Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 6/Chapitre 1

LIVRE 6 CHAPITRE 1

CHAPITRE PREMIER.

Idée générale de l’Etat des Gaules durant le sixiéme siécle, & les trois siécles suivans. Que les differentes Nations qui pour lors habitoient dans les Gaules, n’y étoient pas confondues. Ce qu’il faut entendre par Lex Mundana, ou la Loy du Monde.


Avant que de continuer l’histoire de la monarchie Françoise, il est nécessaire d’exposer aux lecteurs, du moins autant qu’il est possible de le pouvoir faire, quelle fut la forme de sa premiere constitution.

Quoique les monarchies naissantes prennent ordinairement une forme d’Etat simple et facile à concevoir, il est arrivé neanmoins que la monarchie Françoise a eu dès le tems de son origine, une forme d’Etat très-composée et même assez bizarre. Sa premiere conformation a été monstrueuse en quelque maniere. La forme de la constitution de l’empire d’Allemagne, et la forme de la constitution de la république des Provinces-Unies du Pays-Bas, ne sont pas plus difficiles à comprendre, que l’est celle de la premiere constitution de la monarchie que les Francs fonderent dans les Gaules, au milieu du cinquiéme siecle.

En second lieu, aucun auteur de ceux qui ont écrit dans les tems où cette premiere forme de gouvernement subsistoit encore, c’est-à-dire, sous nos rois des deux premieres races, n’a songé à nous l’expliquer méthodiquement. Lorsqu’il arrive à ces auteurs d’en dire quelque chose, c’est toujours par occasion. Aucun d’eux n’a entrepris de nous donner dans un écrit fait exprès, le plan de la constitution de la monarchie, et de composer sur ce sujet un ouvrage de même nature que celui où le chevalier Temple nous a tracé le plan de la constitution de la république des Provinces-Unies du Pays-Bas, et que ceux dont les auteurs ont voulu nous donner le plan de la constitution presente de l’empire d’Allemagne.

Il faut donc pour avoir une idée de la premiere conformation de notre monarchie faire exprès un travail particulier. Il faut après avoir ramassé ce qu’on trouve dans les auteurs contemporains de ses premiers fondateurs concernant la forme de la constitution du royaume des Francs, l’éclaircir autant qu’il est possible, par ce qu’on trouve sur le même sujet dans les monumens litteraires des tems postérieurs, et arranger ensuite tous ces matériaux, en les disposant suivant l’ordre dans lequel les écrivains modernes qui donnent l’état present d’une monarchie ou d’une république, ont coutume de ranger les leurs : il y a peu de lecteurs assez affectionnés à notre histoire pour vouloir en achetter l’intelligence par un semblable travail. Ainsi un ouvrage qui en dispense, je veux dire un plan de la premiere constitution de la monarchie Françoise levé méthodiquement et régulierement tracé, est aussi nécessaire à la tête de ses annales, que le peut être une carte geographique à la tête de la relation d’un voyage fait dans des pays nouvellement découverts : n’est-il pas vrai qu’on lit sans fruit et même sans beaucoup de plaisir, les annales d’un Etat quand on ne connoît point la forme de son gouvernement ? Comment juger alors du merveilleux et de l’importance des évenemens ? Comment rendre justice à ceux qui en ont été les mobiles ? Et d’un autre côté, comment ne s’ennuyer pas bientôt dans une lecture qui laisse l’esprit dans l’inaction, et qui n’exerce pas le jugement ? D’ailleurs, comme nous l’avons déja dit dans notre préface, l’intelligence du droit public en usage sous nos rois de la troisiéme race, dépend en grande partie de la connoissance de la premiere constitution de la monarchie Françoise. Tâchons donc de bien développer la forme compliquée de cette premiere constitution.

