Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 3/Chapitre 15

LIVRE 3 CHAPITRE 15

CHAPITRE XV.

De ce qu’il est possible de sçavoir concernant la suspension d’armes concluë dans les Gaules, vers l’année quatre cens soixante et dix-huit. Discrétion de Sidonius Apollinaris en écrivant les Lettres où il en dit quelque chose. Que les Francs furent compris dans le traité. Anarchie dans les Provinces obéïssantes des Gaules. Etat général des Gaules en ces tems-là, & comment elles étoient partagées entre les Romains et les Barbares qui s’y étoient cantonnés.


Aucun de ceux des monumens litteraires du cinquiéme siecle qui sont venus jusqu’au dix-huitiéme, ne nous donne ni le contenu, ni la date précise de l’accord dont il est ici question. Tout ce qu’on peut tirer de ces monumens, c’est qu’il fut conclu quelque tems après qu’Euric eût fait avec Julius Nepos le traité dont nous avons tant parlé, et qu’il se fut rendu maître de l’Auvergne. Cela paroît certain en lisant les lettres de Sidonius, dont nous allons rapporter des extraits, et qu’il a écrites ou durant son exil ou immédiatement après son rappel. Ainsi les apparences sont que l’accord dont nous sommes en peine, soit qu’il ait été un traité de paix, soit qu’il n’ait été qu’un traité de tréve, ou même une simple suspension d’armes qu’il fallût renouveller toutes les années, aura été conclu vers la fin de l’année quatre cens soixante et dix-sept. Les Romains des Gaules auront envoyé à Constantinople les ambassadeurs dont nous avons parlé, pour y proposer à Zenon de faire la guerre de concert avec eux contre Odoacer et contre Euric, allié avec Odoacer, dès que le dernier se fut rendu maître de l’Italie. Au retour de ces ambassadeurs revenus de leur commission avec une réponse négative, nos Romains et leurs alliés auront traité avec Euric. Or autant qu’on en peut juger par le tems où le roi Odoacer se rendit maître de l’Italie, et par la distance des lieux, ces ambassadeurs seront partis des Gaules au commencement de l’année quatre cens soixante et dix-sept, et ils y auront été de retour vers la fin de cette année-là.

On ne sçauroit douter que Sidonius n’ait écrit la troisiéme lettre du neuviéme livre de ses épîtres, lorsqu’il étoit à Bordeaux, où il paroît que les Visigots l’avoient mandé dès qu’ils furent les maîtres de son diocèse, et où ils le retinrent malgré lui durant trois ou quatre années. C’est le sentiment de Savaron, et celui du pere Sirmond qui nous ont donné chacun une sçavante édition de cet auteur, et le contenu de la lettre suffit même pour le faire penser à tout lecteur attentif. Or dans cette lettre écrite pendant l’exil de Sidonius, qui commença vers quatre cens soixante et quinze, et qui finit vers l’année quatre cens soixante et dix-huit, on trouve plusieurs choses qui font foi que dès ce tems-là, il y avoit ou paix ou tréve entre les Visigots d’un côté, et les Bourguignons et leurs alliés d’un autre côté. La lettre dont il s’agit, est adressée à Faustus évêque de Riez, ville de la seconde Narbonnoise, laquelle a été durant plusieurs années au pouvoir des Bourguignons, qui probablement y avoient jetté du monde pour la garder, au tems qu’Euric faisoit des conquêtes dans les pays voisins de cette place, et qu’il s’emparoit d’Arles, de Marseille et d’autres villes. On lit dans cette lettre.

