Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 6/Chapitre 3

LIVRE 6 CHAPITRE 3

CHAPITRE III.

De la division du Peuple en plusieurs Nations, laquelle avoit lieu dans la Monarchie Françoise, sous la premiere Race & sous la seconde Race.
Du nom de Barbare donné aux Francs.


La premiere division des sujets regnicoles de la monarchie, étoit la division qui se faisoit en Romains et en Barbares, ou Chevelus. C’étoit le nom par lequel on désignoit souvent les nations barbares prises collectivement et par opposition à la nation Romaine. En effet, la difference la plus sensible qui fût entre un Romain et un Barbare, consistoit en ce que le Romain portoit les cheveux si courts, que ses oreilles paroissoient à découvert, au lieu que le Barbare portoit ses cheveux longs, ils lui venoient jusqu’aux épaules. En cela les Barbares se ressembloient tous, et ils étoient tous visiblement differens des Romains. Cela étoit si vrai, que comme nous l’avons déja observé, et comme nous l’observerons encore, le Barbare qui se faisoit couper les cheveux à la maniere des Romains, étoit réputé renoncer à la nation, dont il avoit été jusques-là, pour se faire de celle des Romains.

Childebert II a supposé sensiblement cette premiere division de ses sujets, dans l’ordonnance qu’il fit pour défendre aux Francs et aux autres Barbares qui lui obéïssoient, de contracter mariage dans certains dégrés d’affinité, où les loix Romaines défendoient déja aux Romains de se marier. Ce prince, dit : » Qu’aucun des Chevelus ne pourra épouser la veuve de son frere, la sœur de sa femme, la veuve de son oncle paternel, ni celle de son cousin. »

On appelloit en Italie Capillati, les Barbares qui s’y étoient établis, ceux, en un mot, qu’on nommoit dans les Gaules Crinosi. Ces deux noms ont en latin la même signification. » Si quelque barbare, dit dans son édit Theodoric roi des Ostrogots, refuse de comparoître à l’audience d’un Juge competent, devant lequel il aura été cité par trois fois, & qu’il soit dûment prouvé que les trois citations ayent été faites dans les formes à ce Chevelu, qu’il soit déclaré contumace & jugé par defaut. » Dans une des formules de lettres adressées generalement à tous les sujets des rois des ostrogots établis en Italie, Capillati est un terme opposé à Provinciales, qui étoit l’ancien nom sous lequel les empereurs comprenoient dans les ordres adressés à quelque province en particulier, tous les simples citoyens romains qui étoient domiciliés dans cette province-là.

Comme en écrivant sur la matiere que je traite, j’aurai souvent à désigner par le nom de Barbares, les Francs et les autres nations Germaniques établies dans les Gaules, je crois devoir avertir le lecteur, que dans le sixiéme siecle et dans le septiéme, ce nom n’avoit rien d’odieux, qu’il se prenoit dans la signification d’Etranger, et que les Barbares eux-mêmes se le donnoient souvent dans les occasions où ils vouloient se distinguer des Romains. Voici ce que dit Monsieur De Valois concernant cet usage.

» Il est bon que le Lecteur pour n’être point surpris de m’entendre dire, qu’on donnoit dans le sixiéme siecle le nom de Romains aux Gaulois & aux Espagnols, observe que lorsque les Barbares s’établirent dans les Provinces de l’Empire d’Occident les anciens Habitans n’y changerent point de nom en changeant de Maîtres, & que les nouveaux Seigneurs continuerent eux-mêmes à leur donner le même nom qu’auparavant, je veux dire, à les appeller Romains. D’un autre côté, ces nouveaux Seigneurs, loin de regarder le nom de Barbare comme un nom odieux, se tinrent honorés de le porter comme un nom devenu illustre. Ainsi Theodoric Roi des Ostrogots, dit dans le préambule de son Edit, que les reglemens qu’il contient, doivent être observés également par les Romains & par les Barbares, entendant parler des anciens habitans de l’Italie sous le nom de Romain, & sous le nom de Barbare, des Ostrogots. » Dans les Gaules, les francs étoient aussi désignés par le nom de Barbares, et les Gaulois par celui de Romains. On lit dans l’histoire de Gregoire de Tours, que les religieux d’un couvent qu’une troupe de Francs vouloit saccager, lui parlerent en ces termes : « Abstenez-vous, barbares, de commettre aucune violence dans cette maison, elle appartient à saint Martin. » Fortunat évêque de Poitiers, pour donner à entendre que Vilithuta, une dame de la nation des Francs, étoit polie et bienfaisante, dit : » Elle étoit né dans la Ville de Paris, & issue de parens Barbares, mais elle avoit toutes les inclinations d’une Romaine. » Le même poëte écrit en louant un Lunébodès, qui dans Toulouse, avoit fait bâtir une église sur le lieu même où saint Saturnin premier évêque de cette ville avoit été détenu et gardé avant son martyre. » Jusques à nos jours, on n’avoit point encore bâti d’Eglise à l’endroit où ce grand Serviteur de Dieu avoit été mis aux fers. Ce qu’aucun Romain n’avoit fait, un Barbare l’a entrepris, & il l’a achevé, secondé dans son dessein par sa femme Berthrude, si célébre par la Noblesse de son origine & par la noblesse de ses inclinations. » Fortunat dit encore que les Barbares et les Romains louoient également leur roi Charibert, petit-fils de Clovis ; et dans l’éloge de Chilpéric frere de Charibert, on lit : « Chilpéric nom qu’un Traducteur Barbare rendroit par celui de défenseur courageux. » on voit bien qu’un Traducteur de la langue Barbare est mis dans le texte de Fortunat, pour dire un Interpréte franc.

Il semble que sous le regne des enfans de Clovis, il se fit encore une division du peuple de la monarchie pris en general, autre que la division dont nous venons de parler. Suivant la premiere division, tout le peuple de la monarchie se partageoit en Romains et en Barbares ; et suivant celle dont je vais parler, ce même peuple se partageoit en Francs et en hommes d’autres nations qu’on désignoit tous par le nom general de Neustrasiens. Ainsi suivant cette derniere division, on aura partagé tout le peuple de la monarchie en nation des Francs et en nations Occidentales, en comprenant sous le nom d’Occidentaux ou de Neustrasiens : premierement, la nation Romaine et puis toutes les nations Barbares établies dans les Gaules, autres que la nation des Francs, et cela parce qu’elles habitoient dans les Gaules, qui sont à l’Occident de la Germanie et de l’Italie, où étoit la premiere patrie de toutes ces nations-là. Ce qui me donne cette opinion, est la chartre de la fondation de l’abbaye de saint Germain-Des-Prez, par le roi Childebert fils de Clovis. Ce prince y dit : Du consentement et de l’approbation des Francs et des Neustrasiens, et sur les représentations de saint Germain. Cette mention des Neustrasiens faite après avoir nommé les Francs, suppose que les Francs ne fussent pas compris alors sous le nom de Neustrasiens. Dans la suite des tems, les partages de la monarchie auront occasionné la division de la plus grande partie des Gaules en Neustrie et en Austrasie, et l’opposition qui aura eu lieu, entre Sujet du royaume de Neustrie, et Sujet du royaume d’Austrasie aura fait oublier la premiere acception du mot neustrasien, et l’opposition, qui sous le regne de Childebert I étoit entre Franc et Neustrasien. Ainsi les Francs auront été, suivant la partie des Gaules où ils habitoient, nommés, ou Francs Neustrasiens ou Francs Austrasiens ; c’est-à-dire, Francs Occidentaux ou Francs Orientaux.