Librarie Hachette (p. 50-53).

IX

Plus la famine grandissait, plus les pauvres gens montraient de courage, ceux des Baraques, de Hultenhausen, des Quatre-Vents, n’avaient plus que la peau et les os ; ils déterraient des racines sous la neige, ils faisaient bouillir les vieilles orties qui poussent derrière les masures ; ils cherchaient tous les moyens de se soutenir. La misère était affreuse, mais le printemps arrivait tout doucement.

Les capucins de Phalsbourg n’osaient plus mendier, on les aurait assommés sur la route, car le régiment de La Fère, qui venait de remplacer celui de Castella, ne voulait pas les soutenir : c’étaient des vieux soldats, las de la jeune noblesse et des coups de plat de sabre.

Et puis, quelque chose courait dans l’air ; les baillis, les sénéchaux avaient bien été forcés de publier l’édit du roi, pour la convocation des états généraux. On savait que les baillis et sénéchaux d’épée recevraient les dernières lettres de convocation pour tel jour, et qu’aussitôt ils les annonceraient à leurs audiences ; qu’ils les feraient afficher à la porte des églises et des mairies ; que les curés les liraient à leurs prônes ; et que, dans la huitaine au plus tard, après ces publications, nous tous, ouvriers, bourgeois, paysans, nous irions nous assembler à l’hôtel de ville, pour dresser un cahier de nos plaintes et doléances, et nommer des députés qui porteraient ce cahier à l’endroit qu’on nous dirait plus tard.

C’est tout ce que nous savions en gros. Dieu merci, nous avions des plaintes à mettre dans les cahiers de chaque paroisse.

On savait aussi qu’une seconde assemblée de notables était réunie à Versailles, pour arrêter les dernières mesures à prendre avant les états généraux. — Et dans ce temps de famine : en décembre 1788, janvier 1789, on ne parlait plus que du tiers état : chacun apprit que le tiers état, c’étaient les bourgeois, les marchands, les paysans, les ouvriers et les malheureux ; — qu’on avait déjà consulté nos pauvres pères autrefois, dans des états généraux pareils, mais qu’ils avaient dû se présenter à genoux, la corde au cou, devant le roi, les nobles et les évêques, pour déposer leurs cahiers de plaintes. Ce fut une grande indignation, quand on sut que les parlements voulaient voir nos représentants dans le même état, ce qu’ils appelaient les formes de 1614.

Alors chacun traita les parlements de canailles, et l’on vit bien que s’ils avaient demandé les premiers des états généraux, ce n’était pas pour soulager le peuple et lui faire justice, mais pour ne pas mettre sur leurs propres terres les impositions que les terres des pauvres gens supportaient depuis si longtemps.

Les gazettes disaient qu’il arrivait des blés d’Amérique et de Russie ; mais aux Baraques et dans toute la montagne, bien loin de nous en donner, les inspecteurs fouillaient toutes les maisons jusque sous le chaume, pour enlever le peu qu’il nous en restait encore. Ceux des grandes villes se révoltaient, il fallait les ménager ; on dépouillait donc les gens paisibles, à cause de leur patience.

Je me souviens que vers la fin de février, au moment de la plus grande famine, le maire, les échevins et les syndics de la ville, qui visitaient les granges et les hangars des environs, vinrent un jour dîner à l’auberge de maître Jean.

Chauvel, qui nous apportait toujours en passant les dernières nouvelles d’Alsace et de Lorraine, lorsqu’il rentrait de ses tournées, se trouvait justement dans la grande salle ; il avait déposé son panier sur un banc, et ne se doutait de rien. En voyant entrer ce monde en perruques poudrées, tricornes, habits carrés, bas de laine, manchons et gants fourrés jusqu’aux coudes ; et derrière, M. le lieutenant du prévôt, Desjardins, grand, sec, jaune, le chapeau à cornes galonné et l’épée sur la hanche, il fut d’abord un peu troublé. Le lieutenant du prévôt le regardait de travers, par-dessus l’épaule. C’était lui qui, dans le temps, faisait mettre à la question. Il avait l’air mauvais ! Pendant que les autres se débarrassaient de leurs affiquets, et couraient voir à la cuisine, il dégrafa son épée et la posa dans un coin ; ensuite il alla tranquillement découvrir le panier, et regarda les livres.

Chauvel se tenait derrière, les mains dans les poches de sa culotte, sous le sarrau, comme si de rien n’était.

« Hé ! criaient les échevins, les syndics, en allant et venant, encore une corvée de faite ! »

Ils riaient.