» Vous continuez à nous donner des marques de votre amitié, & des preuves de votre éloquence. Nous sommes toujours » très-sensibles à l’une & très-touchés de l’autre. Cependant sous votre bon plaisir, il me paroît à propos, & cela pour plusieurs bonnes raisons, de ne point entretenir une correspondance si vive, quand nous nous trouvons vous & moi dans deux Villes si éloignées l’une de l’autre, & quand l’agitation où sont à présent les Nations, expose nos Lettres à bien des accidens. Il y a des gardes postés sur tous les grands chemins, qui ne laissent passer aucun Courier sans lui faire subir un interrogatoire rigoureux. Si vous voulez, il n’y a rien à craindre pour ceux qui ne trempent point dans les intrigues ; mais il est toujours désagréable d’être mêlé dans une telle procédure, car les Couriers sont questionnés sans fin sur toutes les commissions dont ils peuvent être chargés. Pour peu qu’un pauvre homme semble se couper dans les réponses, on s’imagine qu’il a charge de dire de vive voix les secrets qu’on ne trouve pas dans les dépêches qu’il porte, & là-dessus on l’arrête & on entre en défiance de celui qui l’envoye. Cer inconvénient qui n’est que trop connu depuis longtems, est à craindre à present plus que jamais. Le Traité que les deux Royaumes rivaux viennent de faire ensemble, contient des conditions moins propres à rétablir l’union & la confiance, qu’à faire naître de nouveaux sujets de défiance, & de nouveaux motifs de jalousie. D’ailleurs mes disgraces abbatent le peu d’esprit qui me reste. Après que j’ai eu rendu les devoirs qui m’ont engagé, ou plûtôt qui m’ont forcé à sortir de mon Diocèse, on me fait demeurer ici comme dans un lieu où je serois relegué. Par tout je suis malheureux ; ici je suis regardé comme un étranger, & dans l’Auvergne on saisit & on confisque mes biens, comme si leur maître étoit proscrit. Se peut-il donc faire qu’on attende de moi, des Lettres écrites avec la moindre élégance. »

On ne sçauroit lire cette lettre sans faire une reflexion. C’est qu’on n’est point plus en droit d’attaquer la verité d’aucun fait rapporté par un auteur du cinquiéme siecle, en se fondant sur le silence de Sidonius Apollinaris, que nous avons vû qu’on étoit en droit de l’attaquer en se fondant sur le silence de Gregoire De Tours. On ne doit jamais dire, par exemple, si les Francs eussent occupé un tel pays dans ce tems-là, l’évêque de Clermont en auroit dit quelque chose dans ses ouvrages. Il peut avoir eu les mêmes raisons de se taire sur ces évenemens, en supposant encore que l’occasion d’en parler se soit offerte, qu’il avoit de ne point entrer en matiere avec Faustus concernant ce que cet ami lui avoit écrit sur la dureté des traitemens qu’Euric faisoit à une partie de ses sujets. D’ailleurs il est plus que probable que nous n’avons pas toutes les lettres de Sidonius, soit parce que lui-même il n’aura pas jugé à propos de garder les broüillons de celles où il s’expliquoit sur les affaires d’état en termes clairs et intelligibles pour tout le monde ; soit parce que l’éditeur n’ayant point crû devoir publier ces lettres-là, il les aura supprimées par égard pour les nations, ou pour les particuliers dont elles pouvoient interesser la réputation. Le recueil des lettres de Sidonius, est un livre très-ancien. Il peut bien avoir été publié dès le regne de Clovis, et lorsque du moins les fils des personnes dont notre auteur avoit pû parler avec liberté, vivoient encore. La grande réputation que Sidonius s’étoit acquise par son éloquence, et dont Gregoire De Tours rend un témoignage autentique, porte même à croire que les ouvrages de l’évêque de Clermont avoient été rendus publics peu d’années après sa mort, arrivée en quatre cens quatre-vingt-deux. En effet, Gregoire De Tours[1] cite lui-même dans plus d’un endroit les lettres de Sidonius Apollinaris, comme on cite un écrit qu’on suppose entre les mains de tout le monde. Nous rapportons ci-dessous le passage où cette citation se trouve.

Je reviens à sa lettre écrite à l’évêque de Riez. On ne sçauroit douter que les deux royaumes rivaux qui venoient de faire un traité dont les conditions étoient si propres à donner lieu bien-tôt à de nouvelles broüilleries, et dans l’un desquels la ville de Riez se trouvoit être comprise, quand Bordeaux l’étoit dans l’autre, ne fussent, quoique l’auteur ne les nomme point, le royaume des Bourguignons, et le royaume des Visigots. Toutes les circonstances de tems et de lieux le veulent ainsi. Mais quelles étoient les conditions de ce traité ? Fut-ce par un article de ce traité que les Bourguignons s’obligerent de rendre à Euric les services et les hommages qu’ils rendoient à l’empereur de Rome, avant que le thrône d’Occident eût été renversé ? C’est ce que nous ignorons presqu’entierement.

