Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 2/Chapitre 20

LIVRE 2 CHAPITRE 20

CHAPITRE XX.

Meurtre d’Aëtius suivi de celui de l’Empereur Valentinien III. Maximus lui succede, & regne peu de semaines. Les Visigots font Avitus Empereur d’Occident.


Il est impossible que la conduite qu’Aëtius avoit tenuë quand il laissa échapper en quatre cens cinquante et un Attila battu dans les champs catalauniques, et lorsque l’année suivante, il lui tint ouvertes les portes de l’Italie, ne l’eût mis très-mal à la cour de l’empereur. Ce grand capitaine avoit fourni aux courtisans des sujets de parler mal de lui avec fondement, et l’on peut croire que les hommes de cette profession ne l’avoient point ménagé, eux qui loin d’épargner le général le plus fidele à son prince, ne parlent souvent de ses victoires, que comme en parle l’ennemi vaincu, parce qu’ils craignent qu’on ne récompense les services du guerrier en lui conférant les dignités qu’ils ambitionnent, et dont ils sçavent bien qu’ils ne sont point aussi dignes que lui. Valentinien se seroit défait dès lors d’Aëtius, s’il avoit pû s’en défaire, mais il est à croire que ce patrice se tenoit sur ses gardes, et qu’ayant autant d’amis et de créatures qu’il en avoit, il n’étoit pas possible de le tuer dans quelqu’endroit que ce fût, sans livrer une espece de combat, dont le succès auroit été bien douteux. Ainsi l’empereur fut réduit à recourir à l’artifice pour se faire raison d’un sujet. » L’accommodement de l’Empereur & d’Aëtius disent les Fastes de Prosper sur l’année quatre cens cinquante-quatre, fut enfin conclu. Il fut convenu que Valentinien donneroit en mariage une de ses filles à Gaudentius, fils d’Aëtius, & de part & d’autre on fit les sermens les plus solemnels d’observer religieusement l’accord, » Mais cet accommodement qui devoit rétablir une bonne intelligence entre le prince et le sujet, fut la source d’une querelle encore plus animée que celle qui venoit de finir. On crut alors qu’Heraclius, un eunuque qui avoit beaucoup de part à la confiance de Valentinien, étoit le principal auteur de la nouvelle broüillerie, et que c’étoit lui qui avoit persuadé au prince, qu’il n’avoit point d’autre moyen d’éviter sa propre ruine, que de prendre le parti de se défaire comme on pourroit, d’Aëtius. De son côté ce patrice aigrissoit l’esprit de Valentinien, en pressant avec trop d’ardeur le mariage de Gaudentius, et en exigeant avec hauteur qu’on lui tînt ponctuellement toutes les paroles qui lui avoient été données, et qu’on les accomplît aussi ponctuellement que s’accomplissent les traités conclus de couronne à couronne ; enfin Aëtius fut massacré par des courtisans affidés, après que l’empereur lui eût porté le premier coup de sa propre main. Boéce, préfet du prétoire d’Italie, et qui étoit l’un des amis intimes d’Aëtius, fut tué avec lui.

Idace a écrit : » Aëtius, Duc & Patrice, eut ordre de venir au Palais secretement : & s’y étant rendu sans être accompagné, il y fut tué de la main même de l’Empereur Valentinien. Aussitôt après, ce Prince envoya des Ambassadeurs aux Nations. Celui d’entr’eux qui vint trouver le Roi des Sueves, établis en Espagne, s’appelloit Justinianus. » La précaution que prit la cour après le meurtre d’Aëtius, de rendre compte en quelque façon aux barbares confédérés des motifs qu’elle avoit eus de se défaire de lui, montre que ces alliés étoient attachés à Aëtius, non seulement comme à un officier du prince, mais encore comme à un homme dont les interêts personnels étoient très-mêlés avec les leurs.

Si nous en croyons Gregoire de Tours, Aëtius, ne tramoit rien contre la république, dans le tems qu’il fut assassiné. Voici ce que dit cet historien. L’Empereur Valentinien étant parvenu à l’âge viril, & craignant qu’Aërius ne se fît proclamer Empereur, & ne se défît de lui, il le tua lui-même, sans avoir d’autre sujet de se porter à cette extrémité, que sa propre frayeur. » On ne sçauroit douter cependant, que du moins dans les tems précédens, Aëtius n’eût songé à faire son fils Gaudentius empereur, et que par sa conduite il n’ait souvent donné lieu aux soupçons dont il fut enfin la victime malheureuse, mais moins à plaindre encore que le prince qui l’immola de sa main.

