Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Discours préliminaire

DISCOURS
PRÉLIMINAIRE.


ON se fait communément une fausse idée de la maniere dont la Monarchie Françoise a été établie dans les Gaules, & de la premiere constitution. Sur la foi de nos derniers Historiens, on se represente les Rois predecesseurs de Clovis & Clovis lui-même, comme des Barbares qui conquirent à force ouverte les Gaules sur l’Empire Romain, dont ils faisoient gloire d’être les destructeurs. On se dépeint les Francs qui marchoient sous les enseignes de ces Princes, comme des hommes nouvellement sortis des bois & des marécages où ils avoient vécu jusques-là, comme des hommes qui dans les tems precedens n’avoient eu aucune relation avec les anciens habitans des Gaules ; & conséquemment, l’on s’imagine que nos prétendus Sauvages Européens traiterent ces infortunés habitans avec toute la dureté qu’un vainqueur féroce est capable d’exercer contre des peuples subjugués, qu’il n’a connus avant sa victoire, que pour avoir entendu dire qu’ils étoient les ennemis mortels de sa Nation. C’est dans cette supposition que quelques Ecrivains modernes ont fait de l’établissement de notre Monarchie, un Tableau à peu près semblable à celui que des relations détaillées nous font de l’invasion de la Grece par les Turcs, ou de la conquête des Royaumes du nouveau Monde par les Castillans, & que ces Auteurs ont même prétendu que les Francs avoient réduit leurs nouveaux Sujets à une condition approchante de la servitude.

Il ne se passa neanmoins rien de semblable dans la Gaule, lorsqu’à la fin du cinquiéme siecle de l’Ere Chrétienne, & au commencement du sixiéme, ses Provinces passerent l’une après l’autre sous la domination de nos Rois.

Lorsque ce grand évenement arriva, il y avoit déja deux cens ans que les Francs, il n’importe de quelle contrée ils fussent originaires, étoient établis sur la rive droite du Rhin, donc le lit séparoit les Gaules d’avec la Germanie partagée alors entre plusieurs Peuples Barbares. Ainsi depuis deux siecles, la Nation des Francs habitoit donc un pays qui n’étoit séparé du territoire de l’Empire que par le lit de ce Fleuve.

Elle étoit dès-lors divisée en differentes Tribus confédérées ensemble par une alliance étroite, mais dont nous sçavons mal les conditions. Ce qui nous est mieux connu, c’est d’elles avoit son Roi ou son Chef particulier, qui ne dépendoit d’aucun des autres Rois, & qui très-souvent avoit interêt d’entretenir des liaisons avec l’Empire.

Les Romains d’un autre côté, avoient toujours fait leur possible depuis que cette belliqueuse Nation se fut une fois établie dans leur voisinage, pour entretenir la paix avec elle, & même pour avoir toujours avec ses Rois des Traités d’Alliance qui la rendissent en quelque sorte dépendante de l’Empire. On devine bien quelles étoient les raisons qui engageoient les Romains à rechercher l’amitié des Francs. La situation du pays qu’occupoient ces derniers, leur donnoit de grandes facilités pour faire des incursions sur le territoire de l’Empire, au lieu que tandis qu’ils étoient ses Alliés, ils lui tenoient lieu d’un corps d’armée avancé & campé au-delà d’une frontiere, afin de la couvrir mieux, puisqu’ils empêchoient les autres Barbares de venir se poster sur la rive droite du Rhin, & d’y épier le moment de tenter avec succès le passage de ce fleuve, la barriere des Gaules, qui le regardoient comme le salut de leurs Provinces. Rome avoit propos de prendre pour limite ce grand fleuve, quoiqu’elle eût porté quelquefois ses armes victorieuses au-delà du Véser, & même au-delà de l’Elbe. D’ailleurs, les Romains tiroient de la Nation dont nous parlons des soldats braves, & qui devenoient en peu de tems de bons Officiers. Aussi non-seulement l’Empire tenoit à sa solde des corps de troupes composés de Francs, & dont les Officiers étoient avancés aux grades les plus éminens de la Milice Romaine, mais il leur faisoit encore de tems en tems des presens qui peuvent bien avoir été un subside reglé. Rome, qui dans ses beaux jours assujettissoit à un tribut les Nations qu’elle dédaignoit d’asservir, se vit réduite sous les Empereurs à payer aux Barbares ses voisins les mêmes contributions qu’elle avoit souvent exigées de leurs ancêtres. Sous le regne de Caracalla, il lui en coûtoit autant pour le payement de ces tributs humilians, que pour donner la solde à ses troupes. En un mot, l’Empire traitoit les Francs depuis leur établissement sur le Rhin, comme s’ils eussent été ses Sujets naturels. Nous verrons même que dès le quatrieme siecle il donna des terres dans plusieurs Provinces des Gaules à differens essains de Francs, veritablement à condition qu’ils y vivroient en fidelles Sujets de la Monarchie Romaine, qu’ils seroient soûmis à ses loix, & qu’ils obéiroient à ses Officiers, tant civils que militaires.

Il arrivoit bien de tems en tems qu’une des Tribus des Francs ou qu’un nouvel essain échappé de plusieurs de ces Tribus, exerçoit des actes d’hostilité contre les Romains, soit en faisant des courses dans les Gaules, soit en y occupant, tantôt sous un prétexte & tantôt sous un autre, quelque canton de pays. Mais le gros de la Nation ne prenoit point ordinairement le parti des agresseurs. Il les désavoüoit, & l’on vit dans plus d’une occasion les Francs observateurs des Traités, porter les armes pour le service de l’Empire, contre les Francs qui les avoient enfreints. Aussi toutes les tentatives que firent avant le cinquiéme siecle differentes bandes de Francs attroupés, pour se cantonner dans les Gaules, en s’y rendant maîtres de quelque coin de pays où ils pussent vivre dans l’indépendance de l’Empire, furent-elles infructueuses. Ou ces audacieuses Colonies se virent forcées à repasser le Rhin, ou elles furent réduites à s’avoüer Sujectes de l’Empire, & à reconnoître l’autorité de ses Officiers.

Toutes les Tribus des Francs, c’est-à-dire, tous les Francs indépendans, habitoient donc encore dans la Germanie en l’année quatre cens sept, quand les Vandales & les autres Peuples qui s’étoient joints avec eux, firent dans les Gaules la fameuse invasion qu’on a long-tems appellée absolument l’invasion des Barbares. Les Francs se comporterent encore dans cette occasion en bons & fideles Alliés de l’Empire. Ils se firent tailler en pieces en disputant aux Vandales l’approche du Rhin. Le désordre que leur irruption mit dans la Gaule, s’accrut encore par le soulevement de cinq de ses Provinces les plus considérables[1], qui la seconde, après avoir chassé les Officiers de l’Empereur, se confédererent la troisiéme, entr’elles & s’érigerent en République. Enfin quand Rome eut été prise par Alaric[2], la confusion devint extrême dans les Gaules, qui furent le théatre de plusieurs guerres civiles entre le Parti demeuré fidele à l’Empereur Honorius qui regnoit alors, & les nouveaux Empereurs que des Légions révoltées proclamoient. Pour comble de malheur, les Visigots qui avoient pris Rome, évacuerent l’Italie, & vinrent s’établir entre le Rhône & l’Ocean. Dans ces conjonctures, differens essains des Peuples de la Germanie passerent le Rhin pour s’établir aussi dans les Gaules, qui sembloient être devenuës la proye des Nations. Quelques Tribus des Francs furent de ce nombre, & vinrent se cantonner elles-mêmes dans le pays dont elles n’avoient pas pû empêcher l’invasion. Ce fut vers l’année quatre cens treize qu’arriva cet évenement.

Dès qu’Honorius eut le loisir de se reconnoître, il prit des mesures pour rétablir l’autorité de l’Empire dans les Gaules, en obligeant les revoltés à rentrer dans l’obéissance, & les Barbares à sortir du pays ; mais ce Prince mourut[3] avant qu’il eût executé son projet. Valentinien troisiéme son successeur agit dans les mêmes vûës, & Aétius qui commandoit pour lui dans les Gaules, obligea en cinq cens vingt-huit presque tous les Francs qui s’y étoient cantonnés, à repasser le Rhin, ou à reconnoître l’autorité de l’Empire. C’étoit, comme on le verra, la coutume des Romains lorsqu’il leur convenoit de permettre à quelqu’essain de Barbares qui avoit envahi une portion du territoire de Rome, de garder le pays où il s’étoit cantonné, de l’obliger du moins, à y vivre suivant les loix de l’Empire, & sous l’obéissance de ses Officiers.

Mais les autres affaires qui survenoient de tems en tems à Valentinien, & les guerres civiles dont étoient suivis les démêlés que les Généraux Romains fiers de la foiblesse du gouvernement, avoient entr’eux, ouvroient sans cesse aux Barbares de nouvelles portes pour rentrer dans ce pays, ou des occasions d’y aggrandir le territoire dont ils s’étoient maintenus en possession.

Cependant l’Empereur regagnoit toujours du terrein, lorsqu’en quatre cens trente-neuf, l’armée qu’il avoit dans les Gaules fut battue par les Visigots, & Carthage Ville Capitale de la Province d’Afrique, prise par les Vandales. La perte de cette armée & la nécessité d’employer la plus grande partie des forces qui restoient encore à l’Empire d’Occident, pour garder les côtes de l’Italie, devenuës un pays frontiere par la prise de Carthage, dénuerent les Gaules de troupes. Voilà la conjoncture dans laquelle les premiers fondemens solides de la Monarchie Françoise y furent jettés.

Vers l’année quatre cens quarante-quatre, Clodion qui regnoit sur celle des Tribus des Francs qui s’appelloit la Tribu des Saliens, & qui, soit par une concession particuliere de l’Empereur, soit par force, avoit conservé un coin de pays sur la frontiere du district de la Cité de Tongres, se saisit de Cambray, & il se rendit maître en même tems de la contrée qui est entre cette derniere Ville & la Somme. Ce fut aussi pour lors, suivant l’apparence, que les Francs connus dans nos Annales sous le nom de Ripuaires, s’emparerent d’une partie du pays renfermé entre le Bas-Rhin & la Basse-Meuse.

Aëtius fit aussi-tôt la guerre aux Francs Saliens, mais il n’étoit pas encore venu à bout de les obliger à évacuer le pays occupé, lorsqu’on fut informé dans les Gaules qu’Attila Roi des Huns & le plus puissant des Rois Barbares, se disposoit à y faire incessamment une invasion, & que plusieurs Peuples s’étoient engagés à suivre ses enseignes, dans l’esperance de partager entr’eux cette grande & riche contrée. La crainte suspendit les guerres qui s’y faisoient. Les Romains qui commandoient dans les Provinces des Gaules qui obéissoient encore à l’Empereur, traiterent avec les Romains des Provinces Confédérées, à qui l’on accorda une Pacification, en vertu de laquelle ils devinrent les Alliés de l’Empire, de ses Sujets qu’ils étoient auparavant. Les uns & les autres s’unirent ensuite avec les Barbares établis déja dans la Gaule, & ce qui s’est passé dans la suite, montre qu’alors il fut permis à plusieurs de leurs nouvelles Colonies de tenir paisiblement les pays dont elles s’étoient mises en possession, & d’y vivre avec leurs femmes & leurs enfans, sous la souveraineté de leurs Rois, & dans l’indépendance des Magistrats Romains. On aura ſeulement exigé de ces Barbares, qu’à l’avenir ils se contiendroient dans les bornes des quartiers qu’ils avoient pris par force, qu’ils se conduiroient en bons & fideles Alliés de l’Empire, & qu’ils le serviroient dans les occasions, comme troupes auxiliaires.

La Tribu des Saliens sur laquelle Mérovée le successeur de Clodion regnoit alors, celle des Ripuaires, & peut-être quelques autres Tribus, auront été du nombre des Peuplades de Barbares avec qui cette Capitulation fut faite, & qui furent admises à demeurer sur le territoire de l’Empire en qualité de ses Hostes. C’est le nom que se donnoient eux-mêmes les Barbares, dont ces forces de Colonies étoient composées. Il est même probable que nos Francs furent ceux des Etrangers, à qui les Romains accorderent avec le moins de répugnance la concession dont nous venons de parler. L’une & l’autre Nation, comme il a été observé, fraternisoient ensemble depuis deux siécles.

Mérovée accomplit tous les engagemens qu’il avoit pû prendre, & il servit avec fidelité dans l’armée Romaine, qui battit les Huns à la célébre journée des champs Catalauniques en l’année quatre cens cinquance & un. Childéric fils & successeur de Mérovée rendit aussì des services signalés à l’Empire, dans les guerres qu’il eut à soutenir contre les Visigots qui vouloient envahir les pays voisins des quartiers qu’on leur avoit donnés dans les Gaules, & contre les Saxons qui sans cesse y faisoient des descentes. Il paroît même que ce Prince ait été l’un des Généraux des Romains. Les Rois Barbares ne croyoient point alors se dégrader en acceptant les grandes dignités militaires de l’Empire. Au contraire, ils tenoient à honneur d’en être revêtus & d’en exercer les fonctions. L’Empereur de son côté, n’avoit point une trop grande répugnance à leur confier ces emplois, parce que, comme nous le dirons plus au long dans la suite, les dignités militaires ne donnoient plus, depuis Constantin le Grand, aux Officiers qui en étoient revêtus, aucune autorité dans les affaires de Justice, de Police, & de Finance, L’Officier qui commandoit les troupes dans un département, n’y avoit plus aucun pouvoir dans toutes ces affaires, & réciproquement les Magistrats à qui elles étoient confiées, n’y avoient plus aucun pouvoir sur les troupes.

