Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 3/Chapitre 17

LIVRE 3 CHAPITRE 17

CHAPITRE XVII.

Gondebaud Roi des Bourguignons se défait de deux de ses freres, Chilpéric et Gondemar ; & il s’empare de leurs partages. Conduite d’Euric dans ses Etats, & sa mort.


Avant que de commencer l’histoire du regne de Clovis, il convient de rapporter ce qui s’étoit passé avant la mort de Childéric, dans les pays de la Gaule tenus par les Bourguignons, et dont nous n’avons pas encore parlé. On a vû que dès l’année quatre cens soixante et treize, Gundéric roi de cette nation étoit mort, et qu’il avoit laissé quatre fils ; sçavoir Gondebaud, Godégisile, Gondemar et Chilpéric. On a vû de même que ce dernier étoit maître de la milice Romaine, et nous devons dire ici que quoique ses freres fussent ariens, il ne laissoit pas d’être catholique. Quand Gregoire De Tours cite les rois qui avoient fait une fin funeste parce qu’ils avoient vécu dans l’hérésie, il nomme bien Gondebaud, Godégisile et Gon- demar ; mais il ne nomme pas leur frere Chilpéric, qui comme nous l’allons voir, finit cependant d’une maniere assez tragique, pour tenir sa place dans l’énumération des princes sur qui la profession des erreurs d’Arius avoit attiré la colere celeste. Ce que nous pouvons sçavoir d’ailleurs concernant ce Chilpéric appuie encore l’induction tirée de notre passage de Gregoire De Tours. La femme de ce prince étoit, ainsi que nous l’avons vû, la grande protectrice des catholiques auprès de son mari, sur l’esprit duquel elle avoit beaucoup de crédit. Enfin sainte Clotilde leur fille avoit été élevée dans la religion catholique.

Les quatre fils de Gundéric ne furent pas long-tems en bonne intelligence. Vers l’an quatre cens soixante et dix-sept, et peu de tems après qu’Euric eut fait la paix ou établi un armistice entre les puissances de la Gaule, Chilpéric et Gondemar conspirerent pour détrôner Gondebaud leur frere aîné, et pour s’emparer de son partage, qui étoit le meilleur apparemment. Godégisile resta neutre durant cette guerre civile. Les deux princes ligués prirent à leur solde un corps des Allemands qui s’étoient établis sur les bords du lac de Geneve, ou de ceux que nous trouverons bien-tôt en possession des pays qui sont entre la rive gauche du Rhin et les montagnes de Vosges. Avec un pareil secours ils défirent Gondebaud dans une bataille qu’ils lui donnerent auprès d’Autun, et ce prince fut réduit à se cacher. Mais ayant été informé peu de tems après, que ses freres avoient congedié leurs troupes auxiliaires, il sortit de sa retraite, et il rassembla une armée à la tête de laquelle il rentra dans Vienne, qui étoit la capitale du royaume des Bourguignons ; c’est-à-dire, le lieu où Gundéric avoit fait son séjour ordinaire. La fortune devint aussi favorable à Gondebaud qu’elle lui avoit été contraire auparavant. Gondemar réduit à s’enfermer dans une tour, y fut brûlé. Chilpéric, sa femme, ainsi que deux fils et deux filles qu’il avoit d’elle, tomberent encore au pouvoir de Gondebaud. Il fit couper la tête à Chilpéric. La femme de ce prince infortuné fut jettée dans l’eau une pierre au col. Les deux garçons qu’ils avoient eurent la tête coupée, et ils furent jettés dans le même puits où leur mere avoit été précipitée. Les sœurs de ces princes, dont l’aînée s’appelloit Chroma, et la puînée Clotilde demeurerent en vie. On se contenta de les releguer ; l’aînée prit l’habit que portoient alors les filles qui renonçoient au mariage pour se consacrer au service des autels. Clotilde épousa Clovis treize ou quatorze ans après cet évenement tragique, et dans la suite elle sçut bien tirer vengeance du traitement barbare fait à ses freres, à son pere, et à sa mere.

Comme dans cette catastrophe tout le tort n’étoit pas du côté de Gondebaud, on ne doit pas être surpris qu’Alcimus Ecdicius Avitus fait évêque de Vienne à la fin du cinquiéme siecle, et obligé en cette qualité de complaire à ce prince, maître de la ville capitale de ce diocèse, ait voulu en quelque façon, si ce n’est le justifier, du moins le rendre excusable. Voici donc ce que cet évêque écrit à Gondebaud lui-même long-tems après l’évenement dont nous venons de parler, et quand ce prince s’étoit encore défait de Godégisile le seul qui lui restât des trois freres qu’il avoit eus : » Votre tendresse pour vos proches qu’on ne sçauroit loüer assez, vous a fait pleurer amerement la mort de vos freres. Tous vos Sujets s’affligeoient alors avec vous sur des évenemens dont la Providence vouloit faire un jour le sujet de notre consolation. C’étoit pour le bonheur de l’État que se diminuoit le nombre des Princes de la Famille Royale, & qu’il n’en restoit qu’autant qu’il étoit nécessaire qu’il en demeurâr pour nous gouverner. En effet l’expérience nous a fait voir que des évenemens que nous regardions alors comme des malheurs, étoient destinés à faire un jour notre bonheur. Nous nous congratulons aujourd’hui de ce qui faisoit autrefois le sujet de notre affliction. »

Avitus esperoit comme nous le dirons dans la suite, convertir Gondebaud, lorsqu’il lui écrivit la lettre dont on vient de lire un extrait. Mais lorsque Clovis monta sur le thrône des Saliens, et c’est ce qu’il importe de dire, Godégisile étoit encore en vie et il regnoit sur une portion de la partie des Gaules qui étoit occupée par les Bourguignons.

