Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 6/Chapitre 5

LIVRE 6 CHAPITRE 5

CHAPITRE V.

Continuation de ce qui regarde la Nation des Francs en particulier. On reconnoît si les personnes, dont l’Histoire parle, étoient des Romains ou des Barbares, au nom propre qu’elles portoient. Que le Pouvoir Civil fut réuni au Pouvoir Militaire sous les Rois Mérovingiens. Quelle étoit sous ces Princes la Langue commune dans les Gaules.


Aprés avoir vû quelle étoit la loi des Francs, voyons quelles étoient les personnes préposées pour la faire observer. Les rois aussi jaloux d’exercer par eux-mêmes le pouvoir civil que le pouvoir militaire, faisoient souvent les fonctions de premier magistrat. A cet égard ils imitoient les empereurs Romains. On en verra une infinité de preuves dans la suite. Il paroît même par le capitulaire de Childebert II que suivant ce qui se pratique encore en Angleterre, on n’exécutoit aucun citoyen à mort que la sentence de sa condamnation n’eût été renduë, ou du moins confirmée par le prince. Il est dit dans ce capitulaire. » En conséquence de la résolution prise dans le Champ de Mars tenu à Cologne, nous avons ordonné que dès qu’un Juge aura connoissance d’un vol commis dans son ressort, il se transportera à la demeure du malfaiteur, & qu’il s’en assurera. Si le voleur est de condition libre, il sera traduit devant nous ; mais s’il est de condition servile, il sera pendu sur les lieux. »

J’ai traduit ici Francus non point par Franc, mais par Homme de condition libre, fondé sur deux raisons. La premiere, c’est que dès la fin du sixiéme siécle, et le capitulaire de Childebert a été fait vers l’année cinq cens quatre vingt quinze ; Francus signifioit non-seulement un homme de la nation des Francs, mais aussi quelquefois un homme libre en général : c’est-à-dire un citoyen de quelque nation qu’il fût. M Ducange dans son glossaire, prouve très-bien que le mot Francus a été pris souvent dans cette acception-là, car les passages que cet auteur y rapporte ne laissent aucun doute sur ce sujet. Ma seconde raison est que Francus est ici opposé sensiblement à un homme serf de quelque genre que fût son esclavage, et non pas un homme d’une autre nation que celle des francs. Jamais on ne trouvera les citoyens des autres nations que celle des Francs, désignés par l’appellation de Debilior persona, qui revient au capite minutus des Romains. Le titre soixante et dix-neuviéme de la Loi Ripuaire, rapporté ci-dessus, parle encore de voleurs pendus après avoir été jugés par le roi. Il semble, à la maniere dont Thierri fit exécuter Sigvéald, et par l’ordre qu’il donna de faire mourir le fils de Sigévald sans forme de procès, que nos rois jugeoient les criminels en la maniere qu’il leur plaisoit, sans être astraints à aucune forme, et ce qui est plus dur, même sans être obligés d’entendre l’accusé. Cela paroît encore par les termes qu’employent les historiens en parlant de quelques exécutions faites en conséquence d’un jugement du prince. « Rauchingus, Bozon-Gontran, Ursio et Bertefridus, dit Fredegaire, ayant conspiré contre la vie de Childebert, ce prince ordonna lui-même de tuer ces seigneurs. » En un mot, on voit dans differens endroits de notre histoire, que les rois Mérovingiens s’attribuoient le droit de juger leurs sujets, de quelque conditions qu’ils fussent, aussi arbitrairement que le grand seigneur juge les siens. Ils exerçoient sur les particuliers la même autorité que Clovis exerça sur le Franc, qui avoit donné un coup de hache d’armes sur le vase d’argent reclamé par S. Remy. Aussi ces princes ont-ils souvent éprouvé tous les malheurs ausquels les sultans des Turcs sont exposés. Nous reviendrons encore à ce sujet-là, en parlant de l’étendue du pouvoir de nos rois.

Ceux qui commandoient aux Francs immédiatement sous les rois, s’appelloient Seniores, ou les vieillards. Ces Sénieurs, s’il est permis d’employer ici dans cette acception, un mot qui n’est plus en usage parmi nous, que pour signifier les anciens de quelques compagnies, étoient à la fois les principaux officiers du roi, tant pour le civil que pour le militaire. » Parmi les Germains, dit Monsieur de Valois, on appelloit les Sénieurs, ceux qui avoient rempli les principaux emplois civils ou militaires, & ils avoient beaucoup de part au Gouvernement. Lorqu’il arrivoit quelqu’évenement, le Roi les mandoit, & ils lui disoient leur avis en toute liberté. On lit dans les Commentaires de César, que les Ulipéres & les Tancteres, deux Nations Germaniques qui habitoient sur les bords du Rhin, vinrent le trouver, ayant à leur tête leurs anciens & les personnes principales de chaque Nation. » M De Valois, après avoir rapporté plusieurs passages d’auteurs anciens, où il est fait mention des Sénieurs des Germains, ajoute : » Parmi les Francs qui étoient un Peuple Germanique, on appelloit donc les Sénieurs, ceux qui ayant occupé les premiers emplois, soit dans les armées, soit dans le gouvernement civil, soit à la Cour, & se trouvant avancés en âge & décorés en même tems, demeuroient ou dans les Villes de la domination des Rois des Francs, ou bien dans leurs Métairies, comme des personnes, à qui leurs travaux passés avoient acquis le droit de jouir d’un repos honorable. Ils étoient en grande considération, & ils servoient de Conseillers aux Ducs comme aux Comtes lorsqu’ils rendoient la Justice, & de Ministres à nos Rois, à la table desquels ils pou » voient manger. » L’auteur que je continue de traduire, rapporte ensuite des endroits de notre histoire, où il est fait mention de plusieurs Sénieurs des Francs ; après quoi il dit : » Dans un Concile tenu à Clermont, en cinq cens trente-cinq, sous le bon plaisir du Roi Theodebert, il fut ordonné par le cinquiéme Canon : Que les Sénieurs des Francs & les Anciens qui se trouveroient dans leurs Châteaux ou bien à la suite de la Cour, seroient tenus à Pâques, à la Pentecôte, & à Noël, de se rendre chacun dans la Ville Capitale de la Cité où il étoit domicilié, pour y célebrer ces Fêtes avec son Evêque. » Voilà suivant l’apparence, ce qui a fait penser à Monsieur De Valois, que ces Sénieurs fussent ce qu’on appelle des vétérans ou des officiers retirés, que le roi mandoit dans les occasions, pour prendre leur avis. Mais il est sensible par tous les autres passages, que M. De Valois rapporte, comme par ceux qui se trouvent dans le glossaire de Monsieur du Cange[1], que nos Sénieurs étoient les officiers exerçans actuellement un emploi considérable.