Childéric vivoit encore, lorsqu’en quatre cens soixante & seize Odoacer, l’un des Rois des Ostrogots, s’empara de Rome, & détruisit l’ancien Empire d’Occident. Celles des Provinces des Gaules, qui jusques-là étoient demeurées sous l’obéissance de l’Empereur, tomberent alors dans une espece d’Anarchie. D’un côté, elles ne pouvoient plus reconnoître Rome, dont Odoacer étoit maître absolu, pour leur Ville Capitale ; & d’un autre côté, l’Empereur des Romains d’Orient, dont elles s’avoüoient Sujettes, étoit trop éloigné d’elles pour les gouverner. A la faveur des troubles dont cette Anarchie fut cause, il y eut des Officiers Romains qui se cantonnerent, & qui firent alors la même chose que firent dans la suite les Ducs, les Comtes & les autres Seigneurs, qui sous les derniers Princes de la seconde Race de nos Rois, se rendirent les maîtres héréditaires des contrées, où ils ne commandoient qu’en vertu d’une commission du Souverain. On ne voit pas cependant que Childéric tout accrédité qu’il étoit alors, ait profité du renversement du Thrône d’Occident pour étendre ses quartiers, ou, si l’on veut, ses Etats. Quand il mourut en l’année quatre cens quatre-vingt-un, il ne laissa au Roi Clovis son fils & son successeur, qu’un très-petit Royaume, composé du Tournaisis & de quelques contrées adjacentes. Ce qui rendit le nouveau Roi des Saliens un Prince puissant, ce fut que peu de tems après son avénement au Thrône, on le revêtit de la dignité de l’Empire que son pere avoit exercée.

Clovis aussi prudent qu’il étoit ambitieux & brave, sçut si bien profiter des troubles & des désordres de la Gaule, qu’en trente ans de regne il se rendit maître des deux tiers de ce riche pays, sans se déclarer néanmoins ennemi de l’Empire. Il est vrai qu’il commença son aggrandissement par faire la conquête du Soissonnois, sur un Officier Romain qui s’en étoit rendu Seigneur. Mais l’expédition que Clovis fit en quatre cens quatre vingt-six contre Afranius Syagrius, (c’est le nom de cet Officier,) ne passa point parmi les Francs ni parmi les Romains pour une guerre de nation à nation, ni même pour un acte d’hostilité contre l’Empire. Ceux des Francs qui n’étoient ni Sujets, ni amis particuliers de Clovis, & ceux des Romains des Gaules qui ne reconnoissoient pas le pouvoir de Syagrius, demeurerent neutres durant cette guerre, qu’ils regarderent comme une querelle particuliere. Si quatre ans après Clovis se rendit entiérement le maître du territoire que la Ville de Tongres avoit pour lors, ce fut, suivant l’apparence, en obligeant les Barbares, qui depuis plusieurs années en occupoient la plus grande partie, à se soumettre à lui. Ce fut par voye de négociation que deux ans après, c’est-à-dire, vers l’année quatre cens quatre-vingt-douze, Clovis fit reconnoître son pouvoir dans la partie des Gaules, qui est entre la Somme & la Seine, & qui obéissoit encore à l’Empereur, dans le tems où le Thrône d’Occident avoit été renversé.

En quatre cens quatre-vingt-seize, Clovis reçut le Baptême, & la profession qu’il fit alors de la Religion Catholique, engagea les Provinces Confédérées ou les Armoriques, à se soumettre à son autorité. Bientôt après ce qui restoit de troupes Romaines dans les Gaules, lui prêta encore serment de fidelité, & ces deux évenemens étendirent le pouvoir du Roi des Saliens jusques à la Loire, qui servoit alors de limites au Royaume des Visigots. Si Clovis en cinq cens sept, conquit à force d’armes les Provinces situées entre ce fleuve & les Pyrenées, ce ne fut point sur l’Empire qu’il les conquit : Ce fut sur ces Barbares qui s’en étoient emparés, il y avoit déja près d’un siécle. Ce fut même à la priere des Romains de ces Provinces, que le Conquérant entreprit une expédition, qui du moins fut approuvée par l’Empereur aussi-tòt après l’évenement. En effet, à peine étoit-elle finie, qu’Anastase Empereur d’Orient, mais dont l’autorité étoit reconnuë dans les Gaules, confera au Roi Clovis la dignité de Consul, qui lui donnoit l’administration du pouvoir civil dans tous les lieux où il auroit l’administration du pouvoir militaire. Nous avons dit déja que Constantin le Grand avoit rendu ces deux pouvoirs incompatibles, & que depuis son regne, les Empereurs ne confioient plus que l’un ou l’autre à chacun des Officiers, qui dans les Provinces representoient le Souverain, Mais le Consulat, la premiere des dignités que conferoient les Empereurs, réunissoit l’un & l’autre pouvoir, en donnant droit à ceux qui en étoient revêtus, de commander dans tous les lieux où le Prince n’étoit pas, avec la même autorité que le Prince auroit commandé lui-même, & par conséquent le droit de s’y faire obéir, & par les Officiers civils & par les Officiers militaires. Aussi Clovis ne manqua-t-il point à prendre possession du Consulat avec les cérémonies ordinaires, & dès-lors on s’adressa au Roi des Saliens comme au Consul, comme on s’adressoit auparavant a l’Empereur lui-même.

Les graces dont la nouvelle dignité de Clovis le rendoit maître de disposer, lui donnerent le moyen de commencer ce qui lui qui restoit à faire, pour regner paisiblement sur la partie des Gaules qu’il avoit déja soumise & pour soumettre l’autre. C’étoit de se faire Roi de toutes les Tribus des Francs, dont chacune avoit eu jusques-là son Souverain particulier, qui étoit bien Allié, mais non pas Sujet du Roi des Saliens. Clovis vint à bout de se défaire de tous ces petits Souverains, & d’engager chacune des Tribus sur lesquelles ils regnoient, à l’élire pour son Roi. Mais il mourut avant que de s’être rendu le maître de la partie des Gaules qui lui restoit à soumettre. Ce Prince n’avoit que quarante-cinq ans à sa mort.

L’idée la plus juste qu’on en puisse donner, c’est donc, que s’il fut un Conquerant par rapport aux Visigots & aux autres Barbares qu’il chassa de plusieurs Provinces des Gaules, où ils s’étoient cantonnés, il fut un Libérateur par rapport aux Romains de ces mêmes Provinces, & un Protecteur par rapport aux Romains qui vivoient dans les pays où les Barbares ne s’étoient point encore établis.

Les quatre fils de Clovis après avoir partagé son Royaume par égales portions, tinrent pour s’aggrandir encore la même route, par laquelle leur pere avoit marché. Ce ne fut point sur l’Empire, ce fut sur les Bourguignons que nos Princes conquirent la partie des Gaules renfermée entre la Durance, le Rhône, la Saone, le Rhin & les Alpes. Il y avoit près d’un siecle que les Bourguignons l’avoient occupée sur l’Empire. Lorsque ces Rois des Francs se mirent en possession de la contrée qui s’étendoit depuis les limites du Royaume des Bourguignons jusqu’à la Mediterranée, ce fut en vertu de la cession que leur en firent les Ostrogots qui tenoient ce pays-là depuis long-tems, & en vertu de l’abandonnement que ces mêmes Ostrogots leur firent encore de la prétention qu’ils avoient sur toutes les Gaules. Cette prétention étoit fondée sur la concession faite par Zénon Empereur d’Orient à Theodoric Roi des Ostrogots vers l’année quatre cens quatre-vingt-neuf. Justinien Empereur d’Orient, dans le tems que cette importante cession fut faite aux Francs la confirma lui-même par un Diplome autentique, & il transporta par cet acte à la Monarchie Françoise tous les droits que la Monarchie Romaine pouvoit encore réclamer sur les Gaules.

Loin que ce qui nous est connu de l’état ou de la condition des Romains des Gaules sous la domination de Clovis & de ses successeurs, nous represente ces Romains comme une Nation opprimée sous le joug d’un Conquérant féroce ; au contraire, tout cela nous les represente comme une Nation qui joüit avec liberté de tous les droits qui sont réservés à un Peuple qui s’est soumis volontairement aux Princes qui regnent sur lui. En effet, nous voyons que tous nos Rois Mërovingiens, les anciens habitans des Gaules, ceux qu’on y appelloit alors les Romains, jouissoient en pleine proprieté de tous leurs biens, qu’il leur étoit permis de vivre suivant le Droit Romain, & qu’ils avoient part a toutes les dignités, même aux militaires.

Comment donc a-t-il pû se faire que la verité soit disparue, & que l’erreur se soit emparée, pour ainsi dire, de nos Annales ? Voici mes conjectures. Nos Historiens modernes, dont les ouvrages sont entre les mains de tout le monde, & où l’on prend communément l’idée de la maniere donc la Monarchie Françoise s’est établie, ont pris l’idée qu’ils nous donnent de ce grand évenement, dans ceux de nos Annalistes, qui ont écrit sous les premiers Rois de la troisième Race. Or Aimoin, Sigebert de Gemblours & les autres Annalistes qui ont écrit l’Histoire de France sous les premiers Rois de la troisiéme Race, sont eux-mêmes tombés dans l’erreur, en representant l’établissement de notre Monarchie sous la forme d’une Conquête faite par une Nation sur une autre Nation. Comment est-il possible, répliquera-t-on d’abord, que ces Annalistes contemporains des premiers Rois Capétiens, & qui par conséquent ont vécu dans un tems beaucoup plus voisin que le nôtre des commencemens de la Monarchie, le soient trompés au point de dépeindre sous la forme d’une Conquête faite à force ouverte, l’etablissement d’un Royaume, donc les anciens & les nouveaux Sujets avoient jetté de concert les fondemens ?

Je me flate de répondre à cette raison, toute spécieuse qu’elle paroît. Il est vrai que les Auteurs qui sous les premiers Rois de la troisiéme Race, ont écrit sur l’Histoire de l’établissement de la Monarchie Françoise dans les Gaules, étoient bien plus voisins que nous des tems donc ils nous ont donné les Annales, mais deux choses les ont fait tomber dans l’erreur dont je viens de les accuser. Premierement, lorsque ces Auteurs ont mis la main à la plume, l’erreur qui represente i’établissement de la Monarchie Françoise sous la forme d’une conquête, dans laquelle un Peuple subjugue un autre Peuple, s’étoit déja glissée dans notre Histoire, où l’ignorance qui regnoit sous les derniers Rois de la premiere Race l’avoit introduite. En second lieu, l’état où étoient encore les sciences sous les premiers Rois de la troisiéme Race, ne donnoit point à nos Auteurs des moyens suffisans pour découvrir l’erreur dont il est ici question. Il étoit presqu’impossible qu’ils tirassent des écrits composés avant la corruption de notre Histoire, les lumieres nécessaires pour la rétablir. Quelques réflexions sur l’état où les Lettres ont été sous les deux premieres Races de nos Rois & sous les premiers Rois de la troisiéme Race, expliqueront comment une erreur si opposée à la verité, a pû néanmoins & s’établir & durer plusieurs siécles.

Il est vrai que tant que l’Empire d’Occident subsista, les Lettres fleurirent dans les Gaules, l’une de ses Provinces les plus polies. On verra même, par ce que je dirai dans la suite de ce discours, au sujet des monumens litteraires, dont on peut se servir pour rétablir le commencement de notre Histoire, qu’il nous reste encore aujourd’hui un grand nombre d’écrits composés durant le cinquiéme siecle, quoique nous n’ayons pas à beaucoup près tous ceux qui furent faits dans ce tems-là. Mais dès que l’Empire d’Occident eut été détruit par les Barbares à la fin du cinquiéme siecle, dès que les Nations Germaniques se furent renduës entierement maîtresses des Gaules dans le cours du sixiéme, les Lettres commencerent à y être négligées. Voyons ce que dit à ce sujet Gregoire de Tours dans la Préface de son Histoire qu’il composa vers l’année cinq cens quatre-vingt-douze, & par conséquent environ cent ans après que les Gaules eurent paffé sous la domination des Francs.

» En un tems où l’étude des Lettres humaines cesse d’être cultivée avec soin, ou pour dire la verité depuis qu’elle est entierement abandonnée dans les Gaules maltraitées par les Barbares, comme il ne s’y trouve plus personne qui soit à la fois assez bon Grammairien & assez bon Logicien pour écrire, soit en Vers, soit en Prose les divers évenemens qui nous arrivent, on entend souvent le monde se plaindre, en disant : Que notre siecle est malheureux : Les Sciences que nous avons négligées, se sont retirées hors de notre Patrie. Il n’y a plus parmi nous de Citoyen capable de transmettre à la posterité l’Histoire de notre tems. Touché d’un discours si bien fondé, & de plusieurs autres de même nature qui se tiennent sans cesse, j’ai pris la résolution de mettre par écrit le moins mal qu’il me sera possible, l’Histoire des évenemens arrivés de nos jours afin d’en faire passer la mémoire à la posterité. »

Les dévastations dont furent suivies les guerres civiles que les Successeurs de Clovis se firent dès le siecle suivant où vivoit Gregoire de Tours & qui continuerent dans le siecle suivant, acheverent de faire tomber les habitans des Gaules dans l’ignorance la plus crasse. En effet, au lieu que nous avons un assez grand nombre d’Ouvrages composés dans les Gaules durant le sixiéme siecle, il ne nous en reste presque point, lesquels y ayent été faits durant le siecle suivant. D’ailleurs, la grossiereté dont sont ces derniers, sert encore plus que leur petit nombre, à montrer que la Barbarie avoir déja chassé de cette contrée, la politesse que les Romains y avoient introduite. Aussi regardai-je le septiéme siecle, comme le tems où l’erreur que j’ai entrepris de détruire, a commencé de se glisser dans nos Annales.