On avait ouvert la porte de la cuisine, le feu brillait sur l’âtre, et la clarté se répandait jusque dans la salle. Le petit syndic des boulangers, Merle, levait le couvercle des marmites, et se faisait tout expliquer par la mère Catherine ; Nicole déployait une belle nappe blanche sur la table ; et le lieutenant de police ne bougeait pas de sa place. Il tirait les livres l’un après l’autre du panier, et les posait en piles sur le banc.

« C’est toi qui vends ces livres-là ? dit-il à la fin, sans même se retourner.

— Oui, Monsieur, répondit tranquillement Chauvel ; à votre service.

— Sais-tu bien, fit l’autre en traînant et parlant du nez, que ça mène à la potence ?

— Oh ! à la potence !… dit Chauvel, de si bons petits livres !… Tenez !… voyez : « Délibérations à prendre pour les assemblées des bailliages, par Monseigneur le duc d’Orléans : — Réflexions d’un patriote sur la prochaine tenue des états généraux ; — Doléances, souhaits et propositions des loueurs de carrosses, avec prière au public de les insérer dans ses cahiers. » Ça n’est pas bien dangereux…

— Et le privilége du roi ? fit le lieutenant d’un ton sec.

— Le privilége ? Vous savez bien, Monsieur, que depuis Monseigneur Loménie de Brienne, les brochures passent sans privilége. »

Le lieutenant cherchait toujours, et les autres alors faisaient cercle autour d’eux.

Maître Jean et moi, plus loin contre l’armoire, nous n’étions pas à notre aise. Chauvel nous regardait de côté, comme pour raffermir notre courage ; il avait bien sûr quelque chose de caché dans son panier, et le lieutenant avec son nez pointu le sentait.

Heureusement, comme les livres étaient presque tous sur le banc, la mère Catherine arriva toute glorieuse, avec la grande soupière fumante ; et le petit syndic Merle, la perruque ébouriffée, se mit à crier, en entrant derrière elle :

« À table… à table… voici la soupe à la crème !… Bon Dieu, que regardez-vous là ?… Hé ! j’en étais sûr, encore une visite !… N’avons-nous pas assez de visites comme cela ?… Voyons, à table, à table, ou je commence tout seul ! »

Il s’était déjà mis à table, la serviette au menton, et découvrait la soupière, dont la bonne odeur se répandait dans la chambre ; en même temps Nicole apportait un aloyau mariné, de sorte que tous les échevins et les syndics se dépêchèrent de s’asseoir. Le lieutenant, voyant que sa compagnie commençait sans lui, dit à Chauvel d’un air de mauvaise humeur :

« Tu sais ! partie remise n’est pas perdue ! »

Puis il jeta le livre qu’il tenait sur les autres, et alla s’asseoir à côté de Merle.

Aussitôt Chauvel remballa ses brochures et sortit, son panier sur l’épaule, en nous regardant tout joyeux. Nous respirions ! car d’entendre un lieutenant du prévôt parler de corde, malgré toutes les promesses qu’on nous faisait, cela vous coupait la respiration.

Enfin, Chauvel sortit sain et sauf, et ces messieurs dînèrent comme les nobles et les gens riches dînaient avant la Révolution. Ils avaient fait apporter leurs propres vins de la ville, de la viande fraîche et du pain blanc.

À la porte, des douzaines de mendiants priaient ensemble et regardaient aux fenêtres, demandant la charité, — quelques-uns avec des plaintes qui vous faisaient frémir, surtout les femmes, leurs enfants décharnés sur les bras. — Mais ces messieurs de la ville n’écoutaient pas ; ils riaient en débouchant les bouteilles et se versaient à boire en se racontant des choses de rien. Ils repartirent à trois heures, les uns pour la ville, en voiture, les autres à cheval, pour continuer leurs visites dans la montagne.

Le même soir, Chauvel vint nous voir avec Marguerite. Il était à peine sur la porte que maître Jean lui criait :

« Ah ! quelle peur vous nous avez faite !… Quelle existence terrible vous menez, Chauvel ! Mais ce n’est pas vivre, cela, c’est être toujours sous la potence, au bord de l’échelle ! Je ne durerais pas quinze jours avec ces craintes.

— Ni moi non plus, » disait la mère Catherine.

Et nous pensions tous de même ; mais lui souriait :

« Bah ! tout cela n’est rien, dit-il en s’asseyant, tout cela n’est plus que de la plaisanterie. Il y a dix ans, quinze ans, à la bonne heure ! C’est alors que j’étais poursuivi, c’est alors qu’il ne fallait pas se laisser prendre avec des éditions de Kehl ou d’Amsterdam : je n’aurais fait qu’un saut des Baraques aux galères ; et quelques années avant, j’aurais été pendu haut et court. Oui, c’était dangereux ; mais qu’on m’arrête aujourd’hui, ce ne sera pas pour longtemps ; on ne me cassera pas bras et jambes, pour me faire dénoncer mes complices.