On voit même par la vie de saint Faron évêque de Meaux, dans le septiéme siecle, que nos Sénieurs avoient alors des supérieurs qui s’appelloient Archi-Sénieurs. Les Sénieurs ayant été multipliés par tous les évenemens qui multiplient les chefs subalternes d’une nation. Ils n’auront pas pû rendre tous compte, soit au prince lui-même, soit à l’officier préposé par lui, de la portion du gouvernement dont ils étoient chargés. Il aura donc fallu leur donner des supérieurs, avec lesquels ils travaillassent, et qui travaillassent ensuite eux-mêmes avec le roi, ou avec ceux de ses conseillers qui avoient le plus de part à sa confiance. Il est dit dans cette vie, en parlant des ambassadeurs du roi des Saxons, que Clotaire II à qui ces ministres avoient parlé avec insolence, vouloit faire mourir. « Les officiers qui suivoient le roi, et les Archi-Sénieurs s’opposerent avec courage et avec fermeté, à l’exécution de l’arrêt que le roi venoit de prononcer. » Ces Archi-Sénieurs, à qui les Romains avoient donné un nom tiré de la langue latine, sont apparemment les mêmes officiers qui dans la Loi Salique, sont désignés par le nom de Sagibarones, mot Franc latinisé. Le meurtrier de ces personnes-là, étoit condamné à une peine pécuniaire de trois cens sols d’or. En effet, Monsieur Eccard dans son commentaire sur la Loi Salique, fait venir le nom de Sagibarones de deux mots germains, dont l’un signifie une affaire, et l’autre un homme ; de maniere qu’on pourroit traduire Sagibarones, par l’appellation, de gens qui administrent les affaires, ou par celle de Gens des affaires, en usage sous Charles Neuf et sous Henry Trois.

Une partie des Sénieurs restoit donc auprès du roi pour lui servir de conseil, tandis que l’autre demeuroit dans les provinces, pour gouverner les Francs établis dans un certain district. Chacun de ces chefs ou gouverneurs, avoit sous lui, suivant l’ancien usage des Germains, une espece de sénat, composé de cent personnes choisies par les citoyens de ce département. Ces Centenaires, dont il est parlé fréquemment dans les loix nationales des Barbares et dans les capitulaires, aidoient leur supérieur de leur avis, et ils faisoient mettre ses ordres en exécution. Lorsque les Francs étoient commandés pour marcher en campagne, le même officier, qui faisoit les fonctions de juge durant la paix, faisoit celle de capitaine durant la guerre, et il avoit alors sous lui, les mêmes subalternes qui servoient sous lui dans les quartiers. Ils lui étoient également subordonnés dans ses fonctions militaires, et dans ses fonctions civiles.

Nous sçavons bien qu’il y avoit des quartiers de Francs dans plusieurs cités des Gaules. On ne sçauroit douter, par exemple, qu’il n’y en eût dans la cité de Paris, dans celle de Rouen, et dans plusieurs autres. Quand nous traiterons la question ; si les Francs étoient assujettis au payement du subside ordinaire, nous rapporterons des passages de Gregoire de Tours qui font foi, que plusieurs Francs s’étoient habitués dans la cité de Paris. Ce même historien pour dire que le meurtre de Prétéxtat, évêque de Rouen assassiné par ordre de la reine Frédégonde, causa une grande douleur à tous les habitans de la cité de Rouen, soit Francs, soit Romains, s’explique ainsi. » Tous les Citoyens de Rouen, & principalement les Sénieurs des Francs, établis dans la Contrée, ressentirent en apprenant cet évenement, une grande affliction. » Mais nous ne sçavons pas si dans chacune des cités de l’obéissance de Clovis, il y avoit des quartiers de Francs. Il est même apparent, par ce que nous avons observé concernant les conquêtes que Clovis fit sur les Visigots, qu’il y avoit plusieurs cités des Aquitaines, dans lesquelles ce prince n’en avoit pas mis.

La Loi Salique, la Loi Ripuaire, et les capitulaires font souvent mention des Ratchimbourgs, et ils en parlent comme de magistrats, qui avoient beaucoup de part à l’administration de la justice ; mais comme on voit que ces Ratchimbourgs étoient les mêmes que les Scabini ou échevins, et comme il est constant par les capitulaires, que les échevins étoient des officiers choisis par tout le peuple d’un district, pour rendre la justice à tous les citoyens de quelque nation qu’ils fussent, suivant la loi de chacun d’eux ; je ne les mettrai point au nombre des officiers particuliers à la nation des Francs. Les Francs exerçoient bien ces emplois municipaux, ainsi que les autres barbares, et ainsi que les Romains mêmes, mais ce n’étoit point par la vocation des Francs seuls, c’étoit par celle de tout le peuple de la cité où ils étoient domiciliés.

Les Francs avoient deux assemblées, le Champ de Mars, et le Mallus ou Mallum. Sous le regne de Clovis, et sous celui de ses prédécesseurs, le Champ de Mmars étoit une assemblée annuelle et générale des Francs de la même tribu, qui obéissoient au même roi par consequent, et dans laquelle ils prenoient sous la direction de leur prince, toutes les résolutions qu’il convenoit de prendre pour le bien général de la tribu. Cette assemblée s’appelloit le Champ de Mars, parce qu’elle se tenoit dans le mois de mars. Comme la saison pour entrer en campagne arrive peu de tems après, l’ardeur que les Francs emportoient du Champ de Mars, n’avoit point le tems de se réfroidir. Cependant les Francs ne laissoient point d’avoir encore après la tenue de cette assemblée le loisir de préparer leurs armes, et d’amasser les vivres nécessaires à leur subsistance. Chaque soldat comme chaque officier, étoit alors obligé de pourvoir à la sienne quand il étoit à l’armée. Voilà ce qu’étoit le Champ de Mars, avant que Clovis eût réuni toutes les tribus des Francs sous son gouvernement, et qu’il les eût établies dans les Gaules.

