Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 1/Chapitre 5

LIVRE 1 CHAPITRE 5

CHAPITRE V.

Du Chef des Cohortes Prétoriennes et des Officiers nommés par l’Empereur pour gouverner les Gaules, & pour y commander les Troupes avec Constantin. De la maniere dont ces Troupes faisoient le service.


Pour bien expliquer les fonctions des Officiers civils et des Officiers militaires que l’Empereur envoyoit dans les Gaules au commencement du cinquiéme siécle, soit pour y diriger les affaires de Justice, Police et Finance, soit pour y commander ses Troupes, il est nécessaire de dire auparavant, quelle étoit l’administration de l’Empire avant le regne de Constantin Le Grand qui introduisit la forme d’administration qui avoit lieu au commencement de ce siécle-là. On conçoit mieux l’ordre nouveau, quand on est instruit de l’ordre ancien.

Avant le regne de Constantin Le Grand, les Empereurs confioient à la même personne l’administration du pouvoir civil & celle du pouvoir militaire dans les Provinces. Ils remettoient dans les mêmes mains l’épée de la Justice & celle de la Guerre. L’Officier qui représentoit le Prince à la tête des Troupes, le représentoit aussi dans les Tribunaux & dans les Conseils. Bref, toutes les matieres de Justice, Police et Finance étoient autant du ressort de cet Officier, que les expéditions militaires.

Les Proconsuls dans les Provinces dont le Sénat nommoit les Gouverneurs, et les Présidens dans celles dont les Gouverneurs étoient nommés par l’Empereur, avoient eu dès le tems d’Auguste le pouvoir de juger en matiere civile avec une autorité pareille à celle que le Prince avoit lui-même. Quant aux gouverneurs de petites Provinces, qui ne s’appelloient que Procuratores, Claude le Prédecesseur de Neron, leur avoit dans le cours de son regne, communiqué ce Pouvoir, et sa disposition avoit été confirmée par un Decret du Sénat.

Le Préfet du Prétoire qui recevoit et qui envoyoit de la Cour aux Officiers servans dans les Provinces, les ordres de l’Empereur qui concernoient la Guerre, étoit aussi celui qui leur envoyoit les ordres du Prince qui concernoient le Gouvernement civil. Dans les affaires d’une et d’autre nature, les Gouverneurs des Provinces s’adressoient donc également au Préfet du Prétoire. Il étoit ainsi le premier dépositaire des volontés du Prince, et il se tenoit toujours auprès de sa personne pour recevoir ses ordres de quelque nature qu’ils fussent, et les envoyer ensuite à ceux qui devoient être chargés de les executer. L’Officier dont je parle exerçoit dans l’Empire Romain toutes les fonctions qu’un Grand Vizir exerce aujourd’hui dans l’Empire Ottoman. Ainsi quoique le Préfet du Prétoire, ne fît rien en son nom, et qu’il ne parlât jamais que comme l’écho du Prince, s’il est permis de s’expliquer en ces termes, il gouvernoit néanmoins despotiquement l’Etat, sous un Empereur ou incapable d’affaires, ou dissipé ; il devoit même avoir toujours un grand crédit sous les Empereurs les plus sages et les plus appliqués : on peut bien sur ce point là en croire Macrin, qui après avoir rempli l’emploi de Préfet du Prétoire sous l’Empereur Caracalla, vint à bout de faire assassiner son Maître et de s’en faire proclamer le Successeur. Macrin en écrivant après son avenement à l’Empire, au Sénat qu’il vouloit engager à le reconnoître pour Souverain, dit entr’autres raisons. « J’ai toujours été porté par mon inclination naturelle, à la douceur & même à la débonnaireté. Ne l’ai-je point assez donné à connoître par la maniere dont j’ai exercé sous mon Prédecesseur, un Emploi qui ne donne guéres moins de pouvoir à celui qui s’en trouve revêtu, qu’en donne la Dignité Imperiale, puisque l’Empereur est obligé tous les jours de se reposer de bien des choses sur la fidelité du Chef des Cohortes Prétoriennes. ». c’est le nom François que plusieurs de nos Traducteurs donnent au Préfet du Prétoire qui commandoit ce Corps de Troupes.

