Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 3/Chapitre 4

LIVRE 3 CHAPITRE 4

CHAPITRE IV.

Childéric parvient à la couronne. Il est chassé par ses sujets, qui prennent Egidius pour leur chef. Que dans ce tems-là les Francs sçavoient communément le Latin. Du titre de Roi & de la facilité avec laquelle il se donnoit dans le cinquiéme siécle.


Il convient d’interrompre ici le récit des expéditions de Majorien, pour parler de l’avenement de Childéric à la couronne, et des avantures qu’il essuya les premieres années de son regne. Ce prince, suivant le passage de Gregoire de Tours que nous avons déja rapporté, étoit certainement fils de Merovée son prédécesseur, et suivant l’auteur des Gestes il commença son regne vers quatre cens cinquante-sept. Cet auteur dit que Childéric avoit déja regné vingt-quatre ans lorsqu’il mourut, et il mourut, comme on le dira quand il en sera tems, en quatre cens quatre-vingt-un. Ainsi le regne de Childéric doit avoir commencé en quatre cens cinquante-sept, ou l’année suivante.

Nous verrons dans la suite que Tournay étoit le lieu ordinaire de sa résidence, ou si l’on veut sa capitale ? Pourquoi Cambray qui avoit été une des premieres conquêtes de Clodion, n’appartenoit-il pas à Childéric, et pourquoi trouvons-nous cette ville au commencement du regne de Clovis, sous le pouvoir de Ragnacaire, un autre roi des Francs ? Peut-être Ragnacaire étoit-il fils d’un frere de Mérovée ; et peut-être ce frere avoit-il eu Cambray pour son partage à la mort de Clodion son pere.

Les premiers évenemens du regne de Childéric qui nous soient connus, sont sa déposition et son rétablissement. Voici ce qu’on trouve dans Gregoire de Tours concernant cette déposition. » Childéric irrita tellement contre lui les Francs ses sujets, en séduisant leurs filles, qu’il fut obligé de s’évader pour éviter d’être assassıné. Il prit le parti de se refugier dans la Turinge, mais il laissa dans son Royaume un Ministre affidé, & capable d’appaiser avec le tems, l’esprit des révoltés. Childéric avant que de partir convint avec ce Serviteur fidele d’une contremarque, par le moyen de laquelle à il pût l’informer du tems ou les conjonctures seroiene favorables à son retour. Pour cet effet on rompit en deux une piéce d’or, dont le Roi emporta une moitié, laissant l’autre à son Ministre, qui lui dit, quand ils se séparerent : Dès que je vous aurai fait tenir la moitié que je garde, commencez par rapporter avec celle qui demeure entre vos mains, & après vous être bien assuré que ce sera ma moitié que vous aurez reçûë, revenez dans vos Etats avec confiance. Incontinent Childéric partit, & il se réfugia dans la Turin où il vecut comme un simple particulier à la Cour du Roi Basinus, & de la Reine femme de ce Prince. » Fut-ce dans la Turinge Gauloise, ou dans la Turinge Germanique, que Childéric prit son azile : Nous l’ignorons. » Après le dé » part de ce Prince, Gregoire de Tours reprend ici la parole : » Les Francs d’un consentement unanime choisirent pour les gouverner ce même Egidius, dont j’ai dit ci-dessus qu’il avoit été fait Maître de la Milice par l’Empereur. » Nous rapporterons le reste du passage, quand nous en serons à l’année quatre cens soixante et deux, qui suivant mon opinion, fut celle du rétablissement de Childéric.

L’abbréviateur et l’auteur des Gestes racontent ce fait, comme Gregoire de Tours. Ils disent même le nom du confident de Childéric, ils nous apprennent que ce sujet fidelle s’appelloit Viomade.