Lorsque tous les Francs furent devenus sujets de Clovis, et qu’ils eurent été dispersés dans cette vaste contrée, on voit bien qu’il n’étoit plus possible de les assembler chaque année, et de déliberer sur les affaires importantes dans un conseil si nombreux. L’ancien Champ de Mars fut donc aboli sous les successeurs de ce prince. Pour m’exprimer suivant nos usages, les affaires de justice, police et finance se décidoient dans le Cabinet du roi. Ce n’étoit que par occasion qu’on parloit des plus importantes dans l’assemblée dont nous allons parler, et qui avoit été substituée à l’ancien Champ de Mars dont elle tenoit lieu, quoiqu’elle en fût differente dans ses circonstances principales. En premier lieu, les citoyens de la nation des Francs n’étoient pas les seuls qui entrassent dans le nouveau Champ de Mars. En second lieu, il ne se tenoit pas régulierement toutes les années, mais seulement lorsqu’il étoit question de faire une campagne. Il n’étoit proprement qu’un grand conseil de guerre.

Voici un passage d’un des continuateurs de la chronique de Frédegaire, où il s’agit de la guerre que Pepin eut contre les Aquitains, et dans lequel on voit distinctement quelle sorte d’assemblée étoit le Champ de Mars à la fin de la premiere race et au commencement de la seconde. » En l’année sept cens soixante & six, dit cet Auteur, Pepin assembla l’armée des Francs, ou pour mieux dire, l’armée des Nations qui composoient le Peuple de la Monarchie, & il s’avança jusqu’à Orleans. Là il tint son Conseil de guerre en forme de Champ de Mai, car ce Prince est le premier qui ait remis au mois de Mai l’Assemblée qui devoit se tenir au mois de Mars. Tous les Francs & tous les Grands de l’Etat, lui firent là des présens considérables. » Rien ne montre mieux, combien l’essence du Champ de Mars étoit changée, que d’y voir entrer des officiers de toutes les nations sujettes de la monarchie. Mais comme elles servoient toutes nos rois dans leurs guerres, ainsi et de même que celle des Francs, il falloit que les généraux nationaux fussent du conseil de guerre. On lit encore dans un ancien annaliste de la seconde race. » En l’année sept cens quatre-vingt-neuf, le Roi Charlemagne s’étant mis à la tête des Francs & des autres Nations, il entra hostilement dans le Pays des Vilciens. »

Quant au Mallus, que nous appellerons, quoiqu’un peu abusivement, les Assises, il se tenoit par les officiers préposés à cet effet, et qui alloient de contrée en contrée, rendant la justice à toute une province. Quand les tribus des Francs habitoient encore au-de-là du Rhin, et quand chaque tribu ne jouissoit que d’un petit territoire où il ne se trouvoit encore que des citoyens de cette nation, il n’y avoit qu’une compagnie de judicature, qu’une cour de justice dans chaque royaume. Mais lorsque la nation réunie en deux tribus, se fut répandue dans les Gaules, il y eut apparemment dans chaque quartier de Francs une semblable compagnie, qui se transportoit successivement dans les differens lieux de son district, pour y rendre justice aux Francs, qui avoient des contestations avec d’autres Francs. On voit par les capitulaires, que cette assemblée étoit sédentaire du tems des rois de la seconde race, ou que du moins elle avoit en plusieurs lieux des tribunaux fixes, et qu’elle y rendoit la justice à des jours marqués.

Les ordonnances des rois défendent à ces compagnies de tenir leurs scéances dans les églises, ni sous les porches des églises, et elles enjoignent aux comtes de faire construire des bâtimens, où elles puissent vacquer à l’abri des injures du tems, aux fonctions de leur ministere. Nous verrons en parlant du gouvernement general du royaume, que dans la suite, le tribunal de judicature dont nous parlons, rendit la justice, non-seulement dans les contestations survenues entre des Francs et des Francs, mais aussi entre des Francs et des citoyens des autres nations, et que le Mallum devient un tribunal commun ; une chambre mi-partie, ou composée à la fois de Francs ou d’autres Barbares, et de Romains, afin qu’il s’y trouvât des juges instruits dans toutes les loix, suivant lesquelles les procès devoient être décidés.

Il y avoit encore d’autres tribunaux inférieurs à celui-là, que le comte ou le gouverneur particulier d’une cité convoquoit, où, et quand il lui plaisoit, et qui pouvoient terminer les procès de peu d’importance, et juger provisionnellement les autres.

On se figure communément que durant le sixiéme siécle et les siécles suivans, les Francs non-seulement faisoient tous profession des armes, mais encore qu’ils n’exerçoient aucune autre profession que celle d’aller à la guerre. C’est même principalement sur cette fausse idée, qu’on a bâti le sistême chimérique, qui fait venir de ces Francs, l’ordre de la Noblesse existant aujourd’hui dans le royaume, et qui voudroit revêtir cet ordre d’une infinité de prérogatives et de droits, qu’on trouve bon d’attribuer à nos Francs, mais dont ils ne jouirent jamais. Nous allons voir qu’il en étoit des Francs comme des Romains, et des autres nations qui habitoient dans les Gaules. Tous les citoyens de ces nations, faisoient bien profession des armes en un sens, parce que, comme il n’y avoit pour lors, que très-peu de troupes reglées, ils se trouvoient souvent dans l’obligation de manier les armes. Il y en avoit même quelques-uns d’entre eux, qui faisoient plus particulierement profession des armes, parce qu’ils composoient la milice ordinaire des Gaules, ou celle qui étoit toujours commandée pour marcher en campagne dès qu’il y avoit guerre. Tels étoient parmi les Romains, ceux qui possedoient encore des benefices militaires, et les soldats des légions, qui étoient passées en quatre cens quatre-vingt dix-sept au service de Clovis. Tels étoient les Francs qui possedoient les terres Saliques, dont nous parlerons incessamment. Mais si ceux des Francs, qui étoient dans une obligation particuliere d’aller à la guerre, ne faisoient point d’autre profession que celle des armes, du moins ceux qui n’avoient d’autre obligation de servir, que celle qui étoit commune à tous les citoyens, ne laissoient pas d’exercer d’autres professions, et d’en faire leur occupation ordinaire. En un mot, il y avoit des Francs dans tous les états et conditions de la societé.