Il paroît en lisant deux autres lettres de Sidonius dont nous allons encore donner des extraits : premierement, que les Bourguignons avoient reconnu Euric comme tenant dans la Gaule un rang superieur à celui de leurs rois, c’est-à-dire, comme revêtu en quelque sorte du pouvoir impérial, ce qui aura donné lieu à Jornandès de dire dans un endroit de son histoire des Gots que nous avons déja rapporté : qu’Euric avoit soûmis les Bourguignons. Secondement, il paroît en lisant ces deux extraits, que les Bourguignons avoient, ainsi que la prudence le vouloit, compris dans leur traité leurs alliés tant Romains que barbares, et que les Francs eux-mêmes y étoient entrés.

Voici le premier de ces extraits tiré d’une lettre écrite en prose et en vers par Sidonius, tandis qu’il étoit dans Bordeaux, et adressée à Lampridius. Sidonius mande d’abord à son ami. » J’ai reçu votre Lettre en arrivant à Bordeaux ; mais je ne suis point en état de vous répondre sur le ton que vous m’écrivez. Je suis accablé de soins, & vous, vous êtes heureux ; vous êtes dans votre patrie, & je suis ici comme en exil. Cependant il ne laisse pas de continuer en vers la Lettre qu’il a commencée en prose ; il dit entr’autres choses. Depuis deux mois que je suis ici, je n’ai encore pû saluer qu’une fois le Roi des Visigots. Aussi n’a-t-il gueres plus de repos que moi, à présent qu’il est devenu l’oracle du monde entier, qui semble aujourd’hui n’être plus peuplé que de ses sujets. Nous voyons ici le Saxon aux yeux bleus, qui tout intrépide qu’il est sur la mer, ne laisse point d’avoir peur sur la terre où je me trouve. Ici nous voyons les vieillards Sicambres à qui l’on avoit coupé leur chevelure, lorsqu’ils furent faits captifs, relever les cheveux qui leur sont revenus depuis, & tâcher de s’en couvrir la nuque du col. Nous y voyons les Erules dont les joüës font teintes en bleu, & qui ont le teint de la même couleur que l’Océan dont ils habitent les côtes les plus reculées. Le Bourguignon haut de sept pieds, y vient aussi fléchir les genoüils, & demander comme une grace qu’on ne lui fasse point la guerre. C’est à l’aide de la protection qu’Euric donne aux Ostrogots, qui habitent sur le Danube, qu’ils assujettissent les Huns leurs voisins. Ce sont les soûmissions que ces Ostrogots font ici, qui les rendent si fiers ailleurs. Enfin c’est ici que le Romain vient demander du secours, lorsque sur la nouvelle des attroupemens, qui se font sous les climats voisins de l’Ourse, il appréhende une invasion ; il implore alors, Grand Euric l’aide de votre bras, & son espérance est que la Garomne renduë audacieuse par la présence du nouveau Mars qui s’est établi sur ses rives, prendra la défense du Tibre, réduit, s’il est permis de parler ainsi, à un filet d’eau. » Si l’on veut bien en croire notre poete, les Perses eux-mêmes n’étoient retenus que par la crainte qu’ils avoient d’Euric. C’étoit elle qui les empêchoit d’attaquer l’empire d’Orient. Sidonius en changeant de maître, avoit bien changé de langage.

Pour peu qu’on soit versé dans notre histoire, on n’ignore pas que les chefs qui gouvernoient sous le roi une tribu des Francs, s’appelloient les Vieillards, en latin, Seniores. Ce sont eux que Sidonius désigne ici par l’expression Vieillards Sicambres. La guerre étant le métier le plus ordinaire des Francs, il n’est pas étonnant que la plûpart d’entr’eux eussent été faits captifs, qu’on leur eût coupé les cheveux, comme on les coupoit aux esclaves, et qu’ayant ensuite recouvré leur liberté, ils les eussent laissé croître assez longs pour qu’ils pussent venir jusques sur la nuque du col.