Un des premiers effets de la Barbarie, c’est d’anéantir dans un pays la tradition verbale, qui fait passer de génération en génération la mémoire des grands évenemens qui peuvent y être arrivés. Cette tradition qui subsiste long-tems parmi les Peuples polis, s’éteint bientôt parmi les Peuples grossiers, ou du moins elle y est bientôt mêlée avec des fables qui l’alterent dès la troisiéme génération, & qui la défigurent entierement dès la quatriéme. Combien d’exemples tirés de ce qui est arrivé dans l’ancien Monde & dans le nouveau, ne pourrois-je point rapporter, si ce que je viens de dire avoit besoin d’être prouvé ?

Ainsi la mémoire de ce qui s’étoit passé dans les Gaules sous Childéric, dont le regne commença vers l’année quatre cens cinquante-huit, y devoit être presque éteinte deux cens ans après, c’est-à-dire dans le milieu du septiéme siecle, & cela d’autant plus qu’on ne voit pas que les Francs eussent, à l’imitation des Romains, institué des Fêtes anniversaires pour perpétuer le souvenir des évenemens mémorables, ausquels leur Monarchie devoit & son origine & ses premiers accroissemens. Il n’y avoit donc plus au milieu du septiéme siecle que la tradition écrite, c’est-à-dire, les Livres d’Histoire, qui conservassent la mémoire de ces évenemens ; & ce fut justement alors, c’est-à-dire, deux cens ans environ après la mort de Childéric, que Frédégaire fit son abregé de l’Histoire que Gregoire de Tours avoit composée dans le sixiéme. Or Frédégaire, c’est ce qui paroît en lisant son Ouvrage, étoit autant inférieur en capacité à Gregoire de Tours, que Gregoire de Tours l’est à Polybe.

On peut très-bien appliquer à Frédégaire ce que lui-même dit dans la Chronique qu’il nous a laissée concernant la capacité des Auteurs de son siecle. « Le monde vieillit, & la pénétration & le jugement s’affoiblissent en nous. Quel est l’Orateur de notre age qu’on puisse comparer à ceux qui sont venus dans les tems antérieurs, ou qui ose se mettre lui-même en paralelle avec eux ? Qu’est-il donc arrivé. »

Frédégaire sans étude & privé du secours de la tradition, a mal entendu le sens de la grande Histoire ; & faute d’avoir consulté d’autres livres qu’on avoit encore & qui l’eussent redressé, il lui fait dire en plusieurs endroits le contraire de ce qui s’y trouve veritablement. On n’écrivoit gueres dans le septiéme siecle, mais à proportion, on y lisoit encore moins. Que Frédégaire ait mal entendu le Livre dont il faisoit l’Epitome, c’est un fait donc les Sçavans conviennent, & dont nous rapportons plusieurs preuves dans le chapitre onziéme du livre troisiéme de cet ouvrage.

Malheureusement pour notre Histoire, un des passages de Gregoire de Tours que Frédégaire a le plus mal entendu, est un passage essentiel & décisif, où il est parlé d’une expédition de Childéric. L’Abréviateur tombant dans une erreur dont nous tâcherons de déveloper la cause, a compris que Gregoire de Tours disoit dans ce Chapitre, que Childéric avoit fait cette expédition contre l’Empire, au lieu que Gregoire de Tours veut dire que Childéric en faisant cette expédition, portoit les armes pour le service de l’Empire. Cette illusion que Frédégaire se fit à lui-même, apparemment dès la premiere fois qu’il lut l’Histoire de Gregoire de Tours, a été cause que lorsqu’il s’est mis à composer son abregé ; il y a dépeint par-tout, prévenu de son idée, Childéric, comme l’ennemi des Romains, & particulierement qu’il lui a fait faire la guerre contre eux dans l’occasion donc je viens de parler, quoique Gregoire de Tours dise positivement que ce Prince & le Général qui commandoit l’armée Romaine dans les Gaules, agissoient alors de concert. La fausse idée que Frédégaire s’étoit faite de Childéric, a été cause qu’il s’est fait aussi une fausse idée de Clovis le fils & le successeur de ce Prince, & qu’il a parlé toujours de Clovis comme d’un ennemi né de l’Empire. Cependant comme il n’y avoit pas encore dans les tems dont nous parlons, d’autres livres que des manuscrits, l’Abregé de Frédégaire sera devenu bien plus commun que la grande Histoire de Gregoire de Tours, dont le volume étoit dix fois plus gros que cet Epitome.

Nous expliquerons dans le corps de cet ouvrage, comment il a pû se faire que l’erreur de Frédégaire n’ait pas laissé, quoiqu’elle eût été apperçuë par quelques-uns de ses contemporains, de devenir dans la suite une erreur générale. Ce qu’il convient de dire ici, c’est qu’elle fut adoptée par l’Auteur des Gestes des Francs, le premier de ceux de nos Historiens venus après Frédégaire, que nous connoissions, & qui, comme il le dit lui-même à la fin de son Ouvrage, écrivoit sous le regne de Thierri de Chelles, parvenu à la couronne la vingtiéme année du huitiéme siécle[4]. L’Auteur des Gestes n’avoit point plus de lecture que Frédégaire, & il pouvoit encore moins que lui tirer du secours de la tradition verbale. On sçait quelle étoit dans le huitiéme siecle l’ignorance des habitans des Gaules. Ainsi l’erreur éclose dans le septiéme siecle, jetta de nouvelles racines dans le siecle suivant.

Il est vrai que dans le neuviéme siecle, & quand plusieurs ouvrages anciens que nous n’avons, plus, existoient encore, Charlemagne tâcha de faire refleurir dans les Gaules l’étude des belles Lettres, mais il ne s’y étoit encore formé aucun Ecrivain capable de bien composer l’Histoire des siecles passés, lorsque les dévastations dont furent suivies les guerres civiles, qui s’allumerent à plusieurs reprises entre les successeurs de ce grand Prince, replongerent notre pays dans l’ignorance, ou pour mieux dire, l’empêcherent d’en sortir. S’il est permis de s’expliquer ici figurément, le jour que ce crépuscule annonçoit, ne se leva point, & la nuit la plus noire succeda immédiatement à l’aurore. Ainsi l’erreur établie dans les deux siecles précedens, subsista dans le neuviéme.

Tout le monde a entendu dire que pendant le dixiéme siecle, les habitans des Gaules furent aussi barbares qu’ils pouvoient l’avoir été deux cens ans avant que Jules César vînt les subjuguer. Cette barbarie extrême étoit l’effet des révolutions arrivées sous les derniers Rois de la seconde Race. Elles changerent non-seulement la constitution du Royaume, mais encore la face de la Societé, parce que les révoltés qui se firent Seigneurs héréditaires des villes ou des contrées dont le gouvernement leur avoit été confié par le Souverain, non contens d’y usurper l’autorité Royale, y dépoüillerent encore le Peuple des droits dont il avoit joui jusques-là.

Le dixiéme siecle a donc été un tems plus propre à corrompre notre Histoire qu’à la rétablir. On peut même accuser ce siecle-là, d’avoir achevé de rendre ce rétablissement comme imposible, du moins jusqu’au milieu du dix-septiéme. En effet, il n’y a point de siecle auquel on puisse reprocher avec autant de fondement qu’on peut le reprocher au dixiéme, d’avoir laissé perdre plusieurs Ouvrages composés dans le cinquiéme siecle ou dans le sixiéme, & dont la lecture seule pouvoit mettre en évidence l’erreur dans laquelle Frédégaire étoit tombé le premier.

Ainsi lorsque Roricon, quel qu’il ait été, lorsque Aimoin, Sigebert de Gemblours & les autres Auteurs, qui sous le regne des premiers Rois de la troisiéme Race, ont écrit sur l’Histoire de France, se sont mis à composer leurs Chroniques, il y avoit déja long-tems qu’on ne pouvoit plus tirer aucun secours de la tradition verbale, & l’on avoit déja perdu ceux de nos monumens litteraires, dont la lecture seule auroit écé suffisante pour préserver de l’erreur, parce qu’ils contenoient une relation méthodique de l’établissement de notre Monarchie. En effet, loin que nous voyions rien dans Aimoin, par exemple, qui nous induise à croire qu’il ait vû quelques ouvrages perdus depuis lui ; il paroît, au contraire, qu’il n’a point eu connoissance de plusieurs ouvrages plus anciens que lui, & qui sont aujourd’hui entre les mains de tout le monde. Notre proposition ne paroîtra point un paradoxe aux personnes qui ont quelque connoissance de l’Histoire des Lettres. Il n’y avoit alors que des Manuscrits, & ils étoient si rares, qu’il ne se trouvoit peut-être pas dans les Gaules, durant l’onziéme siecle, deux copies des Histoires de Procope, & autant de l’Histoire d’Agathias. Aimoin, supposé encore qu’il fût capable d’entendre ces Historiens Grecs, ne sçavoit peut-être pas où ces copies se trouvoient. Ce que je dis du Livre de Procope & de celui d’Agathias, se peut dire aussi de plusieurs autres. D’ailleurs, ceux qui possedoient les Manuscrits, en étoient très-jaloux, & ils ne souffroient pas que ces trésors fussent déplacés. Enfin, comme nous le dirons bientôt, il n’étoit pas possible du tems d’Aimoin, de tirer des monumens litteraires écrits dans le cinquiéme ou dans le sixiéme siecle, & qui nous restent, le même secours qu’on en peut tirer aujourd’hui.

Qu’en est-il donc arrivé ? Aimoin qui écrivoit vers le commencement de l’onziéme siecle, faute d’avoir entre les mains aucune Histoire suivie & méthodique de l’établissement de la Monarchie Françoise dans les Gaules, se sera vû réduit à la composer le mieux qu’il lui aura été possible, sur le peu qui se trouve concernant l’origine des Francs & leurs premiers progrès, soit dans Gregoire de Tours, soit dans Frédégaire, soit dans l’Auteur des Gestes, soit dans les Vies de quelques Saints illustres dont les Auteurs, comme je l’exposerai incessamment, n’avoient point eu le dessein d’écrire les Annales de leur tems. L’entreprise n’étoit pas facile à bien exécuter. Aussi selon mon sentiment, Aimoin s’est-il trompé en entendant les narrations obscures ou tronquées de Gregoire de Tours, conformément à l’interprétation veritablement claire, mais fausse, que Frédégaire & l’Auteur des Gestes en avoient faite. Aimoin a donc conclu, tout examiné, qu’il falloit absolument que les Francs eussent conquis les Gaules sur l’Empire Romain ; & c’est, suivant ce principe, qu’il a expliqué Gregoire de Tours, & qu’il a composé l’Histoire de nos cinq premiers Rois. Voilà ce qu’Aimoin pouvoit imaginer de plus vrai-semblable, dès que la verité lui étoit cachée.

Comme l’idée qu’Aimoin donne de l’établissement de notre Monarchie, est claire & précise, toute fausse qu’elle est, elle a été adoptée par les Chroniqueurs qui sont venus immédiatement après lui, & ceux-ci ont été suivis par les Historiens modernes. S’il est permis d’user de cette expression, voilà l’Histoire de notre Histoire, & comment il est arrivé que l’erreur a pris dans nos Annales, la place de la verité.

Supposé, dira-t’on, que Frédégaire, l’Auteur des Gestes, Aimoin & Sigebert de Gemblours se fussent égarés, les Ecrivains, qui depuis eux, nous ont donné tant d’Histoires de France, se seroient apperçus de l’erreur. Ils l’auroient corrigée en expliquant Grégoire de Tours & ses contemporains, un peu mieux que Frédégaire & Aimoin ne les avoient expliqués. Cependant tous les Historiens postérieurs à Aimoin, n’ont vû dans Gregoire de Tours & dans ses contemporains, que ce qu’y avoit vû Aimoin.

Je répondrai à cette objection, en faisant voir deux choses ; la premiere, c’est qu’il est très-difficile de composer une bonne Histoire de France, avec le secours de tous les monumens litteraires du cinquiéme & du sixiéme siécle qui nous restent. La seconde, c’est qu’une telle entreprise, qui n’est plus aujourd’hui que difficile, étoit comme impossible avant l’invention de l’Imprimerie, & même avant que tous les monumens dont il est ici question, eussent été non-seulement imprimés, mais encore expliqués & commentés, en un mot, mis par de sçavans Editeurs dans l’état où nous les avons aujourd’hui, ce qui n’a été achevé que vers l’année mil six cens soixante & dix.

Entrons en discussion, & commençons par exposer quels sont les monumens litteraires du cinquiéme & du sixiéme siècle, qui nous restent, & dont on peut se servir pour rétablir le commencement de nos Annales. Tous ces ouvrages doivent être distribués en deux classes.