Dès que la nation eut été établie dans les Gaules, et qu’elle eut embrassé le christianisme, il y eut plusieurs Francs qui entrerent dans l’état ecclésiastique, et qui prirent les ordres sacrés. Monsieur De Valois, après avoir fait l’énumeration des évêques qui signérent les actes du concile tenu dans Orleans, la vingt-sixiéme année du regne de Childebert fils de Clovis, dit qu’on reconnoît au nom que portoient trois des prélats qui les ont souscrits, sçavoir Lauto évêque de Coutance, Lubenus évêque de Chartres, et Ageric évêque de Verdun, qu’ils étoient sortis tous trois de la nation des Francs. Les actes d’un autre concile nationnal tenu à Orleans la trente-huitiéme année du regne du même Childebert, font aussi foi qu’il y avoit dès-lors plusieurs Francs déja parvenus à l’épiscopat. Les actes de ce concile sont souscrits par Genotigernus évêque de Senlis, par Saffaracus évêque de Paris, et par Medoveus évêque de Meaux. On voit par le nom de ces trois évêques, qu’ils étoient Barbares, et comme probablement il n’y avoit gueres alors d’autres Barbares établis dans leurs diocèses que des Francs, et comme d’ailleurs c’étoit le peuple qui élisoit ses évêques, il paroît évident que nos trois prélats étoient des Francs qui s’étoient engagés dans les ordres, et qui avoient été élûs par les bons offices de leurs compatriotes. Les actes du concile tenu à Paris en cinq cens cinquante-sept, sont souscrits par douze évêques Romains, et par trois évêques Barbares de nation. On voit encore par les actes des conciles suivans, que le nombre des évêques sortis des nations barbares, alloit toujours en augmentant dans les Gaules par proportion au nombre des évêques Romains de nation, qui diminue de concile en concile. Un passage d’Agathias[2] qui a été rapporté, dit aussi, que les Francs, dans le tems que cet historien écrivoit, c’est-à-dire, un peu-après le milieu du sixiéme siécle, avoient des évêques sortis de leur nation, et un endroit de Theganus que nous avons fait lire dans le chapitre precedent, montre que la plûpart des évêques qui manquerent à la fidélité qu’ils devoient à Louis Le Débonnaire, étoient ou des serfs affranchis qu’il avoit élevés à l’épiscopat, ou des Barbares parvenus à cette dignité.

Suivant l’apparence, Leuto, Génotigernus et les autres Francs que nous trouvons évêques dès le milieu du sixiéme siecle, n’avoient point été élûs avant que d’avoir pris les ordres sacrés, ni même peu de tems après les avoir pris. Il est même apparent que les peuples n’auront pas choisi pour leurs évêques les premiers Francs qui auront pris les ordres. Dans chaque diocèse, le peuple, qui pour la plus grande partie étoit composé de Romains, aura voulu sçavoir par l’expérience, avant que d’élire des Francs pour ses évêques, si les personnes de cette nation étoient propres au gouvernement ecclésiastique, dont l’esprit est si fort opposé à celui du gouvernement militaire. Il aura fallu du tems aux ecclésiastiques Francs de nation pour faire revenir les Romains de la prévention, dans laquelle il étoit naturel qu’ils fussent, contre l’administration d’un évêque né Barbare. D’ailleurs, quoique Leuto, Ageric, Genotigernus, Saffaracus et Medoveus, soient les premiers évêques Francs que nous connoissions, il se peut bien faire qu’il y en ait eu d’autres auparavant. Si tous les évêques des pays de la domination de Clovis, se fussent trouvés au premier concile d’Orleans, peut-être verrions-nous parmi les souscriptions faites au bas de ses actes, la signature de dix ou douze évêques Francs de nation.

Mais dira-t’on, tout ce que vous avancez, concernant la nation dont étoient Genotigernus et les autres évêques, qui ont souscrit les actes des conciles nationaux que vous citez, et concernant la nation des évêques qui ont souscrit les actes des conciles postérieurs dont vous avez parlé, n’est point fondé sur les actes de ces conciles. Il n’y est point dit que ces évêques fussent Francs. Chacun des évêques qui les ont signés, a bien ajouté à son nom propre le nom du diocèse dont il étoit évêque, mais il n’y a pas joint le nom de la nation dont il étoit sorti. Saffaracus énonce bien, par exemple, dans la souscription qu’il étoit évêque de Paris, mais il n’y dit point qu’il fût Franc de nation ; d’où tenez-vous le secret de leur naissance ?

Je réponds que leur nom propre fait suffisamment connoître qu’ils n’étoient pas Romains, et par conséquent qu’ils étoient Barbares. Tous les écrivains célébres pour avoir illustré notre histoire, supposent, et même quand la question se presente, ils soutiennent expressément, que par le nom que portoit une personne qui vivoit dans le cinquiéme siecle et dans les siecles suivans, on reconnoît si elle étoit Romaine ou Germaine de nation. Monsieur l’abbé Fleuri de l’Académie françoise, juge très-souvent sur le nom de ceux dont il s’agit, de laquelle des deux nations ils étoient. C’est sur le nom des évêques qui ont souscrit les actes des conciles des Gaules, qu’il juge que jusqu’au huitiéme siecle, la plupart d’entr’eux ont été Romains. Mais je me contenterai de faire lire ici ce que dit à ce sujet-là Monsieur De Valois[3], parce que les autres auteurs sont de même sentiment que lui. Ce sçavant homme, après avoir rapporté ce qu’on lit dans Gregoire De Tours[4], concernant Deuteria, l’une des femmes du roi Theodebert, fils de Thierri I ajoute : » On voit assez par le nom seul de Deuteria qu’elle étoit Gauloise, ou comme on le disoit alors, Romaine ; car on doit sçavoir, que toutes les personnes de ce tems-là, dont notre Histoire fait mention, & qui portent un nom Grec ou Romain, étoient Gauloises. Les noms propres Gaulois avoient cessé depuis long-tems d’être en usage. Au contraire, on doit tenir pour Francs de Nation, ou du moins pour Germains, les personnes de ce tems-là, qui portent des noms tirés de la Langue Germanique. On peut même, en suivant ce principe, distinguer les Vandales des Romains d’Afrique, les Visigots des Romains d’Espagne, les Ostrogors des Romains d’Italie, enfin les Bretons Insulaires des Anglois. » Monsieur de Valois, qui dans le passage dont on lit la traduction, traite d’un évenenement arrivé vers le milieu du sixiéme siecle, ajoute : » Il est vrai que dans les tems postérieurs, quelques-uns des Francs, non-contens d’épouser des femmes Gauloises, prirent aussi des noms & des surnoms Romains, & que d’un autre côté, quelques-uns des Romains prirent des noms Francs. C’est ce qu’il suffira d’avoir remarqué une fois. »