Voici l’extrait de l’autre lettre de Sidonius. Elle est écrite à Léon un des principaux ministres d’Euric, et de qui nous avons déja parlé à l’occasion du traité dont saint Epiphane fut l’entremetteur. Quoiqu’elle soit la troisiéme lettre du livre huitiéme, cependant je ne la crois écrite qu’après celle dont on vient de lire l’extrait, qui n’est cependant que la neuviéme dans ce même livre. Voici mes raisons : nous avons vû par la lettre de Sidonius à Faustus évêque de Riez, que ç’avoit été sous prétexte de rendre des devoirs, que Sidonius avoit été tiré de son diocèse. Ainsi l’on peut penser que les Visigots l’attirerent d’abord à Bordeaux, où étoit Euric qu’il y salua, comme il l’est dit dans la lettre à Lampridius, et que ce fut de Bordeaux, qu’ils l’envoyerent à Livia. C’est le nom d’un château bâti assez près de Carcassonne, et où Sidonius fut long-tems relegué. Or la lettre dont nous allons donner l’extrait, est écrite par Sidonius après qu’il fut sorti de Livia, et les termes dont il se sert pour dire qu’il en est sorti, sont : Qu’il est de retour. Or comme ces termes conviennent plus à un homme qui est sorti du lieu de son exil pour revenir chez lui, qu’à un homme qui n’auroit fait qu’aller d’un lieu d’exil à un autre lieu d’exil ; je me trouve bien fondé à croire notre lettre écrite par Sidonius seulement après qu’il eut été de retour en Auvergne sa patrie, et en même-tems son diocèse. Il est vrai qu’en dattant les lettres de Sidonius, comme je les date ici, je ne me tiens point à l’ordre où elles sont disposées dans les manuscrits ni dans les éditions qu’on nous en a données ; mais j’ai déja fait voir que ceux qui les premiers ont publié ces lettres, n’ont point observé en les arrangeant, l’ordre des tems où elles avoient été écrites.

Sidonius commence sa lettre à Leon en disant : » Il m’a été impossible durant mon séjour à Livia de faire finir la copie de la vie d’Apollonius de Tyane que vous m’aviez demandée, & de la revoir. J’y ai été trop distrait par mon affliction, & trop interrompu par deux vieilles Visigotes, yvrognesses & querelleuses perpétuelles, qui s’y trouvoient logées à côté de moi. Dès que le pouvoir de Jesus-Christ, & vos bons offices m’ont eu tiré de-là, & que j’ai été de retour, j’ai profité de mon premier loisir pour mettre ce Livre en état de vous être présenté, & je vous l’offre plûtôt pour vous obéir, que pour vous donner un témoignage convenable de ma reconnoissance. Interrompez donc pour le lire vos occupations ordinaires. » Je passe ici l’endroit de cette lettre que j’ai déja rapporté en parlant de Léon à l’occasion du traité d’Euric avec Julius Nepos. Sidonius reprend la parole. » Oubliez pour un tems la composition de ces discours où vous faites parler le Prince, & que tout le monde, dès qu’il les peut avoir, se plaît à réciter ; ces discours par lesquels notre grand Roi épouvante tantôt les Vandales d’Afrique tantôt les Saxons, & tantôt renouvelle avec cet air de superiorité que donne la victoire, l’alliance avec les Barbares qui boivent en tremblant l’eau du Vahal ; enfin suspendez la composition de ces discours par lesquels il oblige les pays compris dans les nouvelles bornes qu’il vient de donner à ses quartiers, à recevoir ses troupes qu’il contraint en même tems à y vivre suivant les réglemens. » Nous avons parlé trop de fois de Vahal et des Francs pour nous arrêter à faire voir que c’est d’eux qu’il est ici question, et qu’ainsi ces Francs étoient entrés dans le traité de paix ou de tréve que les Bourguignons avoient fait les premiers avec Euric, parce qu’ils étoient les plus voisins de ses quartiers.

