Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 3/Chapitre 19

LIVRE 3 CHAPITRE 19

CHAPITRE XIX.

Quelle pouvoit être la constitution du Royaume de Clovis, & son étenduë. Les Rois des autres Tribus des Francs étoient indépendans de lui. Des forces de Clovis. Differentes manieres d’écrire le nom de ce Prince. De l’autorité de la vie de Saint Remy écrite par Hincmar.


Lorsque les officiers de l’empereur laisserent Mérovée, et les autres rois des Francs maîtres de Tournay, de Cambray, en un mot de la partie des Gaules renfermée entre le Vahal, l’ocean et la Somme, et que ces princes ou leurs auteurs avoient occupée vers l’année quatre cens quarante-cinq, je crois bien que ce fut à condition que la monarchie Romaine en conserveroit toujours la souveraineté. On aura stipulé, que nos barbares se contenteroient d’y joüir en qualité de ses confédérés, d’une portion des fonds et des revenus publics, qui leur tiendroit lieu de solde. Je m’imagine donc, que la condition de la partie des Gaules dont il s’agit ici, fut alors précisement telle que l’est aujourd’hui dans la même contrée, la condition de Furnes, d’Ypres, de Menin et de Tournay, en conséquence du traité de barriere fait entre l’empereur d’un côté et le roi d’Angleterre et les Etats Géneraux des Provinces-unies des Pays-Bas de l’autre, en mil sept cens quinze. Suivant ce traité, la souveraineté de ces quatre villes et de leurs districts, appartient bien toujours à l’empereur, en sa qualité de chef de la maison d’Autriche, mais leurs hautes puissances y ont le droit des armes, et celui de s’y faire payer d’une maniere ou d’une autre, les sommes nécessaires pour entretenir les fortifications et les troupes qu’elles y doivent avoir en garnison.

Que sera-t-il arrivé dans Tournay et dans les autres villes des Gaules, où les Romains avoient consenti de gré ou de force que les Francs eussent des quartiers. C’est que durant les troubles survenus après la mort de Valentinien III nos barbares se seront arrogé dans ces contrées limitrophes de l’ancienne France, tous les droits de la souveraineté, ou sous un prétexte ou sous un autre. Rien n’est plus facile, quand on a le droit des armes dans un pays, que d’y usurper les autres droits de souveraineté. Il aura fallu lever des subsides extraordinaires dans quelques cas urgens. Le moyen d’imposer et d’exiger des taxes avec équité et avec la promptitude requise, si l’on n’a point à sa dévotion tous les tribunaux et tous les magistrats qui peuvent traverser en mille manieres la levée des deniers ? Les rois Francs se seront mis donc en possession de nommer les officiers civils, dans la présomption que ceux qu’ils auroient nommés, seroient confirmés par le préfet du prétoire des Gaules. Sur le refus qu’il aura fait de confirmer quelqu’un de ces officiers, on se sera abstenu de lui demander davantage son agrément, et les rois Francs auront instalé en leur propre nom tous les officiers civils des villes et autres lieux où ces princes avoient leurs quartiers. Enfin les armes, comme le dit Tacite, attirent si bien à elles toute l’autorité, que celui qui a le droit des armes dans quelque lieu, s’en rend le véritable souverain insensiblement, et pour ainsi dire, sans y penser. Je conclus donc que Clovis étoit également revêtu du pouvoir civil et du pouvoir militaire dans son royaume, bien que cet Etat fût encore, suivant le droit des gens, une portion du territoire de l’empire.

Ce royaume étoit-il étendu ? Mon sentiment est qu’il comprenoit uniquement le Tournaisis, quelques autres pays situés entre le Tournaisis et le Vahal, et suivant les apparences, la portion de l’Isle des Bataves que les Saliens avoient occupée dès le regne de l’empereur Constans, et dont on ne voit point dans l’histoire que les Romains les ayent jamais expulsés. Il est vrai qu’aucun auteur du cinquiéme ou du sixiéme siécle ne nous dit expressément quelles étoient les bornes du royaume que Childéric laissa en mourant à son fils ; mais je m’appuye sur deux raisons pour croire que l’étenduë de cet Etat fut très-petite. La premiere de ces raisons est, que les cités qui confinent avec le Tournaisis, étoient possedées par d’autres rois lors de l’avenement de Clovis à la couronne. La seconde, c’est que nous sçavons positivement que le nombre des Francs sujets de Clovis étoit encore très-petit la seiziéme année de son regne. Il convient de déduire tous ces faits et toutes ces raisons.

Comme Childéric fut enterré à Tournay, on ne sçauroit douter qu’à sa mort il ne fût maître de cette ville, et qu’il ne l’ait laissée à son fils. Nous sçavons encore que Clovis lui-même y fit sa résidence ordinaire les premieres années de son regne. Saint Ouen évêque de Rouen dans le septiéme siecle, dit en parlant de la promotion de S. Eloy son contemporain et son ami, aux évêchés de Tournay et de Noyon qui pour lors étoient unis. » Voilà comment ils confererent à un Orfévre, qui n’avoit pas coupé ses cheveux, c’est-à-dire, qui étoit encore Laïque, & malgré lui, le gouvernement spirituel de la Capitale du Vermandois & de Tournay, qui dans les tems précedens avoit été la Ville royale. » Or en quels tems Tournay a-t-il pû être une ville royale, la ville dans laquelle le roi du peuple qui l’avoit conquise faisoit son séjour ordinaire, en un mot une ville capitale, si ce n’est durant les premieres années du regne de Clovis et sous Childéric et sous Mérovée les successeurs de Clodion, qui comme nous l’avons vû, s’en étoit emparé vers l’an quatre cens quarante-quatre. Dès que Clovis eut conquis la cinquiéme année de son regne, les pays où Syagrius s’étoit cantonné, il fit son séjour ordinaire à Soissons, et il continua d’y demeurer jusqu’aux tems qu’il transporta le siege de sa monarchie à Paris, où il est toujours demeuré depuis. Nous parlerons de ces évenemens dans la suite.

