Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 6/Chapitre 15

LIVRE 6 CHAPITRE 15

CHAPITRE XV.

Des Droits de Douane & de Péage qui se levoient au profit des Rois Mérovingiens. De la quatriéme branche de leur revenu. De quelques usages établis dans les Gaules par les Romains, & qui ont subsisté sous les Rois des deux premieres Races.


Le lecteur se souviendra bien que la troisiéme branche du revenu des empereurs Romains, consistoit dans le produit des droits de douane et de peage, qui se percevoient à l’abord des denrées et des marchandises en certains lieux, ou à leur passage sur certains chemins, ou bien à la traversée de certaines riviéres. Nous avons même rapporté ce qu’on pouvoit sçavoir concernant le pied sur lequel ces droits étoient levés, et la maniere d’en faire le recouvrement. On va voir que ces impositions ont subsisté sous les rois Mérovingiens, et même sous les rois Carliens, et que leur produit faisoit une des branches du revenu de ces princes.

On connoît par le contenu de la chartre d’exemption de tous droits de douane et de péage octroyée par Charles Le Chauve à l’abbaye de saint Maur des Fossés dans le diocèse de Paris, que ces droits consistoient en plusieurs sortes d’impositions differentes, dont l’une s’appelloit droit de bureau, l’autre, droit de rivage, l’autre, droit de charroi, l’autre, droit des ponts, droit sur les bêtes ou sur les esclaves emmenés et sur les choses transportées ; une autre imposition se nommoit droit d’heureux abord. Or, il n’y a point d’apparence que tous ces droits eussent été établis sous la seconde ni même sous la premiere race. Tant d’impositions differentes sur les mêmes choses, ne paroissent pas l’ouvrage d’une nation Barbare, qui recemment s’est emparée de la souveraineté dans un pays policé depuis long-tems. Cette nation opére avec plus de simplicité ; sans tant de rafinement, elle leve sous une seule dénomination, tout ce qu’elle veut lever sur chaque espece de denrées ou de marchandises. Il y a bien plus d’apparence que les diverses impositions si differentes de nom, et payables néanmoins par la même denrée ou marchandise, ayent été mises à differentes reprises et sous differentes dénominations dès le tems des empereurs Romains, et cela dans les occasions où il aura fallu faire quelque nouveau fond pour suppléer aux anciens épuisés, soit par les besoins de l’Etat, soit par les prodigalités du prince. Toutes les dénominations de droits dont il est fait mention dans notre chartre, ont véritablement apparence d’être de ces noms spécieux que les publicains inventoient, suivant Tacite, pour donner une couleur aux exactions. Ce qui arrive journellement dans les Etats qui subsistent aujourd’hui, a dû arriver dans l’empire Romain.

Lorsque les premiers droits sur les denrées et marchandises ont été une fois établis, s’il survient un besoin qui oblige le gouvernement à les surcharger, il n’augmente pas ordinairement l’ancien droit. Le peuple en seroit trop mortifié, parce qu’il n’espereroit pas de voir supprimer cette augmentation. Ainsi pour le consoler, on impose cette crue sous un nouveau nom, que le hasard seul lui donne la plûpart du tems, et l’on promet au peuple que le droit mis sous le nouveau nom, sera éteint dès que les conjonctures qui sont cause qu’on l’impose seront passées. Mais ces conjonctures étant passées, il survient quelquefois au gouvernement d’autres affaires, qui non-seulement ne lui permettent pas d’ôter ce second droit, mais qui l’obligent encore à en imposer un troisiéme et un quatriéme, qu’on déguise de la même maniere qu’on avoit déguisé le second. C’est ainsi que les droits sur les denrées et marchandises se multiplient et s’accumulent, de façon, que dans la même pancarte, on trouve la même denrée chargée de cinq ou six droits differens. C’est en vain que les citoyens éclairés proposent de tems en tems de simplifier les droits, et de les réduire à un droit aussi fort lui seul, que tous les autres ensemble. Il est vrai que le gouvernement ne perdroit rien par cette opération, et que le peuple y gagneroit l’avantage de n’être plus exposé à toutes les vexations que la multiplicité des droits donne lieu de lui faire. Mais un désordre qui tourne au profit des personnes en crédit, trouve toujours des défenseurs. Du moins on ne rémedie au mal, qu’après qu’il a duré long-tems. Comme il n’y a point, peut-être, trois Etats parmi ceux qui composent aujourd’hui la societé des nations ou l’abus de la multiplicité de droits sur la même marchandise ou denrée, n’ait lieu, on peut croire, quand bien même on n’en auroit pas d’autres preuves, qu’il a regné dans l’empire Romain, et que tous les droits differens dont la chartre de Charles Le Chauve fait mention, ou dont elle déclare entendre faire mention, avoient été établis dans le tems que les Gaules étoient soumises à cet empire.

