Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 2/Chapitre 17

LIVRE 2 CHAPITRE 17

CHAPITRE XVII.

Siege d’Orleans. Dénombrement de l’armée Romaine qui vient au secours de la place. Attila se retire, & il est défait en regagnant le Rhin. Thorismond succede à son pere Theodoric premier, Roi des Visigots.


Enfin le roi des Huns arriva devant la ville d’Orleans ; mais au lieu d’y entrer par surprise, comme il s’en étoit flatté, il se vit réduit à en faire le siége dans toutes les formes. Ses béliers ouvrirent une bréche. S. Aignan alors évêque d’Orleans, avoit prédit, suivant Gregoire de Tours, que la ville ne seroit point prise, et que le secours arriveroit avant que l’ennemi y fût entré ; mais il faut croire que S. Aignan avoit prédit seulement que sa ville ne seroit point saccagée, et qu’elle seroit bientôt délivrée des mains de l’ennemi ; car il est certain que les troupes d’Attila y entrerent. Sidonius Apollinaris qui étoit déja au monde lorsque cet évenement arriva, dit dans une lettre qu’il écrit à Prosper, évêque d’Orleans, et par conséquent un des successeurs de saint Aignan. » Vous voulez exiger de moi que je compose l’Hitoire de la guerre d’Attila, & que j’apprenne à nos neveux comment il a pu se faire, que la Ville d’Orleans ait été prise par force après un siege fait dans les formes, sans avoir été cependant mise au pillage. Vous voulez que je les instruise de la prophétie célebre que fit le Saint Evêque qui siégeoit dans ce tems-là, dès que le Seigneur lui eut revelé qu’il avoit exaucé ses prieres ? » Qu’alleguer contre une déposition aussi claire et aussi peu reprochable que l’est celle de Sidonius. Elle ne sçauroit certainement être infirmée par le témoignage d’un auteur qui n’a écrit que cent cinquante ans après l’évenement. Ainsi, quoique Gregoire de Tours dise positivement qu’Orleans tenoit encore, lorsqu’Aëtius parut en vûë de la ville, on ne sçauroit s’empêcher de croire qu’elle ne fût déja prise, quand ce patrice s’en approcha. Si Attila ne traita point Orleans, comme il avoit traité Mets quelques semaines auparavant, c’est peut-être parce qu’il avoit pris dès lors la résolution de regagner le Rhin, et que prévoyant que plus ses soldats seroient chargés de butin, plus il seroit facile à l’armée Romaine de les atteindre et de les battre, il fut bien aise de leur ôter les occasions de piller ? Comment sera-t-il venu à bout d’empêcher une armée comme la sienne, de saccager une ville emportée d’assaut ? Il en sera venu à bout, en ne faisant monter à l’assaut que les troupes composées de ses sujets naturels, par qui ensuite il aura fait garder les brêches et les portes de la ville, avec ordre de n’y laisser entrer personne.

Attila se sera donc contenté de la contribution qu’Orleans aura donnée pour se racheter, et cette contribution aura été reglée par saint Aignan. Les rois barbares de ces tems-là avoient, quoique payens, beaucoup de respect pour les évêques ; Attila aura donc eu dans l’occasion dont il s’agit, les mêmes complaisances pour saint Aignan, qu’Eocarix avoit euës dix ans auparavant pour saint Germain l’Auxerrois. Enfin Attila aura eu en quatre cens cinquante et un pour l’évêque d’Orleans les mêmes égards, que ce prince barbare eut lui-même l’année suivante pour saint Leon, lorsque, comme nous le dirons en son lieu, il accorda dans le tems même qu’il marchoit pour aller à Rome, une suspension d’armes, aux prieres de ce grand pape.

Ainsi je crois qu’Attila évacua Orleans le quatorze de juin[1], et qu’il reprit le chemin du Rhin à l’approche de l’armée d’Aëtius. Nous avons laissé ce général dans le poste qu’il avoit occupé pour y recevoir les secours des alliés de l’empire. La plûpart avoient attendu qu’Attila se fût avancé jusqu’au centre des Gaules, pour quitter leur païs, dans la crainte qu’il ne fît une contre-marche qui l’y portât. Mais dès que les Francs et les Bourguignons auront vû le roi des Huns dans le voisinage d’Orleans, ils se seront mis en mouvement, pour joindre Aëtius ; cependant, comme il aura fallu marcher avec précaution, pour ne point s’exposer à être surpris par quelque détachement de l’armée ennemie, il n’est pas étonnant qu’Orleans fût déja réduit aux abois, lorsqu’ils arriverent au rendez-vous géneral, et que la place ait été emportée, quand ils en étoient encore éloignés de deux ou trois journées.