En effet après que les Gaules eurent été assujetties à la monarchie Françoise, tous les autres Francs eurent long-tems une considération particuliere pour les Francs du Tournaisis, parce que ceux-ci descendoient apparemment des Francs dont Clovis étoit né roi, et qui lui avoient aidé à faire ses premieres conquêtes. On regardoit donc alors les Francs du Tournaisis, comme l’essain le plus noble de la nation, comme la tribu qui avoit jetté les premiers fondemens de la grandeur de la monarchie. Deux Francs du Tournaisis ayant une querelle l’un contre l’autre, la reine Frédégonde voulut les accorder elle-même, dans la crainte que leurs démêlés ne donnassent lieu à de grands désordres à cause des partisans que chacun d’eux trouveroit. Cette princesse ne pouvant point venir à bout de les accorder, elle se porta jusqu’à les faire assassiner de la maniere la plus barbare, afin d’éteindre l’étincelle qui pouvoit allumer le feu ; mais ce meurtre fit soulever toute la Champagne où elle étoit alors, et ce ne fut point sans peine qu’elle se sauva.

On peut aussi regarder la considération qu’on avoit dans la monarchie pour les Francs du Tournaisis, comme une des causes pour lesquelles sous la troisiéme race, la cité de Tournai demeura soûmise immédiatement à nos rois. Dans le tems de la formation des grands fiefs, Tournai resta une Régale, c’est-à-dire, une enclave qui bien que située au milieu du territoire d’un vassal puissant, ne reconnoissoit point le pouvoir de ce vassal, mais relevoit nuëment de la couronne, et ne recevoit d’autres ordres que ceux du seigneur suzerain ou du roi. Tournai n’a donc point reconnu les comtes de Flandres, quelque puissans qu’ils ayent été, jusqu’en mil cinq cens vingt-neuf, que le roi François Premier le céda par la paix de Cambrai à l’empereur Charles-Quint comte de Flandres. Pour revenir au royaume auquel Clovis succéda, après avoir fait voir qu’il comprenoit le Tournaisis, et que très-probablement il s’étendoit jusques dans l’Isle des Bataves du côté du septentrion, faisons voir que des trois autres côtés il ne pouvoit gueres s’étendre au-delà des limites de la cité de Tournai. Du côté de l’orient, le Tournaisis confinoit avec la cité de Tongres, et peut-être avec celle de Cologne ; car qui peut sçavoir précisement quelles étoient alors les limites de ces trois cités. Or nous sçavons par l’histoire que Clovis n’occupa la cité de Cologne qu’après la mort de Sigebert roi des Ripuaires arrivée au plûtôt en l’année cinq cens neuf. Quant à la cité de Tongres, Gregoire De Tours dit en termes exprès que Clovis ne la subjugua que la dixiéme année de son regne. Du côté du midi, le royaume de Clovis étoit borné par celui de Regnacaire qui tenoit la cité de Cambrai. Nous verrons encore que Clovis, lorsqu’il eut affaire contre Syagrius en quatre cens quatre-vingt-six, n’étoit point le maître de la cité de Reims dont le diocèse de Laon n’avoit pas encore été démembré. Tenoit-il quelque chose dans la cité de Vermandois ? Je l’ignore. Enfin l’état du roi Cararic, qu’on ne sçauroit placer ailleurs qu’entre l’ocean et l’Escault, devoit bien resserrer du côté de l’occident le royaume de Clovis. D’ailleurs on verra par la suite de l’histoire, que ce prince conquit et qu’il ne conquit qu’en differens tems, tous ceux des pays qu’il laissa unis à sa couronne quand il mourut, et qui ne sont point du nombre de ceux dont nous avons dit qu’il herita.

On ne sçauroit dire que j’aye tort de circonscrire le royaume de ce prince dans des bornes aussi étroites que le sont celles que je lui ai marquées : on ne sçauroit alleguer que s’il est vrai en un sens que le royaume de Clovis étoit borné au Tournaisis, et à quelques pays alors peu habités, il est aussi vrai dans un autre sens que le royaume de Clovis étoit beaucoup plus étendu ; puisque le roi des Ripuaires, le roi de Cambrai, et les autres rois Francs étoient dépendans de lui, et qu’il pouvoit disposer de leurs forces ainsi que des siennes propres. Cette supposition qui fait de tous les Etats possedés alors par les differentes tribus des Francs un seul et même corps d’Etat gouverné par le même chef suprême, en un mot un seul et même royaume, a contribué autant qu’aucune autre erreur, à donner une fausse idée de l’établissement de notre monarchie. Je vais donc montrer que dans le tems où Clovis succeda au roi Childéric, les rois des differentes tribus de la nation des Francs, étoient indépendans les uns des autres ; tous les rois qu’on vient de nommer, étoient bien en quatre cens quatre-vingt-un les alliés de Clovis, mais ils n’étoient pas ses sujets, ni même pour parler le langage des siecles postérieurs, ses vassaux. Les tribus sur lesquelles ces princes regnoient ne passerent sous la domination de Clovis, qu’en cinq cens neuf au plûtôt. Ce fut alors seulement que ce prince qui n’avoit été jusques-là, qu’un des rois des Francs, devint roi de tous les Francs, ou roi des Francs absolument.

Quand les titres de plusieurs princes sont égaux, la raison veut qu’on suppose que leur rang soit égal, à moins que le contraire n’apparoisse par quelque preuve autentique. Or tous les chefs des differentes tribus du peuple Franc portoient alors également le nom de roi, et l’on ne trouve point dans les monumens du cinquiéme et du sixiéme siecles, que parmi ces rois il y en eût un dont la couronne fût d’un ordre supérieur à celle des autres, de maniere qu’elle donnât droit au prince qui la portoit de se faire obéïr par ceux dont le titre étoit égal au sien, comme par des inferieurs : il y a plus, les monumens litteraires de nos deux siecles fournissent plusieurs faits capables de prouver que Clovis n’avoit aucune supériorité de jurisdiction, ni de commandement sur les autres rois des Francs.