— C’est égal, dit maître Jean, vous n’étiez pas à votre aise, Chauvel ; vous aviez quelque chose dans votre panier ?

— Sans doute ?… voici ce que j’avais, dit-il en jetant un paquet de gazettes sur la table. Voyez où nous en sommes. »

Alors, la porte et les volets fermés, nous lûmes jusque près de minuit ; et je crois vous faire plaisir en copiant quelques-uns de ces vieux papiers. Rien qu’à voir comment les gens de cœur se soutenaient, on est attendri.

Partout la noblesse et les parlements de province étaient d’accord pour s’opposer aux états généraux. En Franche-Comté, le peuple de Besançon avait chassé son parlement, parce qu’il s’opposait à l’édit du roi, et qu’il déclarait que les terres nobles étaient naturellement exemptes d’impôts ; que cela durait depuis mille ans, et devait durer toujours.

En Provence, la majorité de la noblesse et le parlement avaient protesté contre l’édit du roi, pour la convocation des mêmes états généraux. Alors, pour la première fois, on entendit le nom de Mirabeau, un noble dont les autres ne voulaient pas, et qui se mit avec le tiers état. Il disait que ces protestations de la noblesse et des parlements « n’étaient ni utiles, ni convenables, ni légitimes. » On n’a jamais vu d’homme parler avec autant de force, de justesse et de grandeur. Les autres ne le trouvaient pas assez noble ; ils lui fermaient l’entrée de leurs délibérations ; cela montre leur bon sens !

Partout on se battait : à Rennes, en Bretagne, la noblesse tuait les bourgeois qui soutenaient l’édit, et principalement les jeunes gens connus pour avoir du courage. Ces bourgeois n’étaient pas en force ; ils appelaient à leur secours ceux des autres villes de leur province ; et voici comme la jeunesse de Nantes et d’Angers leur répondait, en arrivant à marches forcées : « Frémissant d’horreur, à la nouvelle des assassinats commis à Rennes ; convoqués par le cri général de la vengeance et de l’indignation ; reconnaissant que les dispositions bienfaisantes de notre auguste roi, pour affranchir ses fidèles sujets du tiers état de l’esclavage, ne trouvent d’obstacles que chez ces nobles égoïstes, qui ne voient dans la misère et les larmes des malheureux qu’un tribut odieux qu’ils voudraient étendre sur les races futures ; d’après le sentiment de notre propre force, et voulant rompre le dernier anneau de la chaîne qui nous lie, avons arrêté de partir en nombre suffisant pour en imposer aux vils exécuteurs des aristocrates. Protestons d’avance contre tous arrêts qui pourraient nous déclarer séditieux, lorsque nous n’avons que des intentions pures ; jurons tous, au nom de l’honneur et de la patrie, qu’au cas qu’un tribunal injuste parvînt à s’emparer de nous… jurons de faire ce que la nature, le courage et le désespoir inspirent à l’homme pour sa propre conservation. — Arrêté à Nantes, dans la salle de l’hôtel de la Bourse, le 28 janvier 1789. »

C’étaient des jeunes gens du commerce qui disaient cela.

D’autres, d’Angers, des étudiants, marchaient aussi ; et voici ce que les femmes de ce brave pays écrivaient : « Arrêté des mères, sœurs, épouses et amantes des jeunes citoyens de la ville d’Angers, assemblées extraordinairement ; lecture faite des arrêtés de tous messieurs de la jeunesse, déclarons que si les troubles recommençaient, — et en cas de départ, tous les ordres de citoyens se réunissant pour la cause commune, — nous nous joindrons à la nation, dont les intérêts sont les nôtres ; nous réservant, la force n’étant pas notre partage, de prendre pour nos fonctions et notre genre d’utilité le soin des bagages, provisions de bouche, préparatifs de départs, et tous les soins, consolations et services qui dépendront de nous. Protestons que notre intention à toutes n’est point de nous écarter du respect et de l’obéissance que nous devons au roi, mais que nous périrons plutôt que d’abandonner nos fils, nos époux, nos frères et nos amants ; préférant la gloire de partager leurs dangers à la sécurité d’une honteuse inaction. »

En lisant cela, nous pleurions et nous disions :

« Voilà de braves femmes, d’honnêtes gens ; nous ferions aussi comme eux ! »

Nous nous sentions forts. — Et Chauvel, levant le doigt, s’écria :

« Que les nobles, les évêques et les parlements tâchent de comprendre cela ! C’est un grand signe, quand les femmes elles-mêmes se mêlent de vouloir des droits, et quand elles soutiennent leurs frères, leurs maris et leurs amants, au lieu de vouloir les détourner de la bataille. Cela n’est pas arrivé souvent, mais quand c’est arrivé, les autres étaient perdus d’avance ! »