Les Cohortes Prétoriennes, dont les soldats avoient une paye double de celle que touchoient les soldats des Légions, et qui acqueroient le droit de Veterance par seize années de service, au lieu que les soldats Légionnaires ne l’acqueroient que par un service de vingt années, faisoient un Corps de neuf à dix mille hommes presque tout composé d’Infanterie. Il avoit un Camp dans l’enceinte de Rome, et un Quartier dans Albane, Ville éloignée de trois ou quatre lieuës de la Capitale. L’Emploi principal de nos Cohortes étoit donc celui de servir de Garde à la personne du Prince, et de mettre en execution tous ses Ordres de quelque nature qu’ils fussent. Ainsi les Prétoriens faisoient non-seulement la fonction de Gardes du Corps près de l’Empereur, mais lorsqu’il avoit rendu sans forme de procès un Jugement qui condamnoit quelqu’un à l’exil ou à la mort, c’étoient eux qui se trouvoient chargés de l’exécution de la Sentence, et qui souvent même l’exécutoient de leur propre main. Les Prétoriens étoient Officiers de Justice aussi-bien que soldats. Quand on ne trouvoit pas indécent que le Prince lui-même fît toutes les fonctions de Juge, pouvoit-on trouver étrange que les Tribuns, les Centurions et les Soldats des Cohortes Prétoriennes, fussent assujettis à toutes les fonctions des Ministres subalternes des Tribunaux ? C’étoit sous Tibere que le Gouvernement de l’Empire avoit achevé de prendre sa forme & qu’on s’étoit formé l’idée de la Dignité Imperiale. Or Tibere lui-même avoit montré plusieurs fois qu’il ne la croyoit pas incompatible avec aucune des fonctions de la Magistrature. Plautius Silvanus ayant précipité du haut d’une fenêtre sa femme qui mourut de la chûte, Apronius le pere de cette malheureuse rendit sa plainte à Tibere, qui fit en personne la descente sur les lieux, où il trouva des preuves du crime que le mari nioit d’avoir commis, et il en fit son rapport au Sénat. Nous verrons même dans la suite de cet Ouvrage que nos Rois ont pensé long-tems, comme les Empereurs Romains dont ils étoient les Successeurs, & que les Grands de l’Etat pensoient aussi comme eux. Voici ce que disent les Grandes Chroniques[1], concernant une execution celebre faite sous le regne de Philippe Le Hardi fils de Saint Loüis. « Quand les Barons furent assemblés, Pierre de la Broche fur tantôt livré au Bourreau à un bien matin au Soleil levant, laquelle chose fut bien plaisante aux Barons de France. Si le convoyerent au Gibet le Duc de Bourgogne, le Duc de Bréban, le Comte d’Artois & plusieurs autres Nobles Barons. »

Aussi les Prétoriens ne montoient-ils la Garde auprès du Prince lorsqu’il étoit dans la capitale, que vêtus de la Toga, ou de cet habillement long affecté au Citoïen Romain, et que portoit tout le Peuple. Lorsqu’ils assistoient sous les armes à quelque Cérémonie, l’Histoire en fait mention, comme d’une chose extraordinaire. Il est vrai qu’ils ne faisoient en portant les habillemens ordinaires, que se conformer à l’usage observé par les Empereurs qui ne paroissoient dans Rome que vêtus de long[2]. Vitellius et Severe n’entrerent même dans cette capitale, qu’ils pouvoient se vanter d’avoir conquise, qu’après s’être désarmés et après avoir pris la Toga.