En effet nous voyons que même dès le tems des rois de la premiere race, les bureaux de douane et de péage étoient en si grand nombre dans les Gaules, que le peuple s’y plaignoit beaucoup de la maniere dont les droits qu’il falloit payer à l’Etat, étoient exigés. Clotaire II ordonne par un édit qu’il publia dans Paris en l’année six cens quinze, sur les representations du concile qui s’y trouvoit assemblé. » Il n’y aura des Bureaux de Douanne & de Péage que dans les lieux où il y en a eu sous le regne de nos prédecesseurs. Les droits qu’on y levera, seront » les mêmes qu’on y levoir de leur tems, & les effets qui devoient dès lors ces droits, seront seuls tenus de les acquitter. »

Il est dit dans la vie du roi Dagobert I. » Il assigna encore pour l’entretien du luminaire de l’Eglise, où repose le corps de S. Denys, une rente de cent sols d’or, à prendre sur le produit de la Douane de Marseille. Dagobert enjoignit même à ses Officiers résidans en cette Ville, d’y employer chaque année cette somme en huiles, prenant au prix du Roi celles qui suivant les Registres de l’Etape, devoient être vendues les premieres. Enfin, pour rendre la libéralité complete, Dagobert ordonna que les Agens de l’Abbaye de S. Denys, qui seroient chargés de la conduite des huiles dont nous parlons, pourroient chaque année faire sortir de Marseille sans payer aucun droit, six chariots chargés de cette denrée, & que ces six chariots passeroient francs de tous Droits & Péages au Bureau de Valence, au Bureau de Lyon, & à tous ceux qui se trouveroient sur la route qu’ils tiendroient, pour se rendre à Saint Denys. »

Il a plû à quelques écrivains peu contens de l’état present de notre monarchie, d’avancer que les Francs étoient exempts de payer les droits dont il est ici question, ainsi qu’ils l’étoient du tribut public. Ils ont écrit que » les Francs après avoir soumis les Gaules, acquirent trois nouveaux privileges qui demeu rerent attachés au sang des conquerans, c’est-à-dire, à la naissance Françoise, mais qu’ils ne prétendirent jamais devoir à la Noblesse de la liberalité ou à la faveur des Princes, comme en effet ils ne dépendoient ni de l’une ni de l’autre. Le premier de ces priviléges, fut l’exemption génerale des charges onéreuses de l’Etat, hors le service de la guerre dans un âge compétent. Le second, fut l’autorité sur le Peuple Gaulois, avec une distinction formelle telle que du Maître à l’Esclave. Le troisiéme, fut selon cet Auteur, le droit exclusif de posseder les terres Saliques. » Mais comme ces écrivains n’alleguent d’autres preuves de ce qu’ils avancent, que des loix génerales en faveur de la nation des Francs, lesquelles n’existerent jamais que dans leur imagination échauffée, on ne seroit point obligé à les croire, quand bien même on n’auroit aucune preuve du contraire. Pourquoi les Francs auroient-ils été mieux traités que les églises qui avoient cependant besoin d’une exemption spéciale, pour être dispensées de payer tous les subsides et tous les droits dont il s’agit ? Peut-on, quand on a quelqu’idée de l’esprit qui regnoit dans le sixiéme siecle et dans les siecles suivans, croire que des laïques ayent joui d’aucune immunité ou franchise, dont les églises ne jouissoient pas. Nous avons d’ailleurs montré suffisamment dans le précedent chapitre, que les Francs étoient assujettis au payement du tribut public. Ne parlons donc plus que des droits de douane et de péage desquels il est ici question.