Il paroît par celles des circonstances de ce grand évenement qui nous sont connues, qu’Attila prit le parti de se retirer et de regagner le Rhin, dès qu’il vit son projet déconcerté par la réunion de tous les peuples de la Gaule, et par la découverte des intelligences qu’il entretenoit avec Sangibanus. En effet, au lieu d’entrer sans coup férir dans Orleans, il s’étoit vû d’abord obligé à faire dans les formes le siége de cette place ; ce qui avoit donné aux nations, dont il esperoit de gagner une partie, et qu’il se flattoit du moins de n’avoir à combattre que l’une après l’autre, le tems de se concilier et de joindre leurs forces. On peut croire encore que l’armée d’Aëtius qui avoit le païs pour elle, enlevoit chaque jour les fourageurs de celle d’Attila et que les Huns sentirent bien-tôt toutes les incommodités qui ne manquent pas de se faire sentir à des troupes qui se sont engagées trop avant, et que l’ennemi resserre. Quelque nombreux que fût leur camp, il ne pouvoit, ayant dans son voisinage l’armée d’Aëtius, tenir en sujettion qu’une certaine étendue de païs, laquelle dut être mangée au bout de huit jours. D’ailleurs tous les soldats que le roi des Huns avoit dans son armée, n’étoient point ses sujets naturels, le plus grand nombre étoient des Germains qui le suivoient uniquement par le motif de faire fortune. Il étoit donc à craindre que ces barbares dégoutés de rencontrer de la résistance, et d’essuyer la disette dans des lieux où l’on les avoit flattés qu’ils n’auroient point d’armée à combattre, et qu’ils trouveroient une subsistance abondante et toute sorte de biens, ne traitassent avec Aëtius, et qu’ils ne laissassent les Huns à sa merci. Le mieux étoit donc de remener incessamment tous ces barbares dans la Germanie, et de leur promettre que l’année prochaine, on les conduiroit dans des contrées aussi abondantes que les Gaules, et où ils ne trouveroient point d’ennemis qui tinssent la campagne. Il est d’autant plus apparent qu’Attila se sera servi de cette ruse, pour empêcher les troupes qui n’étoient pas composées de ses sujets naturels, de le quitter, qu’on peut croire sans peine qu’il avoit dès-lors formé le dessein de faire en Italie l’invasion qu’il y fit l’année suivante.

Enfin l’armée à la tête de laquelle Aëtius s’approchoit d’Orleans, étoit suffisante même sans tous ces motifs, pour déterminer le roi des Huns à prendre le parti de se retirer et de regagner le Rhin. » Les Romains & les Visigots, dit Jornandès, furent joints par les troupes auxiliaires des Francs, des Sarmates, des Armoriques, des Létes, des Saxons, des Bourguignons, des Ripuaires & des Bréons, qui dans les tems précédens avoient été Sujets de l’Empire Romain, mais qui dans cette occasion le servoient seulement en qualité de ses Alliés. » J’ai traduit Miles par Sujet, fondé sur ce que Jornandès l’oppose ici à Soldat dans des troupes auxiliaires, et sur la signification que ce mot avoit communément dans le cinquiéme et dans le sixiéme siécle. Il en est parlé ailleurs. Outre ces peuples, ajoute Jornandès, plusieurs autres nations de la Gaule et de la Germanie, joignirent l’armée d’Aëtius.