Enfin l’on voit par un passage de Xiphilin, que c’étoit un Officier des Prétoriens qui avoit la garde des Etats, des Journaux et des autres Papiers du Prince. Il est donc évident, comme nous l’avons déja dit, que sous un Empereur sans experience ou sans application, le Chef des Cohortes Prétoriennes devenoit le Maître de l’Etat. Aussi les Empereurs pour n’avoir point un Maître dans leur premier Officier, avoient-ils coûtume de partager son Emploi entre deux personnes, dont chacune exerçoit l’un et l’autre pouvoir dans le département que le Prince leur assignoit. Il y avoit donc presque toûjours deux Préfets du Prétoire : celui qui a un collegue a un rival. Commode partagea même entre trois personnes, l’emploi dont nous parlons, et il donna l’exemple à quelques-uns de ses Successeurs, d’avoir en même-tems trois Préfets du Prétoire au lieu de deux. Cette précaution n’empêchoit pas néanmoins que les Officiers dont je parle ne se servissent assez souvent contre le Prince de l’autorité qu’il leur avoit confiée. Dans les trois siécles écoulés depuis qu’Auguste eût donné une forme certaine à l’Empire Romain, jusqu’au regne de Constantin Le Grand, il y eut dix Empereurs assassinés par les menées des Chefs des Cohortes Prétoriennes, dont plusieurs s’assirent eux-mêmes sur le Trône de leur Maître et de leur Bienfaicteur.

Les Officiers que l’Empereur envoyoit dans les Provinces pour les gouverner, & qui recevoient les ordres du Prince par le canal du Préfet du Prétoire, étoient aussi, comme nous venons de le dire, revêtus du Pouvoir civil & du Pouvoir militaire. Il est vrai qu’il y avoit des Provinces qu’on appelloit armées & d’autres désarmées, parce qu’il y avoit toûjours dans les premieres un Corps de Troupes destiné à n’en point sortir, au lieu qu’il n’y avoit point un pareil Corps de Troupes dans les dernieres ; mais l’Officier qui gouvernoit les Provinces désarmées ne laissoit pas de commander quelquefois les Troupes qu’on y faisoit passer dans le besoin. C’est ce qui arrivoit quand le besoin n’étoit pas tel qu’il fallût envoyer dans cette Province un Officier d’un grade superieur à son Gouverneur ordinaire.

Depuis le regne de Tibere il n’y avoit dans les Gaules que deux Provinces qui fussent véritablement des Provinces armées, la Germanie superieure et la Germanie inferieure. Les autres étoient originairement des Provinces désarmées, inermes Provinciae, ou elles étoient devenues de cette condition-là, quelque titre que l’on continuât de donner à leurs Gouverneurs. Rien ne seroit plus inutile que de faire ici le recensement de ces dernieres, parce que leur condition a varié à plusieurs reprises, et qu’il n’est ici question que d’expliquer l’état des choses immédiatement avant Constantin.

Sans être trop versé dans la politique, on voit bien qu’il étoit facile aux Gouverneurs des deux Provinces Germaniques, comme aux Gouverneurs des autres Provinces armées, qui chacun dans son district faisoient à la fois les fonctions de General, de Juge & d’Intendant, de se soulever contre le Prince, & de se faire proclamer Empereur. Il est aisé à un Officier qui exerce ces trois fonctions de se faire aimer en même-tems des Troupes et des Habitans du Païs, où elles servent toûjours, & l’on séduit sans peine ceux dont on est aimé. D’ailleurs la maniere dont les Troupes Romaines étoient, pour ainsi dire, conformées, & la maniere dont elles faisoient le service, les rendoient plus susceptibles de séduction, plus enclines à se révolter, et plus capables de se donner un nouveau Maître, que ne le sont les troupes que les Potentats de la Chrétienté entretiennent aujourd’hui.