Nous avons encore deux autres preuves pour montrer que les Francs furent en paix avec les Visigots, du moins les dernieres années du regne d’Euric, mort vers l’année quatre cens quatre-vingt-quatre. Lorsque Clovis le fils et le successeur de Childéric eut défait en quatre cens quatre-vingt-seize les Allemands à la journée de Tolbiac, Théodoric alors roi des Ostrogots, et maître d’une grande partie de l’empire d’Occident, écrivit à Clovis pour le féliciter sur sa victoire, et pour interceder en faveur des Allemands échappés à la fureur des armes. Dans cette lettre que nous rapporterons quand il en sera tems, Théodoric complimente Clovis sur ce qu’il avoit engagé les Francs à sortir de l’inaction dans laquelle ils avoient vécu sous le regne précédent, et à faire parler d’eux de nouveau. En second lieu, vers l’année cinq cens quatre, Clovis eut quelques démêlés avec Alaric II le fils et le successeur d’Euric. Le même Theodoric qui vivoit encore, s’entremit pour accommoder ces deux princes. Le roi des Francs étoit son beau-frere, et celui des Visigots étoit son gendre. Nous avons encore la lettre que Theodoric écrivit à Clovis dans cette conjoncture, et nous la rapporterons en entier ; mais voici dès à present ce qui concerne notre sujet. Theodoric y dit donc à Clovis : » Je vous envoye des Ambassadeurs qui feront la fonction de Médiateurs & qui tâcheront d’empêcher que les Francs & les Visigots qui ont fleuri à la faveur d’une longue paix, sous le regne de Childéric votre pere, & sous le regne d’Euric pere d’Alaric, ne s’entredétruisent, en se faisant la guerre. »

Nous voyons bien, dira-t-on, qu’après la pacification qui se fit dans les Gaules vers l’année quatre cens soixante et dix-sept, les Visigots resterent les maîtres des pays qui sont entre le Rhône, la Méditerranée, les Pyrenées, l’océan et la Loire, et qu’ils tenoient même au-delà du Rhône une portion du pays, qui s’appelle aujourd’hui la basse Provence. Nous voyons bien que les Bourguignons tenoient les diocèses qui sont au nord de la Durance, et qui sont situés entre la Durance, le Rhône et les Alpes ; qu’il est même probable que dès ce tems-là leurs quartiers s’étendoient jusques à Langres et jusques à Nevers. On les trouve en possession dans la suite de l’histoire de ces deux villes, sans qu’elle dise en quel tems ils s’en étoient emparés. On conçoit bien que differentes tribus des Francs avoient occupé les pays qui sont entre le Bas-Rhin et la basse-Meuse, et les pays qui sont entre le Bas-Rhin et la Somme. Nous voyons bien que les Armoriques ou les provinces confederées se seront maintenuës en possession du territoire qu’elles avoient, et qui se trouvoit borné au septentrion par la Seine, au couchant par la mer océane, au midi par la Loire et le Loir, et au levant par des limites, dont la situation des lieux et le cours des rivieres avoient apparemment décidé. Mais qui commandoit dans les provinces obéissantes, c’est-à-dire, dans les pays qui sont entre la Somme et la Seine, ainsi que dans la premiere Germanique, dans la premiere Belgique, dans une partie de la province Sénonoise, dans le Berri, et dans les autres cités où les barbares n’avoient point de quartiers, et qui toujours avoient reconnu jusques-là, l’autorité des officiers de l’empereur ? On voit par l’ambassade que ces provinces envoyerent à Zenon, qu’elles ne vouloient pas reconnoître Odoacer pour leur souverain, et cependant il n’y avoit plus sur le trône d’Occident d’autre souverain qu’Odoacer. C’étoit lui que le sénat et le peuple de la ville de Rome reconnoissoient pour leur maître.

Le siege de la préfecture des Gaules établi dans Arles, ajoutera-t-on, avoit encore été renversé par la prise d’Arles. Dès que cette place eut passé sous la domination d’Euric en quatre cens soixante et dix, les Romains des provinces obéissantes des Gaules, n’auront plus voulu obéir aux ordres de ce préfet, qui ne pouvoit pas leur en envoyer d’autres que ceux qui lui auroient été dictés par un roi barbare. D’un autre côté, nous ne voyons pas que le siege de la préfecture des Gaules ait été transferé après la prise d’Arles dans une autre ville. Il paroît donc que la préfecture des Gaules demeura pour lors comme supprimée. Elle ne fut rétablie que par Theodoric roi des Ostrogots, qui la fit revivre dans le siecle suivant ; qui suppléoit alors aux fonctions du préfet du prétoire des Gaules ?