Les Francs qui joignirent Aëtius, étoient trés-probablement la tribu sur laquelle regnoit alors Mérovée. Ce prince, suivant la chronique de Prosper, étoit monté sur le trône dès l’année quatre cens quarante-huit, et il ne doit être mort que vers l’année quatre cens cinquante-huit, puisque Childeric son fils et son successeur qui, comme nous l’avons déja dit, mourut après un regne de vingt-quatre ans, ne mourut qu’en l’année quatre cens quatre-vingt-un. Pour les Sarmates dont parle Jornandès, c’étoient très-probablement les Alains, sujets de Sangibanus, qu’il a plû à cet historien de désigner ici par le nom géneral de Sarmates. Ma conjecture est fondée sur ce qu’il est certain par Jornandès même, que ces Scythes, que ces Alains étoient dans le camp d’Aëtius, et que cependant notre auteur ne les désigne par aucun autre nom, que celui de Sarmates, en faisant le dénombrement des troupes de ce camp-là. Nous avons déja dit qui étoient et les Armoriques et les Létes. Quant aux Saxons, c’étoit peut-être la peuplade de Saxons établie il y avoit déja long-tems dans la cité de Bayeux, et dont nous avons parlé dès le commencement de cet ouvrage. Ils avoient suivi, selon l’apparence, le parti des Armoriques dont ils étoient environnés. Nos Bourguignons étoient l’essain de cette nation, à qui Aëtius avoit donné des terres dans la sapaudia. On a vû qui étoient les Ripuaires. Quant aux Brions ou Bréons dont il est fait aussi mention dans Cassiodore : c’étoit le même peuple dont il est parlé dans les auteurs plus anciens, sous le nom de Brenni. Leur païs faisoit une partie de la Norique, et il avoit été subjugué sous le regne d’Auguste par Drufus Nero, le frere de l’empereur Tibere.

Parmi les peuples et parmi les essains échappés de quelque nation barbare, dont on vient de lire le dénombrement, il n’y en avoit point, suivant Jornandès, qui n’eussent été sujets, ou du moins qui n’eussent été à la solde de l’empire, et à qui ses officiers n’eussent été n’agueres en droit de commander. Mais comme ces peuples et ces essains de barbares s’étoient rendus indépendans, ou que du moins ils se gouvernoient comme s’ils eussent été indépendans de l’empire, il avoit fallu qu’Aëtius leur eût demandé du secours comme à des alliés, au lieu de leur ordonner en maître, comme il auroit pû le faire dans les tems antérieurs, de joindre son armée un tel jour. En un sens, il étoit plus glorieux à l’empire qu’on vît son général commander à tant de rois qui n’étoient pas sujets de la monarchie ; mais dans la verité il étoit triste qu’il y eût tant de souverains sur son territoire. Un prince est bien plus puissant, lorsqu’il n’y a que lui qui soit un grand seigneur dans ses Etats, que lorsqu’il a des vassaux qui sont eux-mêmes de grands seigneurs.

Dès qu’Attila eût évacué Orleans, ce qui arriva le quatorziéme juin de l’année quatre cens cinquante et un, il se mit en route, comme nous l’avons dit, pour regagner le Rhin, et il marcha prenant toutes les précautions nécessaires, pour n’être point obligé à donner une bataille contre une armée qui ne devoit pas être de beaucoup moins nombreuse que la sienne, et qui avoit l’avantage de poursuivre un ennemi qui se retiroit. Aëtius qui avoit jugé à propos de suivre les Huns, soit pour leur ôter l’envie de faire quelque nouvelle entreprise, dont le succès les eût dispensés de sortir des Gaules, soit pour les empêcher, en les obligeant à marcher serrés, de courir les païs qui se trouveroient à la droite et à la gauche de leur route, les atteignit peut-être sans le vouloir, dans les champs Catalauniques ou Mauriciens. « Attila, dit Jornandès, consterné de la découverte de ses intelligences avec Sangibanus, & ne comptant point assez sur les troupes ramassées qui le suivoient, pour s’exposer à leur tête aux hazards d’une action generale & décisive, avoit résolu, quoique le parti qu’il alloit prendre fût bien mortifiant pour lui, de regagner le Rhin, en marchant avec tant de précaution, que les ennemis ne pussent pas les obliger à livrer bataille. » Il changea néanmoins de sentiment, à ce qu’il paroît, quand il eût consulté les devins, ce qu’il aura fait, suivant toutes les apparences, lorsque les romains et lui ils se trouverent en présence. » La réponse que firent ces Devins après avoir examiné les entrailles des victimes, fut que les Huns seroient battus, mais que le plus grand Capitaine de l’armée ennemie demeureroit sur la place. Attila croyant que cette prédiction regardoit Aëtius, qu’il considéroit comme le plus grand obstacle à ses desseins, résolut d’acheter par la perte d’un combat, la mort du Géneral Romain ; & comme il ne prenoit point son parti à la guerre, sans avoir bien examiné le pour & le contre, s’il se détermina à livrer bataille, ce fut avec la précaution de ne la donner qu’environ trois heures avant le coucher du Soleil, afin que s’il y avoit du désavantage, il pût à la faveur de la nuit se retirer à travers la partie des champs Catalauniques, qui lui restoit à passer. Les deux armées se trouverent donc en présence dans ces plaines qui s’appellent aussi les champs de Maurice, & qui ont cent lieuës de long & soixante-dix de large. » La lieuë, ajoute Jornandès, est une mesure dont on se sert dans les Gaules, pour calculer la distance d’un lieu à un autre, et chaque lieuë a quinze cens pas de longueur. Aujourd’hui nos plus petites lieuës françoises sont d’un tiers plus longues que ne l’étoient ces lieuës gauloises.