Lorsque Clodéric fils de Sigebert roi des Ripuaires eut tué son pere, Clovis qui avoit formé le projet de se défaire du meurtrier pour s’emparer du royaume de Sigebert, ne fit point le procès au meurtrier devant sa tribu, qui ne pardonnoit pas non plus que les autres tribus des Francs, le parricide et les crimes de leze-majesté. Clovis en usa comme un prince en use en cas pareils envers un autre prince, qui n’est son justiciable en aucune maniere. Le roi des Francs Saliens trama un complot contre Clodéric, et ce fut en conjuré, et non point en juge qu’il le fit mourir. Clovis le fit assassiner par des meurtriers apostés. Nous raconterons ce fait plus au long quand il en sera tems.

D’ailleurs depuis qu’il y a des empires et des monarchies, la subordination d’une couronne à une autre couronne, a toujours établi en faveur de la couronne dominante, le droit de réünir à elle la couronne inférieure au défaut de ceux qui étoient appellés à la porter, ou du moins le droit d’en disposer en faveur d’un tiers capable de la porter. Dès que les royaumes dépendans de l’empire Romain venoient à vacquer de cette maniere-là, les empereurs les réduisoient en forme de provinces, ou bien ils les conferoient aux personnes qu’il leur plaisoit d’en gratifier. Ainsi dans la supposition que la couronne des Ripuaires eût été pour parler à notre maniere, mouvante de la couronne des Saliens, Clovis auroit réüni de droit la couronne des Ripuaires à celle des Saliens au défaut d’un descendant de Sigebert capable de lui succeder. En cas pareil la couronne des Ripuaires étoit dévoluë de droit à Clovis. Voilà néanmoins ce que Clovis ne prétendit point, et voici comment Gregoire De Tours, après avoir narré la maniere dont ce prince fit assassiner Clodéric, raconte l’élection que les Ripuaires firent du roi des Saliens pour roi de la tribu des Ripuaires.

« Clovis ayant été informé que Clodéric avoit eu la même destinée que Sigebert son pere, il se rendit sur les lieux en personne, & il fit assembler leurs sujets. Après leur avoir dit qu’il n’avoit point de part aux meurtres qui s’étoient commis, il ajoûta : J’ai un conseil à vous donner dont vous vous trouverez bien, si vous voulez le suivre. Jettez-vous entre mes bras, afin que mon devoir m’oblige à vous défendre. Aussi-tôt les Ripuaires témoignerent par leurs cris, & en frappant sur leurs boucliers, qu’ils acceptoient la proposition de Clovis, & après l’avoir élevé sur un pavois, its le proclamerent Roi. Ce fut ainsi que Clovis hérita des trésors & des Etats de Sigebert, dont il réünit les sujets au peuple sur lequel il regnoit déja. »

Cette élection et cette nouvelle inauguration de Clovis ne se seroient point faites, si la couronne des Ripuaires eût été ce que nous appellons mouvante de la couronne des Saliens. Les Saliens eux-mêmes n’auroient point souffert un pareil procedé qui eût donné atteinte à des droits dont l’on est très-jaloux quand on croit les avoir.

Voici encore un fait propre à montrer que les autres rois des Francs n’étoient point dans aucune dépendance de Clovis. Ce prince lorsqu’il fit son expédition contre Syagrius en l’année quatre cens quatre-vingt-six, voulut engager Cararic à joindre ses forces aux siennes ; Cararic n’en voulut rien faire. Le roi des Saliens fut, comme on peut bien le croire, piqué jusqu’au vif de ce refus, et sans doute il eût satisfait son ressentiment bien-tôt après sa victoire, si Cararic eût été son inférieur, et si le refus que Cararic avoit fait, eût pû être traité de félonie. Néanmoins Clovis après avoir pleinement triomphé de Syagrius, ne dit rien à Cararic. Clovis differa sa vengeance pendant plus de vingt années faute de trouver occasion de l’exercer plûtôt. Il ne put, comme nous le verrons, se faire raison de Cararic qu’en l’année cinq cens neuf. On observera même que lorsque Clovis se vengea, ce ne fut point en superieur qui se fait justice d’un inferieur contumace  ; ce fut en égal et par des voyes qui font bien voir qu’il n’avoit aucune sorte de jurisdiction sur celui qu’il sacrifioit à son ressentiment. » Dès que Clovis, dit Gregoire de Tours, eût été proclamé Roi des Ripuaires, il marcha contre Cararic. Dans le tems que Clovis se disposoit pour faire la guerre à Syagrius, il avoit prié ce Cararic de le joindre, mais Cararic n’avoit point jugé à propos de prendre part à la querelle, & il n’avoit donné aucun secours ni à l’un ni à l’autre parti. Son dessein étoit d’attendre à se déclarer qu’il eût vû le succès de la guerre, afin de s’allier ensuite avec le vainqueur. Un pareil procedé irrita beaucoup contre Cararic le Roi des Saliens. Ce fut donc pour satisfaire son ressentiment que Clovis entreprit de perdre Cararie, & les pieges qu’il lui dressa se trouverent si bien tendus, que ce Prince malheureux & son fils y tomberent, & devinrent ses prisonniers. » Nous verrons le reste en son lieu.

