Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 6/Chapitre 17

LIVRE 6 CHAPITRE 17

CHAPITRE XVII.

Du tems où a cessé la distinction qui étoit entre les differentes Nations, qui composoient le Peuple de la Monarchie.


Que la distinction qui étoit entre les differentes nations qui composoient le peuple de la monarchie, ait subsisté sous la seconde race, il n’est pas possible d’en douter. On a déja lû vingt passages qui le prouvent. Enfin la chronique de Moissac dit encore, que l’empereur Charlemagne assembla les ducs, les comtes et les principaux de celles des nations de son obéissance, qui avoient embrassé la religion chrétienne, et qu’après avoir consulté les jurisconsultes, il fit une nouvelle rédaction de toutes les loix nationales qui étoient en vigueur dans ses Etats, en changeant dans l’ancienne rédaction ce qu’il y avoit à corriger. Ensuite, continuent ces annales, il fit faire des copies bien conditionnées de la nouvelle, et il les remit aux représentans de chaque nation. Quand ses successeurs faisoient le serment royal à leur avenement à la couronne, et je l’ai déja écrit, le nouveau roi juroit toujours qu’avec l’aide du ciel, il rendroit bonne justice à tous ses sujets, suivant la loi qui étoit propre à chacun d’eux, et selon laquelle son auteur avoit vêcu sous le regne des rois precedens. On peut voir encore par differens endroits des capitulaires, rapportés dans le premier chapitre de ce livre, que la distinction entre les nations habitantes dans les Gaules, a subsisté jusqu’au regne des derniers rois de la seconde race, bien qu’il fût permis dès le tems de la premiere, au Franc de se faire Romain, et au Romain de se faire Franc, ou de telle autre nation qu’il lui plaisoit, et que les autres Barbares eussent la même liberté. Cette liberté de changer ainsi de nation, paroîtra sans doute bizarre, mais les loix et l’histoire en font foi.

Il est dit dans le quarante-quatriéme titre des Loix Saliques de la rédaction, faite sous les rois fils de Clovis : » Le Franc de condition libre, qui aura tué ou un Barbare ou bien un autre homme vivant selon la Loi Salique, sera condamné à la peine pécuniaire de deux cens sols d’or. » S’il n’y avoit eu que les Francs d’origine, qui eussent vêcu suivant la Loi Salique, ce titre auroit dit simplement ici, un Franc, sans ajouter ce qu’on lit ensuite. Ce qui prouve que les Romains mêmes avoient, ainsi que les Bourguignons et les autres Barbares, la liberté de se métamorphoser en Francs ; c’est que l’article de la Loi Salique, lequel nous expliquons, dit, ou un Barbare, ou un autre homme vivant selon la Loi Salique. Or, il n’y avoit alors dans les Gaules que deux genres d’habitans, des Barbares et des Romains. Ainsi dès qu’il y avoit d’autres hommes que des Barbares qui vivoient suivant la Loi Salique, il s’ensuit qu’il y avoit des Romains qui vivoient suivant cette loi. Il me semble que si le passage des Loix Saliques dont il s’agit, a besoin de cet éclaircissement, il n’a pas besoin des corrections qu’on voudroit faire à son texte. D’un autre côté tous les Barbares qui se faisoient ecclésiastiques, étoient réputés être devenus Romains. Ils se faisoient couper les cheveux, ils prenoient l’habit Romain, et ils vivoient suivant les loix Romaines. « Que la loi Romaine, disent les capitulaires, soit la loi de tous ceux qui sont engagés dans l’état ecclésiastique, quelqu’ordre que ce soit qu’ils ayent reçu. »

Voilà pourquoi tous les chevelus, c’est-à-dire, tous les Barbares qui entroient dans l’état ecclésiastique, étoient tenus de se faire couper les cheveux à la mode des Romains, sans qu’il leur fût permis de les laisser redevenir longs. Un article repété plusieurs fois dans les capitulaires, statue que les clercs qui laisseront croître leurs cheveux, seront tondus, même malgré eux, par l’archidiacre.

Je crois que cet usage aura donné lieu à la couronne des ecclésiastiques. Comme les citoyens de la nation Romaine, soit clercs, soit laïcs, portoient tous les cheveux extrêmement courts, et comme les uns et les autres ils avoient les mêmes vêtemens, les premiers n’étoient point distingués sensiblement des laïcs leurs concitoyens ; du moins ils n’étoient point distingués de ceux de nos laïcs qui gardoient l’habit national. Les ecclésiastiques auront donc mis en usage une marque particuliere, laquelle les distinguât, et qui fît connoître sensiblement de quelle profession ils étoient. Pour cet effet, ils se seront fait raser le haut de la tête, ce qui montroit en même tems qu’ils étoient encore plus que le commun des fideles, les esclaves du Seigneur. On sçait que les Chrétiens prenoient alors très-communément ce titre-là, tant dans l’Eglise grecque que dans l’Eglise latine.