Il est sensible, et par la narration de l’historien des Gots, dans laquelle je n’ai rien changé, si ce n’est la place de la description des champs Catalauniques, laquelle j’ai jugé à propos de transposer, pour la mettre dans son endroit naturel, et par la narration de Gregoire de Tours, qu’Attila se retiroit, lorsqu’Aëtius l’atteignit dans les vastes plaines dont nous venons de parler.

Il seroit ennuyeux de lire ici les differentes opinions que les sçavans ont euës concernant la partie des Gaules où étoient les champs Catalauniques et Mauriciens. D’ailleurs il y a trois raisons décisives qui empêchent de douter que ces champs ne fussent dans la province, qui peut-être en a tiré son nom, et que nous appellons aujourd’hui la Champagne. En premier lieu, c’étoit la route qu’Attila devoit tenir. Il étoit parti d’Orleans pour regagner le Rhin. En second lieu, la description que Jornandès fait des champs Catalauniques, convient aux plaines qui sont aux environs, non pas de Châlons Sur Saône, mais de Châlons en Champagne, dont le nom latin est encore Catalaunum. Enfin Idace dit en parlant de l’évenement dont il s’agit : « Les Huns violant la paix, saccagent les Provinces des Gaules, & ils forcent plusieurs Villes. Mais par un effet particulier de la

Providence, ils sont défaits dans une bataille rangée qu’ils

donnent contre le Roi Theodoric & contre le Géneral Aëtius, » qui avoient réuni leurs forces. Cet évenement arriva dans les champs Catalauniques, en un lieu peu éloigné du District de la Ville de Mets, que ces mêmes Huns avoient prise & pillée, lorsqu’ils étoient entrés dans les Gaules. » Les lizieres du territoire de cette ville ne devoient pas être fort éloignées des champs Catalauniques. Or Idace dit ici, La cité et non point la ville de Mets. Nous avons vû au commencement de cet ouvrage la difference qui est entre ces deux mots.

M. De Valois prétend avec fondement, que Jornandès confond mal-à-propos les champs Mauriciens qui tiroient leur nom de Mauriacum, aujourd’hui Méri lieu du diocèse de Troyes, avec les champs Catalauniques qui étoient dans le diocèse de Châlons dont ils prenoient leur nom. Il ne faut point être surpris que Jornandès qui n’étoit peut-être jamais venu dans les Gaules, ait confondu dans un tems où les cartes de geographie étoient fort imparfaites et fort rares, deux plaines voisines l’une de l’autre, et peut-être contiguës ; car nous ne sçavons point où commençoient du côté de l’orient les champs Mauriciens, ni où finissoient du côté de l’occident les champs Catalauniques. Les lieux que nous ne voyons que de loin, se rapprochent les uns des autres à nos yeux.

Reprenons le récit de Jornandès. Cet auteur après avoir dit qu’Attila résolut sur la réponse des devins, de combattre ses ennemis, raconte assez en détail les principales circonstances de la bataille qui se donna en conséquence de cette résolution. Il paroît néanmoins en réflechissant sur le récit même de cet historïen, qu’Attila, quoiqu’il fût résolu d’en venir à une action génerale, s’il en trouvoit l’occasion favorable, ne donna point la fameuse bataille des champs Catalauniques, comme on le dit, de propos déliberé. On voit au contraire dans les manœuvres que fit le roi des Huns, la conduite d’un géneral habile qui voudroit bien ne point hazarder encore la bataille qu’il a résolu de donner, mais qui sçait prendre son parti, quand les conjonctures le forcent, ou à la livrer plûtôt qu’il ne l’auroit voulu, ou bien à s’exposer aux inconvéniens d’une retraite, qu’il prévoit devoir nécessairement dégénérer en une fuite.