Valentinien ne survêcut que de quelques mois à Flavius Aëtius. Cet empereur mal conseillé avoit laissé à plusieurs créatures d’Aëtius, qui servoient dans les troupes de la garde du prince, ou qui exerçoient des fonctions qui les approchoient de sa personne, les emplois qu’elles avoient. Occylla, né barbare, et une de ces créatures d’Aëtius, enhardi par d’autres conspirateurs, tua Valentinien, dans le tems même que ce prince venoit de monter sur une petite tribune, pour haranguer le peuple. Cet évenement arriva au mois de mars de l’année quatre cent cinquante-cinq, et quand ce prince étoit dans la trente-sixiéme année de son âge. Sans entrer ici dans les autres circonstances de l’assassinat de Valentinien, qui ne sont point de notre sujet, je dirai qu’aussi-tôt après sa mort on proclama un nouvel empereur d’Occident. Ce fut Petronius Maximus, qui avoit été deux fois consul et préfet du prétoire d’Italie. Il étoit descendu du tyran Maximus, l’ennemi de Theodose Le Grand. Les grandes qualités et l’expérience du nouvel empereur sembloient promettre un restaurateur à l’Etat, mais il ne remplit point les espérances que son élevation avoit fait concevoir. Le premier acte de souverain qu’il devoit faire, c’étoit d’envoyer au supplice les meurtriers de son prédécesseur, qui avoient enfraint la plus sacrée des loix, celle qui rend la personne des chefs de la societé, inviolable. Mais, soit que lui-même il fût complice des conjurés, comme on le crut dans la suite, soit qu’il eût d’autres motifs de les épargner, il n’en fit point justice. Il commit encore une autre faute, qui fut de choquer les bienséances, en obligeant Eudoxie, veuve de son prédecesseur, à se marier avec lui, même avant que le tems du deuil qu’elle devoit passer en viduité, fût encore fini. Il est souvent aussi dangereux pour un souverain d’aller contre certaines bienséances, quoiqu’elles n’aïent pour fondement qu’un ancien usage, que de violer les loix fondées sur le droit naturel. Un empereur qui se conduisoit avec tant d’imprudence, ne pouvoit pas demeurer long-tems sur le trône, d’autant plus qu’il n’y étoit pas monté par voye de succession, mais en vertu d’une élection si précipitée, que les mécontens pouvoient bien la qualifier, de Coup de la Fortune.

Cependant Maximus, qui suivant la destinée des souverains, prenoit quelquefois de bons, et quelquefois de mauvais partis, ne laissa point de faire plusieurs dispositions assez sages, en conferant les dignités et les emplois vacans. Telle fut la collation de l’emploi de maître de l’une et de l’autre milice dans le département du prétoire des Gaules, qu’il confera à Ecdicius Avitus, qui fut empereur six semaines après : c’est la même personne dont nous avons déja parlé à l’occasion de la défaite de Litorius Celsus, et à l’occasion de la venuë d’Attila dans les Gaules. La nouvelle de la mort d’Aëtius qui, comme nous l’avons dit, avoit de grandes liaisons avec les barbares établis sur le territoire de l’empire, et dont le grand nom contenoit encore ceux qui habitoient sur la frontiere, avoit mis toutes les Gaules en combustion et en allarmes. Maximus les calma par son choix. Voici ce que dit Sidonius Apollinaris à ce sujet.

« Dans le tems où l’on craignoit l’accomplissement de l’augure des douze vautours, qu’avoit vû Romulus, Valentinien tuë Aëtius, & peu de jours après, cet Empereur est tué lui-même, & Maximus est proclamé. Aussi-tôt tous les

médiation des Sabines, lorsqu’elles s’entremirent pour faire un accord entre leurs peres & leurs maris, n’eut pas un effet lus soudain, que celle d’Avitus. Dès la premiere entrevue du Roi des Visigots & du Généralissime, ce Prince parut confus d’avoir ose former quelque projet, dont l’exécution l’auroit obligé à combattre contre des armées qui auroient vu notre Romain à leur tête. Une courte négociation, ou plûtôt une legere explication raccommode tout, & Theodoric entre dans Toulouse, en tenant dans la main en ligne de concorde, celle du Géneralissime, qui marchoit entre le Roi & un des freres du Roi.

