Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 5/Chapitre 2

LIVRE 5 CHAPITRE 2

CHAPITRE II.


Thierri, Clodomire, Childebert & Clotaire, tous quatre fils de Clovis, lui succedent. En quelle maniere ils partagerent les Etats dont il leur laissa la puissance. Quelques évenemens arrivés dans les Gaules les premieres années du regne de ces Princes.


CLovis étant mort, dit Gregoire de Tours, ses quatre fils, Thierri, Clodomire, Childebert & Clotaire lui succederent, & ils partagerent son Royaume entr’eux, par égales porcions. Thierri dès lors avoir un fils nommé Theodebert, très-aimable de la personne, & qui étoit déja en âge de servir l’Etat. »

On a vû ci-dessus que Thierri n’étoit pas fils de la reine Clotilde, mais d’une concubine, et qu’il étoit né avant le mariage de son pere. Pour les trois autres, ils étoient les fruits du mariage que Clovis avoit contracté avec cette princesse vers l’année quatre cens quatre-vingt-douze. Quant à l’âge de nos trois princes, tout ce qu’on en sçait, c’est que Clodomire l’aîné d’entr’eux, et qui étoit venu au monde, comme on l’a vû, avant la bataille de Tolbiac donnée en quatre cens quatre-vingt-seize, devoit avoir environ dix-sept ans en cinq cens onze, quand Clovis mourut.

Agathias le scholastique, auteur du sixiéme siécle, et qui a laissé une continuation de l’Histoire de la guerre Gothique de Procope, nous donne dans l’endroit de son ouvrage où il fait une disgression concernant les Francs, une juste idée du partage que les enfans de Clovis firent de son royaume, et il n’y a rien dans Gregoire de Tours qui la contredise. » Thierri, dit l’Ecrivain Grec, Clodomire, Childebert & Clotaire étoient freres. Après la mort de leur pere Clovis, ils partagerent ses Etats entr’eux. Ce partage, ajoute Agathias, se fit en attribuant à chacun de ces Princes un certain nombre de Cités, & un certain nombre de Sujets de chacune des Nations établies dans la partie des Gaules, qui reconnoissoit l’autorité de Clovis. A ce que j’ai oui dire, les partages furent si bien faits, que les lots se trouverent égaux : C’est-à-dire, que chacun des quatre freres eut dans son lot autant de territoire & autant de Francs, que ses compartageans. » En effet, comme les Francs étoient, pour ainsi dire, le bras droit de la monarchie, il seroit arrivé, si quelqu’un de nos quatre princes avoit eu dans son partage un plus grand nombre de Francs que ses freres, qu’il auroit été en état de leur faire la loi, et même de les dépouiller. Ce fut donc pour éviter cet inconvénient, sans donner atteinte néanmoins à l’égalité des parts et portions, qu’on aura commencé par mettre d’abord dans chaque partage une certaine quantité de celles des cités des Gaules où les Francs étoient habitués en plus grand nombre. Dans le premier lot on n’aura mis, par exemple, que quatre de ces cités-là, parce qu’il y avoit dix mille Francs de domiciliés dans leurs districts. Il aura fallu au contraire mettre huit de nos cités dans le second lot, parce qu’il n’y avoit dans toutes ces cités que le même nombre de Francs de domiciliés. On en aura usé de même en composant le troisiéme lot et le quatriéme. Qu’il y ait eu des cités où les Francs étoient domiciliés en plus grand nombre que dans d’autres, on n’en sçauroit douter. L’histoire de l’établissement des Francs dans les Gaules porte à croire que cela soit arrivé ainsi. D’ailleurs, comme nous le dirons un jour : pourquoi une partie des Gaules également soumises à nos rois, s’appelloit-elle à la fin de la premiere race Francia, ou le pays des Francs par excellence ? Si ce n’est parce que les Francs s’y étoient établis en plus grand nombre que dans toutes les autres contrées des Gaules.

