Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 1/Chapitre 18

LIVRE 1 CHAPITRE 17

CHAPITRE XVII.

De la Nation Gothique.


Nous avons dit dans le quatorziéme chapitre de cet ouvrage que du côté du septentrion l’empire romain confinoit avec le païs de trois nations principales, et dont chacune comprenoit plusieurs peuples. Nous y avons dit encore que ces trois nations étoient la Germanique, la Gothique et la Scythique. Il nous convient donc après avoir parlé assez au long de la nation germanique, de dire à présent quelque chose de la nation gothique et de la nation scythique. En effet, ces deux nations ont eu presque autant de part à la destruction de l’empire d’occident, qui donna lieu à l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules, que les nations établies depuis long-tems dans la Germanie.

Ce fut la nation gothique qui, pour ainsi dire, sappa les fondemens de cet édifice, à qui Virgile, et tant d’autres poëtes avoient promis une durée éternelle. Les Gots de quelque contrée que ce soit qu’ils ayent été originaires, vinrent s’établir sur la rive gauche du bas Danube, après que les Romains eurent abandonné l’ancienne Dace, c’est-à-dire, la province que Trajan avoit soumise au-delà de ce fleuve par rapport à l’Italie. Or, ce fut vers l’année de Jesus-Christ deux cens soixante et quatorze, qu’Aurelien retira les troupes et les habitans de cette province, et que désesperant de pouvoir la garder, il prit le parti de conserver du moins à l’empire les citoïens romains dont elle étoit habitée.

Voyons à présent ce qu’on lit concernant le Gots dans la premiere des histoires que Procope a écrites, et dans laquelle il lui convenoit par consequent d’apprendre à son lecteur quels étoient les barbares qu’il alloit voir aux prises avec les Romains.

» Il faut dire ici quels étoient les Barbares, qui sous le regne d’Honorius envahirent l’Empire d’Occident. La nation Gothique a toujours été divisée, comme elle l’est encore aujourd’hui, en plusieurs peuples, dont les principaux sont les Ostrogots, les Vandales, les Visigots & les Gépides. On les a désignés long-tems sous le nom de Sauromates ou de Mélanchlénes. Quelques-uns leur ont aussi donné le nom de Géres. Ces peuples ne different entr’eux que de nom, car ils sont tous de la même nation. Ils ont la peau blanche, de longs cheveux blonds, la taille élevée, & la phisionomie heureuse. Ils ont aussi tous les mêmes Loix, la même Religion qui est l’Ariéne, & ils parlent tous la même langue ; de sorte qu’il est facile de connoître qu’ils sont originairement de la même nation, & que les noms differens qu’ils portent leur viennent uniquement, de ce qu’ayant été partagés en plusieurs societés, chacune aura pris le nom du premier Chef particulier qu’elle aura eu. Tous ces peuples habitoient autrefois, c’est-à-dire depuis le regne d’Aurelien, les pais qui sont à la gauche du Danube. Dans la suite des tems les Gépides se rendirent maîtres du district de Segedin & de celui de Sirmisch, où ils se trouvent encore établis, de maniere qu’ils sont maîtres de plusieurs païs situés sur l’une & sur l’autre rive de ce fleuve. Pour ce qui concerne les Visigots en particulier, ils s’attacherent d’abord, en qualité de troupes auxiliaires, au service de l’Empereur Arcadius. Mais comme les Barbares observent mal les Traités qu’ils signent avec nous, les Visigots firent bientôt la guerre à ce Prince ; & leur Roi Alaric, après avoir ravagé la Thrace, une des Provinces de l’Empire d’Orient, & après avoir commis plusieurs autres hostilités contre cet Etat, attaqua encore quelque-tems après Honorius frere d’Arcadius, & qui regnoit sur l’Empire d’Occident. » Les Ostrogots habitoient à l’Orient du pais des Visigots.