Ainsi les ecclésiastiques se trouverent distingués par leur tonsure des Romains laïcs, et distingués par le cercle de cheveux qu’ils conservoient, d’avec les véritables esclaves de la nation Romaine, qui avoient la tête rasée, à moins qu’ils ne fussent encore dans la premiere jeunesse.

Il est certain que la couronne ecclésiastique a été en usage dès le sixiéme siécle. Gregoire de Tours écrit dans la vie du bienheureux Nicétius évêque de Trèves, sous le regne des fils de Clovis. » Nicétius parut dès l’instant même de sa naissance destiné à l’écar Ecclésiastique. Il vint au monde ayant le sommet de la tête chauve, ainsi que les autres enfans, mais il avoit déja au-dessus des oreilles un tour de petits cheveux, qui ressembloit à la couronne Cléricale. »

Quant à la barbe qui étoit aussi l’une des marques ausquelles on reconnoissoit si un homme étoit de la nation Romaine, ou d’une nation Barbare, parce que les Barbares en portoient, au lieu que les Romains n’en portoient pas, il étoit défendu aux ecclésiastiques d’en porter. Cette prohibition a même continué long-tems dans quelques églises cathédrales, qui sont celles de toutes les compagnies où les anciens usages se changent le plus difficilement. Il étoit encore défendu durant le seiziéme siécle aux chanoines de l’église de Paris, de porter une longue barbe. Les ecclésiastiques, de quelque nation qu’ils fussent sortis, dûrent aussi conserver toujours l’habit long, ou la Toga, parce qu’il étoit l’habillement d’un citoyen Romain. Leur habillement aura même été emprunté ou imité par les principaux d’entre les Barbares, ou du moins par nos rois qu’on trouve vêtus de long dans les monumens antiques du tems de la premiere ou de la seconde race.

Je crois même aussi que les ecclésiastiques des Gaules ont conservé jusques sous les rois de la troisiéme race, la couleur de la Toga, qui étoit le blanc. Mon opinion est appuyée, sur ce que le blanc a été long-tems la couleur uniforme dans toutes les communautés religieuses fondées avant le douziéme siécle, et même de quelques ordres fondés dans les siécles suivans. Lorsque les Théatins furent institués vers le milieu du seiziéme siécle, il fut dit dans les premiers statuts de leur ordre : que la couleur uniforme des habits des religieux, seroit le blanc.

Quant aux ecclésiastiques séculiers, ils ont long tems conservé l’habit blanc. Monsieur Gervaise dit dans sa vie de l’apôtre des Gaules[1] : que jusqu’au tems où le pape Alexandre III vint à Tours, et qu’il y prit possession de l’église de S. Martin, ce qui arriva vers le milieu du douziéme siécle, les chanoines de cette église avoient porté l’habit blanc. Ce fut alors qu’ils quitterent le blanc pour prendre le rouge et le violet, qu’ils ont conservés pendant plusieurs siécles. Ce n’est que depuis le milieu du seiziéme siécle, que le noir est devenu, généralement parlant, la couleur uniforme des ecclésiastiques séculiers du second ordre, et celui de plusieurs societés religieuses. On a eu sans doute de bonnes raisons pour établir cet usage, mais je me figure que Sidonius Apollinaris et les autres évêques des Gaules qui ont vêcu dans le cinquiéme siécle, seroient bien surpris, si, qu’il me soit permis d’user ici de l’expression vulgaire, ils revenoient au monde, de trouver leur clergé vêtu de noir un jour de Pâques.

Après cette digression qui peut-être est plus longue qu’inutile, je reviens à la liberté de changer de nation que les sujets avoient sous nos rois de la premiere et de la seconde race.