Jusques au regne d’Auguste, Rome n’avoit pas tenu à son Service, des Troupes destinées à demeurer toûjours sous leurs Drapeaux, et qui dûssent être conservées et entretenuës durant la paix, comme durant la guerre. Tant que la République avoit subsisté, on n’avoit levé des Troupes que lorsqu’il y avoit eu occasion de les employer actuellement. On y enrôloit tous les Citoïens de quelque profession qu’ils fussent, chacun à son tour, & l’on renvoyoit ces Citoïens à leurs foyers, dès que les mouvemens qui avoient fait craindre une rupture étoient calmés, ou dès que la guerre étoit terminée. Il paroît en lisant les Auteurs contemporains qui ont parlé des guerres civiles entre le parti de Cesar & celui de Pompée, que l’on supposoit également dans l’un & dans l’autre parti, que les Légions devoient être licenciées de part et d’autre, immédiatement après la pacification des troubles. En effet rien n’étoit plus opposé à l’esprit d’une République où la Puissance suprême résidoit dans le Peuple, que de tenir une portion de ses Citoïens toujours armée. Il auroit été impossible néanmoins à la République, supposé que les guerres civiles dont nous venons de parler, se fussent terminées sans détruire sa constitution, de se passer de Troupes reglées. Ses frontieres reculées à une très-grande distance de l’Italie, confinoient encore en plusieurs lieux à des Nations barbares avec lesquelles il étoit impossible d’avoir jamais une paix tranquille et durable. Il étoit devenu d’une nécessité indispensable d’avoir en tout tems des armées sur les limites de l’Etat.

Ainsi quand Auguste se fut rendu le maître dans Rome, il ne dut point hésiter à suivre le conseil que lui donna Mecénas, d’avoir continuellement sur pied un Corps de Troupes, qu’il pût faire agir d’un moment à l’autre, soit contre les ennemis domestiques, soit contre l’ennemi étranger. D’ailleurs l’entretien des Troupes reglées donnoit le moyen d’employer les Citoïens que leur caractere ou le train de vie auquel ils étoient accoutumés, rendoit incapables de toute autre profession que de celle des armes. Il se trouve toujours dans tous les Etats & dans tous les tems un grand nombre d’hommes de ce caractere, mais ce nombre est excessif dans les païs où les guerres civiles viennent de regner & où elles ont duré plusieurs années. La solde qui donne aux hommes dont nous parlons, un moyen honnête de subsister, les empêche d’être exposés à la tentation de fournir à leurs besoins par des violences. Enfin Auguste en faisant du service militaire qui jusqu’à lui n’avoit été qu’une des fonctions communes à tous les Citoïens, une profession particuliere, pouvoit se promettre que ses soldats en sçauroient mieux leur métier, et que les autres Citoïens oublieroient le maniment des armes.

Les Troupes Romaines formées par Auguste & qui ont été si long-tems la terreur des Nations, & même de leurs propres Empereurs, étoient divisées en Légions. Chaque Légion étoit composée de cinq à six mille soldats, dont il n’y avoit que quatre ou cinq cens qui fussent montés. Le reste servoit comme fantassins. L’Officier qui commandoit en chef la Légion, avoit le titre de Lieutenant d’une Légion. Comme on n’y enrôloit que des Citoïens Romains, les soldats dont elles étoient composées ne reconnoissoient guéres d’autre distinction entre eux, que celle qui provenoit des grades militaires où chacun étoit parvenu. On n’y croyoit pas que les uns ne dûssent entrer dans un Corps que pour commander, et les autres pour obéïr toûjours. Le dernier des simples soldats pouvoit devenir à son rang le premier Tribun ou le second Officier de la Légion : car il paroît véritablement que les Empereurs ne suivoient ordinairement que leur inclination lorsqu’ils nommoient le Colonel Lieutenant, ou l’Officier qui la commandoit en chef sous le nom de Legatus Legionis. Du moins juge-t’on par l’aversion que les Troupes avoient pour les Officiers avancés contre ce que nous appellons l’ordre du Tableau, que ces sortes de préferences étoient rares[3]. Ainsi les Officiers & les soldats ne passoient guéres d’un Corps dans un autre, ce qui leur avoit fait perdre leur rang d’ancienneté. Il devoit arriver aussi très-rarement que ceux qui étoient encore en état de porter les armes, voulussent quitter le Service. L’Officier étoit soutenu par la satisfaction de monter de tems en tems d’un dégré, & par l’esperance qu’en continuant à détruire les Châteaux de bois des Brigantes[4], et à mettre le feu aux cases des Maures, il parviendroit avant que d’avoir passé l’âge de soixante ans, à commander le Corps où il s’étoit vû le dernier Compagnon. Quant au soldat, il étoit encouragé par l’idée qu’il deviendroit un jour l’égal de ceux qui actuellement étoient ses Supérieurs, si sa santé lui permettoit de rester dans les Troupes ; & que s’il arrivoit qu’après avoir acquis la véterance par vingt ans ou seize ans de service, il se trouvât trop cassé pour continuer le métier de la guerre, il se retireroit alors avec une récompense, soit en terres, soit en deniers, qui le mettroit en état de subsister commodément le reste de ses jours.