Je dirai en passant, qu’on peut confirmer par le témoignage de l’Abbréviateur, ce qu’avance Monsieur De Valois en conséquence de son principe général, concernant Deuteria la femme de Theodebert en particulier ; l’Abbréviateur écrit en termes exprès, que cette Deuteria, étoit Romaine de nation.

En effet, comme la plupart des noms propres viennent de quelque mot de la langue maternelle, de ceux qui les portent, il s’ensuit qu’on connoît de quelle nation sont les personnes que l’histoire nomme, dès qu’on peut sçavoir de quelle langue sont dérivés les noms propres que l’Histoire leur donne. Ainsi nous pouvons aisément reconnoître les Romains à leur nom, tirés du latin ou du grec, qui étoit devenu une langue très-commune parmi eux. Quant aux noms barbares, on les reconnoît pour tels, soit parce qu’on sçait ce qu’ils signifient en langue Germanique, soit parce qu’on en voit porter de semblables à des personnes, qu’on sçait d’ailleurs avoir été Barbares, soit enfin parce qu’ils ne sont pas Romains. Je n’en dirai point davantage sur ce sujet, dans la crainte qu’il ne parût, si je le traitois plus au long, que j’aurois voulu m’approprier comme une nouvelle découverte, une observation faite par d’autres, et suffisamment autorisée par le nom seul de ses auteurs.

Au reste comme les Francs, qui prenoient le parti de l’état ecclésiastique, se faisoient couper les cheveux pour s’habiller à la façon des Romains, et comme tout ecclésiastique, vivoit selon la loi romaine, ces Francs étoient réputés avoir quitté leur nation pour se faire de la nation des Romains, et par conséquent ils étoient tenus pour inhabiles à remplir aucune des dignités particulieres à la nation des Francs, et sur tout à parvenir à la royauté, où il est bien apparent que l’on ne pouvoit point aspirer sans être de cette nation. La raison le veut ainsi, et d’ailleurs il est certain qu’on ne pouvoit pas prétendre à la royauté des Visigots qu’on ne fût Visigot, ainsi qu’il est déclaré dans un canon du cinquiéme concile de Tolede, tenu depuis la conversion des Visigots à la religion catholique. Voilà pourquoi Clovis, comme nous l’avons vû, fit couper les cheveux à Cataric et à ses enfans, lorsqu’il voulut les rendre incapables d’être rois d’aucune des tribus des Francs. Voilà pourquoi Childebert et Clotaire donnerent à sainte Clotilde le choix de voir couper les cheveux des fils de Clodomire, dont ils vouloient usurper le royaume, ou de voir poignarder ces jeunes princes. Enfin voilà pourquoi saint Cloud, le troisiéme des fils de Clodomire, fut regardé comme mort civilement pour les Francs, dès qu’il eut coupé ses cheveux, et qu’il se fut fait ecclésiastique. Aussi Gregoire de Tours observe-t’il, que ce prince se coupa les cheveux de sa propre main, et pour ainsi dire, que ce fut lui-même qui s’immola. Qu’il me soit permis de hazarder une conjecture ? Il n’est point apparent, que l’on coupât les cheveux au Franc qui se faisoit ecclésiastique, sans quelque cérémonie. Un acte tel que celui-là qui changeoit l’état d’un citoyen, devoit être un acte autentique, et dont il restât des preuves. Je conjecture donc qu’il a donné lieu à la cérémonie de la tonsure, qui est le premier pas pour entrer dans l’état ecclésiastique. Ce qui peut appuyer cette pensée, ce sont les paroles que la personne à qui l’on confere la tonsure, profere, dans le tems même que l’évêque lui coupe les cheveux, et qui signifient, que celui qui la reçoit, est dans la confiance que le Seigneur lui restituera son héritage ; c’est-à-dire, que la Providence le recompensera de l’héritage auquel il renonce en se faisant ecclesiastique. Les Romains, suivant ce principe, ne devoient pas être assujettis à cette cérémonie pour entrer dans la cléricature. Mais c’est assez conjecturer.

On peut bien croire que les Francs qui étoient concitoyens du chef de la monarchie, avoient la principale part à ses dignités, et que plusieurs d’entr’eux furent employés comme ducs et comme comtes. Ceux qui étoient revêtus de ces dignités, exerçoient en même tems le pouvoir civil et le pouvoir militaire chacun dans son district. La séparation de ces deux pouvoirs, que Constantin Le Grand avoit introduite dans l’empire, cessa dans les Gaules en même tems que la domination des empereurs. C’est ce qui paroît en faisant quelqu’attention sur differens endroits de notre histoire. Nous en rapporterons plusieurs. On y voit que les ducs qui étoient des officiers purement militaires sous les derniers empereurs, se mêloient des affaires civiles sous nos premiers rois, dont ils ne laissoient pas de commander les armées.