L’empereur Lothaire, petit-fils de Charlemagne, dit dans une loi faite véritablement pour l’Italie, mais dans laquelle ce prince avoit suivi selon l’apparence, les usages de ses autres Etats : » On demandera à chaque particulier du Peuple Romain, quelle est la Loi suivant laquelle il veut vivre, afin que chacun puisse à l’avenir vivre suivant la Loi qu’il aura optée ; & il est déclaré, afin que la chose soit notoire aux Ducs, aux Comtes, & à tous ceux ausquels il appartiendra, que le Particulier qui aura forfait contre la Loi, fera sujet aux peines portées dans cette Loi, contre le délit qu’il aura commis. »

Comment est-il donc arrivé que toutes les nations qui composoient le peuple de la monarchie Françoise, ayent été confondues en une seule et même nation ? Voici mon opinion. Ces nations qui au bout de quelques genérations, parloient communément la même langue dans la même contrée, auront commencé, en s’habillant l’une comme l’autre, à faire disparoître les marques extérieures qui les distinguoient sensiblement. Il n’y aura plus eu que les ecclésiastiques assujettis à porter l’habit Romain, qu’on aura reconnus à leur maniere de se vêtir, pour être de la nation Romaine. Ainsi tous les citoyens laïcs de nos nations se seront trouvés être déja semblables, quant à l’extérieur, dans le tems des derniers rois de la seconde race, et quand les provinces du royaume devinrent la proye des usurpateurs. Ces tyrans qui gouvernoient arbitrairement, n’auront pas voulu entendre parler d’autre loi que de leur volonté. Dans tous les lieux où ils s’étoient rendus les plus forts, ils auront fait taire devant leur bon plaisir, tous les codes nationaux. Ainsi nos nations n’ayant plus de marques extérieures qui les distinguassent, ni une loi particuliere suivant laquelle elles vécussent, elles auront été confondues enfin, et n’auront plus fait qu’une seule et même nation, la nation Françoise. Apportons quelques preuves de ce qui vient d’être avancé.

La plus grande difference qui fut dans le cinquiéme siécle entre l’habillement des Romains et celui des Barbares, consistoit, nous l’avons déja dit plusieurs fois, en ce que les Romains avoient le menton rasé, et portoient les cheveux extrêmement courts, au lieu que les autres laissoient croître leur barbe et portoient de longs cheveux. Or, dès le tems des rois de la premiere race, les citoyens Romains commençoient à porter une longue barbe et de longs cheveux. Je dis les citoyens, car il paroît par ce qui est arrivé postérieurement, que dans le douziéme siécle, il étoit encore défendu aux serfs de tout genre et de toute espece, de porter de longs cheveux, et que ce fut seulement alors, que Pierre Lombard, évêque de Paris[2], et les autres prélats qui avoient beaucoup de gens de main-morte dans leurs fiefs, obtinrent de nos rois l’abrogation de cette loi prohibitive.

Comme les ecclésiastiques envoyoient leurs serfs à la guerre, et qu’ils les donnoient pour champions, ainsi qu’on l’a pû voir, Pierre Lombard et les prélats ses contemporains avoient raison de souhaiter que ces serfs fussent semblables à l’extérieur aux personnes de condition libre.

Gregoire de Tours nous aprend donc que de son tems, c’est-à-dire, dès la fin du sixiéme siécle, il y avoit déja des Romains qui sans renoncer à leur état de Romain, portoient cependant une grande barbe et de longs cheveux, pour faire par-là leur cour aux Barbares, c’est-à-dire ici, aux Francs. Cet historien, parlant d’un saint reclus, Romain de nation comme lui, et son contemporain dit : » Le bienheureux Leobardus étoit de la Cité d’Auvergne, & né dans une famille qui véritablement n’étoit pas Sénatoriale, mais qui étoit libre depuis long-tems. Il fut toujours très-attaché au service des Rois Francs, quoiqu’il ne fût pas de ces Romains, qui pour faire leur cour aux Barbares, se laissent croître la barbe, & laissent venir leurs cheveux si longs, qu’ils leur flotent sur les épaules. Leobardus se fit toujours raser la barbe & faire les cheveux à certains jours. »

Dans le siécle suivant, les Romains, et principalement ceux qui fréquentoient la cour, continuerent à se travestir en Francs. Sandregesilus qui exerça l’emploi de duc d’Aquitaine sous Clotaire II et dont nous avons rapporté la catastrophe, étoit de la nation Romaine, et il mourut Romain, puisque ses enfans furent déclarés, conformément aux loix Romaines, déchus de sa succession pour n’avoir pas vengé sa mort. Il portoit neanmoins une longue barbe. La vie de Dagobert nous apprend que ce prince fit couper la barbe à Sandregesilus pour lui faire un affront. La raison qui a engagé les Tartares qui conquirent la Chine dans le dernier siécle, à obliger les Chinois de se faire couper les cheveux pour s’habiller à la Tartare, et celle qui engage les nobles Venitiens à souffrir que plusieurs de leurs compatriotes qui ne sont pas de leur ordre, aillent cependant vêtus comme eux, je veux dire le motif de cacher leur petit nombre, devoit faire trouver bon aux Francs que le Romain portât leur habillement.