Quoique Gregoire de Tours ne dise point que les interêts de l’empire ayent eu part au détrônement de Childéric, on est tenté néanmoins, quand on fait réflexion sur les conjonctures où il arriva, de croire que cette destitution aura été ménagée par Egidius, qui pouvoit avoir des raisons de penser que Majorien ne devoit point se fier à ce roi des Francs. Cette déposition peut donc bien avoir été une des conditions du traité fait entre Majorien et les Francs, qui étoient encore si mal avec lui en quatre cens cinquante-huit, lorsque Sidonius faisoit contre eux les imprécations qu’on a lûës, et qui peu de tems après étoient si bien néanmoins avec cet empereur, qu’ils choisirent pour les gouverner, Egidius qu’il avoit fait son généralissime dans le département des Gaules, et qui lui étoit entierement dévoué, ainsi qu’on l’a déja vû et qu’on le verra encore par la suite de l’histoire.

Comme Gregoire de Tours nacquit en l’année quatre cens quarante-quatre, et seulement soixante et trois ans après la mort de Childéric, il a dû voir plusieurs personnes qui avoient vû et ce prince et ses contemporains. Ainsi l’on ne pourroit point recuser le témoignage de notre historien sur un évenement aussi public et aussi mémorable que celui de la déposition du roi des Saliens, et du choix que les Saliens firent ensuite d’Egidius pour les gouverner, quand bien même les principales circonstances de cet évenement seroient de nature à paroître moralement impossibles. Il est vraisemblable qu’il arrive souvent plusieurs choses contre la vraisemblance. Mais la narration de notre historien ne contient rien que de très-plausible, à en juger par les usages du tems, comme par ce que nous sçavons, soit concernant la situation où étoient alors les Francs Saliens établis sur le territoire de l’empire, soit concernant les relations continuelles où ils étoient depuis deux siécles avec les Romains. Si Childéric a recours à l’expédient de la piece d’or partagée en deux pour être informé avec certitude quand le tems favorable à son rétablissement seroit enfin arrivé, c’est que l’art d’écrire en chiffres n’étoit connu ni de lui ni de son correspondant, et que ce correspondant ne vouloit pas être obligé de confier un jour son secret, ou bien à un messager qui pourroit être infidele, ou bien à une lettre écrite en caracteres ordinaires, et qui pourroit être interceptée.

Il est donc trés-croyable qu’une tribu de Francs qui demeuroit sur le territoire de l’empire en qualité de confédérés, ait, après avoir destitué son roi, choisi pour la gouverner dans ses quartiers, le même homme qui la commandoit quand elle servoit en campagne. Les personnes sensées de ce petit Etat dûrent représenter aux autres que c’étoit là ce qu’on pouvoit faire de mieux. Childéric, auront-elles dit, est un prince brave et liberal, nous l’avons reconnu pour roi, et il ne sera pas toûjours aussi jeune qu’il l’est aujourd’hui. Le tems et les malheurs s’en vont le rendre sage, et notre colere toute juste qu’elle est, ne durera point si long-tems. Nous serons donc bien-aises un jour de rappeller le fils de Merovée. Si nous élisons aujourd’hui un autre roi qui soit de notre nation, nous ne pourrions plus rappeller Childéric, sans allumer entre nous une guerre civile ? Qui nous gouvernera durant l’interregne ? Prions Egidius de vouloir bien être notre chef pendant ce tems-là. Nous lui obéïssons déja quand nous sommes à la guerre. Nous lui obéïrons aussi quand nous serons revenus dans nos quartiers. La réputation de justice et de probité qu’Egidius avoit dans les Gaules aura achevé de déterminer les sujets du roi dépossedé à prier Egidius de se charger du soin de leur administrer la justice, et de décider les contestations qui naîtroient entr’eux. D’un autre côté le Romain à qui ce choix donnoit encore plus de crédit sur la tribu des Saliens, qu’il n’en avoit en qualité de généralissime des troupes des Gaules, se sera chargé volontiers du soin de la gouverner. Comme il faisoit son séjour ordinaire à Soissons, dont il laissa même la possession à son fils Syagrius, ainsi qu’il le sera dit dans la suite, le lieu de sa demeure n’étoit pas bien éloigné des quartiers des Francs qui le prenoient pour leur chef politique.