Il n’y avoit pas d’autre moyen que celui-là pour répartir également les Francs entre les fils de Clovis, et pour donner à chacun d’eux le même nombre de combattans de cette nation-là. Les Francs ne composoient pas plusieurs corps de troupes reglées, dont les soldats et les officiers fussent toujours au drapeau. Ils ne s’assembloient que lorsqu’il étoit question de marcher en campagne, et le reste du tems ils demeuroient dans leurs domiciles ordinaires. Ainsi l’on ne pouvoit partager également cette espece de milice, qu’en partageant les pays où ceux qui la composoient se trouverent domiciliés, et cela en faisant cette division par rapport au nombre des Francs domiciliés en chaque pays. Qu’aura-t’il résulté de ce partage des cités où les Francs étoient habitués, lorsqu’il eut été fait uniquement avec égard au nombre des Francs qui se trouvoient dans chaque cité ? C’est que les quatre lots se seront trouvés fort inégaux par raport à l’étendue du territoire, et par raport au revenu. Il aura donc fallu pour compenser cette inégalité, attribuer, quand on en sera venu à la division des cités où géneralement parlant il n’y avoit point de Francs domiciliés, un plus grand nombre de ces dernieres cités au partage qui avoit eu moins de cités que les autres, lorsqu’on avoit divisé d’abord les cités par raport au peuple, par raport aux quartiers des Francs qui s’y pouvoient trouver.

Voilà probablement ce qu’a voulu dire Agathias, lorsqu’il a écrit qu’après la mort de Clovis ses enfans partagerent son royaume entr’eux par rapport aux nations et par rapport aux cités. Ce que nous trouvons concernant ce partage, soit dans Grégoire de Tours, soit dans les autres écrivains qui ont vêcu dans les Gaules, confirme encore l’idée que nous venons d’en donner. En effet on y voit que le partage dont il s’agit, fut fait d’une maniere très-singuliere, et qui marque sensiblement qu’en le reglant, on avoit eu en vûe quelque dessein particulier. Entrons en preuve.

Dès qu’il s’agissoit de partager en quatre lots égaux le royaume de Clovis, le bon sens et la raison d’état vouloient qu’on composât chaque lot des cités contigues, afin de faire de chaque lot un corps d’Etat arrondi et dont tous les membres fussent unis et tinssent ensemble. Cependant voilà ce qui ne se fit point. Au contraire, et c’est ce qui paroît extrêmement bizarre, quand on ne fait point de reflexion au motif qui, suivant mon opinion, détermina les compartageans à prendre le parti qu’ils prirent, la division du royaume de Clovis se fit en attribuant à chacun de ses quatre fils un certain nombre de cités separées l’une de l’autre, et, pour ainsi dire, éparpillées dans toutes les provinces des Gaules. On verra par plusieurs passages de Gregoire de Tours et d’autres anciens écrivains, qui seront raportés dans la suite ; que Thierri qui avoit dans son lot des villes situées sur le Rhin, et tout ce que les Francs tenoient au de-là de ce fleuve, jouissoit en même tems de plusieurs cités dans les deux Aquitaines. Il jouissoit, par exemple, de l’Auvergne, où nous avons déja vû qu’il fit élire évêque Quintianus. Nous sçavons un peu plus de détails concernant le partage de Childebert, et ces détails prouvent encore mieux que les cités de son partage étoient éparses et comme emboitées entre les cités des autres partages. Pour mettre au fait de ces détails, il faut ici dire d’avance, que Clotaire fils de Clovis avoit réuni sur sa tête lorsqu’il mourut en cinq cens soixante et un tous les partages de ses freres, parce qu’il avoit survêcu à ces princes et à leur postérité masculine.