Il paroît, en lisant les auteurs du cinquiéme et du sixiéme siecle, que generalement parlant, la division des Gaules en dix-sept provinces, laquelle sous les derniers empereurs Romains, avoit lieu dans l’ordre politique et dans l’ordre ecclesiastique, cessa dès la fin du regne de Clovis d’avoir lieu dans l’ordre politique, quoiqu’elle continuât d’avoir toujours lieu dans l’ordre ecclesiastique. Chacun des évêques des dix-sept capitales de ces provinces, ou pour parler le langage des siecles suivans, chacun des dix-sept archevêques, conserva bien le pouvoir qui lui appartenoit sur tous les évêchés qui avoient été suffragans de sa métropole, aux tems où les empereurs regnoient encore sur les Gaules, mais les dix-sept provinces cesserent de composer chacune une espece de corps politique distinct, gouverné par des officiers particuliers, et renfermé dans des bornes certaines. Cette confusion des anciennes provinces fut apparemment l’effet du partage des enfans de Clovis, dans lequel, comme je l’ai dit, la même province des Gaules fut divisée entre plusieurs rois. D’ailleurs les nouveaux rois établirent leur trône particulier et leurs conseils, non point dans des villes métropoles, mais dans de simples capitales de cités. Thierri établit à Metz le siege de sa domination, c’est-à-dire, le siege de son sénat ou de son conseil. Clodomire établit son trône à Orleans, Childebert à Paris, et Clotaire à Soissons. Une ville qui est devenue la capitale d’un royaume et le séjour du conseil du souverain, a bientôt acquis par le séjour du prince et de son sénat, une espece de supériorité et d’empire sur les autres villes de cet Etat. Il sera donc arrivé que toutes les cités qui appartenoient au même roi, auront, de quelque province qu’elles fussent, et quelque rang qu’elles tinssent auparavant, regardé la ville, où leur souverain faisoit son séjour ordinaire, comme leur véritable capitale, et l’ordre ancien aura du moins à cet égard, été pleinement perverti. Non-seulement Orleans et Paris n’auront plus regardé Sens comme leur capitale dans l’ordre civil, mais elles-mêmes, elles auront été regardées comme villes capitales et dominantes en quelque sorte, l’une par les sujets de Clodomire, et l’autre par tous les Francs en general et par les sujets de Childebert en particulier. Metz aura cessé d’avoir recours à Tréves comme à sa métropole dans l’ordre politique, et Soissons d’avoir recours à Reims comme à la sienne. Au contraire, Metz sera devenu la capitale du partage de Thierri, et Soissons la capitale du partage de Clotaire. Il semble neanmoins que les deux Aquitaines ayent conservé long-tems leur forme de province. Nous parlerons un jour des nouvelles divisions des Gaules, qui s’introduisirent dans la suite, et qui dans l’ordre civil furent substituées à la division en usage sous les derniers empereurs.

Quant à la subdivision des Gaules, suivant laquelle les Gaules étoient partagées en plusieurs citées, elle continua d’avoir lieu dans l’ordre civil, aussi bien que dans l’ordre ecclésiastique.

Chaque cité subsista en forme de corps politique, et elle continua d’être divisée en cantons, ainsi qu’elle l’étoit avant que les Francs fussent les maîtres des Gaules. C’est de quoi nous parlerons plus au long, en expliquant quel étoit sous nos premiers rois le gouvernement civil dans chaque cité. Mais avant que d’entrer dans cette discussion, il convient d’exposer quel étoit le peuple par qui les Gaules étoient alors habitées, et quelle y étoit la condition des sujets ; point d’une si grande importance dans le droit public des Etats.