Nous avons quelques observations à faire sur le passage de Sidonius, dont nous venons de rapporter le contenu. Nous remarquerons d’abord que les Francs qui envahissoient la seconde des provinces Belgiques, n’étoient pas les mêmes que ceux qui dans ce tems-là couroient la premiere des Germaniques. Supposé que les Francs, qui envahissoient la seconde Belgique, eussent été les mêmes que ceux qui avoient couru la premiere Germanique, il eût fallu qu’ils eussent, après avoir couru la premiere Germanique, et avant que d’entrer dans la seconde Belgique, ravager la premiere Belgique, qui séparoit de la seconde Belgique la premiere Germanique. Si cela fût arrivé ainsi, Sidonius se seroit expliqué autrement qu’il ne s’explique. Ainsi le sens le plus apparent du passage de notre auteur, est que les Francs restés dans l’ancienne France avoient passé le Rhin, et pris poste dans le territoire de la premiere Germanique, tandis que d’autres essains de la même nation, qui depuis long-tems étoient établis sur les confins de la seconde Belgique, avoient étendu leurs quartiers, en usurpant quelque canton de cette province, qui n’étoit pas compris dans leurs concessions. C’est de ces essains que parle Sidonius, quand il dit qu’après la promotion d’Avitus au généralat, les Cattes repasserent l’Albe, et qu’ils se continrent derriere ce ruisseau fangeux. Personne n’ignore que les Cattes faisoient une des tribus de la nation des Francs. Quant à la riviere qu’ils repasserent, ce fut, ainsi qu’il a été observé déja, l’Alve ou l’Albe dont Sidonius parle ici et ailleurs, comme d’une des rivieres sur lesquelles habitoient les Francs. L’Albe dont il est fait ici mention, est donc une petite riviere de la cité de Tongres, et non pas l’Elbe, ce fleuve célébre de la Germanie. Les raisons que nous avons alleguées dans le premier livre de cet ouvrage, pour montrer que c’étoit de l’Albe, et non pas de l’Elbe, qu’il falloit entendre le passage de Claudien, où ce poëte parle de la sécurité avec laquelle les pastres et les bergers des Gaules menoient paître leurs troupeaux, au-delà de l’Albis , prouvent suffisamment que Sidonius a voulu aussi parler de l’Albe, et non point de l’Elbe, dans le passage du panegyrique d’Avitus, que nous discutons ici. Il seroit inutile d’en alléguer de nouvelles.

J’ai traduit la phrase de Sidonius. Quin & Aremoricus piratam Saxona Tractus sperabat par ces mots, les côtes du Commandement Armorique s'attendoient à une descente des Saxons, quoique le mot de s’attendre signifie ici craindre , et que sperare signifie dans son acception ordinaire s’attendre à quelque chose d’heureux, esperer . Mais sperare est souvent employé par les bons auteurs latins[1], dans le sens de s’attendre à quelque chose de fâcheux, de craindre . Ce qui suffit ici, Sidonius l’a employé dans cette derniere acception, même en écrivant en prose. Il dit en parlant de l’Auvergne qu’on vouloit livrer aux Visigots irrités de longue main contre cette cité : Namque alia regio tradita servitium sperat , Arverna supplicium[2].

Le grand crédit qu’avoit Avitus sur l’esprit de Theodoric II venoit de ce que le généralissime romain avoit donné à ce prince barbare la premiere teinture des belles-lettres et du droit. Theodoric I avoit voulu, pour adoucir dans son fils l’humeur sauvage naturelle aux Visigots, que ce jeune prince lût les poëtes latins, et qu’il étudiât les loix romaines. Avitus à qui l’on s’étoit adressé, avoit bien voulu donner lui-même ses soins à l’éducation du fils d’un prince aussi puissant dans les Gaules et principalement dans les provinces voisines de l’Auvergne, que l’étoit Theodoric I.