Or voici, suivant Gregoire de Tours, ce qui arriva quand Clotaire fut decedé, et qu’il fallut diviser son royaume entre Charibert, Gontran, Chilpéric et Sigebert ses quatre garçons et ses successeurs : » Clotaire avoit laissé un riche trésor dans son Palais de Braine. Dès qu’il fut inhumé, Chilperic l’un de ses fils s’en saisit. Il l’employa pour mettre dans ses interêts ceux d’entre les Francs qui avoient le plus de crédit, après quoi il entra dans Paris, & s’assit sur le Trône du Roi Childebert premier, frere du Roi Clotaire. Chilperic ne fut pas long-tems en possession de cette Ville, car ses trois freres s’étant ligués contre lui, ils l’obligerent d’en sortir. Enfin les quatre freres Charibert, Gontran, Chilperic & Sigebert convinrent de faire entr’eux un partage légal de toute la Monarchie Françoise que leur pere Clotaire possédoit en entier à sa mort. En consequence le sort donna à Charibert le Partage qu’avoit eu Childebert premier, & dont le Siege étoit à Paris. Le lot de Gontran, ce fut le Partage dont Orleans écoit la Capitale particuliere, & qui avoit appartenu à Clodomire. Chilperic eut pour le sien, les Etats que son pere Clotaire avoit eus à la mort de Clovis, & dont la Capitale étoit Soissons. Le Partage qu’avoit eu Thierri à cette mort, & dont Mers étoit la Capitale, échut à Sigebert le dernier des fils du Roi Clotaire. » Quand Gregoire De Tours dit ici que Childebert eut le partage dont le trône étoit à Paris, il n’entend point dire que la ville de Paris apartînt à Childebert, quoiqu’il y fît sa résidence, mais seulement que le domaine du plat-pays de la cité de Paris étoit dans le lot de ce prince ; ce qui emportoit en quelque façon, le droit d’y faire son séjour. On a vû déja que la souveraineté de la ville de Paris ne fut point mise dans aucun lot, et qu’il fut convenu que les compartageans, la posséderoient par indivis.

Le passage qui vient d’être rapporté nous apprend donc que le partage qui échût en cinq cens soixante et un à Charibert, étoit le même que le partage échû à Childebert à la mort de Clovis en cinq cens onze. Or cette connoissance nous conduit jusques à sçavoir à peu près en quoi consistoit le partage de Childebert fils de Clovis. En voici la raison : Charibert étant mort sans garçon en cinq cens soixante et sept, il y eut dispute concernant la répartition de son partage entre ses trois freres. Sigebert et Gontran eurent à ce sujet des contestations qui ne finirent qu’après la mort de Sigebert. Après cette mort, le jeune Childebert son fils et son successeur, assisté de la reine Brunehaut sa mere, transigea sur toutes ces contestations avec Gontran dans le traité fait à Andlau, et dont nous avons déja parlé. Il y est dit : » Le Roi Gontran gardera toute la part & portion de la succession de Charibert, laquelle, lui Gontran a possedée du vivant du Roi Sigebert ; & en outre, il aura encore le tiers de la Ville de Paris, lequel apartenoit à Charibert, & qui depuis, en vertu d’un Pacte de famille, avoit appartenu à Sigebert. Gontran aura encore de plus les lieux de Châteaudun, de Vendôme, & tout ce que le susdit Charibert possédoit dans le canton d’Estampes & dans la Cité de Chartres. De son côté le Roi Childebert le jeune aura la Cité de Meaux, la moitié dans celle de Senlis, la Touraine, le Poitou, Avranches, Aire, Conserans, Bayonne & l’Albigeois[1]. »

Grégoire de Tours nous apprend encore dans un autre endroit, que Bourges étoit dans ce même lot. On voit par-là combien les cités du partage de Childebert Premier qui étoit de même nature que celui de Thierri, de Clodomire et de Clotaire ses freres, étoient entrecoupées par celles des autres partages.

Je ferai donc observer, pour tenir la promesse que j’ai faite dans le dix-huitiéme chapitre du quatriéme livre, que Charibert qui, comme on vient de le voir une page plus haut, avoit eu le partage de Childebert le fils de Clovis, ce partage dont Paris étoit la capitale particuliere, n’avoit cependant lors qu’il mourut, qu’un tiers dans la souveraineté de la ville de Paris, et que cela suffit pour montrer qu’à la mort de Clovis, et quand le royaume qu’il laissoit fut partagé entre Childebert et ses freres, on n’avoit pas mis la ville de Paris dans aucun lot, mais qu’il avoit été convenu entre ces princes, que les compartageans la possederoient par ndivis.