Le peuple des Gaules, ainsi que celui de l’Espagne, de l’Italie et des autres provinces de l’empire Romain, dont les barbares venoient de se rendre maîtres, étoit bien different de ce qu’il est aujourd’hui. Aujourd’hui par exemple, tous les habitans de la France qui sont nés dans le royaume, sont réputés être de la même nation. Ils sont tous François ; mais dans le sixiéme siecle et dans les siecles suivans, les Gaules étoient habitées par des nations differentes, qui étoient mêlées ensemble sans être pour cela confonduës. Ces nations, bien qu’elles cohabitassent dans le même pays, étoient alors, et même elles sont demeurées pendant plusieurs générations, des nations distinctes et differentes les unes des autres par les mœurs, par les habits, par le langage, et ce qui est de plus essentiel, par la loy particuliere suivant laquelle elles vivoient. Durant plusieurs générations et même jusques aux derniers rois de la seconde race, les habitans des Gaules étoient compatriotes sans être pour cela concitoyens. Ils ont été tous durant long-tems également regnicoles, sans être pour cela de la même nation. Voici la peinture que fait Agobard, archevêque de Lyon dans le neuviéme siecle, de la constitution de la societé, telle qu’elle étoit de son tems dans la monarchie Françoise, et nous avons eu déja plusieurs fois occasion de dire que la constitution du royaume a été la même sous les rois Mérovingiens et sous les rois Carlovingiens. Agobard dit donc dans un mémoire qu’il présenta à Louis Le Débonnaire, pour l’engager à abroger la loi des bourguignons. » Je laisse à votre bonté à juger si la Religion & si la Justice n’ont pas beaucoup à souffrir de cette diversité de Loix qui est si grande, qu’il est commun de voir dans le même Pays, dans la même Ciré, que dis-je, dans la même maison, des personnes qui vivent suivant des Loix differentes. Il arrive souvent que de cinq personnes qui conversent ou qui se promenent ensemble, il n’y en a point deux qui suivent la même Loi temporelle, quoiqu’elles soient toutes de la même Religion, la Religion Chrétienne. »

Aujourd’hui c’est le lieu de la naissance qui décide de quelle nation est un homme. Tout homme qui est né d’un pere habitué en France est réputé François, de quelque contrée que ce soit que son pere ait été originaire. Dans le cinquiéme siecle et dans les siecles suivans, c’étoit la filiation et non pas le lieu de la naissance qui décidoit de quelle nation on devoit être. En quelque province des Gaules, par exemple, que fût né un Bourguignon, il étoit toujours réputé Bourguignon. Les descendans de ce fils étoient encore de même nation que lui, en quelque lieu du royaume que ce fût que le pere eût été domicilié. Il en étoit de même en général, et nous l’avons déja dit, des habitans de l’Espagne et de ceux de l’Italie. Voilà pourquoi un peuple habitoit alors durant plusieurs années dans un pays sans en prendre le nom, et sans lui donner le sien. On étoit accoutumé en Europe durant le sixiéme siecle et les deux siecles suivans, à ce qui paroît aujourd’hui extraordinaire. Tous les écrivains ne remarquent-ils pas comme une chose singuliere que les habitans de l’Ukraine ne s’appellent point les Ukraniens, mais les Cosaques. Il est vrai cependant que l’usage de désigner les hommes par le nom de la nation dont ils sont issus, et non point par un nom dérivé du nom de la contrée où ils sont nés, subsiste encore dans plusieurs provinces de l’Asie et de l’Amérique, et même dans quelques provinces de l’Europe qui sont sous la domination du grand-seigneur. Un homme issu de la nation turque, et né dans la Gréce ou dans la Hongrie, ne s’appelle point un Grec ou un Hongrois absolument. Si pour nous exprimer plus promptement, nous avons donné le nom collectif de Turquie à l’assemblage des Etats qui obéissent au sultan des Turcs, c’est de notre propre autorité que nous le lui avons donné, ce prince et ses officiers ne s’en servent pas. Il en est de même dans les colonies que les Européans ont fondées en Amérique. Mais les hommes issus du sang François, sont toujours des François en Canada. Il en est de même des Sauvages, et c’est pour nous une nouvelle preuve : cela vient de ce que la distinction des nations cohabitantes dans une même contrée s’est conservée dans les pays dont il a été fait mention en dernier lieu. C’est de quoi nous parlerons bientôt un peu plus au long.