Un combat des plus sanglans, et qui se donna la veille de la bataille générale, en fut comme le prélude. Aëtius avoit placé à la tête de son avant-garde un corps de cinq mille Francs, et Attila avoit mis à la queuë de son arriere-garde un corps d’un pareil nombre de Gépides. Ces deux troupes composées d’hommes vaillans, et fieres d’occuper chacune dans son armée le poste d’honneur, se mêlerent durant la nuit, et se chargerent avec tant de furie, que presque tous les combattans demeurerent sur le champ de bataille.

Voici le récit de la défaite d’Attila, tel qu’il se trouve dans Jornandès. » Les deux armées étant dans les champs Catalauniques, il se trouva entr’elles une plaine haute terminée en talus de deux côtés, & sur laquelle chaque armée voulut camper, parce que le poste étoit avantageux. Les Romains monterent donc sur cette hauteur par une de ses pentes tandis que les Huns y montoient par l’autre. Aussitôt que les deux avant-gardes se furent apperçûes, elles firent halte au lieu de se charger. Chacune d’elles attendit son armée, & les deux armées dès qu’elles furent arrivées sur la hauteur, se rangerenr en bataille. Le Roi Theodoric à la tête de ses Visigots se mit à l’aîle droite de l’armée Impériale, & Aëtius plaça les troupes Romaines à l’aîle gauche. Ils mirent Sangibanus avec ses Alains au centre de la premiere ligne du corps de bataille, afin que les Alains dont on se défioit, fussent obligés de combattre, quand ils auroient à leur droite, à leur gauche & derriere eux des troupes fidelles qui les empêcheroient de fuir. Voilà quel fut l’ordre de bataille de l’armée Romaine, & voici quelle fut la disposition de celle des Huns. Attila se mit au corps de bataille, qu’il composa des Huns ses anciens Sujets, sur la bravoure & sur la fidelité desquels il pouvoit compter dans les plus grands périls, & il forma ses deux aîles des peuples qu’il avoit soumis, ou des Nations qui le suivoient volontairement. » Jornandès entre ici concernant ces peuples et ces nations, dans un détail dont l’objet de notre ouvrage nous dispense de rendre compte au lecteur. Cet historien reprend la parole : « On en vient donc aux mains, pour décider qui demeureroit le maître de la plaine haute dont il est ici question. Il y avoit dans cette plaine une colline donc les deux armées voulurent encore se saisir en même tems. Attila se présente à la tête d’un corps de ses troupes pour occuper cette éminence, mais il y trouve Aëtius à la tête d’une partie des Visigots qui s’y étoient déja postés, & qui avoient par conséquent l’avantage du lieu sur les Huns. Ainsi les Visigots repousserent facilement ce corps qui ne pouvant les attaquer qu’après avoir monté le tertre devant eux retourna joindre son armée. Attila qui vit bien que le succès de cette premiere action pouvoit intimider ses troupes, leur représenta qu’après tant de victoires, il leur seroit honteux d’avoir besoin d’être encouragées puisqu’elles n’avoient en tête qu’un ennemi qui n’osoit les attendre en rase campagne, & qui se repentant déja d’être sorti de derriere les murailles cherchoir des postes dont la situation lui pût tenir lieu de remparts. Ne connoissez-vous pas, ajouta-t-il, la pusillanimité des Romains, que la poussiere seule met hors de combat. Chargez-les tandis qu’ils sont leurs évolutions mais plûtôt dédaignez un ennemi qui n’est capable que de bien faire l’exercice. Attachez-vous principalement aux Alains & aux Visigots. Les Romains qui n’ont la hardiesse de nous attendre que parce qu’ils les voyent dans leur armée, prendront la fuite dès qu’ils verront leurs troupes auxiliaires battuës. Quand les nerfs d’un corps sont coupés, ses bras & ses autres membres ne sçauroient plus agir. » Les discours d’Attila animerent ses troupes, qui vinrent charger l’ennemi avec furie. La mêlée commença sur les trois heures après midi, et elle fit couler tant de sang, qu’on prétendit qu’il s’en étoit formé une espece de ravine. Le roi Theodoric fut jetté à bas de son cheval et écrasé par ses propres troupes qui lui passerent sur le corps sans le reconnoître. Sa chute l’avoit apparemment étourdi ; cependant d’autres prétendent qu’il fut tué d’un coup de javelot que lui lança Andagis un des Ostrogots qui servoit dans l’armée d’Attila. Voilà comment s’accomplit par hazard la prédiction que les devins avoient faite au roi des Huns, lorsqu’ils lui avoient annoncé qu’il perdroit la bataille, mais que le principal chef des ennemis demeureroit sur la place. L’on se rompit et l’on se rallia plusieurs fois. Enfin les Visigots qui faisoient l’aîle droite de l’armée Romaine, prirent le parti de charger les Huns qui étoient au centre de l’armée d’Attila, et qui lui servoient, pour ainsi dire de forteresse. Les Visigots déborderent donc d’abord le corps d’Alains, qui étoit au centre de l’armée Romaine, et marchant ensuite sur leur gauche, ils occuperent le terrain que ce corps avoit devant lui. Les Visigots se trouverent ainsi en face des Huns, et ils les chargerent avec beaucoup d’ardeur. Les Huns plierent, et leur roi même auroit été tué, s’il ne se fût pas retiré dans son camp, qui suivant l’usage de sa nation étoit retranché ou plûtôt barricadé avec des chariots dont elle étoit dans l’usage de mener toujours un grand nombre à l’armée. J’observerai à ce sujet, qu’encore aujourd’hui les Polonois et les peuples leurs voisins, qui habitent le même païs qu’habitoit une partie des nations qui suivoient Attila, menent un charroy nombreux quand ils vont à la guerre, et qu’ils s’en servent aussi pour faire autour de leurs campemens cette enceinte qu’ils appellent le tabor. Suivant le récit d’Idace, la nuit favorisa beaucoup la retraite d’Attila. Aussi nous avons vû que la résolution de ce prince, lorsqu’il se fut déterminé à donner bataille, étoit de n’engager l’action que trois heures avant le coucher du soleil, afin qu’il pût, au cas que ses troupes eussent du désavantage, éviter une entiere défaite, en se retirant à la faveur de la nuit. Voilà donc l’armée à laquelle il n’y avoit point de remparts qui pûssent résister quand elle entra dans les Gaules, réduite à se mettre à couvert derriere la fresle enceinte de ses chariots.