On m’objectera peut-être, que suivant mon systême, Childebert ne devoit avoir qu’un quart, et non pas un tiers dans la souveraineté de la ville de Paris, puisque le royaume de Clovis fut partagé entre les quatre fils qu’il laissoit. La réponse est facile. Childebert, il est vrai, n’aura eu qu’un quart dans cette souveraineté à la mort de son pere, mais après la mort de Clodomire, Childebert son frere aura partagé avec ses freres survivans le quart de Clodomire. Ainsi Childebert se trouva quand il mourut, avoir non plus un quart, mais un tiers dans la souveraineté de Paris.

Dans la suite, et lorsque l’expérience eut enseigné de quelle consequence il étoit pour tous les rois Francs, qu’aucun d’eux ne s’appropriât la ville de Paris, les rois petit-fils de Clovis, en vinrent jusques à stipuler dans quelque nouveau pacte de famille ; que celui d’entr’eux qui mettroit le pied dans Paris sans le consentement des autres, perdroit la part et portion qu’il y auroit, et chacun d’eux fit, en promettant d’observer cet engagement des imprécations contre lui-même, si jamais il étoit assez témeraire pour l’enfreindre. Aussi Chilperic petit-fils de Clovis, et l’une des parties contractantes voulant entrer dans la ville de Paris, sans en avoir encore obtenu la permission des autres, et sans encourir néanmoins les peines portées dans le pacte de famille, imagina-t-il un expédient bien conforme au génie du sixiéme siécle. Il entra dans Paris la veille de Pâques, à la suite d’une procession où l’on portoit plusieurs reliques.

Qu’une ville fut partagée entre plusieurs rois, on n’en sçauroit douter après ce qu’on vient de lire. Néanmoins je rapporterai encore ici un passage de Gregoire de Tours qui fait mention d’une de ces divisions. » Après que Childebert le jeune eut fait la paix avec son oncle Chilperic, il envoya des Ambassadeurs à Gontran qui étoit aussi son oncle, & ces Ambassadeurs avoient charge de lui dire : Notre Roi vous prie de lui délaisser la moitié dans la Ville de Marseille, laquelle moitié vous lui aviez remise à la mort de Sigebert son pere, & dont neanmoins vous vous êtes remis depuis en possession. Si vous refusez de lui restituer cette partie de son bien, il usera de represailles, & il vous enlevera plus que vous ne lui retiendrez. Gontran qui ne vouloit pas rendre ce qu’on lui redemandoit, coupa toute communication entre les autres Etats de Childebert & Marseille, en ordonnant dans les pays de son obéissance qu’on n’y laissac point passer aucune personne suspecte. » Ce démêlé aura été un de ceux qui furent assoupis par le traité d’Andlau.

Les inconvéniens d’un partage tel que celui dont nous avons rapporté le plan, sont trop sensibles pour croire que les quatre enfans de Clovis ne les eussent pas prévûs, dans le tems même qu’ils en convinrent : pouvoient-ils, par exemple, ne pas voir qu’après un pareil partage, chacun d’eux ne pouvoit communiquer avec plusieurs des cités qui seroient dans son lot, qu’en prenant passage sur le territoire d’autrui, où elles étoient comme enclavées, et que Thierri, par exemple, ne pouvoit dans un tems où le royaume des Bourguignons subsistoit encore, aller de Rheims, ou de Mets qu’il destinoit pour être le lieu de son séjour ordinaire, dans l’Auvergne, qu’en traversant une partie des Etats de Clodomire, et une partie des Etats de Clotaire. Mais nos princes s’étoient soumis à cet inconvenient pour en éviter un plus grand : celui qu’un ou deux des quatre freres devinssent les maîtres de faire la loi aux autres ; et c’est ce qui seroit arrivé, si deux d’entr’eux avoient eu dans leurs partages toutes les cités qui sont entre le Rhin et la Loire, parce que c’étoit-là que la plûpart des Francs absolument dits, et la plûpart des Francs Ripuaires s’étoient habitués.