On ne doit donc pas être étonné que les Francs ayent habité long-tems dans la Gaule, sans prendre le nom de Gaulois et sans donner le leur à la Gaule. Quand même dans la suite ils ont donné leur nom à cette contrée, ce n’a été que peu à peu et successivement, comme nous le dirons dans la suite ; le nom de France ne fut donné d’abord qu’à une petite portion des Gaules, et il fut long-tems sans devenir le nom collectif de tous les pays de cette vaste contrée, soumis à la domination des rois Francs.

Ainsi le mot de peuple ne signifioit point dans les Gaules, durant les siecles dont je parle, la même chose que le mot de nation, et je supplie le lecteur de se souvenir de l’acception particuliere qu’avoient alors ces deux mots-là, qui dans le langage ordinaire, signifient aujourd’hui la même chose. Quoique les écrivains qui ont vécu sous nos premiers rois, n’ayent point été toujours assez exacts à n’employer le mot de Peuple, et le mot de Nation que dans l’acception propre à chaque mot, il est sensible néanmoins en lisant leurs ouvrages, qu’on entendoit alors par nation, une societé composée d’un certain nombre de citoyens, et qui avoit ses mœurs, ses usages, et même sa loi particuliere. On entendoit au contraire par le mot de peuple, l’assemblage de toutes les differentes nations qui habitoient sur le territoire d’une même monarchie. On comprenoit sous le nom de peuple, tous les sujets du prince qui la gouvernoit, de quelque nation qu’ils fussent citoyens. Ce que je dirai dans la suite, servira de preuve suffisante à ce que je viens d’avancer. Néanmoins je ne laisserai pas de citer ici un passage de la loi des Bourguignons qui le dit bien positivement. En pareilles questions, le texte d’une loi est ce qu’il y a de plus décisif. On lit dans le code des Bourguignons, publié par Gondebaud, dont les sujets ainsi que ceux de Clovis, étoient de differentes nations : » Si quelqu’un tue de guet-à-pens un homme libre de notre peuple, le meurtrier ne sera pas reçu à faire aucune composition, & il sera mis à mort, de quelque Nation que fut celui qu’il aura tué. »

Comme chacune des nations qui habitoient dans les Gaules durant le sixiéme siecle et les siecles suivans, formoit une societé politique complette, on voit bien qu’il falloit que suivant les usages de ces tems-là, chaque nation fut divisée en hommes libres et en esclaves. Ainsi lorsqu’un homme libre devenoit esclave, ce qui arrivoit pour lors assez souvent, il devenoit esclave de la nation dont étoit sa partie, ou son créancier, ou celui qui l’avoit fait prisonnier de guerre. D’un autre côté, suivant le droit commun, l’esclave affranchi étoit réputé être de la nation dont étoit le maître qui lui avoit donné la liberté. Toutes les nations avoient adopté la loi du Digeste, qui ordonnoit que la posterité des affranchis seroit réputée être originaire du même lieu, et descendre de la même tribu dont étoit le maître qui les avoit affranchis.

Si les loix Romaines vouloient que les esclaves, qui avoient été mis en liberté avec de certaines formalités, fussent citoyens Romains, les barbares regardoient aussi comme un citoyen de leur nation, l’esclave qu’un citoyen de leur nation avoit affranchi de même. Nous avons encore un rescript de Theodoric roi d’Italie, par lequel ce prince enjoint à un de ses officiers, qui vouloit soumettre deux esclaves affranchis par des Ostrogots, à des corvées que les citoyens de cette nation ne devoient pas, de ne les point exiger de nos affranchis, parce qu’ils devoient être regardés comme étant en possession de l’état d’Ostrogot.