Ce qui acheve de montrer que les rois Francs contemporains de Clovis étoient indépendans les uns des autres, c’est que les rois Francs successeurs de Clovis étoient aussi peu dépendans les uns des autres que le sont aujourd’hui les têtes couronnées. Quoiqu’ils descendissent tous de Clovis, et qu’il y eût par consequent parmi eux une ligne aînée, le chef de cette ligne n’avoit aucune sorte d’autorité ou d’inspection sur les royaumes possedés par ses cadets ou par les fils de ses cadets. Quoique les partages de tous ces princes ne fussent autre chose au fonds, que des portions differentes de la monarchie Françoise, qui toutes devoient même être réünies réciproquement les unes aux autres au défaut de la posterité masculine des compartageans, néanmoins il n’y avoit aucune subordination entre leurs possesseurs. Tous les successeurs de Clovis étoient également souverains indépendans. Chaque partage formoit un royaume à part, et que le prince auquel il étoit échu, gouvernoit indépendamment des autres rois. On observe même en donnant quelqu’attention aux pactes et aux traités que les rois Mérovingiens faisoient les uns avec les autres, que ces princes regardoient réciproquement les partages où regnoient leurs freres et leurs cousins, comme des royaumes étrangers. Si la monarchie françoise lorsqu’elle étoit divisée en plusieurs partages, ne laissoit pas d’être encore un même corps d’Etat, ce n’étoit qu’à quelques égards, et parce qu’en certains cas tous ces partages étoient réunissables les uns aux autres.

Nonobstant ce lien, nos partages appellés en latin, Sortes, subsistoient en forme d’Etats séparés, et qui n’avoient d’autre obligation l’un envers l’autre, que celles qu’impose le droit des gens aux Etats voisins l’un de l’autre, ou celles qui étoient contenuës dans les traités que leurs souverains faisoient entr’eux. En effet les sujets d’un partage étoient regardés comme étrangers dans les autres partages. Pour user de notre expression, les sujets d’un royaume étoient réputés aubains dans les autres royaumes. Je m’explique. Si les sujets d’un de nos rois Mérovingiens pouvoient commercer et posseder des fonds dans les Etats des autres rois, ce n’étoit point parce qu’en vertu de leurs droits naturels, ils y fussent réputés citoyens, ou regnicoles ; c’étoit en vertu de stipulations expresses énoncées formellement dans les traités que les princes compartageans faisoient entr’eux, qu’il étoit permis respectivement aux sujets des puissances contractantes, de tenir des biens fonds dans le territoire des rois dont ils n’étoient pas sujets, et d’en joüir sans trouble. Lorsqu’il n’y avoit point un traité qui donnât aux sujets de part et d’autre un pareil privilege, l’on opposoit au sujet d’un prince qui vouloit joüir des biens qu’il avoit dans le territoire d’un autre prince, la maxime : Que personne ne peut servir deux maîtres à la fois ; et l’on prétendoit qu’elle signifiât, que le sujet d’un prince ne pût point joüir d’aucun bien dans les Etats d’un autre souverain, parce qu’il ne pouvoit point à la fois servir son prince naturel, et un autre souverain.

Prouvons à présent ce que nous venons d’avancer. Il est vrai que notre digression en deviendra bien longue ; mais il est d’une si grande importance pour faciliter l’intelligence de notre histoire que la question dont il s’agit ici, soit bien éclaircie, que si nos preuves paroissent satisfaisantes, on ne nous reprochera point d’avoir été trop diffus. Il n’y a pas de point plus important dans le droit public en usage sous les rois Mérovingiens.

Dom Thierri Ruinart a inseré parmi les pieces originales qu’il nous a données dans son édition des œuvres de Grégoire De Tours, la lettre qu’un concile tenu en Auvergne environ trente-cinq ans après la mort de Clovis, écrivit au roi Théodebert petit-fils de ce prince, et qui tenoit le premier des partages de la monarchie Françoise divisée pour lors en trois royaumes. Or le concile dont nous parlons, écrivit cette lettre à Théodebert à l’instance de plusieurs clercs et autres personnes domiciliées dans les partages de Childebert et de Clotaire fils de Clovis et oncles de Théodebert, lesquelles se plaignoient que les biens qu’elles possedoient dans les pays de la domination de Théodebert eussent été suivant l’usage, saisis sur elles comme sur des étrangers, et demandoient en même-tems la main-levée de ces biens-là. Les évêques qui composoient ce concile, finissent ainsi leur lettre à Théodebert. » C’est pourquoi nous vous supplions très-humblement, & au nom de Dieu, de vouloir bien octroyer que les Pasteurs, les autres Ecclésiastiques, & même les Laïques qui sont domiciliés dans les Partages ou Royaumes de vos oncles, & qui cependant se trouvent soûmis aux Loix publiées dans vos Etats, parce qu’ils y possedent du bien, n’y soient point traités comme étrangers & qu’ils puissent y jouir des biens dont il est notoire qu’ils sont possesseurs depuis long-tems, à condition cependant d’acquitter les charges dont ces biens sont tenus en vertu des impositions faites dans le Partage où ils sont situés. »

Grégoire de Tours a inseré tout au long dans son Histoire, l’instrument d’un traité, ou d’un pacte de famille fait en l’année cinq cens quatre-vingt-sept entre le roi Gontran petit-fils de Clovis et le roi Childebert arriere petit-fils de ce grand prince. Dans ce traité, les puissances contractantes stipulent en faveur de leurs sujets respectifs, les mêmes conditions que les rois de France et les rois d’Espagne de la maison d’Autriche, avoient coutume de stipuler en faveur des sujets d’une et d’autre part, dans ces traités de paix que les malheurs des tems, qui les empêchoient d’être durables, ont rendu si fréquens pendant deux siecles. Voici deux articles de ce pacte de famille, ou pour dire mieux de ce traité fait de couronne à couronne entre les deux rois descendans de Clovis, qui viennent d’être nommés.