Cet inconvénient paroissoit si fort à craindre à nos princes, que Childebert, Clotaire Premier son frere, et Theodebert le fils de Thierri, suivirent le plan de partage fait à la mort de Clovis, lorsqu’ils diviserent entr’eux vers cinq cens trente-quatre le pays tenu par les Bourguignons, qu’ils venoient de subjuguer. Chacun de ces trois princes y eut sa portion qu’il garda sans l’échanger contre aucun des Etats que ses compartageans possedoient déja, quoique cela dût être convenable. Mais comme ils avoient pour principe dans leur premier partage d’attribuer à chacun une portion de la milice des Francs égale à la portion des autres, ils eurent aussi pour principe, en partageant le païs des Bourguignons après l’avoir conquis, de diviser également entr’eux la milice des Bourguignons qui, de même que les Francs n’étoient pas domiciliés en nombre égal dans des cités qu’ils n’avoient occupées qu’en des tems differens.

Nos trois princes, Childebert, Clotaire Premier, et Theodebert en userent encore de la même maniere, lorsqu’il fut question de partager entr’eux la portion des Gaules que les Ostrogots leur cederent vers cinq cens trente-six. On vient de voir plusieurs faits qui le prouvent, et entr’autres, que Childebert le jeune avoit dans son partage une portion de la ville de Marseille, l’une des villes délaissées aux Francs par les Ostrogots, tandis qu’une autre portion de cette ville étoit dans le partage du roi Gontran. C’est ce que nous exposerons plus au long quand il en sera tems.

Le partage de la monarchie françoise fait à la mort de Clotaire Premier, aura été, à ce que je crois, le dernier partage de ceux qui furent faits par des enfans du roi défunt, où l’on ait suivi le plan que nous avons expliqué. Dans les partages de cette nature qui se firent ensuite, la monarchie fut divisée en corps d’Etats moins réguliers, c’est-à-dire, composés de cités contigues.

Je reviens au partage fait entre les enfans de Clovis. Bien que les quatre royaumes fussent plûtôt les membres d’une même monarchie, que quatre monarchies differentes et étrangeres, l’une à l’égard de l’autre, il n’y avoit néanmoins, et nous l’avons vû déja en parlant de l’indépendance où les rois des Francs contemporains de Clovis, étoient de lui, aucune subordination entre les quatre fils de ce prince. Chacun d’eux regnoit à son gré sur les cités comprises dans son partage. Chacun d’eux gouvernoit son royaume en souverain indépendant. Quoique Childebert eût dans son lot apparemment le plat-pays de la cité de Paris, et qu’il tînt sa cour dans la capitale de la monarchie, on ne voit pas qu’il eût aucune autorité sur ses freres, ni aucune inspection sur leur administration. En effet, comme il n’étoit, suivant l’ordre de la naissance, que le troisiéme d’entr’eux, on n’auroit pas mis le plat-pays de Paris dans son lot, si la possession du domaine de Paris qui emportoit le droit d’y faire son séjour, eut attribué à celui qui en avoit la jouissance, quelque droit de superiorité sur ses freres. Il est à croire néanmoins, comme nous l’avons insinué déja, que la jouissance des domaines de la cité de Paris aura fait penser à Childebert qu’il étoit en droit de s’arroger quelque direction ou inspection particuliere sur les conseils et sur les assemblées qui se tenoient à Paris, pour y traiter des affaires et des interêts géneraux de la monarchie. Il est même probable que cette prétention aura été cause de la précaution que les rois fils de Clotaire Premier, et neveu de Childebert, prirent dans la suite, en interdisant à tous les rois de faire leur séjour dans la ville de Paris, et même d’y entrer sans le consentement exprès de leurs compartageans.