D’un autre côté, les Francs prenoient aussi quelques pieces de l’habillement ordinaire des Romains des Gaules. On sçait que les anciens Gaulois portoient une espece de grands haut-de-chausses qui s’appelloient Bracca, et qu’avant la conquête de Jules César, les Romains avoient même donné le nom de Gallia Braccata aux véritables Gaules, aux Gaules qui sont au-delà des Alpes par raport à Rome, et cela par opposition à la Gaule à robe longue, ou Gallia Togata, qui étoit en deçà des Alpes par rapport à Rome, et faisoit une portion de l’Italie. Un climat autant sujet au froid et à l’humidité que l’étoit le climat des Gaules, mettoit dans la nécessité de s’y vêtir plus chaudement qu’on n’avoit de coutume de se vêtir en Italie. Les Romains qui habitoient les Gaules, y prenoient donc l’usage de porter de ces Bracca. Tacite remarque, qu’Alienus Caecinna, qui commandoit une des armées que Vitellius envoya des Gaules en Italie contre Othon, paroissoit en Italie habillé avec un de ces haut-de-chausses à la Gauloise. Il est donc aisé de croire, que lorsque les Gaulois prirent la Toga, ou la robe à la Romaine, ils ne quitterent point pour cela l’usage des Bracca ou de haut-de-chausses qu’ils auront portés sous leurs robes, comme un habillement plus propre à les garantir du froid, que les bandes d’étoffes dont les Romains s’enveloppoient les cuisses et les jambes. Cet usage continua sous nos rois.

On sçait que Charlemagne tenoit à grand honneur d’être Franc d’origine, et qu’il affectoit de porter toujours l’habillement particulier à cette nation. Un jour qu’il trouva une troupe de francs vêtus avec ces Bracca, il ne pût s’empêcher de dire : voilà nos hommes libres, voilà nos Francs, qui prennent les habits du peuple qu’ils ont vaincu. Quel augure ? Non contens de cette reprimande, il défendit expressément aux Francs cette sorte de vêtement. En effet, ce n’avoit été qu’après des guerres longues et sanglantes, que Pépin et que Charlemagne étoient venus à bout de forcer les Romains de l’Aquitaine, et ceux de quelques provinces voisines à se soumettre à leur domination. Dans le tems des guerres des Aquitains contre les princes de la seconde race, le parti des Aquitains s’appelloit le parti des Romains. Nous en avons dit les raisons dans le chapitre douziéme du quatriéme livre de cet ouvrage.

Ainsi, lorsque la plûpart des ducs, des comtes, et des autres officiers du prince se cantonnerent sous les derniers rois de la seconde race, les diverses nations qui composoient le peuple de la monarchie Françoise, ne differoient plus par la langue et par les vêtemens. Elles ne differoient l’une de l’autre que parce qu’elles vivoient, quoique mêlées ensemble, suivant des loix ou des codes differens, et la tyrannie des usurpateurs, qui ne vouloient pas qu’il y eût dans le pays qu’ils s’étoient asservi, d’autre regle que leur volonté, aura fait évanouir cette distinction plus réelle véritablement que la premiere, mais beaucoup moins sensible, et par conséquent plus prompte à disparoître. Que presque tous les usurpateurs dont il est ici question, ayent gouverné despotiquement et tyranniquement les lieux dont ils s’étoient rendus les maîtres, on n’en sçauroit douter. L’histoire le dit, et quand elle ne le diroit pas, la commission de rendre la justice au nom du prince à ses sujets, changée en un droit héréditaire, et l’introduction de tant de droits seigneuriaux tellement odieux, qu’ils ne sçauroient avoir été ni accordés par le peuple, ni imposés par l’autorité royale, en feroient foi suffisamment. C’est une matiere qui demande d’être traitée plus au long qu’il ne convient de la traiter ici.

Ç’aura donc été en un certain lieu sous les derniers rois de la seconde race, et dans un autre lieu sous les premiers rois de la troisiéme, que les loix nationales auront cessé d’être en vigueur, et que le Franc, le Ripuaire, les autres Barbares, et le Romain même, auront été réduits à vivre également suivant les usages et les coutumes qu’il aura plû au seigneur, devenu maître du canton où ils étoient domiciliés, de substituer dans son territoire à ces anciennes loix. Dès le neuviéme siécle, il y avoit déja des contrées où le non-usage des loix Romaines les avoit presque fait oublier. On lit dans le Livre des Miracles de saint Benoit[3], écrit par Adrevalde religieux de Fleury, et qui vivoit en ce tems-là, que cette abbaye ayant eu un procès concernant quelques personnes serves, le comte du dictrict et ses assesseurs ne pûrent point le juger, parce qu’ils ne sçavoient pas le droit Romain, suivant lequel il falloit prononcer, d’autant que les parties étoient des ecclésiastiques. On prit l’expedient de renvoyer la contestation devant un autre tribunal.