L’exception que la loi des Ripuaires apporte à cet usage général, suffiroit seule pour montrer qu’il étoit en vigueur dans le tems qu’elle fut rédigée. Elle permet au citoyen Ripuaire d’affranchir son esclave, de maniere qu’il devienne simplement citoyen Romain, ou de maniere qu’il devienne un citoyen de la nation des Ripuaires. Le titre de cette loi porte : » Si quelqu’un a affranchi son esclave par un billet, où il a déclaré que les portes lui étoient ouvertes, & s’il en a fait ainsi un Citoyen Romain, & que cet affranchi vienne à mourir sans enfans, notre domaine héritera de lui. Si un tel affranchi commet quelque délit, il sera jugé suivant le Droit Romain, & si quelqu’un le tuë, son meurtrier sera condamné à payer cent sols d’or. » C’étoit la peine à laquelle la loi des Ripuaires condamnoit le Ripuaire qui avoit tué un citoyen Romain, nouvellement venu dans le pays qu’ils occupoient, et qui n’étoit pas descendu des Romains qui habitoient ce pays-là quand les Francs étoient venus s’y établir, et avec qui ces Francs avoient fait probablement une convention[1], qui rendoit les uns et les autres de même état et d’égale condition : c’est de quoi nous avons déja parlé.

D’un autre côté, le titre soixante et uniéme de la loi des Ripuaires, qu’on va lire au bas de cette page, laisse expressément aux citoyens de cette nation, la liberté d’affranchir leur esclave, suivant la forme pratiquée par les barbares. Elle étoit que le maître reçût de son esclave en présence du roi, une piece de monnoye, laquelle étoit réputée le prix de la rançon de cet esclave ; et l’esclave qui avoit été affranchi en cette forme-là, étoit réputé de la nation de celui qui l’avoit mis en liberté. Aussi la loi des Ripuaires dit-elle positivement : » Si quelqu’un, ou par lui-même, ou par Procureur, a affranchi un esclave, en recevant de lui une piece de monnoye en présence du Roi, suivant l’usage des Ripuaires, cet esclave ne pourra en aucune maniere être réduit à retourner en servitude, mais il sera de même condition que les autres Ripuaires. » Dans un autre endroit, cette même loi condamne le meurtrier d’un de ces esclaves affranchis, suivant l’usage national, à payer deux cens sols d’or. C’étoit la même peine qu’elle imposoit au citoyen Ripuaire qui avoit tué un autre citoyen Ripuaire.

Cette disposition des loix Romaines et des loix nationnales des barbares concernant l’état des affranchis, est si conforme au droit naturel, qu’encore aujourd’hui elle a lieu dans les contrées où il y a des esclaves. Il est dit dans le Code noir ou dans l’édit fait en mil six cens quatre-vingt-cinq par le roi Louis Quatorze, afin de servir de reglement pour le gouvernement et pour l’administration de la justice et de la police dans les isles françoises de l’Amérique[2]. « Déclarons les affranchissemens des esclaves, faits dans nos Illes, leur tenir lieu de naissance dans nos Illes, & les esclaves affranchis n’avoir besoin de nos Lettres de Naturalité, pour jouir des avantages de nos Sujets naturels dans notre Royaume, Terres & Pays de notre obéissance, encore qu’ils soient nés dans les Pays étrangers. » Le cinquante-deuxiéme article de l’édit du roi Louis Quinze, servant de reglement pour le gouvernement et pour l’administration de la justice dans la Loüisiane, statue la même chose, qui s’observe aussi dans les colonies que les autres Europeans ont établies dans le Nouveau Monde.

Enfin dans le sixiéme siecle, chaque nation faisoit si bien une societé complette, qu’elles avoient toutes un code de loix particulier, suivant lequel elles vivoient. Les six ou sept nations differentes qui habitoient les Gaules, sous la premiere et même sous la seconde race de nos rois, avoient chacune leur loi nationnale, suivant laquelle tous les particuliers de cette nation-là, traduits en justice, devoient être jugés. Le Franc Salien ou le Franc absolument dit, poursuivi en justice par un Romain, ne pouvoit être jugé que suivant la loi Salique ; et le Romain poursuivi en justice par un de ces Francs ou par un autre barbare, ne pouvoit être jugé que suivant le droit Romain[3].