Mais il suffira pour bien établir la verité de ce fait, que la séparation du pouvoir militaire et du pouvoir civil, avoit cessé sous Clovis et sous ses successeurs, d’alleguer ici celle des formules de Marculphe, qui contient le modelle des provisions qui se donnoient alors, soit aux patrices, soit aux ducs, soit aux comtes. En premier lieu, il est dit dans cette formule : qu’on ne doit conferer les dignités ausquelles l’administration de la justice est spécialement attachée, qu’à des personnes d’une vertu et d’un courage éprouvés. Il est enjoint en second lieu au pourvû de rendre la justice à tous les sujets de la monarchie, conformément à la loi, suivant laquelle vit chacun d’entr’eux. Nous parlerons plus au long de cette formule, et nous en donnerons même un assez long extrait dans le chapitre neuviéme de ce sixiéme livre.

Cette gestion du pouvoir civil, n’étoit point, je l’avoue, particuliere aux Francs. Elle leur étoit commune avec d’autres Barbares. Mais ce qui étoit particulier aux Francs, c’est que comme l’observe Agathias, dans un endroit de son histoire que nous avons déja rapporté, ils entroient dans les sénats des villes, et qu’ils exerçoient les fonctions des emplois municipaux.

Nous avons eu occasion de dire plus d’une fois, que les Barbares qui ont ruiné l’empire Romain, n’aimoient point le séjour des villes. » Quand les Barbares, dit Ammien Marcellin, se sont rendus Maîtres d’une Cité, ils ne s’établissent que dans son plat-pays, car ils ont une aversion pour le séjour des Villes, qu’ils regardent comme des buissons semés de pieges & environnés de filets. » Suivant Cassiodore, le nom de Barbare étoit composé de deux mots latins, dont l’un signifie Barbe, et l’autre Campagne. On leur donne, dit notre auteur, ce nom-là, parce qu’ils demeurent toujours à la campagne, et qu’ils ne veulent point habiter dans les villes. Il est vrai que l’étimologie de Cassiodore ne vaut rien, mais le fait dont cet auteur la tire n’est pas moins certain, puisqu’il n’a pû écrire que ce qu’on voyoit de son tems.

Les Francs differens en cela des autres Barbares, demeuroient non-seulement dans les villes, mais ils y exerçoient encore les emplois municipaux. Non-seulement on voit par la Loi Salique et par la Loi Ripuaire, qu’il y avoit des Ratchimbourgs de la nation des Francs[5], et qui administroient la justice sous la direction des comtes, mais que ces Ratchimbourgs, quoique Francs, puisqu’ils étoient soumis aux deux loix des Francs, s’étoient, pour ainsi dire, tellement métamorphosés en Romains, qu’ils vouloient juger les procès des Francs, non pas selon la loi nationale des Francs, mais selon le droit Romain.

» Lorsque les Ratchimbourgs, dit la Loi Salique, seront venus au Tribunal, pour juger un procès entre deux Francs, ou dans lequel un Franc soit Défendeur, le procès étant suffisamment instruit, le Demandeur les requerera de rendre leur Jugement suivant la Loi Salique. Si les Ratchimbourgs ne rendent point leur Sentence suivant la Loi Salique, ils seront condamnés à une amende de quinze sols d’or applicable à la Partie qui aura perdu son procès. »

La loi des Ripuaires est encore plus sévere à cet égard, que la loi des Saliens, puisqu’elle condamne chaque Ratchimbourg en son propre et privé nom, à la même peine pécuniaire, à laquelle tous les Ratchimbourgs sont condamnés collectivement dans la loi des Saliens. » Si dans un procès, dit la Loi des Ripuaires, les Ratchimbourgs refusent de prononcer suivant la Loi Nationale, alors la Partie à laquelle ils auront fait perdre le procès, dira : Je vous somme de juger conformément à la Loi des Ripuaires. Si les Racchimbours refu sent de prononcer ainsi, & qu’il y ait preuve du fait, chacun d’eux sera condamné à payer quinze sols d’or d’amende. »

On voit bien qu’il s’agit dans ces deux articles, non pas de juges qui auroient renvoyé un coupable absous, condamné un innocent, déchargé un débiteur, en un mot, prononcé contre la justice, mais de juges qui n’auroient pas voulu se conformer à la disposition d’une certaine loi, en condamnant un coupable, en renvoyant l’innocent absous, en prononçant une sentence juste au fond. Ces articles de la loi des Francs sont rélatifs au serment que faisoient nos rois, de faire rendre bonne justice à chacun de leurs sujets, et de la faire rendre à chacun suivant la loi de la nation, dont il étoit citoyen. Il n’est pas étonnant que des juges qui avoient quelque lumiere, aimassent mieux dans plusieurs cas, se conformer en prononçant leurs sentences aux loix du droit Romain, qui sont la raison écrite, que de suivre servilement ce qui étoit statué dans des loix grossieres, et faites par des législateurs encore à demi sauvages.

On ne m’objectera point, à ce que j’espere, que les Francs ne sçachant point le latin, ils n’étoient gueres propres à remplir les emplois que je leur fais exercer. On a vû que dès le regne de Childeric, et quand ils n’étoient encore établis que sur la lisiere des Gaules, ils entendoient déja generalement parlant, la langue latine. Dès qu’ils auront été domiciliés dans le centre des Gaules, la nécessité d’entendre la langue ordinaire du pays, aura obligé ceux qui ne sçavoient pas encore le latin à l’apprendre. Paris devint sous le regne de Clovis le séjour ordinaire du roi des Francs et des principaux citoyens de cette nation. Si les peres avoient mal appris la langue latine, les enfans nés dans les Gaules, et élevés parmi ceux des Romains, l’auront mieux apprise, même sans l’étudier.