Je mets dans la premiere tous les Livres d’Histoire écrits par des Auteurs contemporains ; & dans la seconde, tous les Livres qui ne sont pas une Histoire, & qui peuvent néanmoins fournir des matériaux propres à entrer dans la composition de la nôtre.

Les Livres de la premiere Classe se divisent naturellement en Histoires Ecclesiastiques & en Histoires profanes.

De nos Historiens Ecclesiastiques, les uns ont été Grecs, & les autres Latins. Comme il ne se trouve dans les Histoires Ecclesiastiques écrites en Grec pendant les siecles dont il est ici question, que trois ou quatre passages dont un Auteur qui compose celle de l’établissement de notre Monarchie dans les Gaules, puisse faire usage, je n’en parlerai point ici. D’ailleurs, Socrate & les autres Historiens Ecclesiastiques qui ont écrit en Grec, font suffisamment connus.

Pour parler des Historiens Ecclesiastiques Latins, les uns ont voulu écrire une Histoire générale, & les autres ont voulu seulement donner la vie de quelque Saint illustre.

Je ne mettrai point au nombre des premiers, Sévere Sulpice, quoi qu’il ait vêcu dans le cinquiéme siécle, & qu’il nous ait laissé un abregé de l’Histoire Ecclesiastique, parce que cet abregé ne va que jusqu’aux dernieres années du quatrieme siécle. Ainsi nos Auteurs d’une Histoire Ecclesiastique générale, se trouvent réduits à Orose & à Grégoire de Tours.

Paulus Orosius a écrit très-succintement, & son Histoire finit encore à la vingtiéme année du cinquième siécle. On ne lit donc rien dans Orose qui nous instruise sur l’établissement de notre Monarchie. Son Livre nous apprend seulement quelques faits importans, concernant l’Histoire de la Nation des Francs, & l’établissement des Barbares sur les Terres de l’Empire.

Comme l’Histoire de Georgius Florentius Gregorius Evêque de Tours à la fin du sixiéme siécle, & si connu sous la dénomination de Grégoire de Tours, porte le titre d’Histoire Ecclesiastique des Francs, & comme les Sçavans la nomment, le Flambeau de nos Annales ; il convient d’en donner ici une notion capable de mettre le Lecteur en état de juger sainement du secours qu’Aimoin en a pû tirer, & de celui que nous en pouvons esperer à present.

L’Histoire Ecclesiastique des Francs est partagée en dix livres d’une grosseur presque égale, & dont le premier qui doit être regardé comme une introduction générale, est employée à narrer succintement les principaux évenemens arrivés dans le monde, depuis la Création, jusqu’à la mort de saint Martin Apôtre des Gaules ; c’est-à-dire jusqu’à la fin du quatrieme siecle. Les deux premiers tiers ou les trente premiers Chapitres du second Livre qui en contient quarante-trois, ne doivent aussi être regardés que comme une introduction particuliere à l’Histoire des Francs depuis leur conversion au Christianisme, matiere que notre Evêque s’étoit proposé de traiter dans toute son étendue. En effet, ces premiers Chapitres embrassent un espace de tems aussi long que celui qu’embrassent, & les treize derniers Chapitres du second Livre, & les huit Livres suivans. En voici la preuve. Les trente premiers Chapitres du second Livre commencent avec le cinquième siécle, & ils ne finissent qu’au mois de Décembre de l’année quatre cens quatre-vingt-seize, de maniere qu’ils renferment l’Histoire de quatre-vingt-seize ans à peu près, au lieu que les treize derniers Chapitres du second Livre & les huit autres Livres ne contiennent tous ensemble, que l’Histoire d’environ quatre-vingt-seize années. Ils ne vont que jusqu’à l’année cinq cens quatre-vingt-douze. Quelle proportion ? Il est donc sensible, & par le titre que Gregoire de Tours a donné à celui de les Ouvrages dont nous parlons, & par la distribution qu’il a faite de sa matiere, qu’il n’a entendu commencer son Histoire proprement dite, qu’à la conversion de Clovis & des Francs ses sujets, qui reçûrent le Baptême aux Fêtes de Noël de l’année quatre cens quatre-vingt-seize. Tout ce qui précede dans le second Livre de Gregoire de Tours le récit de cette conversion, ne doit être regardé que comme une introduction spéciale à la matiere qu’il s’étoit proposé de traiter dans toute son étendue, à sa matiere principale.

Notre Auteur n’a donc pas prétendu donner dans les deux premiers tiers de son second Livre, une Histoire suivie & méthodique du Regne de Clodion, de celui de Mérovée, de celui de Childeric, ni même des quinze premieres années du regne de Clovis. Il a voulu seulement faire lire dans les trente premiers Chapitres de ce second Livre, un abregé succinct de l’Histoire de ces Princes, afin que ses Lecteurs se rappellassent ce qu’ils avoient appris ailleurs, & qu’ils en comprissent mieux, ce qu’il vouloit leur apprendre. Voilà pourquoi la mention que fait notre Historien de plusieurs évenemens considerables où Childeric eut beaucoup de part, est si legere, qu’elle induit en erreur. En effet, cette brieveté est si grande, qu’elle fait croire d’abord que tel Chapitre de l’Histoire de Gregoire de Tours, qui contient réellement une mention de plusieurs faits importans, arrivés en des années differentes & distantes même l’une de l’autre, ne parle néanmoins que de faits arrivés la même année, ou du moins dans des années consécutives. Enfin, voilà pourquoi notre Historien raconte si séchement tout ce qui s’est passé les quinze premieres années du regne de Clovis. Il en disoit assez pour tous ses contemporains, & nous trouverions nous-mêmes qu’il en auroit dit assez pour nous, si nous avions encore Sulpicius Alexander, Renatus Profuturus Frigeridus, & les autres Ecrivains où notre Auteur avoit lû l’Histoire des évenemens arrivés dans les Gaules durant le cinquiéme siecle, & qu’il a cru que nous aurions déja lûs quand nous ouvririons son Livre. Son texte paroîtroit clair si nous avions encore cette espece de Commentaire.

Quant au corps de l’Histoire de Gregoire de Tours, c’est-à-dire la parte de l’ouvrage, laquelle comprend ce que les Francs ont fait dans les Gaules, depuis leur conversion jusqu’à l’année cinq cens quatre-vingt-douze, il paroît que cet Évêque un peu trop fidele pour notre interêt, au titre que lui-même très-probablement il a donné à son Livre, ne raconte les grands évenemens qui appartiennent à l’Histoire profane, qu’à proportion de la connexité qu’ils ont avec l’Histoire Ecclesiastique. On diroit qu’il se reproche de mettre la faucille dans la moisson d’autrui, lorsqu’il lui arrive de faire mention soit d’une action de guerre, soit de quelque édit ou reglement touchant le gouvernement politique du Royaume. Il ne s’étend gueres sur ces sortes de faits, à moins que quelques-unes de leurs circonstances ne semblent les rendre miraculeux, ou qu’un saint personnage n’y ait eu beaucoup de part.

Notre Historien obmet par le même motif, de faire aucune mention de plusieurs évenemens considérables arrivés depuis le baptême de Clovis, parce qu’il croyoit, suivant les apparences, qu’ils sussent étrangers à son sujet. Par exemple, il ne dit rien de la Ligue offensive que Clovis fit avec les Bourguignons avant que de s’engager dans la guerre contre les Visigots[5]. Gregoire de Tours ne parle pas non plus de la cession que l’Ostrogot fit vers l’année cinq cens trente-six aux Rois des Francs, de tout ce qu’il tenoit encore dans les Gaules, & de tous les droits sur cette grande Province, non plus que de la confirmation de cette cession par l’Empereur Justinien. Enfin, quoiqu’on ne sçache qu’imparfaitement l’Histoire du sixiéme siécle, on pourroit néanmoins alléguer bien d’autres exemples des omissions qui se trouvent dans le corps de l’Histoire Ecclesiastique des Francs. Elles y sont en si grand nombre, qu’on ne sçauroit presque jamais fonder sur le silence de son Auteur, aucune objection raisonnable contre la vérité d’un fait particulier, dont nous avons quelque connoissance tirée d’ailleurs. Que peut prouver en effet dans ce cas-là le silence de Gregoire de Tours, quand il ne dit pas un seul mot du Concile Nationnal, que Clovis fit tenir en cinq cens onze dans Orleans, quoiqu’il soit constant que ce Concile, dont nous avons encore les Canons, a été tenu : C’est sur quoi je prie les Lecteurs de faire attention. C’est ce dont je les supplie de le souvenir.

Enfin, Grégoire de Tours ne donne presque jamais la date des évenemens qu’il rapporte, de manière qu’on dispute encore aujourd’hui sur l’année où plusieurs de ces évenemens sont arrivés. Je ne veux point attaquer davantage la réputation de cet Auteur ; mais si l’on regarde celui de ses ouvrages dont il est ici question, comme le flambeau de notre Histoire, ce n’est point parce qu’il met en un grand jour l’origine & les premiers accroissemens de la Monarchie Françoise ; C’est parce que nous n’avons pas une lumiere qui répande plus de clarté : c’est parce qu’à la lueur de ce flambeau, toute pâle qu’elle est, nous découvrons bien des choses que nous ne verrions point, si nous n’en étions pas éclairés.

Nous avons déja parlé de l’abregé de l’Histoire Ecclesiastique des Francs par Frédégaire, qui est aussi l’Auteur d’une Chronique, qui commençant vers l’année cinq cens quatre-vingt-douze, finit à l’année six cens quarante & un, & sans laquelle nous ignorerions presque entierement ce qui s’est passé dans la Monarchie durant près de cinquante ans. Mais il ne s’agit point ici de parler de ce dernier ouvrage, où l’Auteur a pû écrire fidelement les évenemens arrivés de son tems, quoiqu’il manquât de la capacité & du jugement nécessaires pour bien composer l’Histoire des siécles précedens. Une capacité médiocre suffit pour écrire année par année, & pour rédiger en forme de Chronique le récit des évenemens arrivés de nos jours.

Pour bien composer l’Histoire des tems reculés, il faut quelque chose de plus. Il faut être capable de juger du génie & des vûes des Auteurs contemporains, comme du mérite de tous ceux dont les ouvrages nous servent de mémoires. Il faut un jugement capable de discerner ce qui mérite d’être écrit. Il faut sçavoir mettre dans ses narrations cet ordre & cette précision qui les font en tendre sans peine, & retenir sans effort. En un mot, il faut avoir étudié l’Art qu’enseignoit une des neuf Muses[6].

Revenons à l’Abregé de Frédégaire. Nous avons déja dit qu’en plusieurs endroits, cet Auteur avoit mal entendu fa grande Histoire. Quant aux additions qu’il y fait quelquefois, celles de ces additions qui concernent les tems antérieurs à Clovis, ne sont propres qu’à confirmer ce qu’on vient de dire, concernant le jugement de l’Abréviateur. Elles ne contiennent gueres que des faits reconnoissables d’abord à leurs circonstances pour être fabuleux. Pour ce qui est de celles de nos additions qui contiennent des évenemens posterieurs au baptême de Clovis, & qui regardent par conséquent des tems plus voisins de celui de l’Auteur qui vivoit au milieu du septiéme siécle, elles nous apprennent quelquefois des faits également curieux & vraisemblables, que Frédégaire aura tirés d’écrits qui ne sont pas venus jusqu’à nous, ou qu’il aura sçus par une tradition qui n’étoit point encore tout-à-fait éteinte de son tems.

Comme le Livre intitulé : les Gestes des Francs, n’a été composée qu’après l’année sept cens vingt, je n’en ferois point ici une nouvelle mention, s’il n’étoit pas une espece d’abregé & de continuation de Grégoire de Tours. On peut dire, & de la capacité de son Auteur, & des additions qu’il fait quelquefois, à l’Histoire qu’il abrege, tout ce que nous venons de dire de Frédégaire & de ses additions.

Quant aux ouvrages de ceux des Ecrivains Ecclésiastiques du cinquiéme siécle & du siécle suivant, qui n’ont pas voulu nous donner des Histoires générales ; mais seulement l’Histoire particuliere de quelque Saint illustre, nous en avons un assez grand nombre, & l’on peut en tirer de grands secours, pour rétablir le commencement de nos Annales. De ce nombre, sont la vie de saint Germain, mort Evêque d’Auxerre vers le milieu du cinquiéme siécle, & écrite avant la fin du même siécle ; Celle de saint Césaire, Evêque d’Arles au commencement du sixiéme siécle, & dédiée par ses Auteurs à la propre sœur de ce Prélat ; Celle de S. Lupicinus, qui fonda dans le cinquiéme siécle, le célebre Monastere de Franche-Comté, connu aujourd’hui sous le nom de saint Claude ; Celle de saint Hilaire, Evêque de Poitiers, écrite par Venantius Honorius Clementianus Fortunatus, qui vivoit dans le sixiéme siécle, dont il étoit le meilleur Poëte, & qui fut lui-même Evêque de Poitiers. La vie de saint Remy écrite par Hincmar, est encore de ce nombre, quoique l’Auteur n’ait vêcu que dans le neuviéme siécle, parce qu’il s’est aidé pour la composer, d’une ancienne vie de cet Apôtre des Francs, faire peu d’années après sa mort. Je mettrai aussi dans le nombre des écrits, dont je parle ici, les Opuscules de Gregoire de Tours, qui tous ensemble, font un volume aussi gros que son Histoire.