» Les sujets de part & d’autre jouiront sans trouble des biens qui leur appartiennent légitimement, lesquels se trouvent être situés dans le territoire de celui des deux Rois dont ils ne seront point sujets, & ils en recevront les revenus sans aucun empêchement. Ceux dont les biens auront été saisis en haine de la guerre, & sans qu’il y eût aucune raison particuliere de les saisir, s’adresseront aux Tribunaux qui les rétabliront contre tout ce qui aura été fait à leur préjudice, durant les derniers troubles.

» Et d’autant que moyennant la grace du Ciel, une bonne paix & une parfaite union se trouvent à présent rétablies entre les susdits Rois ; il est convenu que les sujets d’une & d’autre part pourront en tout tems aller & fréquenter aux pays l’un de l’autre tant pour le bien de leurs affaires particulieres, que pour le service de leur Prince. »

On ne voit point que les empereurs des Romains d’Orient, et ceux des Romains d’Occident ayent jamais inseré dans leurs édits et rescripts aucune sanction pareille à celle que nous venons de lire ; qu’elle en a été la raison ? C’est, qu’ainsi que nous l’avons dit fort au long, les citoyens Romains du partage d’Occident étoient réputés regnicoles dans le partage d’Orient, comme ceux du partage d’Orient étoient réputés regnicoles dans le partage d’Occident.

Dans les traités faits entre les princes dont les Etats font actuellement portion d’une seule et même monarchie, on n’insere point de stipulations de la nature de celles qui sont contenuës dans le traité fait entre Gontran et Childebert. Par exemple les électeurs et les autres princes membres du corps Germanique ou de l’empire moderne, ne mettent point dans les traités d’alliance, ni dans les autres pactes qu’ils font les uns avec les autres, concernant les Etats qu’ils y possédent, des articles pareils aux deux articles dont il s’agit. Les sanctions qu’ils renferment, sont dans toute monarchie, une partie de la loi commune à la monarchie entiere. Elles sont, pour ainsi dire, de droit naturel dans toute societé politique.

Ainsi je conclus, que puisque sous les rois Mérovingiens les sujets d’un partage, n’étoient point regardés comme regnicoles de droit dans les autres partages, il falloit que chacun de ces partages fût alors réputé un royaume séparé, et une monarchie à part, et qu’il n’y eût d’autre lien qui unît ces partages, et qui les tînt encore comme annexés les uns aux autres, que les convenances et la réünion nécessaire d’un partage aux autres partages arrivant certains cas. La loi de succession établie également dans chaque partage, appelloit au défaut de posterité masculine dans la ligne regnante, les lignes qui regnoient sur les autres partages ou royaumes et qui sortoient de la même tige. Cette nécessité de réünion établissoit bien de droit, quoique tacitement, une alliance défensive entre tous ces partages, laquelle étoit pareille à celle qui ne s’établit que par des traités formels, entre deux royaumes ou Etats absolument étrangers à l’égard l’un de l’autre. Cette alliance quoique tacite, obligeoit bien les princes Francs compartageans, à se protéger réciproquement par la voye des armes, contre les ennemis étrangers, et par consequent à entretenir une correspondance continuelle dans quelque lieu neutre, qui fût comme la capitale de toute la monarchie ; mais cela n’empêchoit pas que les possesseurs actuels de nos partages, ne fussent ainsi que le sont les loüables cantons, pleinement souverains et indépendans les uns des autres, et par conséquent que chacun de ces partages ne formât un royaume actuellement séparé des autres.

En effet tant qu’une monarchie n’a point, pour ainsi dire, un chef commun, et dont la superiorité soit reconnuë par les princes qui gouvernent ses differentes portions ou les differens états dans lesquels cette monarchie est divisée, elle ne sçauroit être réputée un seul et même corps politique. Elle n’est pas une seule et même societé, tant qu’il n’y a point un pouvoir absolu, à qui tous ses sujets puissent avoir recours, lorsque les voyes de conciliation ne mennent point à un accord, et qui soit en droit de donner des ordres à tous ceux qui en sont membres. C’est ce qui n’étoit point dans la monarchie Françoise, lorsqu’elle étoit divisée en plusieurs partages.

Nous verrons encore dans la suite de cet ouvrage que les successeurs de Clovis regardoient si bien leurs partages comme des royaumes séparés, et qui n’étoient point actuellement la portion d’un corps politique plus étendu, qu’ils ne vouloient point que les évêques dont le diocése se trouvoit dans leur partage, assistassent sans une permission spéciale, aux conciles convoqués pour être tenus dans un autre partage que le leur.

Dès que les rois Francs successeurs de Clovis, et qui étoient tous ses descendans, regnoient sans aucune dépendance les uns des autres, on ne doit point avoir de peine à se rendre aux preuves positives que nous avons alléguées déja, pour montrer que lorsque ce prince commença son regne, il n’avoit aucune autorité sur les autres rois des Francs, et que chacun de ces princes étoit dans ses états un souverain indépendant. Clovis pouvoit tout au plus avoir quelque crédit sur eux. Si l’on voit que dans quelques occasions, ils l’ont aidé de leurs forces, et même qu’ils ont servi en personne dans ses camps ; ç’aura été en qualité de ses alliés, et comme Clovis lui-même a servi dans les leurs, mais non point en qualité de princes, subordonnés au chef d’une monarchie dont ils fussent les membres, ou pour parler le stile des temps posterieurs, en qualité de ses vassaux.