Une révolution de la nature de celle dont il est ici question, doit avoir été l’ouvrage d’un siécle. Elle ne sçauroit même avoir été uniforme. Dans une cité ; les Francs auront obligé celui qui s’en étoit rendu le maître, ou qu’ils avoient reconnu pour seigneur, afin d’éviter d’en avoir un autre, à leur rendre encore la justice durant quelque tems suivant les loix Saliques. Dans d’autres, les plus considerables de cette nation, se seront obstinés, quoique le seigneur ne voulût pas que la Loi Salique y eût aucune autorité, à s’y conformer encore en reglant le partage de leurs enfans, en contractant leurs mariages, et en ordonnant de toutes leurs affaires domestiques. Ce n’aura été qu’après l’expérience des inconvéniens, qui naissent des dispositions faites suivant une loi, dont l’autorité n’est plus reconnue, qu’ils auront renoncé à l’observer. Enfin quelques Francs, du nombre des usurpateurs dont je parle, auront continué à vivre suivant la Loi Salique dans les lieux de leur obéïssance, et cette loi n’y aura été abrogée que dans la suite des tems.

En effet, Othon De Freisinguen mort l’année onze cens cinquante-huit en France (sa patrie d’adoption), et qui par conséquent écrivoit plus de cent cinquante ans après que la troisiéme race fut montée sur le thrône, dit que de son tems, la Loi Salique étoit encore la loi suivant laquelle vivoient les plus considerables des François ; c’est-à-dire ici, les plus considerables de la nation formée du mélange des Romains et des Barbares établis dans les Gaules, ou ceux de ces François qui prétendoient descendre des anciens Francs.

Quant aux Romains, ils auront obligé l’usurpateur à composer avec eux dans les pays où ils étoient assez forts pour n’être point opprimés facilement, et un des articles de ces sortes de conventions aura été, qu’on les laisseroit vivre suivant le droit Romain, et comme vivoient encore les Romains des contrées, qui avoient sçu se préserver du joug des tyrans.

Quelles étoient les provinces des Gaules où les Romains se trouvoient encore en plus grand nombre dans ces tems-là ? Les Aquitaines et les autres provinces méridionales de cette vaste contrée, celles dont les habitans s’appelloient encore absolument les Romains, sous les premiers princes de la seconde race ; celles enfin, où le droit Romain est encore aujourd’hui la loi commune.

La distinction qui étoit entre les nations qui habitoient l’Italie, y a subsisté aussi long-tems, et peut-être plus long-tems que dans les Gaules.

Pour l’Espagne, on voit par une loi du roi Resciwindus, couronné l’an six cens cinquante-trois de Jesus-Christ, que la distinction entre les Romains et les Barbares y subsistoit encore dans le septiéme siécle, et peu d’années avant l’invasion des Maures, arrivée l’an sept cens douze. En effet, il est dit dans cette loi, que nous avons déja citée, et qui est une de celles qui furent ajoutées en differens tems au code national des Visigots, rédigé par Euric. » Révoquant les Loix precedentes faites à ce sujet, nous ordonnons par la presente Loi qui doit être perpétuelle & irrévocable, qu’à l’avenir le Visigot qui voudra épouser une Romaine, & le Romain qui voudra épouser une fille de la Nation des Visigots, puisse contracter valablement de tels mariages, après néanmoins qu’ils auront requis le consentement du Prince. » Ainsi l’invasion des Maures aura eu en Espagne dans le huitiéme siécle, les mêmes suites que l’usurpation des droits du roi et des droits du peuple par les seigneurs, eut en France dans le dixiéme. L’invasion des Maures aura donc confondu et réuni en une seule et même Nation, les Romains et les Barbares qui habitoient l’Espagne, quand ce grand évenement arriva. Il n’y aura plus eu que deux Nations dans cette grande province de l’Empire Romain, la Nation conquerante, et la Nation assujettie.

  1. Pag. 321.
  2. Bodin, Rep. Liv. 4. ch. 6.
  3. Lib. 1. cap. 25.