L’infanterie de la nation dont nous parlons, avoit plus de réputation que sa cavalerie. Cette infanterie ne sçavoit pas se bien servir des fleches[1] ni des autres armes offensives qui se dardent ou qui se tirent. Son mérite consistoit à se bien battre l’épée à la main. Au reste, tous les peuples de cette nation n’étoient point également braves ni gens d’honneur. Par exemple, les auteurs du cinquiéme siécle ne parlent point avantageusement du courage et des mœurs des Vandales. Suivant le rapport de ces écrivains[2], il n’y avoit point de peuple barbare dont on fît moins de cas. J’ajouterai même qu’une de ses tribus qui subsiste encore aujourd’hui dans les états du roi de Prusse, en forme d’un peuple particulier, et aussi distingué du reste des habitans des païs situés autour de celui où elle demeure, que les Juifs le sont des chrétiens en Italie, y a la même réputation que les Vandales avoient dans l’empire d’occident au tems dont nous parlons ici. Voici le portrait des Vandales modernes, tel que le fit Frederic-Guillaume électeur de Brandebourg[3], et bisayeul du roi de Prusse d’aujourd’hui, en s’entretenant avec Monsieur Tollius, personne connuë dans la république des lettres, et qui traversoit les Etats de ce prince.

» C’est un Peuple leger, séditieux & perfide, qui n’habite que dans des bourgades, dont véritablement il y en a de cinq ou six-cens feux. Ces Vandales reconnoissent en secret un Roi de leur Nation ; mais ce Roi ne se donne à connoître qu’à ses Sujets qui lui payent chaque année la redevance d’un écu par tête ; on sçait même qu’il garde dans la maison un Sceptre & une Couronne. Le hazard, ajoutoit l’Electeur, me fir voir une fois le Roi des Vandales. C’étoit un jeune homme qui avoit l’air robuste & la mine haute. Un des plus considerables de la Nation s’étant apperçu que je regardois fixement ce jeune homme, il le fit retirer à coups de bâton, comptant bien qu’il me donneroit le change par-là, & que je v ne pourrois jamais penser qu’un homme qu’il traitoit ainsi, fût son Roi. J’ai fait traduire en leur langue la Bible & le Catechisme de Heildelberg, mais je n’ai point encore érigé d’écoles publiques dans la Contrée qu’ils occupent. J’ai craint le caractere de ce Peuple, qui d’ailleurs habite un Païs où il est facile de se cantonner. Ces Vandales qui ne manquent pas de vûës, ont même déja trouvé moïen d’avoir quelques piéces d’artillerie qu’ils cachent avec soin. Un jour que je traversois leur Païs, ils s’attrouperent jusqu’au nombre de cinq à six mille, dans le dessein de m’enlever, & quoique j’eusse une escorte de huit cens Grenadiers, ce ne fut pas sans peine que je me tirai d’affaire. »

Il semble que de tous les Peuples de la Nation Gothique, les Vandales fussent le Peuple le plus nombreux. Suivant les apparences, il étoit le premier qui eût envoyé des Peuplades du côté de l’Occident, & jusques sur les bords de la mer Baltique. Tacite qui écrivoit sous Trajan, parle déja des Vandales comme d’une des nations qui habitoient dans la Germanie au tems où il vivoit, et même il les met au nombre des peuples germaniques. Cependant les Vandales, qui subsistent encore aujourd’hui en Allemagne en forme de peuple séparé, ne parlent point la même langue, que les nations qui sont sorties originairement des peuples germaniques et qui confinent avec lui. Il peut bien se faire que les copistes de Tacite ayent écrit ici les Vandales au lieu d’un autre nom. En effet, Sidonius Apollinaris appelle les Vandales qui de son tems s’étoient établis en Afrique le rebelle parti des bords du Tanaïs, et Procope dit positivement que les Vandales qui firent dans les Gaules la célébre invasion de quatre cens sept, habitoient sur les bords des Palus Méotides. Ces contrées n’ont point fait partie de la Germanie ancienne.

Comme nous ne faisons point l’histoire d’une monarchie établie par les Gots, il seroit inutile de parler ici plus au long de cette nation, dont nous ne devons même rapporter les disgraces et les succès, que lorsqu’ils se trouvent faire une partie des annales des Francs.

  1. Missilia.
  2. Orosius, Hist. lib. 7. Salv. de Gubern. Del. lib. 7.
  3. En 1687, Jac. Tollil Iter. Hung. pag. 42.