Nous avons promis de rapporter une seconde preuve du peu d’étenduë de l’Etat que Childéric laissa en mourant à son fils Clovis. Elle sera très-propre à confirmer tout ce que nous avons déja dit dans ce chapitre concernant les bornes étroites de ce royaume, et l’indépendance des autres rois des Francs. La voici : au défaut de témoignages clairs et positifs rendus par des auteurs dignes de foi concernant l’étenduë d’un nouvel Etat, et ce qui est essentiel, d’un Etat composé de pays conquis depuis trente ou quarante ans, le meilleur moyen de juger de cette étenduë, et d’en juger et par le nombre des conquerans, lorsqu’on peut le sçavoir avec quelque précision, et par le génie plus ou moins belliqueux des peuples assujettis. En effet il y a des pays, où pour user de cette expression, une poignée de conquerans peut subjuguer, et tenir dans la sujetion une nation nombreuse. Sans remonter jusqu’à l’histoire ancienne, on vit dans le seiziéme siécle, les Castillans dompter et asservir quoiqu’ils fussent en très-petit nombre, des pays vastes et fort peuplés. C’étoit l’effet des avantages que les Castillans avoient sur les nations de l’Amérique, par le courage naturel, par les armes dont ils se servoient, et par la discipline militaire. Mais lorsque la guerre se fait entre des peuples dont les pays sont limitrophes, un petit nombre d’hommes ne sçauroit subjuguer un plus grand nombre d’hommes, parce que ceux qui attaquent, et ceux qui sont attaqués n’ont pas plus de courage naturel les uns que les autres, qu’ils se servent tous à peu près des mêmes armes, et qu’ils ont tous la même discipline. D’ailleurs il est passé en proverbe, que c’est la guerre qui fait le soldat ; et il est bien rare qu’un peuple soit en guerre durant long-tems, sans que ses voisins y soient aussi. Les habitans de la partie des Gaules qui est à la droite de la Somme, étoient voisins des Francs depuis deux siécles, lorsque Clodion et Mérovée la conquirent. Ces habitans ne devoient point alors être moins agguerris que les Francs. Ainsi l’on peut juger par le nombre des sujets naturels d’un roi des Francs, de l’étenduë de pays qu’il avoit pû conquerir dans le nord de la Gaule Belgique, et de l’étenduë de pays qu’il pouvoit retenir dans la sujetion. Jusqu’à la destruction de l’empire d’Occident, et même jusqu’au regne de Clovis, on ne voit point que des cités entieres se soient mises volontairement et par choix, sous la domination d’un roi barbare.

Or nous voyons que Clovis à son avenement à la couronne et même seize ans après, n’avoit encore sous ses ordres que quatre ou cinq mille combatans qui fussent Francs de nation. La tribu des Saliens sur laquelle il regnoit, et dont tous les citoyens étoient autant de soldats, ne comprenoit encore en quatre cens quatre-vingt seize, que ce nombre d’hommes capables de porter les armes.

Comme ce fait est très-important à l’éclaircissement de notre histoire, je ne me ferai point un scrupule d’employer quelques pages à en prouver la verité, et même d’anticiper pour cela sur l’histoire des tems postérieurs. Je vais donc établir deux choses ; la premiere, que lorsque Clovis se fit chrétien en quatre cens quatre-vingt-seize, le plus grand nombre des Francs ses sujets reçut le batême avec lui. La seconde, que cependant, il n’y eut que trois ou quatre mille hommes en âge de porter les armes, qui furent baptisés avec Clovis.

Le pape Hormisdas dit à saint Remy dans une lettre qu’il lui écrivit vingt ans après ce baptême, et par laquelle il l’institue légat du Saint Siége dans toute l’étenduë des pays occupés par les Francs. » Vous remplirez donc nos fonctions dans le Royaume fondé par notre très-cher fils en Jesus-Christ Clovis, que vous avez converti & baptisé avec tout son Peuple. »

Quoique Hincmar archevêque de Reims n’ait vécu que dans le neuviéme siecle, cependant les circonstances du tems et du lieu où il a rendu à la verité le témoignage que nous allons citer, sont telles, qu’il doit avoir ici la même autorité que s’il avoit été rendu par un auteur contemporain de Clovis. Ce prélat, l’un des successeurs de saint Remy sur le thrône épiscopal de Reims, dit en représentant à l’assemblée qui se tenoit à Metz pour couronner comme roi du royaume de Lothaire, notre roi Charles Le Chauve, petit-fils de Charlemagne, qu’il falloit procéder incessamment à cette inauguration : » Charles est fils, ajoûta-t-il, de l’Empereur Louis le Débonnaire, Prince sorti de la Maison de Clovis ce grand Roi des Francs, qui fut aussi-bien que tout son Peuple converti par Saint Remy, & qui fut baptisé par ce même Saint, lui & trois mille hommes de ses Sujets, sans compter les femmes & les enfans. » Ce témoignage dépose également comme la plûpart de ceux qui nous restent à rapporter sur les deux points en question ; l’un que quand Clovis se fit chrétien, la plûpart des Francs ses sujets furent baptisés avec lui ; et l’autre qu’il n’y eut cependant qu’environ trois mille hommes en âge de porter les armes, qui reçurent le baptême avec ce prince.

On ne sera point surpris de voir que Hincmar appelle Hludovicus, et le pape Hormisdas Ludovicus, le même prince que Gregoire De Tours appelle Chlodovechus, Avitus évêque de Vienne Chlodovecus, Théodoric roi des Ostrogots, Luduin, et que nous nommons aujourd’hui Clovis. Nous avons observé déja cette variation dans la maniere d’écrire en latin les noms propres des barbares, et nous avons dit d’où elle pouvoit venir. Personne n’ignore que Clovis et Louis ne soient originairement le même nom. Ceux qui l’auront voulu écrire suivant la valeur que les Francs donnoient aux caracteres, y auront mis pour lettres initiales, un C suivi d’une H, afin de marquer l’aspiration que faisoient les Francs, en prononçant la premiere syllabe de ce nom. Comme le commun des Romains prononçoit cette premiere syllabe sans aspiration, il y aura eu plusieurs personnes qui dès le sixiéme siécle, auront écrit le nom de Clovis sans aucune marque d’aspiration, c’est-à-dire sans c et sans h, et cet usage aura prévalu dans la suite des tems. Je reviens à mes preuves.