Nous avons déja dit à l’occasion du dénombrement que Sidonius Apollinaris fait de l’armée de l’empereur Majorien, que le Pere Daniel s’inscrivoit en faux contre l’histoire de la déposition de Childeric, et même nous avons réfuté l’argument qu’il tire pour appuyer son opinion, de ce qu’il ne se trouvoit point de Francs parmi les barbares qui servoient dans cette armée-là, en qualité de troupes auxiliaires. Mais cet argument n’est pas le seul qu’il employe pour montrer que l’histoire, dont il s’agit, n’est qu’une fable, et que la conduite qu’on fait tenir aux Francs en cette occasion doit paroître aussi bizarre, que l’auroit été en mil six cens quatre-vingt-sept la conduite des Turcs, si lorsqu’ils eurent déposé Mahomet IV ils avoient placé sur le trône des ottomans le prince Charles de Lorraine, qui commandoit alors l’armée de l’empereur en Hongrie, et qui ne devoit sa gloire qu’aux avantages qu’il avoit remportés sur eux. Notre auteur met encore en œuvre plusieurs autres preuves pour appuyer son sentiment. Il est vrai qu’aucune n’est du genre de celles qu’on nomme des preuves positives. Le P. Daniel ne cite aucun écrivain ancien qui se soit inscrit en faux contre la narration de Gregoire de Tours, ou qui ait dit le contraire. Il est réduit à des preuves négatives. En premier lieu, allégue-t-il, le fait est incroyable. En second lieu, aucun auteur contemporain ne le rapporte.

Paroît-il possible, dit notre critique, que les Francs qui étoient barbares et payens, ayent choisi pour leur roi un Romain qui étoit chrétien ; supposé qu’ils l’ayent élû, ce Romain a-t-il pû accepter leur couronne ? N’a-t-il pas dû en être empêché par la crainte de se rendre suspect à l’empereur.

J’en ai déja dit assez pour montrer que les Francs sujets de Childéric se trouvoient, après la déposition de ce prince, dans des circonstances, où il leur convenoit de choisir un Romain tel qu’Egidius pour les gouverner. Il est vrai que ces Francs étoient encore payens, et qu’Egidius étoit catholique, mais rien n’étoit plus commun dans ces tems-là, que de voir le soldat payen obéir à un officier chrétien, et le soldat chrétien obéir à un officier payen. Sans parler des Romains qui, comme Litorius Celsus, étoient encore payens dans le cinquiéme siécle, la plûpart des officiers barbares qui servoient l’empire alors, étoient idolâtres. Combien y avoit-il de subalternes et de soldats de la religion dominante, qui pour lors étoit la chrétienne, dans les troupes que ces officiers commandoient. Les Saliens qui choisirent Egidius pour roi, ne lui obéissoient-ils pas déja auparavant comme au géneralissime qui commandoit dans le païs où ils étoient cantonnés ?

En quelle langue, dira-t-on, Egidius qui étoit Romain pouvoit-il se faire entendre à ses nouveaux sujets, dont la langue naturelle étoit la langue tudesque ou germanique. Je ne me prévaudrai pas de ce que nous avons vû de nos jours, des rois gouverner des sujets dont ils n’entendoient point la langue naturelle. Je puis alléguer des raisons plus satisfaisantes. En premier lieu, je dirai qu’Egidius né dans les Gaules, et qui toute sa vie avoit servi dans des armées, où il y avoit tant de troupes composées de soldats germains, pouvoit bien avoir appris le tudesque, et probablement il le sçavoit assez pour entendre ceux qui lui parloient en cette langue, et pour s’y faire entendre. Egidius aura voulu sçavoir le tudesque par la même raison que les officiers françois vouloient durant les guerres terminées par le traité de Munster et par le traité des Pyrenées, sçavoir l’allemand. Ce qui est certain, c’est que le fils d’Egidius, le Syagrius celebre dans le commencement de nos annales, sçavoit si bien, comme nous le verrons, la langue des peuples germaniques, que ces barbares appréhendoient de faire des barbarismes lorsqu’ils la parloient devant lui.

