Histoire d’un pauvre homme
◄  IV
VI  ►


V


Les paysans réunis devant le comptoir continuaient à discuter.

L’affaire était grave.

Lorsque Iégor Ivanovitch fut chez Madame, ils se couvrirent la tête et les voix s’élevèrent. Ces voix semblaient gronder. De loin elles arrivaient comme le tonnerre jusqu’aux oreilles de madame et la rendaient nerveuse.

Elle s’attendait toujours à ce que ces voix devinssent de plus en plus menaçantes et qu’il arrivât un malheur quelconque.

— Est-ce que tout ne pourrait se passer doucement, convenablement, sans bruit ni querelle, pensait-elle ; comme s’ils ne pouvaient pas se conduire comme de vrais chrétiens.

On entendait le son de beaucoup de voix qui parlaient en même temps.

L’une d’elles, cependant, dominait les autres, c’était celle du charpentier Fédor Riézoun.

Il n’avait que deux fils et attaquait Doutlof avec acharnement.

Le vieux Doutlof se défendait, il s’était avancé et de sa voix chevrotante cherchait à prouver que ce n’était pas son tour.

Il y avait une trentaine d’années de cela, son frère avait été fait soldat, et Doutlof voulait à tout prix que cela fût compté aujourd’hui et que ses enfants fussent libérés.

Outre Doutlof, il y avait quatre familles qui avaient trois garçons, mais l’un était bailli du village et la maîtresse l’en avait exempté. La seconde famille avait donné un fils au recrutement précédent. Quant aux deux dernières, elles donnaient chacune un garçon.

Le père de l’un n’était même pas venu à la réunion. Seule la mère se tenait à l’écart et attendait qu’un miracle vînt sauver son enfant.

Le garçon de la quatrième famille, sur lequel le sort était tombé, était venu lui-même. Il assistait à la réunion la tête baissée, sachant que son sort était décidé depuis longtemps. Toute sa personne portait l’empreinte d’une douleur profonde.

Le vieux Semen Doutlof était de ces hommes auxquels on aurait confié des centaines et des milliers de roubles ; sérieux, pieux, riche, et, comme nous l’avons déjà dit, marguillier à l’église. L’état de surexcitation, dans lequel il se trouvait, paraissait d’autant plus extraordinaire chez cet homme calme.

Le charpentier Riézoun était, au contraire, un homme violent, un buveur sachant parler en public, se faisant écouter par la foule. À ce moment-là, il parlait avec calme et ironie. Profitant de son talent oratoire, il fit perdre la tête au pauvre marguillier ordinairement sérieux et tranquille.

Outre ces deux adversaires, plusieurs jeunes paysans prenaient part à la discussion, ils étaient tous de l’avis de Riézoun.

Les autres paysans ne prenaient aucune part à la discussion, ils se parlaient à voix basse de leurs affaires.

― Moi, disait Doutlof, j’ai été pendant dix ans maire, j’ai souffert deux fois de l’incendie, personne ne m’est venu en aide ; et parce que ma famille est l’une des plus tranquilles, que nous sommes unis, on veut nous ruiner ! Rendez-moi mon frère qu’on a fait soldat. Il est probablement mort depuis longtemps, loin de son pays. Soyez justes et jugez selon Dieu et la vérité, ne prenez pas en considération les paroles des ivrognes.

— Ton frère a été fait soldat, non pas parce que le sort l’a désigné, mais parce qu’il était un vaurien. Aussi les maîtres, pour s’en débarrasser, l’envoyèrent au régiment.

Un paysan, maladif et irritable, entendit ces paroles, fit un pas en avant et dit :

— C’est toujours ainsi. Les maîtres désignent qui bon leur semble. Pourquoi nous appellent-ils donc et nous demandent-ils de choisir nous-mêmes nos candidats ?… Est-ce de la justice, cela ?

Un des pères, dont le fils était déjà désigné, dit en soupirant :

— Que veux-tu ? c’est toujours ainsi !

Il y avait aussi, dans la foule, des bavards qui ne se mêlaient de la querelle que pour le plaisir de parler. Un tout jeune paysan, entre autres, saisissant au vol les dernières paroles de Doutlof, s’écria :

— Il faut juger en vrais chrétiens. C’est en chrétiens qu’il faut juger, mes petits frères !

— Il faut juger selon sa conscience, répondit un autre. La volonté des maîtres a été cause que ton frère a été envoyé au régiment, dit-il au vieux Doutlof, nous ne pouvons pas prendre cela en considération.

— C’est juste ! crièrent plusieurs voix.

— Qui est-ce qui est ivre ici ? répliqua Riézoun au vieux Doutlof. Est-ce toi ou tes mendiants de fils qui m’ont donné à boire ?

— Il faut en finir d’une fois, mes frères. Si vous trouvez bon de libérer Doutlof, désignez donc des familles qui n’ont que deux et même un seul garçon ; c’est lui qui va joliment se moquer de vous !

— C’est Doutlof qui doit être désigné ! Il n’y a pas à dire !

— Certainement ; ce sont les familles qui ont trois garçons, qui doivent tirer au sort, crièrent plusieurs voix.

— Nous allons voir ce que dira Madame. Iégor Ivanovitch a fait espérer qu’on désignerait un des serfs attachés à la maison, dit une voix.

Cette remarque suspendit quelques instants la discussion, mais bientôt elle recommença de plus belle ; on en vint aux personnalités.

Le fils de Doutlof, Ignate, que Riézoun avait accusé de mendier, l’accusait à son tour d’avoir volé une scie et d’avoir battu sa femme au point qu’elle avait manqué en mourir.

Riézoun répliqua que, ivre ou non, il battrait toujours sa femme, et qu’elle le méritait bien.

Cette remarque égaya la foule.

L’accusation d’avoir volé une scie mit le charpentier en colère, aussi, s’approchant d’Ignate, lui demanda-t-il :

— Qui a volé ?

— Toi, répondit l’autre sans broncher, faisant aussi un pas en avant.

— Qui a volé ? toi, peut-être, criait Riézoun.

— Mais non, c’est toi ! criait à son tour Ignate.

Après la scie, vint le tout d’un cheval, d’un lopin de terre, d’un sac d’avoine, d’un cadavre enfin.

Les deux paysans s’accusèrent de crimes si terribles, que, s’ils en étaient vraiment coupables, ils méritaient tous deux d’être envoyés en Sibérie.

Doutlof n’était pas content de la conduite de son fils ; il fit tout son possible pour le calmer :

— C’est un péché de se quereller ainsi, disait-il. Cesse donc.

— Pourquoi n’achèterais-tu pas un conscrit à la place de ton garçon ? dit enfin Riézoun à Doutlof.

Doutlof s’éloigna d’un air mécontent.

— As-tu compté mon argent, par hasard ? lui répondit-il. Attendons la réponse de Madame.