Les monumens litteraires du cinquiéme siecle ne disent rien sur tous ces points-là. Ainsi je ne sçaurois les éclaircir que par des conjectures fondées sur les évenemens arrivés dans les tems posterieurs au regne d’Euric. Il paroît donc qu’après la déposition d’Augustule, il y eut dans les provinces obéissantes des Gaules une espece d’anarchie qui dura jusqu’au tems où ces provinces se soumirent à tous égards au gouvernement de Clovis. Elles auront été jusqu’à ce tems-là, sans avoir aucun officier civil, qui tînt lieu de préfet du prétoire, et dont l’autorité fût reconnuë dans toute leur étenduë. Les comtes et les présidens de provinces qui avoient des commissions d’Augustule ou de ses prédécesseurs auront continué d’exercer leurs fonctions au nom de l’empire, chacun dans son district particulier. Quelques-uns auront gouverné au nom de Zenon. Lorsqu’un de ces officiers venoit à manquer, si c’étoit un comte, l’évêque et le sénat de la cité lui nommoient un successeur. S’il étoit président ou proconsul d’une des dix-sept provinces, son emploi demeuroit vacant, et les fonctions en étoient dévoluës à ses subalternes, ou bien les cités de la province convenoient entr’elles sur le choix d’un successeur, qui envoyoit demander des provisions de sa dignité à Constantinople. Les officiers militaires auront été ou remplacés ou suppléés en la même maniere. En quelques contrées, l’officier civil se sera arrogé les fonctions de l’officier militaire au mépris de la regle d’état établie par Constantin, et toujours observée depuis. Dans plusieurs autres, l’officier militaire se sera arrogé les fonctions de l’officier civil. C’est par exemple ce qu’il paroît que Syagrius le fils d’Egidius avoit fait dans les cités que nous verrons Clovis conquérir sur lui, et dont Gregoire De Tours l’appelle roi. Qui peut deviner quel fut un arrangement dont le desordre même étoit la cause ?

Enfin tout se sera passé pour lors dans les provinces obéissantes, à peu près comme tout se passa dans les provinces de la confédération Armorique après qu’elles se furent associées. La crainte de tomber sous le joug d’Euric, l’apprehension de voir la moitié de son patrimoine devenir la proye d’un essain de barbares, aura prévenu les contestations, elle aura appaisé les querelles si frequentes entre ceux qui cessent d’avoir un superieur et qui ont à vivre dans l’égalité. Cette crainte aura fait dans les provinces obéissantes, le bon effet que suivant Grotius la crainte des armes du roi d’Espagne produisit dans la république des provinces-unies des Pays-Bas lorsqu’elle étoit encore naissante.

Je crois que c’est aux tems dont je parle, c’est-à-dire, aux tems qui suivirent la paix faite entre Euric et les puissances des Gaules vers l’année quatre cens soixante et dix-huit, et aux années immediatement suivantes, qu’il faut rapporter le plan de la division et du partage des Gaules entre les differens peuples qui les habitoient alors, et qui se trouve dans le second livre de l’histoire de Gregoire De Tours. Cet auteur après avoir dit que Clodion faisoit ordinairement sa residence à Duysborch sur les confins de la cité de Tongres, ajoûte : » Les Romains habitoient dans les pays qui sont au Midi de cette Cité, & leur dominacion s’étendoit encore jusqu’à la Loire. Les Visigots étoient maîtres des pays qui sont au-delà de ce Fleuve, & les Bourguignons qui comme les Visigots étoienr de la Secte des Ariens, habitoient sur l’endroit de la rive gauche du Rhône, où se trouve la Cité de Lyon. » Veritablement, c’est immediatement après cette exposition, que Gregoire De Tours raconte l’histoire de la surprise de la ville de Cambray par le roi Clodion, telle que nous l’avons donnée en son lieu. Par conséquent l’exposition dont il s’agit ici doit être regardée comme relative à l’année quatre cens quarante-cinq, et aux années immediatement suivantes.