Enfin, les Francs, comme nous l’avons fait remarquer, étoient une nation peu nombreuse, et lorsqu’ils se furent dispersés dans les Gaules, il falloit qu’ils fussent dans presque toutes les cités, en un nombre moindre que celui des anciens habitans, dont la langue commune étoit le latin. Or toutes les fois que deux peuples qui parlent des langues differentes, viennent à cohabiter dans le même pays, de maniere que leurs maisons, ne forment point des quartiers separés, mais qu’elles sont entremêlées, le peuple le moins nombreux apprend insensiblement la langue du plus nombreux. Il arrive même après quelques générations, que le peuple le moins nombreux, oublie sa langue naturelle, pour ne parler plus que la langue du plus nombreux, à moins que le gouvernement ne s’en mêle, et qu’il ne fasse des efforts continués durant long-tems, pour obliger le peuple le plus nombreux à parler la langue de l’autre. Combien croit-on qu’il en ait coûté de soins et de peine aux empereurs, pour obliger les Gaulois, qui dans leur patrie, étoient en plus grand nombre que les Romains, à parler latin ? Combien de Gaulois auront-ils été éloignés de tous emplois, parce qu’ils ne sçavoient pas le latin ? Et combien d’autres auront-ils été avancés, parce qu’ils le sçavoient ? Rome, dit saint Augustin, s’étoit fait une affaire sérieuse d’imposer aux nations vaincues, l’obligation de parler sa langue, après leur avoir imposé l’obligation de lui obéir.

Quelle étoit d’ailleurs la condition des Gaules sous les empereurs ? Elles étoient, comme il l’a été dit déja, une des provinces de l’empire Romain. Ainsi le latin qu’on faisoit aprendre aux Gaulois, étoit, pour ainsi dire, la langue vulgaire de la monarchie. On ne pouvoit point, sans sçavoir cette langue, être officier de l’empire. Il y avoit même eu des personnes nées citoyens Romains, qu’on avoit dégradées et privées de l’état dont elles jouissoient en vertu de leur naissance, parce qu’elles ne sçavoient point parler latin. On pouvoit, au contraire, être employé dans toutes ses provinces, dès qu’on sçavoit cette langue. Ainsi les Romains seront venus à bout d’obliger les Gaulois à parler latin. Il est encore vrai que les souverains qui veulent imposer au grand nombre la necessité de parler la langue du petit nombre, ne reussissent pas toujours. Quelques efforts qu’aïent fait les rois Normands, pour obliger l’ancien habitant de l’Angleterre à parler la langue qu’ils parloient dans le tems qui la conquirent, ils n’ont pû en venir à bout. Le peuple conquerant a été enfin obligé à parler la langue du peuple conquis. Il est bien resté dans la langue vulgaire d’Angleterre plusieurs mots François, mais au fond cette langue est demeurée un idiome de la langue Germanique.

Or nous ne voyons pas que les rois Francs, ayent jamais entrepris d’engager les Romains des Gaules à étudier et à parler la langue naturelle des Francs, ni que ces princes ayent jamais tenté de la rendre, pour user de cette expression, la langue dominante dans leur monarchie. Au contraire, nos premiers rois se faisoient un mérite de bien parler latin. Fortunat loue le roi Charibert, petit-fils de Clovis, de s’énoncer en latin mieux que les Romains mêmes. » Que vous devez être éloquent, dit-il à ce Prince, quand vous vous exprimez dans la langue de vos Peres, vous qui êtes plus éloquent que nous autres Romains nous ne le sommes, quand vous vous exprimez dans notre langue naturelle. » Dans un autre poëme, Fortunat loue un frere de Charibert, le roi Chilpéric, en s’adressant à lui-même, d’entendre sans interprête les differentes langues dont ses sujets se servoient. Le plus grand nombre de ces sujets étoit Romain. Enfin tous les actes faits sous la premiere race, et que nous avons encore, sont en latin.

Nos rois laissant donc aller les choses suivant leur cours ordinaire, il a dû arriver que dans leurs Etats, la langue du plus grand nombre, devînt au bout de quelques générations, la langue ordinaire du petit nombre. Ainsi dès la fin du sixiéme siécle, on aura generalement parlé latin dans quinze des dix-sept provinces des Gaules, parce que les anciens habitans de ces quinze provinces, étoient des Gaulois devenus Romains, et parce qu’ils étoient en plus grand nombre que les Francs et les autres Barbares, qui avoient fait des établissemens dans ces quinze provinces.

En effet, la langue qui s’y est formée dans la suite, par le mélange des langues differentes, que leurs habitans parloient dans le sixiéme siécle, et dans les trois siécles suivans, n’est qu’une espece d’idiome dérivé de la langue latine, dans lequel on ne s’est point assujetti à se conformer aux regles que la sintaxe de cette langue prescrit pour décliner les noms, et pour conjuguer les verbes. Si ces regles rendent la phrase plus élegante, elles sont en même tems, et plus difficiles à bien apprendre comme à observer, que les regles des déclinaisons et des conjugaisons de nos langues modernes. D’ailleurs ces dernieres regles étoient déja, suivant l’apparence, en usage dans les langues Germaniques. En effet, notre langue Françoise est presque toute entiere composée de mots latins. Le nombre des mots de la langue Celtique et de la langue Germanique, qui entrent dans la langue Françoise est petit. Il est vrai que parmi les quinze provinces des Gaules, où cette langue est la langue vulgaire, il y en a trois, où dans une portion du pays, il se parle une langue differente. On parle vulgairement l’ancien Celtique ou le bas-Breton sur les côtes de la troisiéme Lyonoise. Dans la partie orientale de la province Séquanoise, je veux dire, dans la partie de la Suisse, qui s’étend depuis la droite du Rhin jusqu’à ceux des pays de la Suisse qui sont de la langue Françoise, on parle le haut Allemand, qui est un idiome de l’ancienne langue Germanique. Enfin, on parle Flamand, un autre idiome de la langue Germanique, dans la partie septentrionale de la seconde Belgique, je veux dire, dans la Flandre flamingante, et dans presque tout le duché de Brabant.

La raison de ces trois exceptions à la regle générale est connue. Nous expliquerons ce qui concerne la troisiéme Lyonoise, en parlant de l’établissement de la colonie des Bretons insulaires sur les côtes de cette province. Quant à la partie septentrionale de la seconde Belgique, la plûpart de ses habitans, comme nous l’avons dit ailleurs, étoient Germains dès le tems des anciens empereurs, et Charlemagne y transplanta encore des milliers de Saxons, dont la langue vulgaire étoit la langue Teutone. Nos Germains y faisoient donc le plus grand nombre, et ce furent eux qui défricherent et mirent en valeur les marais de cette contrée. Pour ce qui regarde la Suisse, les Allemands une autre nation Germanique avoient établi dès le cinquiéme siécle, comme nous l’avons dit, une puissante colonie dans les pays, qui sont entre le Rhin et le lac de Genéve.