Outre les preuves positives qui ont été déja rapportées, nous en allons encore alleguer une. Elle sera tirée de plusieurs articles des capitulaires, faits exprès pour exempter en certains cas tout citoyen de payer aucun droit de douane et péage. Or dans ces articles, il n’est fait aucune mention du privilege national des Francs, quoiqu’il dût naturellement y en être parlé. Dans un capitulaire fait sous Pepin, et rédigé par conséquent quand la premiere race ne faisoit que de défaillir, il est dit : » Il ne sera sera levé aucun Péage ni sur les chariots vuides ni sur les denrées, que ceux à qui elles appartiennent feront voiturer d’un lieu à l’autre pour leur consommation & non point pour en faire commerce, non plus que sur les bêtes de somme à vuide, quelque part qu’on les conduise, & sur les Pellerins qui vont à Rome ou à quelqu’autre lieu de dévotion. » Comme statuer ainsi, c’étoit statuer que les bêtes de somme ou les chariots chargés de marchandises, et les denrées qui se transportoient pour être vendues, devoient le droit de péage ; il convenoit de dire que les marchandises et denrées appartenantes aux Francs, n’étoient point réputées comprises dans cette loi génerale, si véritablement elles n’eussent jamais dû aucun droit.

Il est dit dans un article repeté plusieurs fois dans les capitulaires faits sous les rois descendus de Pepin. » Celui qui aura exigé aucun droit de Péage des personnes qui se rendent à notre Cour, ou qui vont à l’armée, sera tenu de restituer les deniers qu’il aura perçûs. Il sera encore condamné à payer l’amende de laquelle le vol est puni, suivant la Loi de la Nation dont le Concussionnaire sera Citoyen ; & de plus, l’amende qu’encourent ceux qui enfraignent notre Ban, c’est-à-dire, soixante sols d’or. » Où trouve-t’on l’amende à laquelle étoit condamné celui qui auroit exigé aucun droit d’un Franc ?

J’ajouterai encore une réflexion, c’est que tous les droits dont nous parlons auroient été comme anéantis, si les Francs en eussent été exempts par un privilége nationnal. Toutes les marchandises auroient été voiturées, tout le commerce se seroit fait sous leur nom. On verroit du moins dans les capitulaires où il se trouve tant de reglemens sur des matieres bien moins importantes, une infinité d’ordonnances faites pour empêcher que les Francs ne prétassent leur nom aux citoyens des autres nations. Il n’y a pas néanmoins un seul réglement fait à ce sujet-là. Enfin y avoit-il plus de raison sous les rois Mérovingiens et sous les rois Carliens, d’exempter les Francs des droits de douane et de péage, qu’il n’y en avoit sous les empereurs d’exempter de ces mêmes droits les soldats Romains, qui la plûpart n’avoient d’autre domicile que le camp et d’autres occupations que les fonctions militaires ? Or l’on a vû dans notre premier livre, qu’ils étoient assujettis à payer les droits de douane et de péage en plusieurs cas, quoiqu’ils menassent la vie de soldat bien plus constamment que nos Francs ne la menoient.

Nous avons dit que la quatriéme branche du revenu des empereurs, consistoit dans les confiscations et autres droits casuels, ainsi que dans les presens volontaires ou réputés tels, que leurs sujets leur offroient en certaines occasions. Quant aux confiscations, l’histoire des rois Mérovingiens fait mention très-fréquemment de la réunion de biens des personnes condamnées, faite au domaine du prince. On y lit même qu’en certaines circonstances, nos rois se contentoient de confisquer ceux des biens du coupable, qu’il tenoit de la libéralité des souverains, et qu’ils lui laissoient la jouissance de son patrimoine, et de ce qu’il possedoit en toute proprieté. Septimina gouvernante des enfans de Childebert Le Jeune, et Droctulfus qui avoit été mis auprès de cette femme pour la conseiller, ayant formé ensemble un complot contre le roi, il les fit mettre à la question. Dès qu’on eut été informé de la découverte de la conspiration, Sunégesilus qui avoit l’intendance des écuries du roi, et le réferendaire Gallomagnus qui sçavoient qu’on les accuseroit d’être du nombre des conjurés, se sauverent dans une église, d’où ils sortirent sur la foi d’un sauf-conduit que leur donna Childebert, afin qu’ils pussent comparoître devant lui. Ces deux officiers convinrent bien l’un et l’autre dans leur interrogatoire d’avoir sçû le projet de Septimina, mais ils nierent d’y être entrés, et même ils soutinrent qu’ils avoient fait ce qu’ils avoient pû pour l’en détourner. Childebert condamna Septimina et Droctulfus à des peines afflictives, mais il se contenta de déclarer Sunegesilus et Gallomagnus, privés de tous les biens qu’ils tenoient de la couronne et de les exiler. Le roi Gontran qui intervint en leur faveur, leur fit bien remettre la peine de l’exil, mais il ne put venir à bout de leur faire rendre ce qui avoit été réuni au domaine. Comme le marque Gregoire de Tours, il ne leur resta que ceux de leurs biens qui leur appartenoient en pleine proprieté.