Il est vrai que l’on peut ramasser dans toutes ces Histoires particulieres, bien des faits importans pour nos Annales, mais on ne sçauroit en faire usage qu’avec difficulté, parce qu’ils y sont épars, & qu’ils s’y trouvent souvent racontés sans aucune circonstance propre à en indiquer la date. Jamais les Auteurs des Ouvrages dont il est ici question, n’ont pensé que leurs écrits dussent un jour servir de Mémoires pour composer l’Histoire de France.

Suivant la disposition que nous avons faite, nous devons à present parler des Historiens profanes, qui dans le cinquieme siécle, & dans le siécle suivant, ont écrit les évenemens arrivés de leur tems. Comme ces deux siécles ont été des siécles éclairés, & comme d’un autre côté ils n’ont été que trop feconds en grands évenemens, ils doivent aussi avoir été fertiles en Historiens. En effet nous aurions de quoi nous consoler de la perte de ceux, dont les noms mêmes ne sont pas venus jusqu’à nous, si du moịns nous pouvions lire encore ceux dont nous connoissons les noms, & que nous sçavons certainement avoir mis par écrit les évenemens arrivés de leurs jours. Mais les ouvrages du plus grand nombre de ces derniers se sont perdus. Il ne nous en reste que quelques fragmens.

Telle a été la destinée d’Olympiodore qui vivoit sous les Empereurs descendus de Theodose le grand, & qui avoit écrit en Grec l’Histoire de leur regne. Il ne nous est aussi demeuré que des fragmens du Livre de Priscus Rhétor, Auteur comtemporain d’une Histoire des regnes suivans, & de l’Ouvrage de Candidus Isaurus, qui avoit fait l’Histoire de l’Empereur Leon, & celle de ses Successeurs du tems desquels il vivoit. Quoique les trois Historiens Grecs dont je parle, eussent vécu dans l’Empire d’Orient, nos Annales ne laissent pas d’avoir souffert un grand dommage, par la perte des Livres qu’ils avoient écrits, parce que la liaison qui étoit de leur tems entre les affaires de cet Empire, & celles de l’Empire d’Occident, les avoit engagés à parler des évenemens considerables, arrivés pour lors dans les Gaules & dans l’Italie. C’est ce que nous voyons par les fragmens de Priscus Rhétor, que Constantin Porphyrogenete nous a conservės, & par les extraits d’Olympiodore & de Candidus Isaurus que Photius a inserés dans la Bibliotheque. Il y est fait mention plus d’une fois des affaires de la Gaule. Nous avons encore perdu le Livre de Sulpitius Alexander, & celui de Renatus Profuturus Frigeridus, qui avoient écrit en Latin durant le cinquiéme siecle l’Histoire de leur tems : Tout ce qui nous en reste, ce sont les extraits que Grégoire de Tours en a faits, & qu’il a inserés dans le second Livre de son Histoire.

Parlons enfin des Historiens profanes, qui dans le cinquiéme siecle & dans le sixiéme, ont écrit l’Histoire de leur tems, & dont les ouvrages sont venus jusqu’à nous. De ces Auteurs, les uns n’ont donné que de simples Chroniques, & les autres ont donné des Histoires d’une juste étendue, de véritables Histoires.

Le nombre des Chroniques composées dans ces tems-là, & que nous avons encore, est allez grand. Il nous reste les Fastes de Prosper, une autre Chronique qui porte le nom du même Auteur, la Chronique d’Idace Evêque en Espagne, celle de Cassiodore, celle de Marius, Evêque d’Avanches, & quelques-autres encore dont la plûpart se trouvent dans le recueil de ces sortes d’ouvrages, publié par Joseph Scaliger. Mais les Auteurs de ces Chroniques ne nous donnent qu’une notion très-superficielle des évenemens les plus importans, dont ils font quelque mention, & ils passent encore sous silence plusieurs choses considerables, arrivées dans les tems dont ils ébauchent les Annales. Ce qu’il y a de plus triste pour nous, c’est que les évenemens qui ont donné lieu à la naissance de la Monarchie Françoise, & à son accroissement, sont du nombre de ceux dont nos Chroniqueurs omettent presque toujours de faire mention, parce que suivant les apparences, les Provinces de l’Empire où ils faisoient leur séjour ordinaire, n’y étoient pas directement interessées. Ainsi, bien que ces Chroniques fournissent d’excellens materiaux à ceux qui travaillent sur l’Histoire de France, on n’y trouve point une notion complette & satisfaisante de l’origine, des progrès, & de l’établissement de notre Monarchie.

Quant à ceux des Auteurs contemporains qui ont composé l’Histoire du cinquiéme ou du sixiéme siecle, & dont les ouvrages sont venus jusqu’à nous, les uns l’ont écrite en Grec, & les autres en Latin. Parlons d’abord de ceux qui ont écrit en Grec.

Quoique Zozime finisse son Histoire avant les tems où Clodion jetta dans les Gaules les premiers fondemens de la Monarchie, son Livre ne laisse pas de nous donner de grandes lumieres sur cet évenement. C’est Zozime qui nous apprend dans une narration circonstanciée, que sous Honorius & environ l’année quatre cens neuf, les peuples des cinq Provinces des Gaules, qui composoient le Commandement Armorique, ou le Gouvernement Maritime, se confédérerent ; & qu’après avoir chassé les Officiers de l’Empereur, elles s’érigerent en République. C’est même de Zozime seul, que nous tenons le tems & les circonstances de cette révolution, & c’est ce qu’il nous en dit, qui nous donne l’intelligence de plusieurs passages d’autres Ecrivains qui vivoient dans le cinquiéme siecle, & qui font mention de nos Républiquains. Ainsi c’est par le moyen de Zozime que nous sommes au fait des révolutions, qui sous le regne de Clodion, donnerent lieu à l’établissement de la Monarchie Françoise dans les Gaules, & qui sous le regne de Clovis, acheverent de l’y affermir, puisque rien ne contribua plus à la rendre durable, que l’union que les Francs firent avec les Armoriques en l’année quatre cens quatre-vingt-dix-sept. Malheureusement le Livre de Zozime finit peu de pages après celle où il raconte le soulevement & la confédération de ces Peuples. Il est donc veritablement d’un grand secours pour éclaircir l’Histoire des premiers tems de notre Monarchie, mais on n’y lit point cette Histoire.

On trouve, pour débrouiller le commencement de nos Annales, plus de secours dans l’Histoire des guerres faites sous les auspices de l’Empereur Justinien, & composée par Procope[7]. Il avoit été mis par Justinien même auprès de Bélisaire comme un homme de confiance, dans le tems que ce Capitaine commandoit les troupes que son Empereur avoir fait passer l’an cinq cens trente-cinq en Italie, pour y subjuguer les Ostrogots qui s’en étoient rendus maîtres. Comme les Francs jouerent un grand rôle dans la guerre dont l’Italie devint alors le théâtre, notre Historien se trouve obligé, quand ils entrent sur la scéne pour la premiere fois, à expliquer qui étoient ces nouveaux personnages. Son sujet l’engage donc, à dire en premier lieu, dans quels pays demeuroient les Francs, quand ils commencerent d’être célébres dans la societé des Nations, & à dire en second lieu, comment il étoit arrivé que ces Francs se fussent rendus maîtres en peu d’années des Gaules, dont l’acquisition les avoit mis à portée de prendre part aux guerres d’Italie. En un mot Procope en a usé ainsi qu’en useroit aujourd’hui un Auteur judicieux, qui écriroit l’Histoire particuliere de la guerre, commencée en mil six cens trente-cinq, entre la Couronne de France & la Couronne d’Espagne, & finie par la paix des Pyrenées. Comme la République des Provinces-Unies eut beaucoup de part à la guerre dont je viens de parler, notre Auteur ne manqueroit pas de mettre dans son Ouvrage un récit abregé de la maniere dont les dix-sept Provinces des Pays-Bas étoient passées sous la domination des Rois d’Espagne, & de la maniere dont sept de ces Provinces s’étoient soustraites à leur obeïssance, & s’étoient érigées en République à la fin du seiziéme siecle.

Je reviens à Procope, qui est de tous les Historiens du cinquiéme & du sixiéme siecle celui qui mérite davantage la confiance des Lecteurs. Il est Auteur contemporain, lui-même il a eu part aux affaires dont il rend compte, & il avoit de la capacité. Ainsi l’Abregé de l’Histoire de l’établissement de la Monarchie Françoise qu’il nous donne, doit être regardé comme la relation la mieux suivie, & la plus méthodique que nous ayons aujourd’hui de la fondation de cet Etat. Mais d’autant que Procope ne dit des Francs tout ce qu’il en écrit dans l’onziéme Chapitre du premier Livre de la guerre Gothique & dans les Chapitres suivants, que par forme de digression, & plûtôt afin de faire souvenir les Lecteurs de ce qu’ils auroient déja lû ailleurs, que pour faire l’Histoire de la Nation des Francs, il néglige de dater les évenemens dont il parle, & presque toujours il les rapporte dénués de circonstances propres à faire démêler en quelle année ils sont arrivés. Sans qu’il y ait pour cela de la faute de l’Historien, nous avons autant de peine à bien entendre aujourd’hui son Abregé, que nos neveux en auroient à bien entendre des Abregés de l’Histoire générale des Pays-Bas que Grotius, le Cardinal Bentivoglio, le Connestagio & le Pere Strada ont mis à la tête de leurs Histoires particulieres des troubles survenus dans ces contrées pendant le seizième siecle, si ces neveux n’avoient plus les Annales & tes Descriptions des dix-sept Provinces que nous avons aujourd’hui, & qui étoient deja entre les mains de tout le monde, quand Grotius & les autres Ecrivains, que je viens de nommer, ont composé leurs Ouvrages. En effet, plusieurs de nos Historiens modernes, faute d’avoir pris la peine nécessaire pour bien entendre l’Abregé de Procope, ont. fait un mauvais usage de ce trésor.

Il est aussi fait mention des Francs dans plusieurs autres endroits de l’Histoire de la guerre Gothique, qui nous apprennent beaucoup de particularités curieuses concernant cette Nation. Agathias le Scolastique, contemporain de Procope, & qui a continué l’Histoire des guerres de l’Empereur Justinien, rapporte encore touchant les loix, les usages & les expéditions de nos Francs plusieurs choses remarquables. On peut dire néanmoins de ces Auteurs, ce que j’ai déja dit de quelques-uns de leurs contemporains ; c’est que les passages de leurs Ouvrages, où il est parlé des Francs, sont très propres à éclaircir l’Histoire de notre Monarchie, mais que seuls, ils ne la font point. Passons aux Historiens Latins.

Il y a peu de choses dans l’Histoire tripartite de Cassiodore, dont une personne qui travaille sur le commencement de nos Annales, puisse faire usage.

Nous avons deux Histoires écrites par Jornandès qui vivoit dans le sixiéme siecle. Suivant l’ordre des matieres, la premiere est l’Histoire des révolutions arrivées dans le cours des siecles ; & la seconde, une Histoire particuliere de la Nation Gothique. Un Ecrivain qui traite le sujet que nous traitons, ramasse peu de matériaux dans la premiere. Au contraire, l’Histoire des Gots lui fournit plusieurs faits importans, & qu’on ne lit point ailleurs. Cependant comme l’objet de Jornandès étoit d’écrire l’Histoire des Gots, & non pas celle des Francs, il ne rapporte que ceux des évenemens de l’Histoire de France, dans lesquels ses Gots ont eu part. On ne trouve donc point dans son Livre aucune relation suivie de l’établissement des Francs dans les Gaules. Il y a plus ; Jornandès ne datant presque jamais les faits qu’il rapporte, il est facile de se méprendre sur l’année où ils sont arrivés, & par conséquent de placer mal dans nos Annales, les endroits de son Livre propres à les enrichir.

Il n’y a point dans l’Histoire de l’origine & des expéditions des Gots, écrite par Isiodore, qui étoit Evêque de Séville à la fin du sixiéme siecle, autant de faits propres à illustrer la nôtre, qu’il y en a dans Jornandès. Cependant l’Histoire d’Isiodore est pour nous un monument précieux, parce qu’elle est la seule qui enseigne la date de quelques évenemens des plus considérables qui soient dans nos Annales. Nous avons encore du même Auteur un Abregé de l’Histoire des Vandales, & un de l’Histoire des Sueves, tous deux fort succincts. Aussi n’y a-t’il presque rien qui concerne les Francs & les Gaules.

Après avoir donné la notion des Histoires du cinquiéme siecle & du sixiéme, écrites par des contemporains ; il nous reste à donner celle des monumens litteraires du même tems, qui ne sont pas des Histoires. Il est parvenu jusqu’à nous un assez grand nombre de ces monumens, qui par rapport à l’espece dont ils sont, se subdivisent d’eux-mêmes en deux classes, dont la premiere pourroit se nommer la Classe politique, & la seconde, la Classe sçavante. On trouve dans la premiere les Loix, les Edits, & les Réglemens émanés d’un Prince, quelques Lettres des Souverains de ce tems-là, ainsi que des testamens, des donations & d’autres Actes judiciaires, contenant des dispositions faites par des particuliers. Dans la seconde classe, on trouve des Poësies, des Epitres en prose, des Traités de morale, & tels autres ouvrages sçavans.