Grégoire De Tours dit : » Clovis ayant été convaincu de la vérité de la Religion Chrétienne par saint Remy, ce Prince ne voulut point en faire profession avant que d’avoir communiqué la résolution à ses sujets. Il les fit donc assembler à ce dessein, mais avant qu’il eût ouvert la bouche, ils s’écrierent tous comme s’ils eussent été inspirés par le Saint-Esprit : Nous renonçons au culte des Dieux que le tems détruit, & nous ne voulons plus adorer que le Dieu éternel, dont Remy prêche la Religion. Clovis fut donc baptisé. & trois mille de ses soldats reçurent le Baptême avec lui. L’auteur des Gestes dit à peu près la même chose que Grégoire de Tours, et suivant son récit il y eut un peu plus de trois mille hommes faits, ou en âge d’aller à la guerre, qui furent baptisés avec Clovis.

Il est vrai que l’abbréviateur semble dire le contraire : « Clovis, écrit-il, fut baptisé à pâques, et il y eut six mille francs de baptisés avec lui. » Mais la narration de l’abbréviateur peut très-bien être conciliée avec celle de Grégoire de Tours ; comme celle de l’auteur des gestes par ce que nous apprend Hincmar concernant la question dont il s’agit ici, qui est le nombre des personnes baptisées avec Clovis. Car c’est ailleurs que nous examinerons, s’il est vrai que Clovis ait été baptisé l’un des jours de la semaine sainte.

Or nous avons déja vû que Hincmar avoit dit devant l’assemblée de Metz, que saint Remy avoit baptisé Clovis, et qu’il avoit encore baptisé en même tems trois mille Francs en âge de porter les armes, et un grand nombre de femmes et d’enfans. Ainsi Gregoire de Tours qui n’aura compté que les chefs de famille baptisés avec Clovis, aura eu raison de dire qu’il y avoit eu seulement trois mille personnes de baptisées avec ce prince. D’un autre côté, l’abbreviateur qui aura compté non-seulement les hommes faits, mais aussi les femmes et les enfans baptisés en même tems que Clovis, n’aura point eu tort de dire qu’il y avoit eu six mille personnes de baptisées avec le roi des Saliens.

Hincmar dit encore dans sa vie de saint Remy, concernant le nombre de ceux qui furent baptisés avec Clovis, la même chose qu’il avoit dite devant l’assemblée de Metz. Cette vie est, à mon sentiment, un des plus précieux monumens des antiquités françoises, parce que son auteur, évêque de Reims et personnage d’une grande considération, en a tiré une partie d’une ancienne vie de l’apôtre des Francs écrite peu d’années après sa mort, parce que l’ouvrage d’Hincmar a été composé sous le regne des enfans de Charlemagne, et par conséquent dans des tems où l’on sçavoit encore bien des choses et où l’on avoit bien des actes dont les siecles suivans n’ont point eu de connoissance. Voyons ce que Hincmar nous dit lui-même à ce sujet : « Je ne doute pas que les habitans du diocèse de Reims ne se souviennent d’avoir entendu dire à leurs peres, qu’ils avoient vû autrefois un Livre assez gros, écrit en caracteres fort anciens, & qui contenoit l’Histoire de Saint Remy ; mais nous en avons perdu une grande partie de la maniere que je vais raconter. Egidius le quatrième des successeurs de Saint Remy à l’Evêché de Reims, engagea Fortunat, personnage si celebre par ses Poësies, & si recommandable par ses vertus, d’extraire l’Ouvrage dont nous parlons écrit dans le Latin qui se parloit alors dans les Gaules, & de mettre en un style qui pût être entendu dans toute la Chrétienté, quelques-uns des principaux faits qui s’y trouvoient rapportés. Cet extrait fait par Fortunat réussit tellement, qu’on s’en servit pour lire au Peuple la Vie de Saint Remy. D’ailleurs comme cet extrait n’étoit pas bien long, ce fut lui dont on fit des copies, & les personnes peu soucieuses qui avoient l’original en garde, négligerent encore davantage la conservation. Dans la suite, les guerres civiles qui survinrenr du tems de Charles Martel, furent cause qu’on abandonna les revenus de l’Eglise de Reims à des Laïques, & que le Clergé qui la déservoir, fut réduit à subsister comme il le pourroit. Durant ces desordres, plusieurs livres de la Bibliotheque de cette Eglise furent perdus, & d’autres mutilés. Ainsi lorsque j’ai voulu me servir de l’ancienne Vie de Saint Remy, je n’en ai pû retrouver que quelques cahiers séparés, encore sont-ils endommagés, ou pour avoir été rongés des rats, ou pour avoir été mouillés. Il a donc fallu pour donner en entier la Vie de notre Saint, que j’aye eu recours aux chartres comme à ce que disent de lui les Histoires écrites par nos ancêtres, & que j’aye encore recueilli les faits que la tradition a conservés. »

Quant à l’ancienne vie de saint Remy, elle devoit avoir été certainement composée environ cinquante ans après sa mort arrivée en cinq cens trente-trois, puisqu’elle fut extraite par Venantius Fortunatus, fait évêque de Poitiers vers l’année cinq cens quatre-vingt-dix, et qui même à en juger par la maniere dont Hincmar s’explique, ne l’étoit pas encore lorsqu’il fit son extrait. Nous sçavons outre cela par les poësies de Fortunat, dont une piece est adressée à Egidius, que ce poëte étoit lié d’amitié avec Egidius évêque de Reims à la fin du sixiéme siecle. Flodoard parle aussi de l’amitié qui étoit entre ces deux prélats, et des vers que Fortunat fit pour son ami. Il les rapporte même dans son histoire de l’église de Reims.