Thorismond, fils du roi Theodoric, qui avoit poursuivi les ennemis jusques à la nuit noire, se trompa quand il voulut retourner dans son camp. Il prit le camp des Huns pour celui des Visigots, et il s’approcha si près du camp des Huns, qu’il en sortit du monde dans le dessein de l’enlever. Il fut même démonté après avoir été blessé à la tête ; mais les Visigots qui le suivoient, le secoururent si à propos, qu’ils le dégagerent, et qu’ils l’emmenerent dans sa tente. Aëtius inquiet de ce qui seroit arrivé à ce corps de Visigots, courut aussi quelque danger pour s’être trop avancé afin d’apprendre plûtôt de ses nouvelles. Il se trouva souvent au milieu de plusieurs pelotons des ennemis qui s’étoient ralliés. Cependant il rentra sain et sauf dans son camp, où ses soldats, tout vainqueurs qu’ils étoient, ne laisserent point de passer la nuit sous les armes.

Le lendemain, les Romains virent sensiblement que l’avantage de l’action avoit été pour eux. Le champ de bataille étoit jonché d’ennemis, et Attila se tenoit renfermé dans son retranchement, sans oser mettre dehors aucunes troupes. Il se contentoit de faire sonner les trompettes, et de faire entendre les autres instrumens dont on se sert à la guerre, afin de donner à penser qu’il se disposoit à une nouvelle action. Les Romains et leurs alliés tinrent donc un conseil de guerre, pour y résoudre ce qu’il y avoit à faire, et s’il convenoit d’investir le camp des ennemis, pour l’affamer, ou si l’on insulteroit l’enceinte de chariots dont il étoit environné, bien qu’elle fût d’une approche dangereuse, à cause des archers et des autres gens de trait qui la défendoient. Quant au roi des Huns, dont les disgraces n’avoient point abbattu le courage, il avoit pris son parti. Convaincu que ses retranchemens seroient emportés s’ils étoient attaqués, il avoit fait dresser au milieu un bucher, où son intention étoit de mettre le feu et de s’y jetter dès qu’il verroit son camp forcé, afin que lui, qui jusques-à ce jour avoit été la terreur des nations, ne tombât point, même après sa mort, au pouvoir d’une d’entr’elles.