Les Actes & les autres Ecrits qui composent la premiere classe, sont en assez grand nombre. Il nous reste une Notice ou un Etat present de l’Empire dressé sous le regne d’Honorius, une Notice des Provinces & des Cités des Gaules rédigée dans le même tems, & plusieurs Loix faites par les Empereurs Romains, qui ont regné dans le cinquiéme siecle. Cette classe contient encore les Codes ou les Loix Nationales des peuples Barbares, qui ont fondé des Monarchies dans les Gaules. Telle est la Loy des Visigots, redigée par Euric leur Roi, qui mourut vers l’année quatre cens quatre-vingt-quatre. Telle est celle des Bourguignons, compilée par le Roi Gondebaud, en l’année cinq cens. Telles sont encore la Loy des Francs Saliens & celle des Francs Ripuaires, redigées l’une & l’autre sous le Roi Thierri, fils de Clovis. Tels sont enfin quelques autres Codes. On trouve aussi dans cette classe des Lettres écrites par Clovis & par ses premiers successeurs, comme d’autres écrites à Clovis ou à ses successeurs, & plusieurs Edits publiés, ainsi que plusieurs donations faites par tous ces Princes. Enfin, les Sçavans modernes ont recueilli, & ils ont inseré dans leurs Livres un grand nombre de Testamens & d’autres Actes judiciaires, faits par des particuliers dans les deux siecles dont nous avons entrepris d’éclaircir l’Histoire.

Quant à la classe sçavante, nous avons le Traité sur la Providence écrit par Salvien, Prêtre de l’Eglise de Marseille, & composé entre l’année quatre cens quarante, & l’année quatre cens cinquante. Salvien en y déplorant les maux dont les Gaules étoient affligées, nous apprend beaucoup de choses très-curieuses, concernant l’état où elles étoient lorsqu’il avoit la plume à la main, & par conséquent dans le tems même que Clodion s’y cantonnoit. On trouve encore plusieurs particularités de l’Histoire de la seconde moitié du cinquiéme siecle, dans les Lettres en prose, & dans les Poësies de Caïus Sollius Apollinaris Sidonius, personnage d’une grande réputation, & mort Evêque d’Auvergne en quatre cens quatre-vingt-deux. On peut dire quelque chose de semblable des Œuvres d’Alcimus Ecdicius Avitus, Evêque de Vienne au commencement du sixiéme siecle, & de celles d’Ennodius, qui dans le même tems étoit Evêque de Pavie. Quoique Magnus Aurelius Senator Cassiodorus, né en quatre cens soixante & dix, ait toujours vêcu en Italie, où il fut employé dans les affaires les plus importantes par Théodoric Roi des Ostrogots, & par les successeurs de ce Prince, il ne laisse pas de nous apprendre dans ses dix Livres d’Epitres diverses, plusieurs faits très-curieux, touchant l’Histoire de notre Monarchie. On souhaiteroit même en lisant ces ouvrages, que la Nation des Francs eût encore eu plus d’affaires à démêler avec les Ostrogots qu’elle n’en a euës, afin que Cassiodore eût été obligé à parler d’elle plus souvent qu’elle n’en a parlé. Je dirai des Poësies de Fortunat Evêque de Poitiers, & dont j’ai déja parlé à l’occasion de sa vie de saint Hilaire, ce que je viens de dire de Sidonius Apollinaris ; c’est-à-dire, qu’elles nous instruisent de plusieurs détails qui concernent notre Histoire, & qu’on ne trouve point ailleurs. Voilà toute la comparaison que je prétends faire entre ces deux Poëtes ; car quoique l’Eglise chante encore des Hymnes de la composition de Fortunat, comme Vexilla Regis prodeunt, & Pange lingua gloriosi prælium, &c. on ne sçauroit mettre en paralelle pour l’invention & pour le style, les Poësies de l’Evêque de Poitiers avec celles de l’Eveque de l’Auvergne, où l’on rencontre fréquemment des Vers dignes des meilleurs Poëtes Latins.

Il nous est encore demeuré quelques autres ouvrages sçavans du cinquiéme siecle & du sixiéme, mais qui ne sont pas aussi instructifs que ceux donc je viens de parler. Ainsi je remets à en donner la notice, que je sois au Chapitre de cet ouvrage, où j’en ferai usage pour la premiere fois.

Je tombe d’accord qu’en étudiant avec attention ces Loix, ces Actes & ces Ouvrages sçavans, on y ramasse une infinité de faits très-propres à faciliter, & l’intelligence des narrations tronquées de Gregoire de Tours, & l’explication de l’abrégé de Procope : Je tombe d’accord qu’on déterre dans tous ces monumens litteraires, des matériaux propres à faire partie d’une Histoire de France, mais on n’y trouve pas le plus léger crayon du plan de cette Histoire. Leurs Auteurs, quand ils les ont composés, avoient d’autres vûes que celles de laisser à la postérité l’Histoire du tems où ils vivoient. Ainsi quand il leur arrive de faire mention des ligues, des batailles & des autres évenemens de leur tems, ils la font sans nous en donner une relation méthodique, & même fans en marquer la date. Ils en ont parlé comme de chose dont leurs contemporains avoient déja une connoissance suffisante, ils en ont parlé relativement aux Histoires, qui pour lors étoient entre les mains de tout le monde. Si nos Auteurs ont dû penser quelquefois que leurs ouvrages passeroient à la posterité, ils auront pû penser en même tems que les Annales de leur siécle y passeroient aussi, & qu’elles donneroient les éclaircissemens nécessaires pour avoir une pleine intelligence de leurs Poësies & de leurs Epitres.

Après avoir lû la déduction que je viens de faire des Histoires & de tous les autres monumens litteraires qui nous restent du cinquiéme & du sixiéme siécle, on ne me contestera point la premiere des deux propositions que j’ai avancées ci-dessus : Qu’il est encore très difficile de composer l’Histoire de l’origine & des premiers progrès de la Monarchie Françoise, quoique nous ayons aujourd’hui tous ces monumens commentés & bien éclaircis par leurs Editeurs. A cette premiere proposition, j’en ai joint une seconde : Que ce qui n’étoit plus que difficile aujourd’hui, a été comme impossible avant l’invention de l’Imprimerie, & même jusques au tems où les monumens litteraires dont on vient de parler, se sont trouvés éclaircis suffisamment par les Sçavans qui les ont publiés ; c’est-à-dire, jusqu’à l’année mil six cens soixante & dix, ou environ. Prouvons cette seconde proposition.

Je soutiens donc en premier lieu qu’il a été, moralement parlant, impossible qu’aucun des Ecrivains qui ont travaillé avant l’invention de l’Imprimerie sur l’Histoire de France, ait eu entre les mains tous les monumens litteraires qui sont entre les nôtres. Celui qui aura pû s’aider des uns, aura même ignoré que la plûpart des autres existassent encore. Peut-être, & je l’ai dit, n’y avoit-il pas alors en France trois Manuscrits de Procope. A ce que disent les personnes les plus capables d’en juger, la plûpart de ceux qui sont dans nos Bibliothéques, ont été copiés dans le quatorziéme siécle ou dans le quinzième, & ils n’ont point été apportés en France l’instant d’après celui où l’on a eu fini de les écrire. Il faut enfin que quelques-uns des Manuscrits de nos antiquitez litteraires fussent bien rares, puisque les Sçavans, qui depuis cent cinquante ans ont fait leur occupation principale du soin de fouiller dans les Bibliotheques, pour y déterrer quelqu’ouvrage ancien qui n’eût pas encore été imprimé, afin de le publier, n’ont pû recouvrer une copie de ces ouvrages-là, que plus d’un siecle après qu’on a eu commencé à faire cette sorte de recherche. Or, & je l’ai dit suffisamment, ce n’est pas dans un seul de ces écrits qu’on peut trouver l’Histoire de notre Monarchie ; c’est en éclaircissant ce qui se lit dans un, par le moyen de ce qui se lit dans un autre, qu’on peut venir à bout de composer cette Histoire.

En second lieu, je soutiens qu’en supposant que les Ecrivains, qui avant l’invention de l’Imprimerie, ont travaillé sur notre Histoire, ayent eu entre les mains tous les monumens litteraires qui sont entre les nôtres ; il seroit toujours vrai de dire, que ces Écrivains n’auroient pas pû en tirer un secours pareil à celui que nous pouvons en tirer. Il y a bien de la difference entre avoir sur la table le Manuscrit d’une Histoire, souvent imparfait, & y avoir un exemplaire de ce même Ouvrage dont l’Editeur qui l’a publié, a collationné le texte avec soin sur plusieurs copies anciennes, & qu’il a encore accompagné de variantes, de notes & d’explications, qui ont coûté plusieurs années de travail à leur Auteur. Etoit-il possible, par exemple, que ceux de nos Historiens, qui n’ont pû lire Gregoire de Tours que dans un Manuscrit ou deux, en tirassent autant d’utilité qu’en peut tirer un Historien qui se sert de l’édition que Dom Thierri Ruinart nous en a donnée sur un grand nombre de copies anciennes, & en s’aidant de toutes les observations faites par les Sçavans qui avoient travaillé avant lui sur le Livre dont nous parlons ? Quelle difference entre un simple Manuscrit & un pareil exemplaire accompagné encore d’une Table des matieres composée judicieusement, & de notes qui indiquent aux Lecteurs les passages des Auteurs anciens propres à éclaircir la difficulté sur laquelle ces notes roulent. Les Œuvres de Sidonius Apollinaris, pouvoient-elles, lorsqu’elles n’étoient encore qu’en manuscrit, donner à un homme qui vouloit éclaircir les premiers tems de notre Histoire, autant de secours qu’elles peuvent lui en donner depuis qu’elles ont été imprimées avec le Commentaire de Savaron & avec celui du Pere Sirmond ? Ce que je viens de dire de Gregoire de Tours & de Sidonius Apollinaris, peut être dit aussi de la plûpart des écrits qui nous restent du cinquiéme siecle & du sixiéme. Afin qu’un homme pût ayant l’Imprimerie, tirer de ces écrits le même secours que nous en pouvons tirer aujourd’hui, il auroit fallu que cet homme elle sçû lui seul tout ce que sçavoient les hommes doctes qui les ont publiés & commentés. Il faudroit qu’il eût fait lui seul un travail qui a occupé plusieurs Sçavans durant toute leur vie.

Qu’on ne s’étonne donc pas que ceux qui ont composé des Histoires de France avant l’invention de ce bel Art, n’ayent point rétabli le commencement de nos Annales. Cela ne leur étoit pas possible, & même cela ne l’étoit gueres plus à Robert Gaguin, à Nicole Gilles, & à Paul Emile, qui ont écrit chacun une Histoire de France à la fin du quinziéme siecle, & trente ans environ après que l’Impression eût été trouvée. Ils n’avoient gueres que les mêmes secours qu’avoient eu leurs devanciers. Ainsi ces trois Historiens, au lieu de donner quelqu’atteinte à l’erreur, qui represente l’établissement de la Monarchie Françoise, sous la forme d’une conquête faite par un Peuple sur un autre Peuple, ils l’ont fortifiée en la suivant. Cela est vrai, principalement de Paul Emile, dont l’Histoire écrite en assez bon Latin, devint aussi-tôt qu’elle parut, l’Histoire favorite des gens de Lettres.

Voyons presentement pourquoi il est arrivé que le commencement de nos Annales n’ait pas été rétabli soixante ou quatre-vingt ans après que les Presses eurent commencé à rouler ? Je dois l’avouer, il paroît d’abord que l’invention de l’Imprimerie ait dû produire cet effet, & purger en moins d’un siecle les Histoires des Monarchies formées du débris de l’Empire Romain, de toutes les erreurs, dont l’ignorance des siecles précedens les avoit remplies. En peu de tems, la Presse fit connoître, & même elle rendit très-communs plusieurs Livres qui contenoient la verité, & qui dans le tems precedent, étoient si bien ensevelis dans les armoires de quelque Bibliotheque, que les personnes qui en avoient le plus de besoin, ignoroient qu’ils existassent.

D’ailleurs, l’impression en réduisant le prix des Livres à une somme très-modique par comparaison à celle qu’ils valoient, quand il n’y en avoit encore que d’écrits à la main, abregeoit beaucoup aux Sçavans le tems de leurs premieres études, ce tems qu’il faut employer uniquement à apprendre ce qu’ont dit les Auteurs les plus estimés dans la science à laquelle on s’applique, afin de se rendre capable de penser & de produire quelque chose de son propre fonds sur les matieres dont elle traite. Par exemple, le jeune homme, qui avant mil quatre cens soixante, aspiroit à devenir un docte Théologien, ne pouvant point acheter la plûpart des Livres nécessaires à ses études, il étoit reduit à les emprunter. Il falloit donc que pour se rendre maître des passages des Peres ou d’autres Auteurs dont il prévoyoit bien qu’il auroit souvent besoin, il les transcrivît avant que de renvoyer le Livre où il les avoit lus. Quel tems n’emportoit point une lecture ralentie par la nécessité de faire à tout moment des extraits ? On n’est plus sujet à cette interruption depuis qu’on étudie dans ses propres Livres. Un coup crayon qu’on donne, deux mots qu’on écrit sans se détourner, rendent maître du passage dont on veut s’assurer. D’ailleurs, on a communément chez soi les Livres les plus nécessaires dans les études dont on fait son travail ordinaire ; & l’on n’est plus obligé, comme il le falloit autrefois, à sortir souvent de son cabinet pour aller les consulter dans la Bibliothéque de quelque Communauté : Ainsi les Sçavans qui se sont formés depuis l’invention de l’Imprimerie, ont pû avoir fini dès trente ans leurs premieres études, quoiqu’ils eussent beaucoup plus de choses à apprendre que leurs devanciers, qui ne pouvoient pas avoir fini les leurs avant quarante ans. Les Sçavans qui se sont formés après l’invention de la Presse, ont donc été capables de bonne heure de faire usage de ce qu’ils avoient appris, de produire d’eux-mêmes, & de perfectionner les sciences par des Ouvrages qui détrompassent leurs contemporains des erreurs établies ?

