eux.

Voilà notre modèle ! — Nos cahiers demandent, comme ceux du tiers, une constitution monarchique, où le pouvoir législatif appartienne aux états ; où l’égalité de tous devant la loi et la liberté soient établies ; où les abus de pouvoir, même dans l’Église, soient sévèrement réprimés ; où l’instruction primaire soit rendue universelle et gratuite ; et l’unité de législation établie dans tout le royaume. — La noblesse, elle, demande pour les femmes nobles le droit de porter des rubans qui les distinguent des femmes du commun ! Elle ne s’occupe que de questions d’étiquette ; elle ne dit pas un mot du peuple, elle ne lui reconnaît aucun droit et ne lui fait aucune concession, si ce n’est pour quelques inégalités dans les impôts, chose assez misérable. Nos évêques, presque tous nobles, tiennent avec la noblesse ; et nous, enfants du peuple, nous sommes avec le peuple ; n’existe donc aujourd’hui que deux partis : les privilégiés et les non privilégiés, l’aristocratie et le peuple.

Pour tout cela, Chauvel a raison. Mais il parle trop librement du roi, des princes et de la cour. La royauté est un principe. On reconnaît le vieux calviniste, qui se figure déjà tenir au pied du mur les descendants de ceux qui ont martyrisé ses ancêtres. Ne crois pas, Jean, que Charles IX, Louis XIV et même Louis XV se soient acharnés contre les réformés à cause de leur religion : ils l’ont fait croire au peuple, car le peuple ne s’intéresse qu’à la religion, à la patrie, aux choses du cœur ; il ne se moque pas mal des dynasties, et de se faire casser les os pour les intérêts de Pierre, Paul ou Jacques ! Les rois ont donc fait croire qu’ils défendaient la religion, parce que ces calvinistes, sous prétexte de religion, voulaient fonder une république comme en Suisse ; et que de la Rochelle, leur nid, ils répandaient des idées d’égalité et de liberté dans le midi de la France. Le peuple croyait se battre pour la religion ; il se battait contre l’égalité, pour le despotisme. Comprends-tu maintenant ? Il a fallu dénicher ces calvinistes et les détruire ; sans cela ils auraient établi la république. Chauvel le sait bien ! Je suis sûr qu’au fond c’est aussi son idée, et voilà justement où nous ne sommes plus d’accord.

— Mais, s’écria maître Jean, c’est pourtant abominable de traiter les députés du tiers comme font les princes et les nobles !

— Hé ! que veux-tu, répondit le curé, l’orgueil a déjà précipité Satan dans les abîmes ! L’orgueil commence par aveugler ceux qu’il possède ; il les pousse à toutes les choses injustes et insensées. Pour le bon sens, on peut dire maintenant que les premiers sont les derniers, et les derniers les premiers. Dieu sait comment tout cela finira ! Quant à nous, mes amis, remplissons toujours nos devoirs de chrétiens : c’est le meilleur. »

Les autres écoutaient.

Le curé Christophe et son frère repartirent tout pensifs.

  1. Le comte de Vertan.