Après ce que nous avons dit concernant le latin celtique, on conçoit bien pourquoi Egidius fit composer une nouvelle légende de saint Remy par Fortunat, qui étant né en Italie, devoit parler latin mieux qu’on ne le parloit à Reims. Au reste nous avons encore cet abregé de la vie de saint Remy par Fortunat, et on peut le lire dans Surius qui le rapporte sur le premier d’octobre, jour de la translation de notre saint. J’ajoûterai que cet écrit est d’un usage très-utile dans l’étude de notre histoire, parce qu’il sert à reconnoître que certains faits rapportés dans la vie de saint Remy par Hincmar, se trouvoient dans l’ancienne vie de saint Remy dont Fortunat a fait l’épitome. étoit-ce cet abregé de la vie de saint Remy ? étoit-ce l’ancienne vie dont Gregoire De Tours entend parler, lorsqu’il dit : « Nous avons une vie de saint Remy, dans laquelle il est écrit qu’il ressuscita un mort » ? Je n’en sçai rien. Gregoire de Tours a pû voir et l’ancienne vie de saint Remy, et l’abregé que Fortunat en avoit fait ; cet historien contemporain de Fortunat a pû lire l’ouvrage de Fortunat. D’un autre côté, Gregoire de Tours qui nous apprend lui-même qu’il avoit fait un voyage à Reims, où il avoit été reçû avec beaucoup d’amitié par notre Egidius, alors évêque de cette ville, peut bien y avoir lû l’ancienne vie de saint Remy. Aucun livre n’étoit plus curieux pour une personne qui vouloit écrire l’histoire ecclésiastique des Francs. On a même vû qu’il est très-probable que Gregoire de Tours y avoit copié le plan de la division, et du partage des Gaules entre les differens peuples dont elles étoient habitées, et dont nous avons parlé fort au long dans le cinquiéme chapitre de ce livre. On doit donc regarder la vie de saint Remy compilée par Hincmar, autant comme un monument du sixiéme siécle, que comme une production du neuviéme ; puisque son auteur s’est servi pour le composer, d’un ouvrage écrit dès le sixiéme siécle, de plusieurs piéces anciennes de ce tems-là, et dont la plus grande partie est perdue, afin que de la tradition que le laps de tems et les dévastations n’avoient point encore éteinte entierement. Revenons aux circonstances du baptême de Clovis et de ses sujets, rapportées dans la vie de S. Remy écrite par Hincmar. On conçoit bien que les sujets furent baptisés par aspersion.

Ce qu’ajoute notre auteur à la circonstance, qu’il n’y eut que trois mille hommes faits, de baptisés avec Clovis, montre cependant que les chefs de famille qui composoient la tribu sur laquelle ce prince regnoit alors, étoient en un plus grand nombre. Voici donc ce qu’il ajoute : » Plusieurs Francs qui servoient sous Clovis, & qui ne se convertirent pas, se donnerent à Ragnacaire parent de Clovis, & durant un tems ils vécurent dans les Etats de Ragnacaire, qui étoient au Septentrion de la Somme », c’est-à-dire, que ces Francs devinrent sujets de Ragnacaire, et ils le furent jusqu’à ce que Clovis s’empara du royaume de ce prince. Aussi avons-nous fait l’attention convenable à ce dernier passage d’Hincmar, lorsque nous avons dit dès le commencement de notre discussion, que Clovis avoit pour sujets quatre ou cinq mille hommes en âge de porter les armes, quoique Gregoire de Tours et l’auteur des Gestes, après avoir dit que tous les sujets de ce prince se convertirent avec lui, ajoutent neanmoins, qu’il n’y eut que trois mille hommes faits qui reçurent le baptême, quand il le reçut lui-même. La maniere positive dont s’expliquent ces deux auteurs, et l’expression incertaine dont se sert Hincmar dans sa vie de saint Remy, me font croire qu’on ne sçauroit avoir pour le passage où elle se trouve, plus de déque j’en ai, en augmentant d’un tiers le nombre des combattans, qui composoient l’armée de Clovis dans le tems qu’il se fit chrétien.

L’idée que je donne ici de la puissance de Clovis, durant les premieres années de son regne, est très-conforme à celle qu’en donnent les deux monumens les plus respectables des antiquités Françoises, la loi Salique et l’histoire de Gregoire de Tours. Il est dit dans le préambule de cette loi rédigée par les soins des fils de Clovis : que la nation des Francs Saliens, quoiqu’elle fût encore peu nombreuse alors, s’étoit rendue par son courage indépendante des Romains. Gregoire De Tours qui commence le cinquiéme livre de son histoire par une invective contre les guerres que les rois Francs ses contemporains faisoient souvent les uns aux autres, et par l’exhortation qu’il leur fait, d’employer leur ardeur martiale contre l’étranger, y dit en adressant la parole à ces princes. » Souvenez-vous de ce qu’a fait Clovis, à qui vous devez toute votre grandeur, & qui a commencé, pour ainsi dire, la conquête des Pays qui composent votre Monarchie. Il a fait périr par l’épée les Rois ses rivaux, & il a mis plusieurs Nations dangereuses hors d’état de vous nuire. Il a soumis à la Couronne que vous portez toutes les Tribus des Francs, & il vous a laissez les maîtres paisibles des Etats dont elles s’écoient emparées. Quand il a fait tous ces exploits, il n’avoit point de trésor en argent comptant comme vous en avez. »

Il est aisé de juger par tout ce qu’on a déja lû, que durant le cinquiéme siécle un roi barbare qui avoit un grand nombre de sujets de sa nation, devoit être un prince très-puissant. Ainsi Gregoire de Tours, en nous représentant Clovis comme un prince qui avec des forces assez foibles, étoit venu à bout d’achever de vastes entreprises, insinue assez que ce prince ne devoit point avoir un bien grand nombre de sujets, lorsqu’il les avoit commencées ; d’ailleurs ce que dit notre historien : Que Clovis avoit subjugué toutes les tribus de sa nation, suffiroit à montrer que Clovis n’étoit pas né leur maître. Reprenons enfin le fil de notre histoire, et revenons à la premiere année du regne de Clovis.