Histoire d’un annexé/Édition 1887/13

Hachette (p. 55-60).


XIII

Les personnes qui n’ont pas visité la Lorraine aujourd’hui annexée, ne peuvent se faire une idée du mouvement, de la vie, de la gaieté qui animaient, il y a quelques années, ce pays si favorisé de la nature.

Dans un paysage charmant, au milieu de collines boisées, de plaines vertes, entrecoupées de ruisseaux, une profusion de villages, entourés d’arbres fruitiers, de champs, de vignes ; une agriculture prospère avec une industrie active. Voilà ce que nous avons perdu, voilà ce que les Allemands voient disparaître peu à peu aujourd’hui, car les prairies deviennent jaunes et se dessèchent, la charrue reste rouillée dans un sillon commencé, les hauts fourneaux ne rougissent plus les collines de leurs feux flamboyants, les villages sont tristes : le vide, la solitude ont remplacé la vie !

L’annexion a tout chassé !

Elle était pourtant bien belle la petite maison de ma mère, avec ses murs blancs, à demi cachés sous les feuilles de vigne et de pêcher.

Il était gai le petit jardin où elle cultivait ses fleurs chéries et les fruits qu’elle me gardait pour les vacances !

Sur le devant, de l’autre côté de la route, se trouvait un bosquet de coudriers, qui séparait notre maison du grand moulin de M. Frank, le père de Wilhelmine, celle qui m’avait été fiancée dès le plus jeune âge.

Le village était un peu plus loin, sur la gauche, du côté de Metz.

Des fenêtres de ma petite chambre, on pouvait voir le plus charmant des paysages.

Vis-à-vis, à une lieue à peine, s’élevait la chaîne grise des Ardennes orientales, avec ses montagnes couvertes d’épaisses forêts : une grande vallée s’ouvrait en contours gracieux entre deux côtes élevées. De tous côtés, des villages se montraient au milieu des arbres. C’était comme un vaste jardin avec des maisons de campagne !

Plus loin, la fumée des forges de Wendel formait un noir panache, qui glissait sur les bois.

À droite, la plaine était plus étendue, toujours parsemée de villages, comme une grande ville dont les maisons seraient séparées par des bosquets : à l’horizon, les côtes pointues du Luxembourg, et plus près Thionville, dont la dernière enceinte était à peine distante de 3 kilomètres.

À gauche, Daspich, avec sa rue toujours animée ; puis la plaine de la Moselle, toujours la plaine, large, immense, jusqu’à Metz.

Après avoir traversé de longues prairies, j’étais arrivé derrière le bosquet du moulin, par un sentier, sans avoir passé par le village : personne ne m’avait vu, et, de la place que j’occupais, il m’était facile de regarder tout ce qui se passait dans la maison de ma mère.

Je la vis assise sur le banc de chêne, devant la porte : elle préparait le souper, avec la vieille Magdeleine, servante fidèle qui m’avait élevé.

Elles étaient silencieuses, elles ordinairement si gaies ; on voyait que leurs pensées étaient bien loin ! Sans doute, elles songeaient à leur pauvre Christian, qu’elles ne croyaient guère si près d’elles !

Une larme chaude coula sur ma joue et j’allais m’élancer pour leur dire :

« Me voici ! Ne pleurez plus ! »

Mais je connaissais la nature sensible et nerveuse de ma mère : une telle surprise pouvait lui faire beaucoup de mal. La prudence l’emporta sur mon amour et je résolus d’aller au moulin, d’où M. Frank pourrait aller apprendre à ma mère mon arrivée inattendue.

Je traversai le bosquet et j’entrai dans le jardin, qui aboutissait au pavillon habité par les gens du moulin.

La première personne que je rencontrai fut le bon père Frank, tout couvert de farine, toujours gros et réjoui. Il courut au-devant de moi, en criant :

« Est-ce un revenant ou bien est-ce mon petit Christian ? Dans quel état arrives-tu, mon pauvre garçon ! Ah ! c’est ainsi que tu laisses tes amis sans nouvelles ! Mais tu es tout pâle ; entre donc, que je te fasse boire un verre de mon vieux Guentrange ! »

Et le brave homme m’embrassait, me regardait, se reculant pour mieux me voir, puis me serrait dans ses bras ! Il me serrait si fort que je criai, car mon épaule me faisait mal.

« Es-tu malade ? me demandait-il, en m’introduisant dans la grande chambre.

— Non, c’est une légère blessure à l’épaule.

— Blessé ! Toi ! où donc ? Comment ?… Et ta mère, elle doit être bien heureuse et bien effrayée à la fois.

— Je ne me suis pas encore montré à elle : j’ai peur que l’émotion ne la tue. Je suis venu tout droit chez vous, pour vous prier d’aller la prévenir doucement.

— J’y cours. Assieds-toi.

— Et Wilhelmine ?

— Oui, oui ! Je vois bien que tu regardes de tous côtés, depuis que tu es là. C’est bon : elle va venir. Tu la verras chez ta mère, cela vaudra mieux, tu seras reposé !… Viens avec moi, tu te cacheras derrière les arbres, jusqu’à ce que je te fasse signe. »

Nous retournâmes au bosquet. Je restai en arrière, tandis que le père Frank, pouvant à peine garder son sérieux, cherchant à ne pas sauter de joie, s’avançait vers ma mère.

« Wilhelmine n’est pas avec vous ? demanda-t-il, en faisant la grosse voix, pour se donner une contenance.

— Non, répondit ma mère, elle est venue, il y a une heure, mais je crois qu’elle est retournée dans sa chambre.

— Ah !… C’est que… j’aurais aimé de vous voir là, toutes les deux…

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai une bonne nouvelle…

— Une nouvelle, dit ma mère, en se levant, et s’avançant d’un bond vers le père Frank, une bonne nouvelle ? »

Elle était devenue pâle, et sa main, appuyée sur le bras du meunier, tremblait.

« Là, là… Soyez calme ! C’est de Christian…

— Oh ! parlez, parlez, je vous en prie.

— Il se porte bien d’abord, et il ne sera pas longtemps sans pouvoir revenir.

— Comment savez-vous cela ? dit ma mère fiévreusement.

— Vous êtes trop agitée, je ne dirai plus rien. Et s’il arrivait demain, ce soir… quelle joie, n’est-ce pas ? Eh bien, il arrive, on l’a vu…

— Oui, me voici, » m’écriai-je ne pouvant plus résister à mon impatience, et me jetant au cou de la pauvre femme, qui tombait sur le banc, étourdie par la joie !

Le père Frank avait couru au moulin et quelques minutes après, Wilhelmine était avec nous, pleurant, riant, allant de ma mère à moi, et ne sachant plus où donner de la tête.

Cependant l’espérance, la volonté d’arriver au but, m’avaient seules soutenu jusque-là et m’avaient fait oublier la fatigue et la douleur causée par ma blessure.

Une fois les grandes émotions passées, je me sentis très affaibli. La pâleur de mon visage avait trahi ma souffrance, il fallut me coucher.

Ma mère et Wilhelmine restèrent longtemps à causer près de mon lit, maudissant les Prussiens ; et la vieille Magdeleine jurait d’éventrer le premier qui oserait franchir le seuil de la maison.