Je dirai en second lieu, qu’il est plus que probable que les Francs sujets de Childéric parloient, ou du moins, que généralement parlant, ils entendoient tous le latin en quatre cens cinquante-neuf. Avant même que les Francs eussent établi sur le territoire de l’empire aucune colonie indépendante, le latin devoit être dans leur païs une langue aussi commune, que l’est le françois dans la partie de la Suisse où la langue naturelle est l’allemande. La relation qui étoit entre les Francs et les Romains, et dont nous avons parlé fort au long, avoit dû rendre la langue latine très-commune dans l’ancienne France, et réciproquement celle des Francs commune dans les païs qui n’en étoient séparés que par un fleuve. Il n’étoit guéres plus difficile aux barbares d’apprendre à parler latin, qu’aux Romains d’apprendre la langue germanique. Aussi voyons-nous que dès le regne d’Auguste, il y avoit déja plusieurs païs où le latin étoit une langue sçûë de beaucoup de monde, quoiqu’ils ne fussent point sous la domination de Rome. Velleïus Paterculus en parlant de la guerre que les habitans de la Pannonie et d’autres païs qui n’avoient point encore été réduits en forme de province, déclarerent à l’empire, dit : que non-seulement les Pannoniens avoient connoissance de la discipline militaire des Romains, mais qu’ils sçavoient encore la langue de ces derniers. Supposé néanmoins que les Francs qui suivoient Clodion, lorsqu’il s’établit entre l’Escaut et la somme vers l’année quatre cens quarante-cinq, n’eussent point appris déja le latin en fréquentant les Romains, et en servant dans leurs armées, ils en auront appris du moins quelque chose dans le commerce continuel qu’ils eurent après cette occupation, avec les anciens habitans de la seconde Belgique, au milieu desquels ils s’étoient domiciliés. La langue latine étoit alors une langue vivante. Il doit encore être arrivé que les enfans de cette peuplade, qui en quatre cens quarante-cinq étoient au-dessous de l’âge de dix-huit ans, ayent appris à parler la langue latine, même sans avoir pensé à l’étudier. On sçait combien à cet âge les hommes ont d’aptitude pour apprendre les langues qu’ils entendent parler sans cesse. Or ces enfans devoient faire déja une grande portion des chefs de famille sujets de Childéric dans le tems qu’ils choisirent Egidius pour les gouverner.

Enfin on ne sçauroit douter que lors de la mort de Childéric, les Francs ses sujets ne sçussent tous, généralement parlant, la langue latine. En voici la preuve. Personne n’ignore que nos premiers rois ont pratiqué, pour donner l’autenticité et la validité à leurs diplomes et rescripts, l’usage des empereurs et de tous les Romains : celui d’y apposer leur cachet gravé sur un anneau qu’ils portoient ordinairement au doigt. C’étoit, pour ainsi dire, à l’empreinte de ce sceau que déferoient ceux à qui les ordres étoient adressés, et ils ne devoient les exécuter qu’après l’avoir bien reconnuë. L’usage commun étoit alors d’écrire sur des tablettes enduites de cire, et il étoit trop facile de contrefaire cette écriture, parce que les faussaires pouvoient retoucher chaque lettre à leur plaisir, sans qu’il parût sensiblement que les caracteres eussent été altérés. Aussi l’anneau dans le chaton duquel se trouvoit ce cachet, servoit-il de lettre de créance et de pouvoir à celui à qui on le confioit. Quand Clovis envoya Aurelien négocier le mariage de sainte Clotilde, il remit un de ses anneaux à ce ministre, comme une marque suffisante à persuader qu’on pouvoit ajouter foi à tout ce qu’il proposeroit au nom de son maître. Gregoire de Tours, pour donner à entendre que le ministre en qui le roi Sigebert avoit le plus de confiance, étoit Siggo le référendaire, dit que ce prince laissoit son anneau entre les mains de Siggo. La loi nationale des Allemands rédigée par les soins de notre roi Dagobert I dont ils étoient sujets, s’explique en ces termes pour statuer sur le châtiment de ceux qui manqueroient à obéïr à leurs supérieurs. » Si quelqu’un a méprisé le cachet ou le sceau de son Géneral, qu’il paye douze sols d’or d’amende, s’il a méprisé le cachet de son Comte, qu’il en paye six, & trois s’il a méprisé le cachet de son Centurion. » On voit bien qu’ici cachet est pris pour un ordre où un cachet avoit été apposé.