Le généralissime Romain étoit encore à la cour de Toulouse, quand on y apprit que Petronius Maximus avoit été tué à Rome[3]. Cet empereur, à ce que raconte Procope, fit confidence à la veuve de Valentinien qu’il avoit épousée, que c’étoit lui-même qui par amour pour elle, avoit tramé la conjuration dont son premier mari avoit été la victime. Eudoxie indignée de se voir entre les bras d’un des assassins de son époux, excita Genséric, roi des Vandales d’Afrique, à venir faire une descente en Italie, et à prendre Rome. Genséric qui se flattoit avec fondement que son entreprise, favorisée comme elle le seroit par l’imperatrice regnante, ne manqueroit pas de réussir, et que s’il ne pouvoit point garder Rome, il s’enrichiroit du moins en la pillant, se mit en mer incontinent, et il fit son débarquement à trois ou quatre lieuës de cette ville, où il n’y avoit personne qui l’attendît, du moins si-tôt. A la premiere nouvelle de cette descente, Rome fut en combustion. Maximus craignant autant ses sujets que les Vandales, et résolu d’ailleurs d’abdiquer l’empire, dont le fardeau lui sembloit insupportable, quoiqu’il eût rempli sans peine tous les devoirs du consulat et de la charge de préfet du prétoire d’Italie, ne songea plus qu’à s’évader. Il se mit donc en devoir de s’échapper ; mais ceux qu’il abandonnoit et ceux qui le poursuivoient, s’unirent contre lui, et il fut tué le soixante et dix-septiéme jour de son empire, qui étoit le douziéme du mois de juin de l’année quatre cens cinquante-cinq.

Sidonius dit en parlant du meurtre de Maximus, et en s’adressant à la ville de Rome : » Cependant les Vandales vous surprennent , & le Bourguignon abusant du commandement qui lui avoit été confié, allume dans votre sein une fureur timide qui vous fait massacrer votre Empereur. » Le Pere Sirmond croit que Sidonius veut dire ici simplement, que Maximus fut tué par quelque Bourguignon qui étoit soldat dans la garde étrangere de l’empereur. Mais il me semble que notre poëte fait jouer ici à son Bourguignon un personnage plus important que celui de soldat et même d’officier dans la garde étrangere. Les vers de Sidonius donnent l’idée d’une personne revêtuë d’un commandement considérable, et qui lui concilie un grand crédit. D’ailleurs, il désigne cette personne par le titre de la Bourgogne, ou de Bourguignon, par excellence, et comme on auroit pû désigner l’empereur, en l’appellant le Romain absolument ; quel étoit donc ce Bourguignon ? Je conjecture que ce pouvoit bien être Gunderic, roi d’un des essains de cette nation, qui s’étoient établis dans les Gaules, et à qui Aëtius avoit donné des quartiers dans cette grande province de l’empire. Nous verrons dans la suite le roi Gondebaud et le roi Chilperic, deux des fils et des successeurs de ce Gunderic, revêtus des plus éminentes dignités de l’empire d’Occident. Ainsi leur pere peut bien n’avoir pas dédaigné d’en exercer une. Quelle étoit cette dignité ? S’il est permis d’enter conjecture sur conjecture, je dirai qu’à en juger par les expressions de Sidonius, elle doit avoir été une des principales des dignités militaires, celle de maître de la milice dans le département du prétoire d’Italie, ou celle de chef de la garde étrangere du prince, emploi qu’Odacer, qui renversa l’empire d’Occident, exerça dans la suite sous le regne de Julius Nepos. Peu de tems après la mort de Maximus, Genséric entra dans Rome, qu’il abandonna durant quarante jours à l’avarice de ses Vandales. Enfin le sac finit, et leur roi se rembarqua pour retourner en Afrique. Il emporta des richesses immenses ; et il emmena encore avec lui Eudoxie, veuve de deux empereurs, et les deux filles de Valentinien III. Genséric fit dans la suite épouser la cadette à son fils Hunneric. On peut croire que ce mariage, et celui que Placidie, sœur d’Honorius, avoit contracté avec Ataulphe, roi des Visigots, auront été deux exemples, dont les matrônes romaines, qui par des vûës d’ambition, ou par d’autres motifs, auront voulu épouser des barbares, se seront bien autorisées dans les tems suivans.