Il faut donc, je l’avoüe, tomber d’accord que Gregoire De Tours a voulu lui-même rapporter le plan du partage des Gaules qui vient d’être détaillé aux tems où regnoit Clodion ; mais ce plan ne quadre point avec l’état où nous sçavons certainement qu’étoient les Gaules quand Clodion regnoit. Suivant la chronique de Prosper et nos meilleurs chronologistes, Clodion mourut vers l’année quatre cens quarante-huit. Ainsi Clodion étoit mort, Mérovée son successeur étoit mort aussi, et Childéric son fils qui monta sur le thrône en quatre cens cinquante-huit, au plus tard, regnoit déja depuis long-tems, lorsque les Visigots étendirent leur domination jusqu’à la rive gauche de la Loire. Comme nous l’avons dit, cet évenement n’a pû arriver que sous le regne d’Anthemius parvenu à l’empire seulement en quatre cens soixante et sept. Nous avons vû même que la bataille du Bourgdieu après laquelle les Visigots se rendirent maîtres de toute la seconde Aquitaine, et puis de la Touraine, n’avoit gueres pû se donner que vers quatre cens soixante et dix. D’un autre côté le plan que nous donne notre historien, de la division et du partage des Gaules entre les differens peuples qui les habitoient, convient très-bien avec l’état où nous voyons qu’elles se trouverent après la pacification de quatre cens soixante et dix-sept, et où elles resterent neuf ans durant, puisque les Frans tenoient alors la partie septentrionale de cette grande province : les romains, c’est-à-dire, les Armoriques et les officiers de l’empereur, la partie qui étoit entre les quartiers des francs et la Loire ; les Visigots, la partie qui est entre la Loire et les Pyrenées ; et les Bourguignons, la partie qui est à la gauche du Rhône.

Qu’il me soit donc permis de conjecturer ici, que Gregoire De Tours[2], qui comme je vais le dire, a pû voir l’ancienne vie de saint Remi, écrite peu de tems après sa mort, celle dont Fortunat a fait l’abregé, et dont Hincmar s’est aidé pour composer la sienne, aura pris dans cette premiere vie de saint Remi, le plan du partage des Gaules qu’il nous donne, mais qu’il l’aura mal placé dans son histoire, où il le rapporte aux tems de Clodion, au lieu de le rapporter aux tems de Childéric et de Clovis, ainsi que le rapportoit le livre dont il l’a extrait.

En effet, Hincmar dans sa vie de saint Remi nous donne bien le plan du partage des Gaules dont il s’agit, tel à peu près que le donne Gregoire De Tours, mais il le rapporte aux tems qui ont suivi le rétablissement de Childéric, et aux premieres années du regne de Clovis, en un mot, aux tems où nous croyons qu’il faut le rapporter. Ce n’est qu’après avoir parlé du mariage de Childéric avec Basine, et de la naissance de Clovis qu’il écrit. » En ce tems-là, les Romains tenoient les pays qui sont entre les rives du Rhin & celles de la Loire, & le principal d’entr’eux, étoit Egidius. Les Gots s’étoient rendus maîtres des Contrées qui sont au-delà du dernier de ces Fleuves. Ils avoient Alaric pour Roi. Les Bourguignons qui étoient Ariens aussi-bien que les Gots, & sur lesquels regnoit alors Gondebaud, avoient aussi-bien que ces Gots, leurs quartiers sur le Rhône. Ils s’étendoient jusques à la Cité de Lyon & aux Villes voisines. »

En rapportant ce plan, comme le rapporte Hincmar, aux tems de Childéric, de Clovis et de Gondebaud et d’Alaric, c’est-à-dire, aux tems qui se sont écoulés posterieurement au rétablissement de Childéric, et jusques à l’agrandissement de Clovis, on ne trouve point dans notre histoire les difficultés qu’on y rencontre, quand on veut qu’il soit relatif aux tems de Clodion. On applanit toutes ces difficultés qui font un des plus grands embarras de nos annalistes modernes. L’objection qu’on peut faire sur ce que dit Hincmar d’Egidius, mort avant les conquêtes d’Euric que ce plan suppose déja faites dès-lors, n’est pas sans réponse. Ce n’est point à une seule année que ce plan est relatif, mais à plusieurs. Il est relatif à l’état où se trouverent les Gaules après la pacification qui mit fin aux guerres commencées quand Egidius vivoit encore. D’ailleurs il se peut faire qu’Hincmar ait entendu parler ici de Syagrius le fils d’Egidius. Ce fils qui étoit de la nation Romaine, pouvoit bien porter le même nom propre que son pere, quoiqu’on le désignât ordinairement par le nom de sa famille, qui étoit celui de Syagrius .