Or nous avons encore aujourd’hui à la bibliotheque du roi, l’anneau dont Childéric se servoit pour signer ses ordres lorsqu’il mourut, puisque c’est celui qui fut trouvé dans le cercueil de ce prince, lorsqu’on découvrit son tombeau à Tournay en l’année mil six cens cinquante-trois. C’est une matiere dont nous parlerons plus au long, quand nous en serons à la mort de Childéric. On voit, et c’est ce qui est important ici, la tête de Childéric gravée sur le métail du chaton de cet anneau qui est d’or, et on y lit cette inscription écrite en forme de legende Childerici regis. C’est sur quoi je renvoye aux livres qui nous ont donné l’estampe de ce cachet. Est-il croyable que Childérîc eût fait graver l’inscription qui caracterisoit son sceau, pour parler ainsi, et qui par conséquent en faisoit l’autenticité, dans une langue qui géneralement parlant n’étoit entenduë par ceux qui devoient obéïr aux ordres qui tiroient leur force de ce sceau ? Il est vrai que nos rois mettent autour des effigies et des écus qui sont sur leurs sceaux et sur leurs monnoyes des legendes latines, quoique la plus grande partie de leurs sujets n’entende point le latin. Mais nos rois, n’en usent ainsi, qu’en continuant l’usage ancien introduit sous la premiere race, et quand le latin étoit encore dans les Gaules une langue vivante, et même la langue la plus en usage. Au contraire, Childéric auroit introduit une nouveauté odieuse. Si l’on suppose que la legende des sceaux de son prédécesseur fût en latin, il faudra convenir que dès le tems de son prédecesseur, les Francs entendoient déja communément la langue latine.

Enfin le séjour que les barbares firent sur le territoire de l’empire dans le cinquiéme siécle souvent comme ses soldats, quelquefois comme captifs, dûrent rendre la langue latine une langue commune parmi ces peuples. Aussi Priscus Rhetor, écrivain grec, rapporte-t-il que se trouvant en qualité d’envoyé de l’empereur de Constantinople à la cour d’Attila, il fut surpris de voir qu’un homme vêtu en Scythe lui parloit grec, parce, dit-il, que les Scythes ne se servent guéres que de langues qui sont étrangeres pour nous autres Grecs. Nos barbares, ajoûte Priscus, parlent la langue des Huns, mais plus communément celle des Gots. Ceux d’entre eux qui ont eu occasion d’avoir plus de commerce avec les Romains, parlent latin.

Rien n’empêcha donc les Francs sujets du roi Childeric de prier Egidius de leur rendre la justice, et de leur tenir lieu de roi durant l’interregne. Je ne vois pas non plus ce qui pourroit avoir empêché Egidius de se charger de ce soin-là. Il a dû craindre, allegue-t-on, de se rendre suspect à l’empereur et à ses ministres, en acceptant la couronne qui lui étoit offerte par une nation étrangere. En premier lieu, je réponds qu’Egidius avoit mérité, et qu’il paroît avoir eu, toute la confiance de l’empereur Majorien. En second lieu, la couronne que les Francs mettoient sur la tête d’Egidius, ne le rendoit guéres plus puissant qu’il l’étoit déja. Cette couronne n’étoit point alors rien d’approchant de la couronne de France : ni même de la plus petite des couronnes qui sont aujourd’hui dans la societé des nations. D’ailleurs, supposé que véritablement ces Francs lui ayent donné le titre de roi, je ne crois point qu’il l’ait jamais voulu prendre. Premierement, le peuple qui l’avoit proclamé roi, étoit, comme nous le verrons dans la suite, peu nombreux. Le territoire dont il étoit maître étoit peu considérable, tant par sa petite étenduë, que par l’état où il étoit encore alors. Quel pays occupoit la tribu des Francs sur laquelle regnoit Childéric ? La cité de Tournay et quelques contrées sur les bords du Vahal. Nous avons exposé déja combien il s’en falloit que ce pays-là ne fût alors peuplé et cultivé ainsi qu’il l’est aujourd’hui. Secondement, le titre de roi ne devoit guéres honorer dans ce tems-là, un homme comme Egidius, qui en vertu de la dignité dont il étoit revêtu commandoit tous les jours à plusieurs rois.