Tant que les Vandales furent les maîtres de Rome, on n’y songea point à donner un successeur au malheureux Maximus. Suivant les apparences on y attendit, même après qu’ils eurent évacué la ville, les ordres de Martian. Enfin on y déliberoit encore sur le choix du successeur de Maximus, lorsqu’on y apprit qu’on avoit déja un empereur. Avitus étoit à la cour de Theodoric, quand ce prince fut informé du meurtre de Maximus, et de la surprise de Rome par les Vandales. L’état déplorable où ces évenemens mettoient les affaires des Romains, ne fit point concevoir au roi des Visigots, l’idée de s’agrandir. Il protesta dans les termes les plus forts qu’il se conduiroit dans une conjoncture si délicate en véritable confédéré de la république, et que c’étoit dans le dessein de lui donner une preuve incontestable de ses bonnes intentions, qu’il alloit contribuer à faire empereur, Avitus. Montez au trône, lui dit Théodoric, et l’empire n’aura point de soldat qui lui soit plus dévoüé que moi.

Ce n’étoit point véritablement au roi des Visigots à désigner l’empereur. Ce prince et ses sujets naturels quoique soldats de l’empire, n’étoient pas citoïens romains, et ils ne pouvoient point ainsi, s’arroger la prérogative militaire , ou le droit dont les légions avoient trop souvent abusé. Mais Théodoric étoit alors si puissant, qu’il n’y avoit point d’apparence que les Romains osassent se choisir un autre maître que celui qui auroit été trouvé digne de l’être, par ce prince, qui d’ailleurs se déclaroit en faveur d’un bon sujet. Ainsi l’on peut dire qu’Avitus partit de Toulouse empereur désigné, quand il en sortit pour aller rendre compte de sa négociation à ceux qui exerçoient la préfecture du prétoire des Gaules, dont le siége, comme nous l’avons déja dit plusieurs fois, étoit dans la ville d’Arles, depuis l’année quatre cens dix-huit. En effet ce fut sans Arles suivant la chronique d’Idace dont nous rapporterons le passage ci-dessous, qu’Avitus fut proclamé empereur, par les Romains des Gaules. La renommée y avoit déja publié, avant qu’Avitus arrivât, le succès de sa négociation, et que le meilleur moyen d’affermir la paix, dont la patrie avoit tant de besoin, étoit de le choisir, ou plûtôt de l’accepter pour maître. Les Romains des Gaules étoient encore portés à entrer dans les vûës de Théodoric, par l’honneur que leur feroit un de leurs compatriotes assis sur le trône d’occident. Avitus fut donc salué empereur à son arrivée. » Aussi-tôt quc vos concitoïens inquiets sur le succès de votre négociation, dit Sidonius en parlant à ce Prince, furent informés des conditions ausquelles Théodoric promettoit l’observation des Traités d’alliance ; ils vont au-devant de vous avec allegresse, & ils vous conduisent au tribunal qu’ils vous avoient préparé, sans que vous en sçûssiez rien. Dès que les principaux Citoiens le voyent assemblés en un nombre assez grand & composé des habitans de nos Provinces des Alpes, de ceux de la rive du Rhin, & du rivage de la Mer Méditerranée, enfin de ceux qui sont séparés des Espagnols par les Pyrenées, ils saluent Empereur avec joye, un Prince qui étoit la seule personne qui parut triste dans cette cérémonie. Il songeoit » aux beloins de l’Etat dont il alloit devenir le Chef. »

On observera que dans l’énumeration assez ample que Sidonius fait des citoïens des Gaules, qui composoient l’assemblée qui élut Avitus empereur, et qui, autant qu’on en peut juger par conjecture, étoit celle-là même qui, suivant l’édit d’Honorius, devoit se tenir au mois d’août de chaque année dans Arles, il n’est fait aucune mention des Gaulois qui habitoient sur le rivage de l’ocean, quoiqu’il y soit parlé de ceux qui habitoient sur la rive du Rhin et sur la côte de la Méditerranée. C’est que les Armoriques, qui étoient gouvernés au nom de l’empire, mais par des officiers qu’ils choisissoient et qu’ils installoient eux-mêmes, n’envoyoient point des députés à l’assemblée d’Arles, et il n’y en venoit pas non plus des autres provinces assises sur les côtes de l’ocean, parce qu’elles étoient alors réellement au pouvoir des Visigots ou des Francs. Si l’on trouve des députés de la premiere Germanique à l’assemblée qui salua empereur Avitus, quoique cette province ne fût point du nombre de celles à qui Honorius y avoit donné séance par son édit de l’année quatre cens dix-huit, c’est que la province, dont il s’agit, et qui n’étoit point encore cette année-là réduite entierement sous la pleine puissance et autorité des officiers du prince, y avoit été réduite comme on l’a vû, vers l’année quatre cens vingt-huit par Aëtius, et qu’elle y étoit encore en l’année quatre cens cinquante cinq. En effet, nous venons de voir que les Allemands et la tribu des Francs, qui en avoient envahi de nouveau une partie, immédiatement après la mort de Valentinien III l’avoient évacuée, dès qu’Avitus eût été fait maître de la milice ; et nous rapporterons ci-dessous un passage de Procope qui dit positivement, que l’empire conservoit encore son autorité sur les bords du Rhin, lorsque le trône d’Occident fut renversé par Odoacer en l’année quatre cens soixante et seize. Les députés de la premiere Germanique, remplaçoient donc dans l’assemblée d’Arles où ils avoient été appellés depuis l’entiere réduction de leur province, sous l’obéïssance de l’empereur, les députés des provinces dont les Visigots s’étoient rendus les maîtres depuis l’an quatre cens dix-huit, qu’elle avoit été instituée par Honorius et qui par cette raison, n’y étoient plus convoqués.