Pendant qu’Aëtius et ses alliés tenoient le conseil de guerre, dont nous venons de parler, plusieurs détachemens de l’armée des Visigots battoient la campagne, pour avoir des nouvelles de Theodoric qui ne se trouvoit point. Enfin, quelques-uns d’entr’eux plus braves que les autres, ayant eu la hardiesse d’aller examiner de près les morts étendus le long des retranchemens d’Attila, ils reconnurent le corps de leur roi, et ils l’emporterent en chantant suivant l’usage de leur nation, le cantique fait à la gloire de ceux qui mouroient en combattant pour la patrie, sans que les Huns osassent faire aucune sortie pour l’enlever. Les Visigots avant que d’achever les funerailles de Theodoric, proclamerent son fils Thorismond roi ; et ce fut lui qui fit en cette qualité les honneurs de la cérémonie.

J’interromprai ici la narration de Jornandès, pour dire ce que nous apprend un autre endroit du même auteur ; c’est que Theodoric I roi des Visigots, laissa six garçons quand il mourut, sçavoir, Thorismond, Theodoric qui regna après Thorismond, sous le nom de Theodoric II, Euric ou Evaric, qui succeda à ce Theodoric II, Frétéric ou Frederic qui ne regna point, et qui fut tué, comme nous le dirons sur l’année quatre cens soixante-trois, dans une bataille qu’il perdit contre Egidius, et enfin Rotemir et Himmeric. Theodoric I en partant de Toulouse pour joindre Aëtius, avoit bien amené avec lui Thorismond et Theodoric II ses deux fils aînés ; mais il y avoit laissé ses quatre puînés.

Thorismond qui souhaittoit avec ardeur (je reprends la narration de Jornandès) de venger la mort de son pere, en exterminant les ennemis, proposa au géneral Romain de marcher à leurs retranchemens. Vous avez, lui dit-il, plus d’experience que moi, faites la disposition de l’attaque, et je donnerai à la tête de mes Visigots. Mais Aëtius qui craignoit que la cour de Ravenne ne le maltraitât derechef s’il cessoit d’être nécessaire, ne voulut point forcer le camp d’Attila. ç’auroit été exterminer en un jour presque tous les ennemis de l’empire. Aëtius pour faire approuver sa conduite aux Romains, leur representa qu’on devoit apprehender que si les Huns et leurs alliés restoient tous sur la place, les Visigots ne fissent la loi à l’empire. Il conseilla ensuite à leur nouveau roi de ne songer qu’à s’en retourner au plûtôt dans les quartiers de sa nation, c’est-à-dire, à Toulouse, de s’y mettre en possession du gouvernement, et d’empêcher par sa diligence que ceux de ses freres qui étoient sur les lieux, ne s’emparassent du tresor de son pere, et qu’ils ne s’en servissent pour se faire un parti, qui pourroit lui donner bien des affaires en proclamant roi l’un d’entr’eux. Thorismond regarda ce conseil, qui avoit plus d’une face, par le bon côté, c’est-à-dire par celui qui lui étoit utile ; et sans parler davantage de forcer le camp d’Attila, il prit le chemin de Toulouse.

Ce que dit Jornandès concernant la retraite de Thorismond, est conforme à ce qu’en dit Gregoire de Tours. » Aëtius, après avoir été joint par les Francs & par les Visigots, donna bataille contre les Huns. Attila voyant que toute son armée alloit être défaite, prit le parti de se retirer. Le Roi Theodoric avoir été tué dans l’action ; mais son fils Thorismond & le Général Romain n’avoient point laissé de remporter l’avantage. Dès que l’affaire fut décidée, Aëtius dit à Thorismond : Je vous conseille de reprendre sur le champ le chemin de vos établissemens. Vous devez craindre que quelqu’un de vos freres ne se cantonne dans une partie de vos quartiers, & qu’il ne s’y fasse un petit Etat indépendant de vous. Thorismond déferant à cet avis, partit incontinent pour être le premier à s’asseoir sur le trône de son pere. Aêtius se défit aussi par une ruse à peu près pareille, de la sujection où l’auroit tenu le Roi des Francs qui étoient dans son camp. Ainsi ce Général devenu entierement le maître de sa conduite, ne songea qu’à profiter du butin qu’il lui fut possible de ramasser sur le champ de bataille, & à l’emporter avec lui. Pour Attila, il reprit le chemin de ses Etats, où il n’arriva qu’avec très-peu de monde. » Aëtius aura donné à croire à Mérovée que quelqu’un des autres rois Francs, vouloit entreprendre sur Tournai ou sur Cambrai.