Il est vrai même de dire que l’invention de l’Imprimerie a dû être encore plus profitable aux Sçavans qui s’appliquoient à l’Histoire, qu’à ceux qui s’appliquoient, soit à la Philosophie, soit aux autres sciences, qui demandent plus de méditation & plus d’invention que de lecture. Je vais répondre.

Un peu de réflexion sur le cours ordinaire des choses & sur le caractere des hommes, fera connoître qu’il n’étoit pas possible que l’Histoire de notre Monarchie profitât sitôt des avantages que l’Impression lui devoit procurer. En quoi consistoient les services que l’Histoire de France avoit à tirer de d’invention de la Presse : Ils consistoient en ce que l’Imprimerie, en rendant très-communs des Livres si rares, qu’ils étoient presque inconnus, & en donnant lieu à leurs Editeurs d’en faciliter l’intelligence par de judicieuses observations, elle mettroit les personnes qui s’attacheroient à l’étude de nos Annales, à portée de découvrir des verités qu’on ne pouvoit appercevoir qu’à la faveur du concours des lumieres differentes qui rejailliroient de tous ces écrits. Il falloit donc avant que notre Histoire pût jouir de ces avantages, que des hommes doctes & judicieux eussent publié les monumens litteraires des Antiquités Françoises, échappés du naufrage des tems, & que pour ainsi dire, ils les eussent rendus féconds par de pénibles travaux. Voilà ce qui ne pouvoit être fait qu’en un grand nombre d’années, & d’ailleurs il n’étoit pas dans l’ordre naturel des choses, que ceux de nos Sçavans, qui dans le tems de la renaissance des Arts & des Sciences, laquelle devoir suivre de près l’invention de l’Imprimerie, s’adonneroient à l’étude des Lettres humaines, s’imposassent la tâche dont nous venons de parler. Ils devoient être trop épris de la Grece & de l’Italie, la patrie & le principal objet des Ouvrages de Demosthene, de Ciceron, & de tous les Auteurs anciens dont la lecture les charmoit, pour s’occuper d’autre chose ; & sur-tout s’affectionner à notre Histoire & pour employer leurs veilles à déchiffrer des écrits, où ils n’entrevoyoient que des faits peu interessans pour eux, & racontés encore dans un style qui ne pouvoit manquer de les dégouter, tant il étoit different de celui de Thucydide & de celui de Tite-Live. Enfin, les Gots, les Francs, les Allemands, les Bourguignons, & les autres Peuples, qui dans le cinquiéme siecle & dans le sixiéme, avoient envahi le territoire de l’Empire d’Occident, étoient-ils autre chose aux yeux des Sçavans du regne de François premier, adorateurs du Code & du Digeste, & pleins de respect pour le nom Romain, que des bandes de Barbares effrénés qui avoient détruit l’Etat fondé par Romulus & par Numa, au mépris des prédictions de Virgile, lesquelles lui promettoient une durée éternelle ? Que des brigands attroupés qui avoient profané les tombeaux des Scipions, renversé les statues des Césars, & qui pour tout dire en peu de mots, avoient été cause par leurs déprédations sacriléges, qu’on eût perdu des Traités entiers de Ciceron, je ne scais combien d’autres écrits précieux, & peut-être quelques Odes d’Horace ; Avec quel dédain les sçavans donc je parle, ne devoient-ils pas regarder des Histoires grossieres, & qui ne les entretenoient en des disgraces de l’Empire Romain, réduit à ne pouvoir plus le défendre contre les Barbares, que par l’épée des Barbares mêmes ?

Alleguons quelque fait qui prouve sensiblement que tels ont été les sentimens de nos premiers Sçavans. Quoique les Manuscrits de l’Histoire de Gregoire de Tours fussent des moins rares néanmoins la premiere édition de cet ouvrage qui fut faite à Paris, ne parut qu’en mil cinq cens douze, & quand il y avoit déja cinquante ans que la Presse y rouloit. Ce ne fut encore qu’en mil cinq cens soixante, que Guillaume Morel donna dans la même Ville la seconde édition du Pere de notre Histoire. Combien avoit-on vû déja d’éditions de Virgile, de Ciceron, de Tacite, & de Tite-Live[8] ? Il y avoir eu dès-lors plus de trente éditions de l’Histoire Romaine écrite par le dernier, dont un grand nombre avoir été fait à Paris.

La premiere édition des Loix Saliques faite en France, n’y vit le jour qu’en l’année mil cinq cens soixante & treize ; & bien que ce Livre manquât alors dans toutes les Bibliotheques & qu’il dût par conséquent être bien-tôt débité, cependant il ne fut réimprimé qu’en mil six cens-deux.

Si quelques Sçavans formés sous le regne de François premier, se sont plûs à la lecture des Auteurs contemporains de l’Histoire de France, ce n’a point été à la lecture de ceux qui ont écrit sous les Rois de la premiere Race. Les Sçavans dont je parle, s’étoient affectionnés avec raison à la lecture de l’Histoire de Saint Louis, & à celle des Rois ses successeurs, qu’ils trouvoient dans Joinville, dans Commines, & dans d’autres Auteurs contemporains, écrite avec un bon sens qui les charmoit. C’est en parlant de ces Auteurs, que le Chancelier de l’Hôpital disoit[9] : Que la simplicité éclairée de nos Historiens François avoit bien autant d’attrait pour lui, que l’elegance & la délicatesse des Historiens Grecs & des Historiens Romains. Un pareil éloge ne convient pas certainement à ceux de nos Annalistes, qui ont écrit sous les Rois de la premiere Race.

Les disputes de religion qui sous le regne de François premier, occuperent tous les esprits, détournerent encore le monde de donner à l’Histoire de la Monarchie une attention capable d’engager les Sçavans à faire une étude sérieuse de nos Antiquités. Chaque Science, chaque Art a la vogue durant un tems aux dépens des autres. Ils sont presque tous également sujets à l’empire de la mode.

Enfin les disputes de religion ayant cessé d’être la matiere du tems, tous les Livres des anciens ayant été traduits & commentés ; & d’un autre côté, le nombre des Sçavans s’étant multiplié, il s’en trouva, qui par differens motifs, se mirent à travailler sur l’Histoire de leur Patrie. On commença vers la fin du seiziéme siecle à vouloir publier tous les monumens de nos Antiquités ; & du Haillan, ainsi que plusieurs autres, mirent au jour des Histoires de France, moins imparfaites à plusieurs égards, que celles qu’on avoit vûes jusques-là, mais qui néanmoins ne rétablissent pas les Annales des premiers tems de la Monarchie. Cependant du Haillan, Vignier & les autres dont j’entends parler ici, ne méritent point là-dessus plus de reproche, qu’on en peut faire à Gaguin, à Nicole Gilles, & à Paul Emile. Quand Vignier & ses contemporains ont écrit, les matériaux nécessaires au rétablissement de notre Histoire, étoient encore, s’il m’est permis d’user de cette métaphore, dans les forêts & dans les carrieres. Les en tirer, c’étoit un travail qui ne pouvoit être fait que par plusieurs personnes. C’étoit l’ouvrage d’un siecle, & à peine avoit-on commencé de mettre la main à l’œuvre.

Comme il s’en falloit encore beaucoup que ce travail ne fût achevé lorsque Monsieur Adrien de Valois composa son premier volume de l’Histoire de France imprimé en mil six cens quarante-six, ce sçavant homme ne hésita point à se conformer à l’opinion reçûe : Que les Francs s’étoient rendus maîtres des Gaules l’épée à la main. On apperçoit bien néanmoins par le peu de satisfaction qu’il témoigne avoir lui-même des interprétations forcées, qu’il est réduit à donner à plusieurs passages des Auteurs du cinquiéme siécle & du sixiéme, afin de pouvoir les expliquer suivant le systême établi, qu’il a souvent entrevû la vérité, quoiqu’il ait suivi l’erreur. Si M. de Valois, quatre ou cinq ans avant sa mort arrivée en mil six cens quatre-vingt-douze, eût composé de nouveau les sept premiers Livres de son Histoire, peut-être qu’il eût découvert la vérité en cherchant à éclaircir ces sortes de doutes qui restent toujours dans l’esprit des hommes éclairés, lorsqu’ils se trouvent malheureusement engagés dans l’erreur. Ce qui me fait penser ainsi, c’est que plusieurs personnes dignes de foi & qui l’ont connu, lui ont souvent entendu dire : Je me suis apperçû plus d’une fois en composant l’Histoire des premiers Rois Mérovingiens, & même en écrivant les additions que j’y ai faites plusieurs années après l’avoir écrite, que je ne voyois pas bien clair.

Enfin pour continuer la métaphore, tous les matériaux nécessaires au rétablissement de nos Annales, ont été rassemblés & dégrossis dans le cours du dix-septiéme siecle. Plusieurs Sçavans déterminés à ce genre d’étude par leur propre inclination ou par le motif de se rendre utiles à l’Eglise, & soutenus, soit par les récompenses du Prince, soit par les encouragemens qu’ils recevoient de la Communauté dans laquelle ils étoient engagés, contre les dégoûts d’un labeur si pénible, sont venus à bout de ce travail. Ces Sçavans illustres dont quelques-uns ont autant de part que nos meilleurs Poëtes à la réputation que la Nation Françoise s’est acquise par les Lettres, se sont donnés toute sorte de peine pour déterrer, déchiffrer, conferer & éclaircir les monumens litteraires de nos Antiquités. Grace aux travaux de Messieurs Pithou, & de Valois, de Messieurs Jerôme Bignon, Du Cange & Baluze, comme à ceux du Pere Sirmond, de Pere Pétau, da Pere Labbe, de Dom Luc d’Acheri, de Dom Jean Mabillon, de Dom Thierri Ruinart, des Bollandistes & de plusieurs autres, tous les secours qu’il nous est possible d’avoir pour éclaircir les premiers tems de notre Histoire, sont depuis environ cinquante ans à la disposition de tout le monde. Il y a déja quelque tems que nos Antiquaires disent eux-mêmes, que la moisson est achevée, & qu’ils ne font plus que glaner.

Comment est-il donc arrivé, dira-t’on, que les Auteurs, qui depuis cinquante ans ont écrit des Histoires de France, ayent suivi l’opinion ou plûtôt l’erreur établie ? Pourquoi n’ont-ils pas entrepris ce que vous tentez ? Répondons.

Les uns se sont laissé guider au préjugé qu’on a naturellement en faveur d’une opinion reçûe depuis long-tems, & qui n’a point encore été attaquée dans les formes. La prévention des hommes est bien grande pour ces sortes d’erreurs. C’est sans les détruire que les doutes les combattent. A peine cedent-elles à l’évidence. D’autres Historiens se seront bien apperçûs que le systéme établi souffroit des objections insolubles, mais ils auront été rebutés d’entrer dans la discussion de ces difficultés, par la peine qu’il auroit fallu se donner pour connoître si la vérité se trouvoit dans l’opinion établie, ou dans les objections.

En effet, entreprendre cette discussion, c’est s’imposer une tâche des plus pénibles. C’est le condamner à relire plusieurs fois le même Livre, parce que dans les lectures précédentes, on n’y aura point cherché expressément les choses qu’une découverte faite ailleurs, & qui a donné de nouvelles vûes, semble promettre qu’on trouvera dans ce Livre. Il faut à chaque moment retourner, pour ainsi dire, sur ses pas. Comme les Editeurs n’ont pas eu les mêmes vûës que nous, nous ne sçaurions dans ces sortes de recherches nous en reposer entierement sur leurs tables des matieres, quelques amples qu’elles soient, & il faut que nous relisions nous-mêmes dans les occasions le texte sur lequel ils ont travaillé, parce que sans être aussi habiles qu’eux, nous ne laissons pas d’être capables d’y découvrir, à l’aide d’une nouvelle lumiere, ce qu’ils n’y ont pas vû. Enfin il faut se résoudre à employer beaucoup d’années & beaucoup de peine à composer quelques volumes d’une grosseur médiocre.

Une pareille tâche est bien rebutante pour un Auteur, sur-tout quand il ne la regarde que comme le commencement de son travail, parce qu’il a entrepris de donner une Histoire de France complette. Il prend donc le parti de se contenter de mettre en son style l’Histoire de Clodion, de Mérouée, de Childéric & de Clovis, telle qu’elle se trouve dans les Livres de ses devanciers, afin de passer le plûtôt qu’il lui sera possible à la partie de nos Annales moins difficile à composer. C’est ainsi qu’un voyageur obligé de traverser les Alpes pour se rendre à Milan, se hâte de sortir d’une contrée si désagréable, pour entrer plûtôt dans les plaines riantes de la Lombardie. Ce n’a été, peut-être, qu’en vûe de s’épargner le travail dont il est ici question, que le Pere Daniel a voulu que les Rois prédécesseurs de Clovis, n’eussent point conservé aucune des acquisitions qu’ils avoient faites dans les Gaules, & que ç’ait été ce Prince, lequel y ait jetté les premiers fondemens de la Monarchie Françoise. Il est toujours certain que cet aimable Historien s’est épargné en prenant le parti qu’il a pris, bien des discussions encore plus pénibles que celles où il entre dans son premier Volume.