On trouve dans tous ces codes que nous avons encore aujourd’hui, plusieurs choses qui montrent évidemment que chaque particulier devoit être jugé suivant sa loi nationnale. On trouve, par exemple, dans la loi des Ripuaires, » Tous les habitans de la Contrée des Ripuaires, soit qu’ils soient Francs, Bourguignons, Allemands, ou d’aucune autre Nation, seront cités & jugés conformément à la Loi particuliere de leur Nation, & ceux qui seront trouvés coupables seront condamnés à la peine infligée à leur délit par leur Loi Nationnale, & non point à la peine prononcée dans la Loi Ripuaire, contre le délit dont ils seront trouvés coupables. »

Il semble que cette sanction des loix Ripuaires, et ce qu’on lira bien-tôt concernant le serment que nos rois prêtoient à leur avénement à la couronne, dût me dispenser de chercher d’autres preuves pour montrer que chaque citoyen étoit jugé suivant la loi particuliere de la nation dont il étoit. Je ne laisserai pas néanmoins de rapporter un article inséré dans la loi des Lombards, lorsqu’ils eurent été subjugués par nos rois de la seconde race, parce que ce point du droit public en usage dans la societé des nations durant le sixiéme siecle, et les siecles suivans, s’y trouve exposé très-clairement. Nous ordonnons, conformement à l’usage de notre Royaume, que lorsqu’un Lombard intentera une action contre un Romain, on juge suivant les Loix Romaines les prétentions du Lombard contre le Romain ; que toutes les procédures se fassent suivant ces mêmes Loix, & que le Romain fasse les sermens qu’il conviendra d’exiger de lui, selon la forme prescrite par les susdites Loix. Nous ordonnons réciproquement la même chose en faveur du Lombard & de la Loi. Mais le Romain, lorsqu’il sera convaincu d’avoir fait tort à un Lombard, sera tenu de lui donner satisfaction suivant la Loi du Lombard, & il en sera de même du Lombard qui aura fait tort à un Romain. » Quelle raison particuliere ce législateur avoit-il eûë de statuer sur ce dernier point, autrement que la plûpart des autres loix nationales ? Je l’ignore. Le texte de cette loi n’a-t-il pas été corrompu par la transposition des mots Lombard et Romain  ?

Les princes à leur avenement à la couronne promettoient solemnellement dans le serment qu’ils prêtoient avant leur inauguration, de se conformer à l’ancien usage en faisant rendre justice à chacun de leurs sujets, de quelque condition qu’il pût être, conformément à la loi de la nation dont chaque sujet étoit citoyen. Il est vrai que ce serment qui contient les paroles que je viens de rapporter est celui de Charles-Le-Chauve, et que les autres sermens de même teneur que nous avons encore, sont des rois de la seconde race ; mais comme nous n’avons plus les sermens des rois de la premiere race, et qu’il est prouvé néanmoins qu’ils en prêtoient un au peuple à leur avenement à la couronne, on peut bien supposer avec fondement que la formule du serment des rois Mérovingiens étoit semblable à celle du serment des rois Carliens. En effet, Grégoire de Tours dit positivement que Charibert, en recevant après la mort de Clotaire fils de Clovis, le serment de fidélité des Tourangeaux, il leur en avoit fait un de son côté, par lequel il promettoit de ne leur point imposer aucune nouvelle charge, et de les laisser vivre suivant leur loi et coutumes. D’ailleurs la constitution de la monarchie Françoise ayant été la même sous la premiere et sous la seconde race, on peut alleguer les monumens litteraires des tems, où regnoit la seconde pour éclaircir quelle étoit cette constitution sous la premiere, quand ces monumens ne contiennent rien qui soit contredit par ceux des tems où regnoit la premiere.

La perte de la formule du serment que prêtoient à cet égard les rois de la premiere race, est encore réparée par ce qu’on trouve dans Marculphe qui a fait son recueil sous le regne de ces princes. Une des formules de son recueil, celle des lettres de provision des ducs et des comtes, laquelle nous rapportons ci-dessous, oblige ces officiers à rendre justice aux Francs, aux Bourguignons, aux Romains comme aux autres sujets de la monarchie, suivant la loi de la nation dont ils étoient.