Quoique les cohéritiers survivans, ou leurs fils eussent droit d’hériter du partage qui devenoit vacant par faute de postérité masculine dans la ligne directe du dernier possesseur, ils n’avoient pas plus de droit d’entrer en connoissance de la gestion du possesseur actuel, qu’en a un neveu d’entrer en connoissance de la maniere dont un oncle, duquel il est l’héritier présomptif, administre ses biens libres.

L’âge même ne donnoit aucun genre de supériorité à un roi sur un autre roi. Il ne paroît pas non plus que le frere qui survivoit à son frere, fut, suivant le droit public de la monarchie, réputé devoir être le tuteur des enfans mineurs que le frere mort avoit laissés. S’il se trouve qu’après la mort de Chilpéric et de Sigebert fils de Clotaire Premier, les serviteurs de Gontran leur frere soutenoient que la tutelle des enfans que nos deux rois avoient laissés, devoit appartenir à Gontran, et qu’il devoit gouverner toute la monarchie, ainsi que Clotaire Premier la gouvernoit en cinq cens soixante et un, qu’il mourut ; ces serviteurs ne s’appuyoient point sur la raison que Charibert étant mort dès cinq cens soixante et sept, les neveux de Gontran n’avoient plus d’autre oncle paternel que Gontran, qui devoit être ainsi tuteur naturel de ses neveux. Les partisans de Gontran alléguoient une autre raison : c’est que Gontran ayant adopté ses neveux les fils de Chilpéric et les fils de Sigebert, il devoit avoir en qualité de leur pere, l’administration de leur bien pendant leur minorité.

Enfin nous avons montré dans l’endroit de cet ouvrage où il s’agissoit d’établir que les rois Francs contemporains de Clovis étoient indépendans de lui, que les sujets d’un des partages de ses enfans, n’étoient réputés regnicoles dans un autre de ces partages, qu’en vertu des conventions expresses et positives faites à ce sujet, et inserées dans les traités conclus entre les princes à qui ces partages appartenoient.

Dès qu’ils n’étoient, dira-t’on, que les membres de la même monarchie, et que le partage où il avenoit faute du Partagé et de sa posterité masculine, étoit de droit réversible aux autres, pourquoi le droit public de la monarchie, qui devoit avoir le salut du peuple pour premier fondement de toutes ses loix, ne statuoit-il pas le contraire, et ne rendoit-il pas tous les sujets de la monarchie regnicoles dans tous et chacun des partages ? Pourquoi laisser un point d’une si grande importance pour l’union et la conservation de la monarchie, à la discretion des rois ? Je tombe d’accord que cela aura dû être ainsi ; mais il ne s’agit point de ce qui auroit dû être : il s’agit de ce qui étoit. La jurisprudence qui regle les droits des souverains et les droits des sujets pour le plus grand avantage d’une monarchie en géneral, n’étoit alors gueres connue des Francs. D’ailleurs, et c’est ce que nous exposerons encore plus au long dans la suite, la premiere constitution de la monarchie Françoise n’a point reçû sa forme en vertu d’aucun plan conçu dans de bonnes têtes, et arrêté après de profondes reflexions. Ce furent les convenances et le hazard qui déciderent de la premiere conformation de cette monarchie. Nous trouverons encore dans sa premiere constitution bien d’autres vices que celui dont nous venons de parler.

Il se presente ici naturellement une question. On a vû que lorsque Clovis mourut, Clodomire, l’aîné des trois fils qu’il avoit de la reine Clotilde, et qui étoient actuellement vivans, ne pouvoit avoir gueres plus de dix-sept ans. Par consequent Childebert n’avoit au plus que seize ans, et Clotaire n’en avoit que quinze. Qui aura gouverné les Etats de ces trois princes jusqu’à leur majorité ? Avant l’édit de Charles V qui déclare nos rois majeurs dès qu’ils ont atteint la quatorziéme année de leur âge, ces princes, ainsi que leurs grands feudataires, n’étoient majeurs qu’à vingt et un an, et l’on peut croire que ce premier usage, dont on ne connoît point l’origine, est aussi ancien que la monarchie.