D’ailleurs la paye que touchoit le simple Soldat Légionaire, et qui étoit de près d’un denier d’argent par jour[5], se trouve, toutes choses évaluées, avoir été une solde trois fois aussi forte que l’est celle des Fantassins entretenus aujourd’hui dans la Chrétienté, qui reçoivent la paye la plus haute. Enfin, la division des hommes en Citoïens et en Esclaves, laquelle avoit lieu pour lors, donnoit moyen au soldat Romain de se faire servir, & de s’épargner ainsi bien des fatigues & bien des travaux, que nos soldats sont obligés d’essuyer. Aussi voyons-nous par ce que dit Tacite en parlant du sac de Crémone arrivé sous l’Empire de Vitellius, qu’il y avoit dans un Camp Romain plus de Goujats et d’autres Valets d’armées que de Combattans.

La subordination est l’ame des Corps politiques. C’est elle qui les conserve, & qui les met en état d’agir. Mais cette subordination est bien moins respectée lorsqu’elle n’est que l’effet de la fortune ou de la faveur, que lorsqu’elle est uniquement l’effet du mérite & de la justice. Telle étoit la subordination qui avoit lieu dans les Troupes Romaines. Si quelquefois l’ordre du Tableau y avançoit quelqu’un qui ne méritât point de monter au grade où il parvenoit, du moins personne n’étoit mortifié de son avancement ; sa promotion étoit autorisée par l’usage, & l’on exécutoit toûjours de bonne foi ses ordres, quoique l’on méprisât sa personne.

Il étoit très-rare qu’on séparât, du moins pour long-tems, une Légion, afin d’en faire servir cinq Cohortes dans un Païs, & cinq Cohortes dans un autre. La Légion servoit toute entiere dans la même armée. Une Légion ne se séparoit point même quand la campagne étoit finie. Souvent elle passoit l’Hyver dans le même Camp, ou du moins dans des Camps voisins les uns des autres. L’usage de mettre les troupes en Garnison dans les Villes, n’avoit point lieu sous le Haut Empire. Jusques au regne de Constantin Le Grand, qui, comme nous le dirons dans la suite, changea l’ancien usage, les troupes hivernoient dans des Camps qu’on appelloit des Camps d’Hyver. Ils étoient placés dans l’intérieur du Païs, et le Soldat qui avoit été obligé à passer l’Eté sous des Tentes de peau, pouvoit s’y barraquer, mais il falloit toujours qu’il s’y retranchât & qu’il y fît le service aussi exactement que s’il eût été au milieu du Païs ennemi. Voilà ce qui a rempli les Gaules et les autres Provinces de l’Empire Romain, de ces Camps retranchés, qui s’appellent encore aujourd’hui Camps de César, c’est-à-dire, camps de l’Empereur en général, et non point Camps de Jules Cesar.

Il étoit même ordinaire avant le regne de Domitien, de faire camper ensemble dans le même Camp d’Hyver, plusieurs Légions : ce fut lui qui défendit cet usage, parce que Lucius Antonius président de la Germanie supérieure, avoit profité d’un pareil campement pour faire révolter les Troupes qui étoient sous ses ordres.