Isidore de Seville confirme ce que Gregoire de Tours dit concernant la perte que fit Attila dans son expédition. Suivant l’auteur espagnol, le roi des Huns ne remena en Germanie que peu de monde ; et il périt de part et d’autre trois cens mille hommes dans la guerre dont il est ici question. On n’aura point de peine à donner foi au récit d’Isidore, qui sur ce point n’a fait que copier Idace, dès qu’on fera réfléxion que le calcul d’Idace comprend non-seulement les hommes tués dans des combats ou morts des maladies ordinaires dans les camps, mais encore tous ceux qui furent égorgés par les barbares dans le sac des villes, et tous les barbares qui en pillant le plat-païs, furent surpris et assommés par les gens de la campagne. Voilà le moyen de concilier ces auteurs avec Jornandès, qui dit que dans les differens combats qui se donnerent durant le cours de cette guerre, il y eut de part et d’autre cent soixante et deux mille hommes de tués. Le reste sera mort de misere, de maladie, ou aura été égorgé par les païsans…

» Attila ayant sçû le départ des Visigots, écrit Jornandès, crut long-tems qu’il n’étoit qu’une ruse de guerre des ennemis, qui vouloient l’attirer hors de son retranchement. Mais dès qu’il eut reconnu au silence qui regnoit dans les lieux circonvoisins, qu’ils étoient partis tout de bon, il se rassura, & il recommença de former de nouveaux projets. » En effet, nous verrons ce prince faire l’année suivante une invasion dans l’Italie. Il reprit donc dans le tems dont je parle, la route du Rhin, sans être suivi que par des corps de troupes qui le cottoyoient, afin de l’obliger à marcher serré, et comme nous l’avons déja dit, il repassa le Rhin ayant peu de monde avec lui, à proportion de ce qu’il en avoit lorsqu’il passa ce fleuve.

Voilà comment se termina l’invasion mémorable qu’Attila fit dans les Gaules en quatre cens cinquante-un, et contre laquelle l’empire Romain ne fut défendu que par les armes des usurpateurs de son territoire. Mais l’esprit qui regnoit alors parmi les principaux sujets de cette monarchie, étoit encore un présage plus certain de sa chûte prochaine que ne l’étoit sa foiblesse même. En effet, que penser autre chose quand on voit Aëtius trahir les interêts de Rome, en n’achevant point de défaire les Huns et leurs alliés dans les champs Catalauniques, sous le prétexte grossier qu’après cette défaite les Visigots qui venoient de perdre leur roi, et à qui l’on pouvoit opposer tant d’autres nations amies, feroient la loi à l’empire d’Occident. Comme ce général avoit mérité durant long-tems la réputation d’homme vertueux et de bon citoyen, il faut croire qu’il ne devint perfide, que parce que sous le regne où il vivoit, une personne comme lui étoit en danger de perdre ses dignités et peut-être la vie, dès qu’elle se trouvoit à la merci d’un prince livré à des courtisans, la plûpart avides du bien d’autrui ; parce qu’ils avoient dissipé le leur, et presque tous ennemis du véritable mérite, parce qu’ils n’en avoient pas d’autre que celui d’exceller dans les amusemens frivoles, qui font la plus grande occupation des cours. En épargnant Attila, Aëtius aura crû encore faire revivre l’amitié que les Huns avoient toujours euë pour lui, et que le nouveau crédit qu’il acquiereroit ainsi sur leur esprit, le rendroit en quelque façon le maître de les faire agir à son gré, de maniere que quand il lui plairoit, il pourroit jetter la cour de Ravenne en de telles allarmes, qu’il y seroit toujours respecté comme un homme nécessaire à l’Etat. Les soupçons ausquels la conduite d’Aëtius durant la campagne de quatre cens cinquante-un auront donné lieu, et les discours qui se seront tenus en conséquence à Ravenne, auront augmenté l’inquiétude de ce géneral, qui, dans la crainte d’être recherché pour son premier crime, en aura commis un second, celui dont il doit être parlé dans le chapitre suivant.

  1. Val. Nov. G. p. 229.