Voilà comment il est arrivé que l’erreur dont je crois Frédégaire premier Auteur, a été jusques ici suivie si genéralement par tous ceux qui ont composé nos Annales, qu’elle passe encore aujourd’hui dans les abregés destinés à être mis entre les mains des enfans, à qui l’on veut donner une premiere teinture de l’Histoire de leur patrie. Or cette erreur a été & elle sera toujours, tant qu’elle subsistera, la source d’une infinité d’autres. Elle est cause qu’on se fait une fausse idée de la constitution du Royaume des Francs sous les Rois Mérovingiens, & qu’on est disposé à croire tout ce qu’il a plû à quelques Auteurs d’imaginer, sur les Loix fondamentales, suivant lesquelles cet Etat étoit alors gouverné. On est donc porté à leur ajoûter foi, lorsqu’ils débitent : Qu’après la Conquête des Gaules, les Francs répartirent entr’eux le pays subjugué, & que chacun d’eux y exerçoit arbitrairement sur les personnes & sur les biens des Romains du district qui lui étoit échû, la Jurisdiction & les droits qui appartiennent aujourd’hui aux Seigneurs hauts Justiciers Que d’un autre côté, les Francs ne payoient rien au Prince ; qu’ils n’étoient justiciables que de la Nation assemblée, sans laquelle le Roi ne pouvoit presque rien, & que les particuliers de cette Nation ne dépendoient gueres plus de la volonté du Prince, que les Etats qui composent le Corps Germanique, dependent de la volonté de l’Empereur depuis la paix de Westphalie : Qu’enfin le gouvernement du Royaume des Francs a été dans son origine plûtôt un gouvernement Aristocratique qu’un gouvernement Monarchique.

Il est vrai qu’aucun Auteur ancien ne rapporte ni ne cite même ces Loix fondamentales de notre Monarchie si préjudiciables aux anciens habitans des Gaules, si dures pour le Roi, & si favorables aux Francs. Au contraire, tous les Décrets qui nous restent des Rois Mérovingiens, & mille faits qui se lisent dans notre Histoire, montrent que ces prétendues Loix fondamentales n’existérent jamais que dans l’imagination de ceux qui ont eu la confiance de les alleguer avec autant de hardiesse, que si elles se trouvoient parmi les Capitulaires. Mais ni les faits, ni les Décrets dont je viens de parler, ne sçauroient avoir assez de force, dispersés comme ils le sont en differens Livres & en differens endroits du même Livre, pour faire sentir la verité à ceux qui s’étant une fois persuadés eux-mêmes, que les Francs s’étoient rendus maîtres des Gaules par force, ont en conséquence de cette erreur, reçû comme bon le plan de la premiere constitution de la Monarchie, celui dont je viens de parler. Des hommes ainsi préoccupés, éludent toutes les preuves qui résultent de ces faits & de ces Décrets, parce que lorsqu’ils tombent sur chaque fait ou sur chaque Décret particulier, ils se l’interprétent suivant leur prévention qui les fait ou chicaner sur les termes, ou traiter d’exception à la Loi generale, ce qui n’a été réellement que la pure observation de cette Loi.

La constitution du Royaume des Francs ayant été sous les Princes de la seconde Race, à peu près la même qu’elle avoir été sous les Princes de la premiere, il s’ensuit que les personnes qui se sont fait une fausse idée de la forme de gouvernement en usage sous les Rois Mérovingiens, ont aussi une fausse idée de la forme de gouvernement, qui a eu lieu sous les Rois Carlovingiens. Il y a plus, cette idée porte à croire que Hugues Capet & ses successeurs auroient dû laisser les Seigneurs de leur tems, descendus des Francs compagnons d’armes de Clovis, en paisible possession de tous les droits qu’ils avoient durant l’onziéme siecle dans leurs Fiefs, puisque l’institution de ces Fiefs étoit aussi ancienne que la Loi de succession, & que leur érection n’avoit pas été l’ouvrage du Roi, mais celui de la Nation encore libre. Ainsi l’erreur dont je parle, conduit à penser que tout ce qu’ont fait les successeurs de Hugues Capet en faveur de l’autorité Royale, soit en affranchissant les sujets des Seigneurs, soit en mettant des Officiers Royaux dans tous les Fiefs de quelque dignité, soit en ôtant aux Seigneurs le droit de convoquer leurs vassaux pour faire la guerre à d’autres Seigneurs, soit enfin en se servant de toutes voyes permises aux Souverains, ait été un attentat contre la premiere constitution de la Monarchie. On regarde donc après cela comme des Tirans Louis le Gros, Philippe Auguste, & les plus grands Rois de la troisiéme Race, bien qu’ils n’ayent fait autre chose que de revendiquer les droits imprescriptibles de la Couronne, & les droits du Peuple sur les usurpateurs qui s’étoient emparés des uns & des autres dans le neuviéme siécle & dans le dixiéme. En effet ces Princes, loin de donner atteinte à l’ancienne constitution du Royaume en recouvrant une partie de leurs droits, n’ont fait que rétablir, autant qu’ils le pouvoient, l’ordre ancien.

Enfin il faut regarder la croyance : Que notre Monarchie a été établie par voye de conquête, comme la source des erreurs concernant l’origine & la nature des Fiefs dans lesquels sont tombés les Auteurs qui ont écrit sur notre Droit public, & comme celle des illusions, qui sous le regne de François I. introduisirent dans le Royaume la maxime : Qu’il n’est point de terre sans Seigneur ; maxime si contraire à la liberté naturelle, & si fausse en même tems, puisque le nom de Seigneur y est pris non pas dans la signification de Souverain, mais dans celle de Seigneur Féodal.

Je pourrois donc me flater d’avoir mis ceux qui travailleront à l’avenir sur notre Droit public, en état de l’éclaircir mieux qu’il ne l’a été jusqu’à present, si j’étois venu à bout de détruire l’idée qu’on a communément de la maniere dont la Monarchie des Francs a été établie dans les Gaules. C’est aussi ce que je me suis proposé d’exécuter, après m’être convaincu par une longue étude de la matiere, que l’idée reçûe étoit contraire à la vérité. Les raisons qui m’ont persuadé, sont même si solides, que je devrai m’en prendre uniquement à mon insuffisance, au cas qu’elles ne fassent pas sur le lecteur l’impression qu’elles ont faite sur moi. Au reste, je ne me suis épargné aucune peine de celles que j’ai dit qu’il étoit necessaire de le donner pour rétablir le commencement de nos Annales. En second lieu, pour empêcher qu’on ne pût me reprocher avec quelque raison, d’avoir bâti sur le sable, je n’avance aucun fait comme certain, sans être fondé sur l’autorité d’un Auteur contemporain ou presque contemporain. C’est des Ecrivains qui ont vécu dans le cinquiéme siecle ou dans le sixiéme que je tire toutes mes preuves. S’il m’arrive quelquefois, soit pour confirmer, soit pour expliquer ce qu’ils ont dit, de citer un ouvrage écrit dans les siecles posterieurs ; c’est après avoir averti du tems où vivoit celui qui l’a composé.

Je fais encore imprimer au bas de la page les passages dont je tire quelque preuve, soit pour réfuter le sentiment des autres, soit pour appuyer le mien. Cette précaution doit empêcher qu’on ne me soupçonne d’avoir eu la vûe de favoriser mon opinion, dans les endroits de mon ouvrage, où m’attachant uniquement à rendre dans toute son étendue le sens des passages dont je donne la version, je ne traduits point mot à mot toutes leurs expressions & principalement leurs phrases figurées. Une pareille liberté, j’en tombe d’accord, seroit toujours blâmable dans un Ecrivain qui donneroit la version d’un endroit de Salluste ou de Titelive. Quand on traduit ces Auteurs célébres & leurs semblables ; il ne suffit pas de rendre fidellement les moindres circonstances de leurs narrations, & de n’alterer en rien le sens de leur texte : On leur doit quelque chose de plus. Il faut s’assujettir à suivre l’ordre de leurs phrases, à rendre fidellement les expressions figurées dont ils ont jugé à propos de se servir, & à faire sentir, autant qu’il est possible l’élégance & la facilité de leur style. Mais j’ai crû pouvoir me dispenser d’un pareil asservissement, quand j’avois à traduire la prose de Sidonius Apollinaris, celle d’Ennodius, celle de Grégoire de Tours & celle de Jornandés, ou d’autres Ecrivains dont le style, pour ne rien dire de plus fort, ne fait point le mérite. Quelquefois il m’arrivera ce qui arrive aux Architectes, qui entreprennent de donner le plan entier & les profils d’un édifice antique, dont il ne reste plus que des masures & des ruines éparses, & quelques débris mutilés. Nos Architectes sont obligés à suppléer celles des parties de leur bâtiment dont il ne demeure plus aucuns vestiges, de maniere qu’elles s’assemblent, pour ainsi dire d’elles-mêmes, avec les parties qui subsistent encore. Je serai donc réduit comme eux, à suppléer par des conjectures aux lacunes qui se trouvent dans nos Annales, afin de lier ensemble les faits constans & certains de notre Histoire. Ainsi l’on ne pourra point me reprocher d’avoir conjecturé ; mais seulement d’avoir mal conjecturé, d’autant plus que je donne alors mes idées pour ce qu’elles sont, & non point pour des vérités prouvées.

Comme on ne sçauroit donner une juste idée de l’origine & des progrès de la Monarchie Françoise sans avoir exposé auparavant quel étoit l’état de l’Empire d’Occident, & particulierement, quel étoit celui des Gaules, lorsqu’elle commença de s’y établir, j’espere que je ne serai point blâmé d’avoir employé tout mon premier Livre à exposer quel étoit cet état au commencement du cinquiéme siecle. D’ailleurs cette exposition est absolument necessaire, dès que je prétends, comme je le dirai : Que l’état des Gaules a été sous Clovis & sous ses premiers successeurs à peu-près le même qu’il avoit été sous les derniers Empereurs.

J’employerai mon second Livre à raconter tout ce qui s’est passé dans les Gaules depuis la grande invasion que les Barbares y firent en quatre cens sept, jusqu’à l’année quatre cens cinquante six. Il n’y sera point parlé trop souvent des Francs qui ne jouoient pas encore dans cette contrée un personnage bien important. Néanmoins tous les évenemens que je rapporte dans ce Livre-là, ne laissent pas de faire en quelque sorte une partie essentielle de l’Histoire de notre Nation, parce qu’ils disposerent les Romains des Gaules à se jetter entre ses bras. Mon troisiéme Livre comprendra le regne de Childeric & le règne de Clovis jusqu’au tems où il se fit Chrétien. Le reste du regne de ce Prince se trouvera dans le quatriéme, & dans le cinquiéme, qui contiendra encore ce qui est arrivé depuis sa mort, jusques en l’année cinq cens quarante. Je destine le sixiéme & dernier Livre à l’exposition de l’état des Gaules sous le regne de Clovis, & sous celui de ses premiers successeurs.

J’ai crû ne pouvoir pas donner une forme plus convenable à un ouvrage où j’avois en même tems un systême reçu à détruire & un nouveau systême à établir, que celle d’une Histoire critique. En effet, ce genre d’écrire maintenant assez acrédité, permet tout ce que je me trouve dans l’obligation de faire. Il permet d’interrompre souvent la narration, soit pour examiner la possibilité des faits, & quelle doit être l’autorité de ceux qui les attestent, soit pour rendre raison des motifs qui déterminent à prendre parti entre deux Auteurs qui se contredisent, ou bien à concilier deux Historiens qui ne sont opposés l’un à l’autre qu’en apparence, soit enfin pour adopter ou pour réfuter les explications que nos Historiens modernes ont données aux passages importans de nos anciens Historiens. Ce genre d’écrire permet en un mot, tout ce qu’il faut faire en suivant cette méthode si vantée qui mene du connu à l’inconnu par voye de raisonnement.

Je n’ignore point que ces discussions fatiguent souvent le Lecteur. Il trouve bien plus d’agrément dans une Histoire écrite dans la forme ordinaire, & qui, n’interrompant sa narration que par des réflexions interessantes & courtes, n’employe d’autres preuves que des notes & des citations marginales. Je comparerai même, si l’on veut, toutes les discussions dont l’Histoire Critique est obligée de se charger, au harnois qu’endossoient les hommes d’armes des derniers siecles. Il les rendoit presqu’invulnerables, mais il leur ôtoit en même tems l’agilité & la bonne grace qu’ils auroient euës, s’ils n’avoient point été surchargés de fer : Néanmoins étant obligé comme je le suis, à détromper & à persuader à la fois, j’ai dû choisir le genre d’écrire le plus propre à convaincre, quoiqu’il fût le moins propre à plaire.

Veritas usu & mora, falsa, festinatione & incertis valescunt.
Tacit. Ann. Lib. secundo.

  1. Les deux Aquitaines ; la seconde, la troisième, et la quatrième des Lyonnoises.
  2. En 409.
  3. En 429.
  4. En 720.
  5. En 506.
  6. Clio.
  7. Allemana. Praef. in Anec. Procop. p. 9.
  8. Lib. Clerici, Tom, pri.
  9. In Epist. ad Card. Turnonium.