On voit aussi dans une infinité d’endroits de notre histoire, que les dons gratuits ou réputés tels, étoient en usage sous les rois des deux premieres races. L’auteur de la vie d’Austregesilus, évêque de Bourges sous le regne de Thierri, raconte que ce saint fit dispenser par le prince les citoyens de cette ville, de payer une somme qu’ils ne devoient pas, et qu’on vouloit cependant qu’ils donnassent. On a vû déja dans le cinquiéme chapitre de ce livre, que le roi Pepin ayant assemblé un champ de Mars à Orleans, il y reçut des plus grands de l’Etat des presens considérables.

L’usage étoit que les religieuses mêmes, fissent de tems en tems des presens à nos rois. L’article sixiéme du concile tenu en sept cens cinquante-cinq par les soins de Pepin, ordonne aux religieuses de ne point sortir de leur monastere, et il y est dit entr’autres choses : « Que doresnavant les religieuses feroient presenter au roi par leurs agens, les dons qu’elles voudroient lui offrir. »

enfin on vit dans le sixiéme siecle l’entier accomplissement de la prédiction que saint Remi avoit faite à Clovis, quand il le disposoit à recevoir le baptême ; Hincmar nous apprend que ce saint évêque prédit alors au nom de Dieu à Clovis, que ses enfans lui succederoient, et qu’ils seroient revétus de toute l’autorité et de tous les droits que les empereurs Romains avoient eus dans les Gaules.

Parlons à present de quelques usages établis dans ce pays, tandis qu’il étoit assujetti aux Césars, et qui continuerent d’avoir lieu sous les rois Mérovingiens.

Nous avons dit dans le premier livre de cet ouvrage, que les Romains avoient établis dans les Gaules, ainsi que dans les autres provinces de l’empire, des maisons de poste, placées de distance en distance sur les grandes routes, afin de fournir des chevaux frais à ceux qui couroient pour le service du prince, et qui étoient porteurs d’un ordre qui les autorisoit à y en prendre. La vie de saint Paul de Leon, fait foi que Childebert avoit sur la route de Paris en Bretagne de semblables maisons, puisqu’il ordonna qu’on y reçût chaque jour ce saint qui s’en retournoit aux extrémités de la province d’où il étoit parti pour venir trouver ce roi. On voit aussi par Gregoire De Tours que la poste impériale subsistoit encore de son tems. Cet historien après avoir raconté de quelle maniere le jeune Childebert fut informé du complot que Rauchingus tramoit contre lui, et après avoir dit que ce prince le manda, ajoute : » Rauchingus s’étant rendu à la Cour, le Roi avant que de lui donner audience, dépêcha des personnes affidées, ausquelles il remit les ordres nécessaires pour prendre des chevaux dans les Maisons de Poste, & il les envoya dans tous les lieux où Rauchingus avoit des effets, afin qu’elles les y fissent saisir. »

La poste Romaine a même subsisté dans les Gaules sous les rois de la seconde race. Les empereurs Romains dans les différens réglemens faits pour les postes, appellent Veredi les chevaux nourris dans les écuries des maisons de poste, et ils nomment Paraveredi les chevaux que les habitans des campagnes voisines étoient obligés à fournir pour le service des couriers, soit lorsqu’il n’y avoit point assez de chevaux dans une de ces maisons, soit lorsque les couriers prenoient des chemins de traverse en quittant une grande route, pour gagner une autre grande route. Or il est fait mention de l’une et de l’autre espece de chevaux de poste dans les capitulaires. Par exemple, il se trouve dans l’édit publié par Charles Le Chauve en huit cens soixante et quatre un article qui deffend à ceux qui commandoient dans les cités, d’enlever aux Francs demeurans dans le plat-pays aucuns de leurs effets, et sur-tout de prendre leurs chevaux, et cela afin que nos Francs, dit le prince, ayent toujours le moyen de se rendre à l’armée lorsqu’ils y seroient mandés, et qu’ils soyent toujours en pouvoir d’aider les maisons de poste, des chevaux qu’ils sont tenus de fournir pour le service, conformément à l’ancien usage.