Ce titre ne supposoit point alors comme il le suppose aujourd’hui, une indépendance entiere de celui qui le porte. Les Romains étoient accoutumés depuis long-tems à compter des rois parmi les sujets de l’empire. Velleius Paterculus qui écrivoit sous le regne de Tibere et dans un tems où il y avoit un si grand nombre de rois en Asie, dit que parmi ces princes il n’y avoit plus que le roi des Parthes qui jouît de l’indépendance.

Le titre de roi si grand et si auguste aujourd’hui, n’étoit donc point alors aussi respectable relativement aux autres titres des souverains. Qui fait d’ailleurs la noblesse et l’éminence d’un titre ? Deux choses. Le petit nombre de ceux qui le portent, et le pouvoir qui s’y trouve ordinairement attaché. Or dans le cinquiéme siécle il y avoit en Europe des rois sans nombre, parce qu’on y donnoit le titre de roi à tous les chefs suprêmes des nations barbares, et même aux chefs des differens essains de ces nations que l’envie de changer leur fortune contre une meilleure, faisoit entrer au service de l’empire, souvent malgré lui. Procope dit en parlant de Theodoric roi des Ostrogots et dont il sera fait souvent mention dans la suite ; » Qu’il se contenta toujours du nom de Roi, qui est le titre que les Peuples Barbares ont coutume de donner à leurs Chefs suprêmes. » Notre historien regarde comme une action de modestie, que Theodoric qui pouvoit prendre le titre d’une des grandes dignités de l’empire, s’en soit tenu au titre de roi.

Il y avoit donc plusieurs de ces rois moins puissans encore que ne l’étoit Childéric, qui du moins avoit un territoire. Plusieurs rois n’en avoient aucun. La contrée où ils habitoient étoit du domicile de l’empire, et ils ne se disoient rois que parce qu’ils avoient quelques sujets. Ennodius, évêque de Pavie, et né dans le cinquiéme siécle, dit en parlant d’une armée que Theodoric, roi des Ostrogots, et souverain de l’Italie, mena en personne contre des barbares qui lui faisoient la guerre : » Qu’il y avoir dans cette armée une si grande quantité de Rois, que leur nombre étoit égal au nombre des Soldats qu’on pouvoit nourrir avec les subsistances que les habitans du District où elle campoit, étoient obligés à fournir. Le titre de roi n’étoit pas plus commun dans la Grece, lorsqu’elle entreprit la guerre de Troye, qu’il l’étoit dans l’empire d’Occident pendant le cinquiéme siécle. Aussi les Romains d’Orient ne vouloient-ils pas donner à tous ces rois le titre de Basileus, qui cependant signifie roi en langue grecque. Ils auroient crû avilir ce titre, qu’Alexandre, ses successeurs et les autres grands rois d’Asie avoient porté, et que prirent même les empereurs de Constantinople. C’est pour ne point tomber dans cet inconvénient qu’ils avoient, s’il est permis d’user de ce terme, grecisé le mot rex en lui donnant une terminaison grecque, et ils l’employoient ainsi travesti, lorsqu’ils avoient occasion de parler des rois barbares de l’Occident, et même des rois des Francs. Ce n’a été qu’à nos rois de la seconde race que les empereurs de Constantinople ont donné le titre de basileus au lieu de celui de regas. Les Grecs furent long-tems sans vouloir changer leur ancien usage, quoique la condition des rois, pour parler ainsi, fût bien changée en Occident.