Voici sur quoi est fondée la conjecture qu’Avitus aura été reconnu par l’assemblée annuelle, qui se tenoit dans Arles. Maximus fut tué le douziéme de juin ; mais comme les Vandales entrerent quelques heures après dans Rome, la confusion où se trouva pour lors cette capitale, aura bien pû être cause qu’on n’aura point envoyé de courier dans les provinces, pour informer ceux qui commandoient sur les lieux, de tout ce qui venoit d’arriver. Ainsi ce mois étoit peut-être écoulé, lorsqu’on en apprit la nouvelle à Toulouse, où les choses ne se passerent point encore aussi simplement ni aussi promptement, que le dit Sidonius. On lit dans Gregoire de Tours, qu’Avitus senateur et citoïen de l’Auvergne, ne fut désigné empereur par les Visigots, qu’après avoir menagé par des intrigues son élevation. En effet il y a des fastes qui disent que ce ne fut que le dixiéme de juillet que celles des troupes auxiliaires des Gaules, qui avoient leurs quartiers à Toulouse, c’est-à-dire les Visigots, déclarerent qu’elles vouloient avoir Avitus pour empereur. Le mois d’août sera donc venu avant qu’Avitus eût réglé avec Theodoric tout ce qu’il leur convenoit de regler, et après cela le romain sera entré dans Arles en même-tems que les députés, qui s’y rendoient pour tenir l’assemblée annuelle, ordonnée par l’édit d’Honorius, et qui devoit s’ouvrir le treiziéme du mois d’août. La narration d’Idace confirme notre conjecture. » Avitus, dit-il, né dans les Gaules, fut salué Empereur, premierement à Toulouse par une des armées de cette grande Province de l’Empire ; & en second lieu à Arles par les Honorables. » C’est le nom par lequel on désignoit les députés et les officiers, à qui Honorius avoit donné séance à l’assemblée qui devoit se tenir chaque année dans cette derniere ville.

Le Romain Gaulois, par qui Sidonius suppose qu’Avitus fut harangué dans cette occasion, dit à ce prince : » Il seroit entierement inutile de faire l’énumération des calamités que les Gaules ont endurées sous le regne de Valentinien, d’un Prince qui n’est jamais sorti veritablement de l’enfance, bien qu’il soit parvenu à l’âge viril. Qui peut avoir oublié ces années malheureuses, dont nous ne faisons que de sortir, & où la vie n’étoit qu’un long supplice pour les bons citoïens. Mais tant que nous avons eu un respect aveugle pour des loix qui ne nous mettoient point à l’abri des violences, & dont nous croyions néanmoins sur la parole de nos Ancêtres, que dépendoit le salut des Gaules : tant que nous avons attendu, en nous conformant aux anciens usages si funestes alors à notre Patrie, que Rome nous donnât des maîtres nous avons été gouvernés au nom d’Empereurs, qui n’étoient que des fantômes de Souverains, & nous avons souffert plûtôt par habitude que par devoir toutes les exations des Officiers qu’il leur plaisoit de nous envoyer. Les Gaules eurent une belle occasion de faire usage de leurs forces, il y a quelques mois, lorsque Maximus se rendit maître de Rome épouvantée. Hélas : il seroit devenu le maître paisible de tout l’Empire : Il y eut bientôt été reconnu, s’il vous eût fait le dépositaire de toute son autorité, au lieu de vous en confier seulement une portion. En effet, quel est ce citoïen des Gaules qui sçut alors fléchir la colere des Visigots, attendrir les Francs établis dans les campagnes de la Belgique, & ramener les esprits des Armoriques : Personne n’ignore » que ce fut Avitus.