Il y a véritablement deux des dix-sept provinces des Gaules, où l’on parle aujourd’hui Allemand. Ce sont les deux Germaniques, ausquelles on peut ajouter peut-être quelque portion de la premiere Belgique. Mais comme il a déja été observé dans le premier livre de cet ouvrage, les peuples qui les habitoient dans le cinquiéme siécle, et que les Francs y trouverent déja établis, étoient originairement des Germains. Quelques-uns d’entr’eux y avoient été transplantés par les empereurs en differens tems, et quelques-uns y étoient même domiciliés depuis peu. D’ailleurs ce fut dans ces deux provinces que les Francs dûrent s’habituer plus volontiers que dans aucune autre contrée des Gaules. Ainsi dans le sixiéme siécle, les Germains s’y sont trouvés en plus grand nombre que les Romains, et peu à peu ils auront donné leur langue à ces derniers. La même cause qui aura fait que dans quinze provinces des Gaules, les Francs et les autres Germains auront appris à parler latin, ou une langue dérivée presqu’entierement du latin, aura fait que dans les deux autres provinces, les Romains auront appris à parler la langue Tudesque.

Je reviens à la condition des Francs sous Clovis et sous ses premiers successeurs. Nous avons vû que quelques-uns entroient dans l’état ecclésiastique, que d’autres, qui possedoient les terres Saliques, étoient proprement enrôlés dans la milice du royaume, que d’autres remplissoient les places les plus importantes du gouvernement, qu’enfin d’autres entroient dans les emplois municipaux. Quant au reste des citoyens, il vivoit, ou de son bien, ou de son industrie. En effet, comme on ne voit pas qu’il y eût alors de troupes reglées composées de Francs, la solde du prince n’étoit point comme elle l’est aujourd’hui, une ressource toujours prête pour ceux qui n’ont point un patrimoine suffisant à s’entretenir, et qui cependant ont de l’éloignement pour les professions lucratives. Les terres Saliques qui se partageoient entre les enfans mâles du dernier possesseur, n’enrichissoient pas toujours ceux qui étoient appellés à ces benefices militaires. D’ailleurs un pere pouvoit appeller ses filles à partager avec leurs freres, les terres qu’il possedoit librement, et dont il étoit proprietaire. Ainsi je ne fais aucun doute que les Francs, sur-tout ceux qui demeuroient dans les villes, n’y exerçassent toutes sortes de professions. Ils subsistoient dans les Gaules à peu près, comme ils avoient subsisté dans les bourgades de l’ancienne France, de la France Germanique. Cette nation n’étoit point assez malheureuse dans les tems qu’elle habitoit encore sur la rive droite du Rhin, pour n’être composée que de gentilshommes ou de citoyens, qui n’eussent d’autre métier que celui de faire la guerre. Comment auroit-elle subsisté ? Il falloit donc que dès-lors, une partie des Francs fissent leur principale occupation, les uns de labourer la terre, les autres de nourrir du bétail, et les autres de la profession des arts qui sont nécessaires dans toutes les societés, même dans celles où le luxe n’est pas encore connu. Les guerres et les acquisitions de Clovis auront bien fait quitter pour quelques années à la plûpart de nos Francs, leurs emplois ordinaires, pour venir chercher fortune dans les Gaules ; mais quand la guerre aura été finie, quand il n’y aura plus eu moyen de subsister de sa solde et de son butin, il aura fallu que tous ceux qui n’avoient point amassé un fonds de bien suffisant à les faire vivre sans travailler, retournassent à leur premiere profession. Du moins leurs enfans l’auront reprise. Les conquêtes de Clovis n’enrichirent pas tous les Francs, parce que, comme nous le dirons plus bas, ce prince ne fit point ce qu’avoient fait les rois des Visigots, ceux des Bourguignons et ceux des Ostrogots, qui lorsqu’ils s’établirent dans les Gaules et dans l’Italie, ôterent à l’ancien habitant du pays, une partie de ses terres, pour la distribuer entre les Barbares qui les suivoient.

Les Francs enfin auront fait dans les Gaules, ce qu’avoient fait d’autres Barbares, qui s’étoient établis avant eux sur le territoire de l’empire. Orose qui vivoit dans le cinquiéme siécle, et que nous avons déja cité à ce sujet, dit de ces barbares, qu’après s’être convertis à la religion chrétienne, ils avoient remis l’épée dans le fourreau, pour se mettre à labourer, et que dans le tems qu’il écrivoit, ils vivoient avec les Romains échappés aux fureurs des dernieres guerres, comme avec des concitoyens.

Ennodius[6], auteur du sixiéme siécle dit, que les Allemands, à qui Theodoric avoit donné après la défaite de leur nation par Clovis, des établissemens en Italie, y cultivoient une terre facile à labourer. Enfin, nous avons cité dans le premier livre de cet ouvrage, un passage de Socrate[7], qui fait foi que la plûpart des Bourguignons gagnoient leur vie au mêtier de maçon, à celui de forgeron, ou à celui de charpentier.

Quoique l’histoire ne se mette point en peine d’informer la postérité des détails, pour ainsi dire, domestiques, de la nation dont elle parle, nous trouvons néanmoins dans nos annales, quelques preuves de ce que nous venons d’avancer, et que le hazard seul y a fait inserer. Elles font mention de plusieurs artisans qui vivoient dans le sixiéme siécle, et qu’on peut sur le nom qu’ils portoient, juger avoir été Barbares de nation. On trouve encore dans Frédegaire, qu’en l’année six cens vingt-trois, un nommé Samo, Franc de nation et du canton de Soignies, fit une societé avec plusieurs autres marchands, pour aller trafiquer dans le pays des Esclavons. Tous les termes dont se sert Frédegaire, sont décisifs.

  1. Ad vocem Senior.
  2. Hist. lib. 1.
  3. Histoire du Droit Fr. pag. 16.
  4. Annal. Cointiani ? Tom. 1. pag. 127.
  5. Cangii Gloss. ad vocem Raschimburgi.
  6. Ennod. in Pan. Theod. p. 41.
  7. Socr. Hist. Eccl. Lib. 7. pag. 30.