Histoire d’un pauvre homme
◄  IX
XI  ►


X


De toute la journée, personne ne vit Polikei.

Madame envoya plusieurs fois demander de ses nouvelles.

Akoulina répondit qu’il n’était pas encore de retour, que probablement le marchand l’avait retenu, ou bien que le cheval s’était mis à boiter.

Akoulina parlait d’une voix calme mais son inquiétude allait toujours croissant.

Occupée des préparatifs de la fête du lendemain, elle cherchait à ne pas penser à son mari. C’était en vain, son ouvrage n’avançait pas. Une tristesse immense s’empara d’elle. Elle se tourmentait d’autant plus que la femme du charpentier prétendait avoir rencontré sur la grande route une charrette et un homme qui ressemblait singulièrement à Polikei.

Les enfants attendaient aussi leur père avec impatience, mais pour des raisons toutes différentes. Il avait emporté tous les vêtements chauds et les petits se voyaient obligés de garder la chambre ou de faire quelques pas devant la maison. Le froid était si vif qu’ils n’osaient se hasarder bien loin.

Seules, la maîtresse et Akoulina pensaient à Polikei.

Les enfants n’attendaient que les vêtements chauds.

Lorsque Madame demanda à Iégor Ivanovitch des nouvelles de Polikei, il répondit avec un sourire malicieux :

— Il n’est pas encore de retour, Madame, et pourtant, il y a bien longtemps qu’il devrait être à la maison.

Plus tard seulement, on apprit que des paysans d’un village voisin avaient aperçu Polikei courant sans chapeau, le long du chemin et demandant à tous les passants s’ils n’avaient pas trouvé une lettre.

Un autre homme l’avait vu dormant au bord du chemin, le cheval et la charrette attachés à un arbre.

— J’ai même pensé, dit le paysan, qu’il était ivre, et que le cheval n’avait ni bu ni mangé, tellement qu’il avait maigri.

Akoulina ne put fermer l’œil de toute la nuit ; elle attendait toujours anxieusement le retour de son mari. Si elle n’avait été seule, si elle avait eu un cuisinier, une femme de chambre, elle aurait été bien plus malheureuse, mais elle avait une famille sur les bras et de la besogne pour deux. Au premier chant du coq, elle se levait pour mettre les pains au four, préparer le dîner, traire la vache, repasser le linge des enfants, les laver, les nettoyer, apporter de l’eau, etc…

Il faisait déjà grand jour. Les cloches annonçaient le service du matin, et Polikei ne revenait toujours pas. La veille au soir, une neige épaisse était tombée, et comme pour célébrer le jour de fête, un soleil radieux éclairait la terre.

Akoulina occupée près du four, n’entendit pas le bruit des roues de la charrette.

— Papa est arrivé, dit la petite Machka en s’élançant à la rencontre de son père.

En passant devant Akoulina qui avait déjà mis sa robe des dimanches, elle la saisit de ses petites mains sales et reçut une claque.

— Voulez-vous cesser, cria Akoulina qui ne pouvait quitter son fourneau.

Illitch entra avec ses paquets et s’assit sur le bord du lit. Il sembla à Akoulina qu’il était bien pâle, qu’il avait une drôle de figure comme s’il avait beaucoup pleuré, mais occupée de ses pains elle n’y fit pas grande attention.

— Eh bien, Illitch, tout s’est-il bien passé heureusement ?

Illitch murmura quelque chose d’inintelligible.

— Qu’est-ce que tu dis ? lui cria-t-elle ; as-tu été chez Madame ?

Illitch, assis sur le lit, souriait de son sourire triste et profondément malheureux, sans répondre aux questions de sa femme.

— Eh ! Illitch, pourquoi as-tu été si longtemps absent ? continua Akoulina.

— Moi ! Akoulina, j’ai rendu l’argent à Madame ; si tu savais comme elle m’a remercié ! dit-il en jetant un regard inquiet autour de lui.

Deux objets attiraient tout particulièrement son attention : l’enfant dans le berceau, et les cordes qui retenaient le berceau… il s’approcha et de ses doigts fins, se mit à défaire les nœuds de la corde… puis ses yeux s’arrêtèrent sur le bébé qui dormait paisiblement.

À ce moment, Akoulina arriva avec un plat de galettes.

Illitch cacha la corde dans sa poitrine et s’assit sur le lit.

— Qu’as-tu, Illitch ? tu n’es pas à ton aise ? lui demanda Akoulina.

— Je n’ai pas dormi.

On vit une ombre devant la fenêtre, c’était Aksioutka la femme de chambre de Madame.

— Madame ordonne à Polikei Illitch de venir immédiatement, dit-elle, essoufflée comme toujours, immédiatement, n’est-ce pas ?

Polikei regarda Akoulina, puis Aksioutka.

— Je viens ! Que me veut-elle ? dit-il d’un ton si calme, qu’Akoulina se tranquillisa immédiatement ; elle veut me donner une gratification probablement. Tu diras que je viens tout de suite.

Il se leva et sortit.

Akoulina prit un baquet, le remplit d’eau tiède :

— Viens, Machka, dit-elle, que je te lave.

Maclika se mit à hurler.

— Viens, galeuse, que je te mette une chemise propre. Dépêche-toi, je dois encore laver ta sœur.

Pendant ce temps, Polikei, au lieu de suivre la femme de chambre, se dirigea d’un côté tout opposé.

Dans l’antichambre se trouvait un escalier rapide qui menait au grenier. Il jeta un regard autour de lui et voyant qu’il était seul monta rapidement jusqu’en haut…

— Qu’est-ce que cela veut dire que Polikei ne vienne pas, dit la maîtresse avec impatience en s’adressant à Douniacha qui la coiffait… Où est Polikei ? Pourquoi ne vient-il pas ?

Aksoutka retourna de nouveau chercher Polikei.

— Mais il y a longtemps qu’il est parti, répondit Akoulina, qui, après avoir lavé Machoutka, se préparait à nettoyer le bébé. Il criait, se débattait, pendant que sa mère, soutenant son petit corps d’une main, le frottait de l’autre avec un morceau de savon.

— Regarde s’il ne s’est pas endormi en chemin, dit-elle avec inquiétude.

La femme du charpentier, décoiffée, soutenant ses jupons, montait au grenier pour y prendre une robe.

Un cri d’horreur retentit, et, les yeux fermés, la figure bouleversée, elle descendit l’escalier quatre à quatre.

— Illitch ! cria-t-elle suffoquée.

Akoulina laissa tomber l’enfant…

— Il s’est étranglé ! hurla la femme du charpentier.

Sans voir que l’enfant était tombé à la renverse dans le baquet d’eau, Akoulina accourut dans l’antichambre.

— Il s’est… pendu… à… la… poutre, dit la femme du charpentier en apercevant Akoulina.

Akoulina s’élança sur l’escalier, et avant qu’on ait pu l’en empêcher, elle grimpa les marches.

À la vue du spectacle qui s’offrait à ses yeux, elle tomba à la renverse comme une masse inerte dans les bras des voisins accourus à la hâte.