A proportion que le grand nombre de rois qu’il y avoit dans le cinquiéme siecle vint à diminuer, et à mesure que leur pouvoir vint à s’augmenter, la societé des nations se fit une plus grande idée de la royauté, et le titre de roi devint plus auguste. Elle en vint donc jusqu’à refuser ce titre respectable à des princes beaucoup plus puissans que ceux qui l’avoient porté dans les siécles précedens, mais qui cependant ne l’étoient point encore assez pour lui en paroître dignes, depuis qu’elle s’étoit fait une idée du nom de roi differente de celle qu’on en avoit dans le cinquiéme siécle. Dès le quinziéme on ne vouloit plus qu’un souverain méritât d’être appellé du nom de roi, si son Etat ne renfermoit pas au moins dix diocèses et une métropole. Les réünions de plusieurs couronnes sur une seule et même tête qui se firent en Europe dans le cours du seiziéme siécle, ou dans le commencement du dix-septiéme siécle, et qui diminuant le nombre des rois augmentoient en même-tems la puissance de ceux qui restoient, donnerent encore plus de splendeur aux têtes couronnées. A quel point le titre de roi ne devint-il pas respectable dans la societé des nations en mil six cens quatre, qu’il ne s’y trouva plus que six souverains qu’on désignât par le nom de roi. Elevés que nous sommes dans l’idée du titre de roi laquelle on se fit alors, notre premier mouvement nous porte à penser que tout prince à qui nous voyons qu’un historien donne le nom de roi, a été un prince puissant, dont la domination s’étendoit sur une vaste contrée. Mais pour se mettre bien au fait de l’histoire du cinquiéme siécle, il faut se défaire de cette prévention, et se redire à soi-même en plusieurs occasions ce qui vient d’être exposé. Il faut se rappeller de tems en tems que ceux de ces rois qui servoient l’empire, et c’étoit la destinée de plusieurs d’entr’eux, étoient subordonnés au maître de la milice dans le département où étoient leurs quartiers. Voilà pourquoi j’ai crû pouvoir avancer qu’il n’est point vraisemblable qu’Egidius ait jamais daigné se parer du titre de roi des Francs.

Les rois barbares eux-mêmes regardoient le grade de maître de la milice comme une dignité superieure à la royauté, et ils tenoient à grand honneur de parvenir à ce grade. L’histoire le dit assez, et c’est même, comme pénétré d’un pareil sentiment que s’explique un des rois des Bourguignons dans une lettre qu’il écrit à l’empereur des Romains d’Orient, et que nous rapporterons en son lieu[1]. Ici je me contenterai, pour confirmer la conjecture que je viens d’avancer concernant Egidius, que lorsque les Romains avoient à parler d’un prince qui étoit à la fois l’un des rois de sa nation, et l’un des grands officiers de l’empire, ils dédaignoient de le nommer roi, et qu’ils ne le designoient que par le titre de la dignité que l’empereur lui avoit conferée. Quand le pape Hilaire dans une lettre qu’il adresse à Leontius évêque d’Arles parle, de Gundiacus ou Gunderic, roi des Bourguignons, et maître de la milice, c’est par ce dernier titre qu’il désigne le roi des Bourguignons[2]. Quand Sidonius Apollinaris fait mention de Chilpéric, fils de Gunderic, et qui comme son pere étoit à la fois roi des Bourguignons et maître de la milice, il ne l’appelle point le roi Chilperic , mais Chilperic maître de la milice. Enfin lorsqu’Alcimus Avitus fait mention de Sigismond neveu de ce Chilperic, et qui étoit en même-tems roi des Bourguignons et patrice, il l’appelle le patrice Sigismond et non pas le roi Sigismond[3].