On remarquera aisément en lisant ce discours, où l’on peut bien croire que Sidonius aura fait entrer la substance de ce qui se disoit chaque jour dans les Gaules, à l’occasion de l’élevation de son beau-pere, ce que pensoient alors les Romains de ce païs-là, concernant les interêts de leur patrie, et la gestion des magistrats et des autres officiers envoyés de Rome par le prince. Faut-il s’étonner, que les Armoriques persistassent dans la résolution de ne les plus recevoir. Peut-être même, et c’est ce qui aura donné occasion à Sidonius de parler d’eux ici, avoient-ils fait difficulté de reconnoître Maximus, et de lui rendre les devoirs qu’ils rendoient encore à l’empereur. Nous avons expliqué en quoi ces devoirs pouvoient consister. Le Gaulois que Sidonius fait parler, ajoûte à ce que nous avons déja rapporté : que la patrie choisit Avitus pour son empereur, par les mêmes raisons qui avoient fait élire autrefois aux Romains les Camilles, les Fabius, et les autres restaurateurs de la république, pour leurs chefs suprêmes. Enfin, dit cet orateur au nouveau prince : tous les sujets croiront jouir de la liberté sous votre regne. Tout le monde applaudit à l’orateur, et protesta qu’il étoit du même avis que lui, autant à cause du mérite d’Avitus, que par respect pour le roi des Visigots, qui suivi de ses freres étoit venu à Arles, pour y favoriser en personne, la proclamation de son ami. Quoique Theodoric fût entré sans troupes et comme allié dans cette ville, sa présence ne laissoit pas d’en imposer à ceux qui auroient été tentés de traverser l’exaltation d’Avitus. Ce Romain après s’être défendu quelque tems d’accepter la dignité qu’on lui offroit, consentit enfin, suivant l’usage ordinaire des élections, à s’en laisser revêtir.

Aussi-tôt que ce prince eût été proclamé, et dès qu’il eût ratifié comme empereur ce qu’il pouvoit avoir promis, quand il étoit encore particulier, il partit pour se rendre à Rome, et il y fut reçû comme si son élection eût été l’ouvrage du peuple et du sénat de cette capitale, et non pas de l’assemblée particuliere d’une des provinces de la monarchie. Il y avoit déja long-tems que l’élection de Galba avoit mis en évidence un des plus grands défauts qui fût dans la constitution de l’empire ; c’est que l’empereur pût être élû ailleurs que dans Rome. Dès qu’Avitus y eut été reçû, il n’eut pas de soin plus pressant que celui de faire demander à Martian, pour lors empereur d’Orient, l’ unanimité, c’est-à-dire, de vouloir bien le reconnoître pour son collégue, et de consentir que l’un et l’autre ils agîssent de concert dans le gouvernement du monde Romain. La démarche que faisoit Avitus, n’étoit pas une démarche qui fût simplement de bienséance, et de même nature que celle qui se fait par les potentats indépendans l’un de l’autre, quand ils se donnent part réciproquement de leur avenement à la couronne. Dans le cinquiéme et dans le sixiéme siécle, tous les Romains croyoient que, lorsque l’empire d’Occident venoit à vaquer, il fût comme réüni de droit à l’empire d’Orient, et que si les interêts de la monarchie Romaine ne souffroient pas que l’empereur d’Orient réünît de fait à son partage, le partage d’Occident, ce prince avoit le droit au moins, de disposer du partage d’Occident. On pensoit que la portion du peuple Romain restée à Rome ne pouvoit point se donner un maître, sans avoir obtenu l’approbation du chef de cette portion du peuple Romain, qui s’étoit transplantée à Constantinople. Je comprends ici sous le nom de peuple tous les citoïens, et même les patriciens, ainsi que les loix romaines les comprennent.

  1. Virg. En. 1. & 4.
  2. Ep.7. lib. 7.
  3. Proc. de Bell. Vand. Lib. I. Cap. 4.