Ainsi les Soldats qui composoient une Légion ne se perdoient presque jamais de vûë ; & comme ils se connoissoient dès l’adolescence, ils sçavoient quels étoient ceux d’entr’eux qui avoient plus d’esprit & plus de courage que les autres. Les Officiers d’un mérite supérieur connoissoient encore la portée & les inclinations de leurs compagnons, & ils sçavoient ce qu’il falloit dire à chacun d’eux pour le faire entrer dans une cabale, ou pour le retenir dans un parti. Il étoit impossible que les Empereurs ne vissent pas clairement que l’usage de faire camper toûjours les armées avoit ses inconvéniens ; mais ils étoient si persuadés qu’on ne sçauroit maintenir une discipline exacte dans les Troupes, à moins qu’on ne tienne toûjours ensemble les Soldats et les Officiers, & qu’on ne réduise les uns et les autres à ne vivre qu’avec des personnes de leur profession ; que bien que Rome fût le séjour ou le quartier ordinaire des Cohortes Prétoriennes, ces Princes ne leur permirent pas long-tems de loger dans la Ville, où Auguste qui les avoit mises sur pied, les avoit éparses par chambrées de cent hommes chacune[6]. Elles avoient donc pour leur principale demeure un Camp entouré de murailles de briques, que Séjan leur avoit fait bâtir à une des extrêmités de Rome, dont il étoit en quelque sorte la Citadelle. Dans la suite elles en avoient eu encore un second auprès d’Albe.

Non-seulement il étoit rare qu’on séparât une Légion en plusieurs Corps qui servissent l’un dans un Païs, & l’autre dans un Païs different, mais il n’étoit pas ordinaire qu’on la fît passer de la Province où elle avoit coûtume de servir, dans une autre Province. Les Empereurs ignoroient que la raison d’Etat veut, pour me servir de l’expression usitée, qu’on promene les Troupes, et qu’on ne les laisse jamais trop long-tems dans les mêmes lieux ; ou bien ils craignoient de mécontenter les Légions s’ils la mettoient en pratique. En effet, rien ne contribua plus à faire révolter en faveur de Vespasien, et contre Vitellius les Légions qui avoient leurs quartiers en Syrie, que le bruit qu’on y sema, que le dernier pour récompenser les Légions des Gaules qui l’avoient salué Empereur, vouloit envoyer ces Légions sur l’Euphrate où le climat étoit plus beau et la guerre moins pénible, que sur les bords du Rhin, et que l’intention de ce Prince étoit de remplacer les Légions des Gaules par celles qui étoient actuellement en Syrie.

Ainsi les mêmes Légions servoient presque toûjours ensemble. Il y a plus, elles servoient presque toûjours avec les mêmes Cohortes auxiliaires, tant de Cavalerie que d’Infanterie. Ces dernieres troupes entretenuës & soudoyées par le Souverain, étoient composées de ceux des Sujets de l’Empire, qui ne pouvoient point entrer dans les Légions, parce qu’ils n’étoient pas Citoïens Romains. On ne vouloit recevoir dans ces Corps, le nerf de la Milice de l’Empire, que des hommes interessés par leur état personnel, à la conservation de la Monarchie. Le plan que Mecénas proposa à Cesar Auguste pour servir de régle dans le Gouvernement de l’Empire, & que Dion nous a conservé, établit comme une maxime fondamentale, qu’à l’avenir les Troupes seront entretenuës, comme on dit, Paix & Guerre, et qu’elles seront composées de Citoïens, d’Alliés et de Sujets. Nous avons déja observé qu’une partie des Sujets de Rome ne lui obéïssoient que sous le titre spécieux de ses Alliés. Cette disposition excluoit donc les Etrangers du Service de l’Empire. On n’étoit point reçu dans les troupes qu’il entretenoit, qu’on ne fût son Sujet à l’un des trois titres dont nous avons parlé.

Il est vrai qu’on trouve quelquefois dès le tems même des premiers Empereurs, des Troupes Etrangeres dans les armées Romaines. On en voit par exemple dans l’armée de Vespasien qui faisoit la guerre en Italie contre Vitellius, & dans l’armée de Titus lorsqu’il faisoit la guerre contre les Juifs. Mais ces Troupes composées d’Etrangers, n’étoient pas des Corps à la solde de l’Empire. Les Etrangers qui servoient dans l’armée de Vespasien, étoient des Sujets de Sido & d’Italicus rois des Sueves. Ces Barbares avoient des Volontaires qui accompagnoient leurs Souverains. Il en étoit de même des Etrangers qui servoient dans l’armée de Titus quand il assiegeoit Jerusalem. Ces Etrangers n’étoient point Soldats de l’Empire, mais des Rois d’Asie. Ils n’étoient ni à son serment, ni à sa paye. Je reviens aux Troupes composées d’Alliés. Tacite dit, qu’Auguste laissa par son Testament à chaque Soldat des Légions, dont les Cohortes sont composées de Citoïens Romains, trois cens sesterces. Ce même Auteur écrit qu’après la mort d’Auguste, Tibere lût en plein sénat l’Etat des forces de l’Empire, dressé par Auguste, & que cet Etat contenoit le Registre des revenus, celui des dépenses nécessaires, une notice des Provinces, & le nombre des Troupes composées de Citoïens, et celui des Troupes composées d’Alliés.