En faisant le détail des manufactures et autres maisons que les empereurs entretenoient dans les Gaules, nous avons dit que les Gynécées étoient des édifices publics, où le prince nourrissoit un grand nombre de femmes qu’on y faisoit travailler pour son profit, à des ouvrages convenables à leur sexe. On sçait aussi que le travail de tourner la meule d’un moulin à bras, étoit une des peines afflictives en usage chez les Romains. Gregoire de Tours dit en parlant d’un évenement arrivé sous Childebert Le Jeune, et dont il vient d’être parlé, Septimina fut releguée dans une métairie, pour y être employée à moudre le grain destiné à la nourriture d’un Gynecée. Elle étoit Romaine et convaincue comme on l’a déja vû, d’une conjuration contre ce prince.

Nous avons dit que dès que les rois Francs furent les maîtres d’Arles, ils y donnerent au peuple le spectacle de cette espece de tournois, que les Romains appelloient les Jeux à la Troyenne, et qu’ils affectoient d’y présider, ainsi que les préfets du prétoire des Gaules y présidoient auparavant. On lit dans Gregoire de Tours, que le roi Chilpéric fit bâtir ou réparer un cirque à Paris et un autre à Soissons, et qu’il y donnoit au peuple les spectacles ordinaires du cirque, c’est-à-dire, des courses de tout genre et de toute espece.

Les Romains avoient introduit dans les Gaules l’usage de construire des bâtimens faits exprès pour s’y baigner commodément durant toutes les saisons. On voit par ceux de ces édifices qui subsistent encore, soit en Italie, soit ailleurs, qu’il y avoit des lieux destinés à faire chauffer l’eau, d’autres à se ressuyer, enfin que la construction d’un bain devoit couter beaucoup. Gregoire de Tours nous apprend qu’il y avoit de son tems plusieurs de ces édifices, et même qu’il s’en trouvoit dans des couvens de religieuses, bâtis depuis que les Francs étoient les maîtres dans les Gaules. Il dit en parlant d’un évenement arrivé de son tems : « Andarchius prit le bain dans de l’eau chaude, il s’enyvra, et il se mit au lit. » Une des causes qu’alleguoient celles des religieuses de Sainte Croix de Poitiers, qui s’étoient sauvées du couvent, c’est qu’on n’y vivoit point assez régulierement, et sur-tout, qu’on ne s’y comportoit pas dans le bain avec assez de modestie. On sçait que cette abbaye est de la fondation de Radegonde fille de Berthier, l’un des rois des turingiens, et femme du roi Clotaire I. Gregoire de Tours lui-même étoit servi comme les Romains de considération avoient coutume de se faire servir. Tout le monde a entendu dire qu’un de leurs usages particuliers, étoit de tenir toujours auprès de leur personne, des domestiques qu’ils appelloient Notaires, et dont l’emploi étoit de mettre par écrit les ordres que donnoit leur maître, et généralement tout ce dont il leur enjoignoit de tenir une Note, afin qu’il pût avoir recours dans l’occasion, à cette espece de papier journal. Or voici ce qu’on trouve dans notre historien, au sujet d’un miracle que Dieu opera sur Bodillon, par l’intercession de saint Martin. » Bodillon l’un de mes Notaires, étoit tellement incommodé d’un mal d’estomac, qui lui affligeoit également l’esprit & le corps, qu’il ne pouvoit plus rédiger ce qu’il entendoit, ni même écrire qu’à grande peine ce qu’on lui dictoit mot à mot. »