Lorsque je parlerai en particulier de chacune des nations qui habitoient les Gaules, j’entrerai dans quelque détail concernant la loi nationale qui la régissoit. Ici je me contenterai de dire que le corps de droit civil, suivant lequel tout le peuple des Gaules étoit gouverné, et qui étoit composé du code Theodosien, et des codes nationaux des barbares dont je viens de faire mention, s’appelloit collectivement Lex mundana, la loy temporelle, ou la loy du monde, par opposition à la loy spirituelle, ou au droit canonique sur lequel on se regloit dans les affaires spirituelles et les matieres ecclesiastiques. Gregoire de Tours dit en parlant de Salvius évêque d’Alby, lequel avant que d’embrasser l’état ecclesiastique avoit servi dans les cours de judicature laïques : qu’il avoit été vêtu long-tems comme les personnes du siecle, et qu’il avoit travaillé avec les juges du monde aux procès qui doivent être terminées suivant la loi du Monde.

Il est encore dit dans le serment de Charles Le Chauve. » Nous promettons à tous nos Sujets, de quelqu’Ordre qu’ils puissent être de faire rendre justice à chacun d’eux, suivant les décisions des Loix Ecclésiastiques, comme suivant les décisions des Loix du Monde, qui seront applicables à la cause. » Il est si clair que ce n’est point la loi civile d’aucune nation particuliere, qui sous le nom de loi du Monde, est opposée au droit canonique dans le serment de Charles Le Chauve, mais bien la collection des loix civiles de toutes les nations soumises à Charles Le Chauve ; qu’il me paroît surprenant que des auteurs modernes ayent crû que par la loi du Monde il fallut entendre seulement le droit Romain.

Il est dit encore dans un capitulaire de Carloman fils de Louis Le Begue : » Le Comte enjoindra à son Vicomte, à seș Centeniers, & aux autres Officiers de la République, aussi bien qu’aux Citoyens habiles dans l’intelligence de la Loi du Monde, de prêter leur ministere aux Evêques & aux pauvres toutes les fois qu’ils en seront requis par les uns & par les autres. » Si la loi du monde eût voulu dire seulement le code Theodosien, Carloman eut ajouté, et dans les autres loix civiles. Il devoit être question tous les jours d’agir et de juger suivant toutes ces loix-là.

Un des plus précieux monumens litteraires de nos antiquités, c’est la lettre écrite par Hincmar archevêque de Reims, à Charles Le Gras, pour l’instruire en détail de la maniere dont Charlemagne avoit gouverné la monarchie Françoise. Hincmar avoit vû Charlemagne, et nous avons déja dit plusieurs fois, que le gouvernement de cette monarchie avoit été sous les rois Carlovingiens, le même à peu-près qu’il avoit été sous les rois Mérovingiens. Notre prélat écrit donc à son prince : » Un des principaux soins du Comte du Palais, étoit, que tous les procès mûs ailleurs, & qui étoient portés devant le Roi, soit par voye d’appel ou autrement, y fussent terminés de maniere, que Dieu & le monde approuvassent le Jugement. S’il arrivoit que le cas fût tel, qu’il ne se trouvât rien de statué à son sujet dans les Loix Mondaines, ou bien que le cas dont il s’agissoit y fût décidé trop rigoureusement, parce que le Code qu’on devoit suivre, avoit été redigé quand la Nation à laquelle il servoit de Loi, étoit encore Payenne, & ne connoissoit point l’esprit de douceur que respire le Christianisme, pour lors le Procès s’examinoit en presence du Roi, afin que ce Prince en ordonnât par l’avis de ceux de ses Conseillers qui (sçachant la Loy Mondaine & la Loy de l’Evangile ; » avoient encore plus de respect pour la derniere que pour l’autre. Alors on metroit d’accord ces deux Loix s’il étoit possible, & s’il ne l’étoit pas, il falloit que la Loi du siècle, se tût devant la Loy de Dieu. »

On voudra bien observer, qu’Hincmar en disant au pluriel les loix Mondaines, enseigne évidemment que la loi Mondaine étoit non pas un seul code, mais un recueil de plusieurs. Ce passage ne me paroît point avoir besoin d’aucun autre commentaire. Enfin le lecteur peut voir dans les notes de Monsieur Baluze sur les Capitulaires[4], plusieurs autres passages qui font foi, qu’on opposoit la loi mondaine aux saints canons.