Ce qu’écrit notre Historien dans la vie d’Agricola confirme bien ce que nous venons d’avancer. Après avoir dit qu’Agricola en faisant la disposition de son armée pour donner bataille aux Bretons insulaires, avoit placé, contre l’usage ordinaire, les Légions en seconde ligne, et les Cohortes auxiliaires en premiere ligne, il ajoute à sa narration : « Suivant cet ordre de bataille, les Légions étoient à portée de soutenir les Cohortes, supposé que les Cohortes fussent battuës & si elles battoient l’ennemi, Agricola remportoit la victoire sans qu’il y eût eu une goute du sang Romain répanduë dans l’action. »

Comme les Cohortes auxiliaires n’étoient point réünies en forme de Corps militaire, ainsi que l’étoient les Cohortes qui composoient les Légions, et comme d’un autre côté les Soldats des Cohortes auxiliaires qui n’avoient pas les droits de Citoïen Romain, ne pouvoient pas prétendre d’avoir voix dans l’élection d’un Empereur, on voit bien qu’elles étoient réduites à suivre l’impulsion des Légions avec qui elles campoient. En effet, je ne me souviens pas d’avoir vû dans l’Histoire des Révolutions survenuës dans l’Empire Romain par la révolte des armées, que les Cohortes auxiliaires ayent jamais commencé la révolte, ni qu’elles l’ayent jamais empêchée.

Il arrivoit quelquefois que des armées qui servoient dans des provinces differentes, se conféderassent l’une avec l’autre. A quelque distance qu’elles fussent, elles se regardoient dès-lors comme associées, & les interêts de l’une devenoient les interêts de l’autre. Le sceau de cette confédération étoit, deux mains d’argent ou d’un autre métail, qui se serroient l’une l’autre, & que les armées associées s’envoyoient réciproquement comme un gage de leur union. Si plusieurs des Empereurs ont eu sujet de se loüer de ces liaisons que les armées prenoient entr’elles ; s’ils ont fait mettre sur leurs Médailles la figure des deux mains jointes ensemble qui en étoient le symbole avec la Légende, la Concorde des Armées, pour marquer que cette union avoit été cause de leur élévation, ou qu’elle faisoit leur sûreté, plusieurs de ces Princes ont été les victimes de ces dangereuses confédérations. Enfin les Troupes faisoient dans l’Empire Romain comme une République à part. Leurs Camps étoient un Etat dans un autre Etat. On ne pouvoit pas citer les Militaires devant un Tribunal, autre que celui de leurs Officiers. Bref, qu’on lise dans Juvenal combien il résultoit d’inconveniens des Privileges dont les Troupes s’étoient mises en possession. Le plus pernicieux étoit, qu’elles se figuroient souvent d’être en droit de destituer et de nommer l’Empereur, peut-être parce qu’originairement la Dignité Imperiale n’étoit autre que celle de Général digne de son Emploi. C’étoit ce Titre, c’étoit le commandement de toutes les Troupes qui avoient donné moyen à Auguste, le premier des Empereurs Souverains, de s’arroger aussi-tôt qu’il les eût usurpés, et l’autorité qui appartenoit au Sénat, & le Pouvoir suprême qui appartenoit au Peuple Romain.