Quoiqu’Euric ne soit mort que la quatriéme année du regne de Clovis, cependant je crois devoir rapporter ce qui me reste à dire de ce roi des Visigots.

Il est rare qu’un conquerant devienne persécuteur. Euric cependant, le devint, et les dix dernieres années de son regne il fit des maux infinis aux catholiques pour les obliger à se rendre ariens. » Gregoire de Tours écrit qu’Euric faisoit couper la tête à ceux qui s’opposoient avec le plus de zele au progrès de la secte. Il faisoit emprisonner, dit encore notre Historien, les Ecclésiastiques, & il n’épargnoit pas les Evêques, dont il exila un grand nombre, & dont il fit mourir quelques-uns. On condamna les portes des Eglises des Catholiques, afin de faire oublier la Religion qu’on y préchoit, & dont le culte s’y exerçoit. La Novempopulanie, & les deux Aquitaines, eurent beaucoup à souffrir de cette persécution, au sujet de laquelle Sidonius écrivit à Basilius, la lettre que nous avons. » Il ne sera point inutile pour mieux éclaircir la matiere dont il est question, de faire quelques remarques sur ce passage de Gregoire De Tours.

Quant à Basilius, le Pere Sirmond croit avec beaucoup de fondement qu’il étoit évêque d’Aix. Pour ce qui regarde le tems où la lettre qui lui est adressée doit avoir été écrite, je crois qu’on peut la dater des premiers mois de l’empire de Julius Nepos. Le lecteur se souviendra bien des choses que Sidonius informé du traité secret qui se ménageoit aux dépens des Auvergnats entre Euric et Julius Nepos, écrivit à Graecus évêque de Marseille[1], pour l’obliger à traverser cet accord plûtôt qu’à le favoriser, ce qu’on le soupçonnoit de faire. Or la lettre dont il s’agit ici, celle qui est écrite à Basilius, finit en déclamant contre cette même négociation, et par tant elle doit avoir été écrite aussi bien que la lettre à Graecus, après que la négociation eût été nouée, mais avant que le traité eût été conclu ou du moins exécuté : Vous, dit Sidonius Apollinaris à Basilius, Vous dont l’Evêché est au milieu des Diocèses de Leontius Evêque d’Arles, de Faustus Evêque de Ricz, & de Græcus Evêque de Marseille, & qui avez tant de liaison avec eux, vous sçavez bien que c’est par votre entremise que se négocie le renouvellement des Alliances à des conditions si fâcheuses. Vous êtes les Médiateurs entre les deux Couronnes ; obtenez donc du moins, quel que soit le Traité, qu’on ait dans toutes les Gaules la liberté d’élire & d’installer des Evêques, afin que ceux de leurs habitans qui ne seront plus nos Concitoyens, parce qu’ils auront passé sous la domination des Visigots, continuent du moins d’être toujours nos freres en Jesus-Christ. Qu’ils puissent demeurer Sujets de l’Eglise, s’il faut qu’ils deviennent en vertu du nouveau Traité de Confédération, Sujets d’un autre Prince que de l’Empereur, leur Souverain naturel. »

Voici ce que dit Sidonius dans le corps de la lettre concernant le traitement qu’Euric faisoit aux évêques catholiques des provinces de la Gaule où il étoit déja le maître, et ce qui a engagé Gregoire De Tours à citer la lettre de l’évêque d’Auvergne.