Le titre de roi des Francs, qu’Egidius aura pris ou qu’il n’aura pas pris, et le pouvoir que ce titre lui donnoit, n’ont point dû par conséquent exciter la jalousie des ministres de Majorien, ni mériter que dans le tems même il en fût beaucoup parlé. Ainsi la seconde objection que le Pere Daniel fait contre la vraisemblance de l’évenement dont il est ici question, et qu’il tire du silence des auteurs contemporains, se trouve réfutée suffisamment par les mêmes raisons que nous avons employées à combattre la premiere. Je me contenterai donc de faire une simple remarque sur cette seconde objection. On se figure d’abord en la lisant que nous ayons plusieurs volumes d’histoires, où les évenemens arrivés dans les Gaules pendant le tems qu’Egidius gouvernoit les Francs établis dans le Tournaisis, soient narrés fort au long par des auteurs contemporains. Cependant tous les écrits composés dans ce tems-là, et que nous avons encore, se réduisent à la cronique d’Idace, et à quelques ouvrages, soit en prose, soit en vers, de Sidonius Apollinaris. Idace qui écrivoit en Espagne, ou n’aura point entendu parler de la déposition de Childéric, ou bien il n’aura point jugé à propos de faire mention d’un évenement qui n’interessoit guéres ses compatriotes, lui qui écrivoit une cronique si succincte, que souvent elle n’employe qu’une ligne pour raconter les batailles et les sieges les plus mémorables qui ayent été données, ou qui ayent été faits dans les Gaules. Quant à Sidonius Apollinaris, on sçait bien qu’il n’a point écrit les annales de son tems, et que s’il parle dans ses ouvrages de plusieurs événemens arrivés pour lors, c’est uniquement par occasion. Ou ce saint évêque n’aura point eu celle de parler de l’évenement dont il s’agit, ou ceux de ses ouvrages dans lesquels il en faisoit mention, ne seront point venus jusqu’à nous.

Outre les objections que nous venons de réfuter, le Pere Daniel en fait encore deux pour montrer que l’histoire de la déposition de Childéric et de l’installation d’Egidius sur le trône de ce prince, n’est qu’une histoire apocryphe. Une de ces objections est de dire : que cette histoire est pleine de circonstances pueriles et indignes de foi en même-tems : l’autre objection est que cette histoire est démentie par la cronologie. On peut, dit-il, prouver par la cronologie qu’il est impossible que le détrônement de Childéric ait duré huit ans. En effet Egidius étoit déja maître de la milice quand il fut choisi par les Francs pour regner sur eux après la dépossession de Childéric, et cependant Childéric fut rétabli avant la mort d’Egidius qui mourut au plus tard cinq ans après avoir été fait maître de la milice par Majorien. Nous le prouverons dans la suite.

Je réponds à la premiere objection que les circonstances pueriles, et si l’on veut, extravagantes qui sont dans la narration de cet évenement, telle que le Pere Daniel nous la donne, ne sont point dans la narration de Gregoire de Tours. On peut connoître quelles sont les circonstances que le Pere Daniel a tirées des écrivains postérieurs à Gregoire de Tours, et qu’il a inserées dans sa narration, en la comparant avec celle de Gregoire de Tours que nous avons rapportée fidelement. Un fait attesté par un auteur presque contemporain en deviendra-t-il moins croyable, parce qu’il aura plû aux écrivains postérieurs d’ajoûter à la narration de cet auteur des circonstances indignes de foi ? Quant à la seconde objection tirée de la cronologie, nous y répondrons lorsque nous traiterons du rétablissement de Childéric. Ici je me contenterai de dire que l’objection à laquelle je promets de satisfaire prouve bien que la destitution de Childéric n’a pu durer huit ans, mais non pas qu’elle n’ait point eu lieu, et de rapporter un passage du P. Daniel lui-même, concernant les loix de l’histoire. Voici donc ce qu’il dit à ce sujet, après avoir raconté la condamnation et le suplice de la fameuse reine Brunehaut, femme de Sigebert premier roi d’Austrasie et petit-fils du grand Clovis. » Un de nos celebres Historiens[4], Cordemoy, entreprit ils a quelques années, de faire l’Apologie de cette malheureuse Princesse, qui avoit déja été faite par le Jesuite Mariana dans son Histoire d’Espagne, en faveur de son pays où elle avoit pris naissance, » Notre auteur montre ensuite que les raisons du pere Mariana et de M de Cordemoy ne sont rien moins que solides, et qu’elles se trouvent réfutées dans l’histoire de France par M De Valois. Après quoi il écrit : » Vouloir en faveur de cette Reine révoquer en doute sur de foibles conjectures & par des raisonnemens géneraux, des faits rapportés par les plus anciens Historiens que nous avons, & dont ils conviennent entr’eux pour la plupart, c’est agir contre toutes les loix de l’Histoire. »

  1. Liv. 5. Ch. 3.
  2. Lib. 6. Ep. 6.
  3. Ep. 7.
  4. Tom. I. pag. 268. Edit. de 1722.