Cette division du peuple d’une monarchie en plusieurs nations distinctes ne paroît plus aussi extraordinaire qu’on la trouve d’abord, après qu’on a fait réflexion qu’encore aujourd’hui il y a même en Europe, plusieurs contrées où deux nations differentes habitent ensemble depuis plusieurs générations, sans être pour cela confondues. Les descendans des Anglois qui s’établirent en Irlande il y a déja plusieurs siécles n’y sont point encore confondus avec les anciens habitans de cette isle. Les Turcs établis dans la Grece depuis trois siecles, y font toujours une nation differente de celle des Grecs. Les Armeniens, les Juifs, les Egyptiens, les Syriens et les autres Chrétiens sujets du Grand Seigneur, ne sont pas plus confondus avec les Turcs que le sont les Grecs. Il y a plus, toutes ces nations ne se confondent pas ensemble dans Constantinople ni dans les autres lieux de l’empire Ottoman où elles habitent pesle mesle depuis plusieurs siecles. La difference de religion ou de secte qui est entre toutes ces nations contribue beaucoup, dira-t-on, à faire subsister la distinction dont il s’agit, j’en tombe d’accord. Mais la prévention de nos barbares en faveur de leur nation, leur estime pour la loi et pour les usages de leurs peres, et d’un autre côté l’attachement des Romains à leur droit et à leurs mœurs, auront operé dans la Chrétienté, ce qu’opere la difference de religion dans les Etats du Grand Seigneur. Si la politique des sultans entretient avec soin cette difference nationale, qui empêche que tous les sujets d’une province n’entreprennent rien de concert contre le gouvernement, pourquoi nos premiers rois n’auront-ils point aussi pensé que leur autorité seroit mieux affermie si leur peuple demeuroit divisé en plusieurs nations, toujours jalouses l’une de l’autre, que si ce peuple venoit à n’être plus composé que d’une seule et même nation ?

On voit encore le peuple d’une même contrée divisé en plusieurs nations dans les colonies que les Européans ont fondées en Asie, en Afrique ou en Amérique, et principalement dans celles que les Castillans ont établies dans cette derniere partie du monde. Je dis quelque chose de semblable, car il s’en faut beaucoup que la difference qui étoit entre les diverses nations qui habitoient ensemble dans les Gaules, dans l’Italie et dans l’Espagne durant le sixiéme et le septiéme siécles, fût aussi grande et pour ainsi dire, aussi marquée, que l’est par exemple la difference qui se trouve entre les diverses nations dont le Mexique est habité, soit par rapport aux usages et aux inclinations, soit par rapport à la condition de chacune d’elles, comme au traitement qu’elles reçoivent du souverain. Les Espagnols, les Indiens et les Negres libres dont est composé le peuple du Mexique, sont originairement des nations bien plus differentes par l’exterieur et par les inclinations que ne l’étoient les habitans de la Germanie et ceux des Gaules, lorsque les premiers Germains s’établirent dans les Gaules. D’ailleurs les Espagnols se sont établis dans le Mexique, en subjuguant les armes à la main les anciens habitans du pays, et les Negres qui s’y trouvent, y ont été transportés comme esclaves achetés à prix d’argent, ou bien ils descendent d’ayeux qui ont eu cette destinée. Au contraire les Francs et les autres Germains qui s’établirent dans les Gaules, s’y établirent non pas sur le pied de conquerans, mais sur celui d’Hostes et de Confederés  ; c’est-à-dire, pour y vivre suivant les conventions qu’ils faisoient avec les anciens habitans du pays.

  1. Voyez ci-dessus, Liv. 2, Ch. xi
  2. Article 37.
  3. Actor forum rei sequitur.
  4. Tom. 2. p. 1121.