Il ne paroît point que les guerres qui s’étoient faites dans les Gaules, sous le regne de Clovis et sous celui de ses fils, eussent fort appauvri le pays. Les amendes portées dans la Loi Salique et dans la Loi Ripuaire de la derniere rédaction, supposent que ceux qui pouvoient y être condamnés, fussent riches. Les peines pécuniaires de deux cens sols d’or n’y sont pas rares, et il s’y en trouve encore de plus fortes. Plusieurs faits contenus dans nos anciens auteurs, font encore voir que les Gaules n’étoient gueres moins opulentes sous nos premiers rois qu’elles l’avoient été sous les empereurs. Gregoire de Tours en racontant un accident arrivé sous le regne des petits-fils de Clovis, au sujet du mariage qu’Andarchius vouloit faire, en épousant la fille d’Ursus, dit qu’Andarchius prétendoit qu’il y eut un engagement entre Ursus et lui pour faire ce mariage, et même que le dédit fut de seize mille sols d’or.

Ces sols d’or me font ressouvenir de rapporter ici ce qu’on trouve dans le Traité Historique des monnoyes de France, par feu Monsieur Le Blanc, concernant les especes que nos premiers rois faisoient frapper. Ce sera une nouvelle preuve que ces princes vouloient changer le moins qu’il leur seroit possible, l’état où ils avoient trouvé les Gaules, quand elles se soumirent à leur domination[1].

» Après avoir montré de quelle matiere étoient les Monnoyes dont il est parlé dans la Loi Salique, cherchons quel en étoit le titre, le poids, & la valeur. Il nous reste des sols, des demi sols, & des tiers de sols d’or, bien entiers & bien conservés, qui sont du même poids que ceux des Empereurs Romains qui regnoient environ le tems que les François vinrent s’établir dans les Gaules. Cette conformité de poids me persuade que les François imiterent les Romains dans la fabrication de leurs Monnoyes. Ils purent même se servir de leurs ouvriers & de leurs machines, après qu’ils se furent emparés en entrant dans les Gaules de la Ville de Tréves, où les Romains avoient une Fabrique de Monnoye de même qu’à Lyon & à Arles. Agathias qui a écrit sous le commencement de cette premiere Race, justifie cette pensée, lorsqu’il dit que les François emprunterent beaucoup de choses des Romains. Ceux qui ont quelque connoissance de notre ancienne Histoire, n’auront pas de peine à être du sentiment de cet Historien. » On voit aussi dans Monsieur Le Blanc que l’intention de nos rois étoit, que le titre de leur monnoye fût le même que celui auquel les empereurs vouloient que fussent leurs especes, c’est-à-dire, que ce titre fût le plus approchant du fin qu’il se pourroit. S’il se trouve des sols d’or de nos rois de bas aloi, il s’en trouve aussi de tels marqués au coin des empereurs. Ces sols sont l’ouvrage de faux monnoyeurs ou de monetaires infideles.

Enfin la langue latine fut toujours une langue vulgaire, et du moins une des langues dont se servoit l’Etat sous les rois Mérovingiens ; car pour ne point entrer dans la question, s’il est apparent que Clovis et ses successeurs ayent jamais fait aucun acte public en langue Germanique, je me contenterai d’observer que du moins ils en ont fait un grand nombre en langue latine, lesquels nous sont demeurés. Tel est le traité fait à Andlau, entre le roi Gontran et le roi Childebert son neveu l’année cinq cens quatre-vingt-huit. Gregoire de Tours qui nous a donné cet instrument en entier, observe que Gontran avant que de le signer, le fit réciter à haute voix. D’ailleurs ce traité est daté suivant l’usage des Romains. Il y est dit qu’il fut signé un mercredi le quatriéme jour avant les calendes de décembre. La donation faite par Clovis à l’abbaye du Moustiers saint Jean, est encore en latin : celle qu’il fit à l’abbaye de Mici, est en cette langue. Bref, nous avons une infinité de lettres et d’édits des rois de la premiere race, qui sont tous en latin, et nous ne sçavons pas qu’on en ait jamais vû aucuns en langue Tudesque ou Germanique. S’il est vrai que la Loi Salique et les autres loix nationales qui ont été en vigueur sous le regne de ces princes, ont été rédigées par écrit en langue Germanique, il est certain d’un autre côté que comme nous l’avons dit, elles furent mises en latin presqu’aussi-tôt.

  1. Traité Hist. des Monnoyes de France, p. 2.