» Il ne nous est point permis à nous autres pauvres pécheurs d’accuser la Providence de ce qu’Euric Roi des Visigots ayant violé l’Alliance anciennement faite entre ceux » de sa Nation & les Romains, étend fes quartiers, & que » dans tous les lieux où il se rend le maître, il y établit par la » force des armes son autorité. Quelles que soient vos lumie » res & votre fainteré, il ne vous conviendroit pas non plus d’expliquer comment cela se conduit…….. Quoiqu’il en puisse être, il est bien à craindre que ce Prince ne soit encore plus attentif à détruire la Religion Catholique dans les pays des quartiers, qu’à s’y emparer par ruse des Villes, où il ne devroit point mettre de troupes. Il a tant d’aversion pour la Catholicité, qu’on le prendroit plûtôt pour le Chef de la Secte, que pour le Roi de la Nation. Son aveuglement va jusqu’à croire qu’il ne doit pas ses prosperités à son courage, à son activité ni à ses autres vertus guerrieres, mais à la Justice du Ciel qui veut récompenser dès ce monde, son zele pour l’Arianisme. Voici le triste état où la Religion Orthodoxe se trouve, & jugez s’il n’est pas tems d’apporter quelques remedes à ses maux. Les Diocèses de Bordeaux, de Périgueux, de Rhodès, de Limoges, de Mandes, d’Euse, de Bazas, de Commenge, d’Auch & un plus grand nombre d’autres, sont aujourd’hui fans Evêques, parce qu’on n’a point donné de successeurs à ceux que la mort a enlevés. » Gregoire De Tours dit positivement qu’Euric avoit fait mourir quelques-uns de ces prélats ; a-t’il seulement éclairci le texte obscur de Sidonius par ce qu’il en sçavoit d’ailleurs ; ou ce qui me paroît plus vraisemblable, n’a-t’il point mal entendu le texte de l’évêque de Clermont qui n’auroit jamais donné à Euric les loüanges qu’il lui donne dans des lettres dont nous avons rapporté le contenu, et qui sont posterieures à celles dont nous discutons le sens, s’il eût été notoire que ce roi des Visigots avoit fait martiriser plusieurs évêques. Je reviens à Sidonius. Il fait ensuite une vive peinture de l’état déplorable où les troupeaux privés de leur premier pasteur étoient réduits, et des véxations qui se faisoient journellement aux catholiques, pour les empêcher d’exercer le culte de leur religion.

Nous verrons dans la suite combien cette persécution d’Euric fut favorable aux progrès de Clovis, parce qu’elle fit craindre aux Romains des Gaules qui presque tous étoient catholiques, qu’ils n’eussent souvent à essuyer de pareilles tempêtes, tant qu’ils seroient sous la domination des Visigots et des Bourguignons. Les uns et les autres étoient également ariens.

Enfin Euric après un regne d’environ dix-sept ans, mourut vers la fin de l’année quatre cens quatre-vingt-trois de l’ère chrétienne. Voici ce que dit à ce sujet Isidore De Seville. » Euric mourut dans Arles de mort naturelle l’année cinq cens vingr & un de l’Ere d’Auguste, & la dixiéme année de l’Empire de Zenon. Après sa mort son fils Alaric II. fut proclamé dans Toulouse Roi des Visigots, & il regna vingt-trois ans. »

Tout le monde sçait que l’ère d’Auguste, qui a été en usage en Espagne jusques dans le quatorziéme siecle, précede de trente-huit ans l’ère chrétienne. Ainsi Euric sera mort, comme nous venons de le dire, à la fin de l’année de Jesus-Christ quatre cens quatre-vingt-trois ou bien au commencement de l’année suivante, et par consequent la dixiéme année, soit courante, soit révoluë, du regne de Zenon parvenu à l’empire en quatre cens soixante et quatorze. Nous ferons observer comme une nouvelle preuve de ce que nous avons dit concernant les prérogatives du thrône d’Orient, qu’Isidore qui écrivoit en Occident date la mort d’Euric par les années de l’empereur d’Orient, parce qu’il n’y avoit plus d’empereur en Occident, lorsqu’elle arriva.

Nous avons remarqué ci-dessus[2] en parlant de la durée de l’exil de Childéric, qu’il étoit impossible que, comme le dit aujourd’hui le texte de Gregoire De Tours, Euric eût regné vingt-sept ans ; les copistes auront corrompu peu à peu ce texte, et comme l’abbréviateur a écrit qu’Euric n’avoit regné que vingt ans, on peut croire que du tems de l’abbréviateur le texte de Gregoire De Tours n’étoit point encore entierement dépravé et qu’il portoit, qu’Euric n’avoit point regné davantage. Si cette faute est la cause, ou bien si elle est l’effet de celles qui sont dans la date de la durée de l’administration de la premiere Aquitaine et qui fut conferée à Victorius par Euric, je n’en sçais rien. Il est seulement certain que les dates en sont aussi fausses que l’est celle de la durée de la disgrace de Childéric. Gregoire De Tours ayant dit que Victorius n’avoit eu cet emploi que la quatorziéme année du regne d’Euric, et que cet officier l’avoit gardé neuf ans ; il ajoute qu’Euric avoit encore regné quatre ans après la retraite de Victorius. Ces trois nombres d’années font ensemble le nombre de vingt-sept ans, et par conséquent Euric, suivant ce calcul, devroit avoir regné en tout vingt-sept ans. Mais ce prince comme on l’a déja dit, ne sçauroit avoir regné ce tems-là. Nous avons vû[3] qu’il ne monta sur le thrône qu’en l’année quatre cens soixante et sept, et nous voyons qu’il mourut au plus tard dès l’année quatre cens quatre-vingt-cinq, puisque Alaric Second son fils et son successeur, mort en cinq cens sept, ne mourut cependant qu’après avoir commencé la vingt-troisiéme année de son regne.

  1. Ep. 6 lib. 7.
  2. Voy. ci-dessus Chap vi.
  3. Voyez ci-dessus Chap. ix.