Les monumens de notre Histoire ne contiennent rien qui fournisse de quoi répondre à la question. Autant qu’on peut conjecturer, la reine Clotilde, qui avoit et tant de sagesse et tant de credit, aura gouverné les Etats de ses fils jusqu’à leur majorité. Ce qui peut fortifier cette conjecture, c’est, comme nous le verrons, qu’après la mort de son fils Clodomire, elle éleva auprès d’elle les princes ses petits-fils, que leur pere avoit laissés encore enfans, et que durant ce tems-là elle avoit l’administration du royaume sur lequel ils devoient regner. Elle a bien pû faire pour ses fils la même chose qu’elle fit dans la suite pour ses petits-fils. Il est vrai que Gregoire de Tours dit que cette princesse se retira au tombeau de saint Martin après la mort de Clovis, et qu’elle alloit rarement à Paris ; mais on peut interpréter ce récit, et entendre qu’elle s’y retira seulement après qu’elle eut remis ses fils, devenus majeurs, le gouvernement des Etats qui leur appartenoient, et que depuis elle ne quitta jamais sa retraite que malgré elle. En effet, on voit par plusieurs endroits de l’histoire de Gregoire de Tours, dont nous rapporterons quelques-uns, que cette princesse, toute détachée du monde qu’elle étoit, ne laissa point d’avoir la principale part dans la guerre que ses fils entreprirent contre les Bourguignons, et dans d’autres évenemens considerables. On voit encore dans l’Histoire de Gregoire de Tours, que lorsque les enfans de Clodomire furent massacrés, cette princesse se trouvoit actuellement à Paris.

La sagesse et la capacité de la reine Clotilde auront donc maintenu la tranquillité dans les Etats de Clovis après sa mort. Si quelques parens des rois Francs dont ce prince avoit occupé le trône, ou si quelques Romains mécontens, y exciterent des troubles, on peut croire que du moins, ces troubles n’eurent pas de grandes suites, puisque l’histoire n’en fait aucune mention. Quant aux puissances voisines de la monarchie de Clovis, il paroît que les Bourguignons et les Turingiens n’entreprirent rien à l’occasion de la mort de ce prince ; car, ainsi que nous le verrons, c’étoit avant cette mort que les derniers s’étoient emparés d’une partie de l’ancienne France.

Il n’en fut pas ainsi des Gots, qui se mirent certainement en devoir de tirer avantage de la mort de Clovis, et qui recouvrerent réellement quelque portion du pays que ce prince avoit conquis sur eux après la bataille de Vouglé. Suivant les apparences, ç’aura été dans ce tems-là que les Visigots seront rentrés dans Rodez, et qu’ils auront, comme on l’a dit, obligé Quintinianus à s’exiler de son diocèse pour la seconde fois. Mais il seroit trop difficile, et même ayant l’objet que nous avons, il seroit inutile d’entrer dans la discussion de ce que les Visigots recouvrerent alors et de ce que les Francs reconquirent sur eux en cinq cens trente et un, en cinq cens trente-trois, et dans des tems postérieurs à ces années-là. Ainsi, sans entrer dans le détail de ces vicissitudes, je me contenterai de donner à connoître quelles étoient enfin dans le septiéme siécle, les bornes de la monarchie Françoise du côté du territoire des Visigots, en donnant l’état de toutes les cités des Gaules, qui pour lors étoient encore en leur pouvoir, et qu’ils garderent jusqu’à ce que les Sarrasins les conquirent. Comme tout ce que les Visigots ne tenoient point dans la partie des Gaules comprise entre la Loire, l’océan, les Pyrenées, la Mediterranée et le Rhône, étoit tenu par les Francs ; dire ce que les Visigots y occupoient, c’est dire suffisamment ce que les Francs y possedoient.

Voici donc ce qu’on trouve concernant le sujet dont il s’agit dans un manuscrit autentique, et qui contient l’état present de la monarchie des Visigots, dressé par ordre de leur roi Vamba, qui parvint à la couronne l’année six cens soixante et six de l’ère chrétienne.