Quelles étoient du côté de l’Orient les bornes de la partie des Gaules demeurée Romaine, c’est-à-dire, de celle où les barbares confédérés n’avoient point des quartiers qui les en rendissent les veritables maîtres ? Je ne le sçais pas precisément. Procope dit dans un passage rapporté quelques pages plus haut, que tant que l’empire d’Occident subsista, son pouvoir fut toujours reconnu jusques sur les bords du Rhin. On voit aussi dans une lettre écrite par Sidonius Apollinaris au comte Arbogaste, que Treves étoit encore une ville Romaine, à prendre le mot de Romain dans l’acception où nous venons de l’employer, quand cette lettre fut écrite, et il est manifeste par le sujet dont il y est question, qu’elle doit avoir été écrite après l’année de Jesus-Christ quatre cens soixante et douze. Ce ne fut que cette année-là que Sidonius laïque jusqu’alors, fut fait évêque de Clermont ; et l’on voit par le contenu de cet épître, qu’elle est écrite en reponse à une lettre dans laquelle il étoit consulté par Arbogaste sur des questions de theologie. J’ajoûterai que Sidonius ne se défend de prononcer sur ces questions qu’en les renvoyant à la décision d’autres évêques. Les Francs qui avoient saccagé la ville de Treves plusieurs fois, ne l’avoient point gardée.

Avant que de rapporter l’extrait de cette lettre de Sidonius, il convient de dire qui étoit notre Arbogaste. Nous apprenons d’une épître en vers adressée par Auspicius évêque de Toul, et contemporain de Sidonius, à cet Arbogaste, qu’il étoit fils d’Arrigius homme d’une grande consideration, et descendu d’un autre Arbogaste Franc de nation, attaché au service de l’empire, et parvenu à la dignité de maître de la milice sous le regne de Valentinien le jeune. Nous apprenons encore par cette épître, que notre Arbogaste étoit chrétien, et qu’il étoit revêtu de l’emploi de comte de Treves. Ainsi cet officier né sujet de l’empire, ne commandoit point vraisemblablement à Treves au nom d’aucun roi Franc. Voilà le préjugé dans lequel il faut lire la lettre que Sidonius lui adresse, et la lecture de la lettre change ce préjugé en persuasion.

Sidonius après avoir dit au comte Arbogaste : » Que son stile est plûtôt celui d’un homme qui écrit sur les bords du Tibre, que celui d’un homme qui écrit sur les bords de la Moselle, ajoûte : Votre Latin ne se sent en aucune maniere du commerce que vous avez tous les jours avec les Barbares. Comme nos anciens Capitaines, vous vous servez également bien de la plume & de l’épée. C’est chez vous que s’est refugiée l’éloquence Romaine exilée, generalement parlant, de la Gaule Belgique & des contrées voisines du Rhin. Tant que vous composerez, tant que vous respirerez, on pourra dire que la langue Romaine se conserve encore dans toute sa pureté sur la frontiere de l’Empire, bien qu’on n’y obéisse plus aux ordres de Rome. »

Comme rien n’empêche de supposer que cette lettre, qui ne sçauroit avoir été écrite avant l’année quatre cens soixante et douze, n’ait été écrite après l’année quatre cens soixante et seize ; on peut bien croire qu’Arbogaste quoiqu’il commandât dans Treves au nom de l’empire, ne recevoit point pour cela les ordres de Rome, où regnoit Odoacer, et c’est une nouvelle raison pour nous déterminer à penser qu’alors il y avoit plusieurs officiers de l’empire servans dans les Gaules, qui n’obéissoient à aucun empereur. Sidonius à la fin de sa lettre envoye Arbogaste à Auspicius évêque de Toul, à Lupus évêque de Troyes, et à l’évêque de Treves pour être instruit de quelques points de religion sur lesquels ce comte avoit consulté l’évêque de Clermont.

Ainsi je crois qu’après la pacification de quatre cens soixante et dix-sept, l’autorité des officiers de l’empire continua d’être reconnuë dans les pays qui sont sur la rive gauche du Rhin, depuis Basle jusques-à la Moselle, et qu’elle n’y fut détruite, quoique ces officiers n’obéîssent plus à un empereur, que lorsque la nation des allemands s’empara de cette contrée vers l’année quatre cens quatre-vingt dix.

  1. Greg. Tur. Hist. lib. 2. cap. 24. & 25.
  2. Voyez ci-dessous Chap. 19.