On conçoit bien présentement avec quelle facilité le Gouverneur d’une Province armée, qui étoit à la fois audacieux et perfide, pouvoit se faire proclamer Empereur. Cependant dès qu’il avoit été proclamé, il se trouvoit le maître absolu de sa Province, puisque les Officiers qui devoient y rendre la Justice & ceux qui manioient sur les lieux les deniers publics, étoient dès avant sa révolte aussi soumis à ses ordres que les Officiers Militaires. Il avoit mis en place la plûpart de ceux qui lui étoient subordonnés, il connoissoit de longue main les autres, & tous ils étoient depuis long-tems dans l’habitude de lui obéïr.

Aussi voyons-nous que dans les trois siécles écoulés depuis Auguste jusqu’à Constantin, plus de cent Gouverneurs de Provinces armées se sont fait proclamer Empereurs par les Troupes qu’ils commandoient. Si quelques-uns ont succombé dans l’entreprise de se mettre à la place de leur Maître, plusieurs autres y ont réüssi. Parmi les cinquante Princes qui ont rempli le Trône depuis Auguste jusqu’à Constantin, on compte vingt de ces Usurpateurs heureux, qui après s’être fait proclamer Empereurs par une armée rebelle, ont été reconnus par le Peuple Romain. On ne trouve point dans la liste de nos cinquante Empereurs un aussi grand nombre de Princes qui ayent succedé à leurs Prédecesseurs comme leurs fils, soit adoptifs, soit naturels. Combien d’autres Gouverneurs ont tenté de se faire saluer Empereurs par leurs Soldats, même sous le regne des plus grands Princes, & n’en ont été empêchés que parce que le complot qu’ils tramoient aura été découvert avant qu’il fût entierement ourdi. Si l’on ne lit point deux cens de ces conjurations dans l’Histoire des Empereurs, c’est parce que nous avons perdu la plus grande partie des auteurs qui l’avoient écrite. Vulcatius Gallicanus cite dans la Vie d’Avidius Cassius, qui se voulut faire Empereur sous le regne de Marc Aurele, l’ouvrage d’un Æmilius Parthenianus un Auteur qui avoit composé l’Histoire de ceux qui dans tous les tems, avoient tramé des Conjurations, pour se rendre maîtres de la République. D’ailleurs l’Histoire aime à supposer que plusieurs des Gouverneurs de Provinces armées dont leurs Maîtres se défirent par toute sorte de voyes, & dont elle rapporte la fin tragique, étoient morts innocens. On ne veut point croire qu’une Conjuration qui n’a point éclaté ait été formée ; & si Galba la veille du jour qu’il fut assassiné, eût fait poignarder Othon, Othon peut-être seroit dans l’Histoire aussi peu coupable que Corbulon.

Nous avons déja dit que suivant l’établissement fait par Auguste, & qui a eu lieu jusqu’au regne de Constantin, il n’y avoit que deux des Provinces dans lesquelles les Gaules étoient divisées alors, qui fussent véritablement des Provinces armées, quoique les Troupes passassent quelquefois dans les autres, & que ces deux Provinces étoient la Germanique superieure, & la Germanique inferieure. On n’en confioit ordinairement le commandement qu’à des personnes qui avoient été Consuls. Il y avoit dans chacune de ces Provinces quatre Légions, avec un nombre proportionné de Cohortes auxiliaires, & ces Troupes, comme on l’a déja dit, étoient destinées à maintenir la paix dans les Gaules, et à empêcher que les Germains barbares qui habitoient sur la rive droite du Rhin, ne fissent des courses. Il n’y avoit que douze cens Soldats Romains dans l’interieur du païs. Joseph fait dire aux Juifs par le jeune Agrippa, lorsqu’il les harangua pour les dissuader de se révolter contre Rome : « Les Gaules obéissent aux Romains aujourd’hui les Maîtres du Monde ; quoiqu’ils ne tiennent que douze cens hommes dans l’interieur de cette Contrée, nombre qui n’excede pas le nombre de ses Villes[7]. »

  1. Tom. 2. fol. 207, verso.
  2. Tac. lib. hist. secu. Dio. lib. 74.
  3. Tac. hist. lib. 1.
  4. Juv. Sat. 14.
  5. Tac. Annal. Lib. I.
  6. Dio. lib. hist. quinq. septimo.
  7. Guerre des Juifs, livre 2. chap. 28.