» Vamba après avoir défait plusieurs armées des Francs, contraignit la Province des Gaules qui lui appartenoit, & qui s’appelle l’Espagne Citérieure, à porter avec patience le joug qu’elle avoit tâché de secouer. Dès qu’il fut revenu triomphant à Toléde, il se mit en devoir d’accommoder les differends des Evêques, qui s’accusoient réciproquement d’avoir usurpé des Paroisses appartenantes à d’autres Diocèses que le leur. Pour connoître donc exactement quelles devoient être les bornes du district de chaque Siége, Vamba fe fit lire les Annales des Rois ses prédecesseurs, & il s’instruisit par-là de ce qui appartenoit d’ancienneté à chacune de ces Eglises. » Le manuscrit rapporte après cet exposé, l’état particulier de chaque diocèse ; mais nous nous contenterons de marquer ici que les cités des Gaules dont il y est fait mention, comme appartenantes actuellement aux Visigots, sont Narbonne, Beziers, Agde, Montpellier, Nîmes, Lodéve, Carcassonne et Perpignan. Nous supprimerons encore comme inutile ce que notre manuscrit, dont Monsieur Duchesne a donné un fragment, dit, concernant les bornes particulieres de ces huit diocèses. Nous avons déja vû que les Visigots les conserverent jusqu’à l’invasion de l’Espagne par les Maures, et tout le monde sçait que ce fut sur ces derniers que les princes de la seconde race de nos rois, les conquirent.

Peut-être que ce fut aussi dans l’esperance de profiter de la confusion dont la mort de Clovis sembloit menacer les Gaules, que le roi des Danois y vint faire une descente. Gregoire de Tours qui finit le second livre de son histoire à la mort de Clovis, écrit dans le troisiéme chapitre de son troisiéme livre. » Cochiliac s’étant embarqué avec les Danois ses sujets, aborda fur les côtes des Gaules. Il y mit pied à terre, & il fac » cagea ensuite un canton du Royaume de Thierri. Déja ces » Barbares après avoir embarqué les Esclaves qu’ils avoient faits & le reste du butin, étoient prêts à mettre à la voile pour regagner leur Patrie. Il n’y avoit plus du moins à terre que leur arriere-garde, commandée par le Roi, qui vouloit aller à bord le dernier. Mais Thierri, dès qu’il eut été informé de cette descente, avoit envoyé une armée de cerre & une flote nombreuse pour attaquer nos Pirates, & il avoit donné le commandement de toutes ces forces à son fils Theodebert. Ce jeune Prince arriva précisément dans le tems qu’une partie on des Danois étoit encore à terre & que l’autre étoit déja rembarquée. Il défit d’abord les Danois qui étoient à terre & leur Roi Cochiliac fut tué dans l’action. Theodebert fut aussi heureux sur mer qu’il l’avoit été sur terre ; sa flote prit les vaisseaux des Danois, & il fit ensuite rendre le butin dont ils étoient chargés à ceux des Sujets de son pere sur lesquels il avoit été fait. »

Il est vrai que Theodebert ne pouvoit avoir gueres plus de douze ou treize ans à la mort du roi son ayeul. Dès que Clovis, comme on l’a vû, n’étoit né qu’en quatre cens soixante et six, le fils de Thierri son fils aîné, n’en pouvoit point avoir beaucoup davantage en l’année cinq cens douze. Mais on sçait bien que les rois envoyent souvent à la guerre leurs enfans, quoiqu’ils ne soient point capables d’y commander. Alors on nomme pour être leurs lieutenans, des officiers experimentés, et qui donnent tous les ordres sous le nom de ces princes. Ainsi Théodebert aura bien pû, quoiqu’il n’eût encore que douze ans, être le chef des armées de son pere ; c’est-à-dire, prêter son nom et ses auspices à ceux qui les commandoient véritablement, et qui ne se disoient que ses lieutenans.

  1. Greg. Tur. Hist. Lib. 3. ch. 12.