Calmann-Lévy (p. 286-295).



XVIII


Cette nuit-là, ne pouvant s’endormir, elle se retournait dans son lit et rejetait les couvertures. Elle sentait que le sommeil était loin encore, qu’il viendrait sur les premiers rayons, pleins de poussières dansantes, que le matin darde aux fentes des rideaux. La veilleuse, dont le petit cœur ardent luisait à travers sa chair de porcelaine, lui faisait une compagne mystique et familière. Félicie souleva les paupières et but d’un regard cette lueur blanche et laiteuse qui la tranquillisait. Puis, refermant les yeux, elle retomba dans l’ennui tumultueux de l’insomnie. Par instants, il lui venait à la mémoire une phrase de son rôle, à laquelle elle n’attachait aucune signification et qui l’obsédait : « Nos jours sont ce que nous les faisons. » Et son esprit se fatiguait à retourner sans cesse quatre ou cinq idées.

— Il faudra, demain, que j’aille essayer ma robe chez madame Royaumont. Hier, je suis entrée avec Fagette dans la loge de Jeanne Perrin, qui s’habillait, et qui a montré ses jambes velues, comme si elle en était fière. Elle n’est pas laide, Jeanne Perrin ; elle a même une belle tête ; mais c’est son expression qui me déplaît. Comment madame Colbert fait-elle pour me réclamer trente-deux francs ? Quatorze et trois, dix-sept, et neuf, vingt-six. Je ne lui dois que vingt-six francs. « Nos jours sont ce que nous les faisons. » Que j’ai chaud !

D’un bond de ses reins souples, elle se retourna et ses bras nus s’ouvrirent pour étreindre l’air comme un corps subtil et frais.

— Il me semble qu’il y a un siècle que Robert est parti. C’est mal de sa part de m’avoir laissée seule. Je m’ennuie après lui.

Et, pelotonnée dans son lit, elle se rappelait studieusement comme c’était quand ils se tenaient pressés l’un contre l’autre. Elle l’appelait :

— Mon chat ! mon petit loup !

Aussitôt les idées recommençaient dans sa tête leur manège fatigant.

— « Nos jours sont ce que nous les faisons. Nos jours sont ce que nous les faisons. Nos jours… » Quatorze et trois, dix-sept, et neuf, vingt-six. J’ai bien vu que Jeanne Perrin faisait exprès de montrer ses longues jambes d’homme, toutes sombres de poils. Est-ce vrai, ce qu’on dit, que Jeanne Perrin donne de l’argent aux femmes ? Il faudra que demain, à quatre heures, j’aille essayer ma robe. Il y a une chose terrible, c’est que madame Royaumont ne sait jamais bien monter les manches. Que j’ai chaud ! Socrate est un bon médecin. Mais, des moments, il s’amuse à abrutir les personnes.

Tout à coup elle pensa à Chevalier et elle sentit comme une influence de lui qui se coulait le long des murs de la chambre. Elle crut voir que la clarté de la veilleuse en était obscurcie. C’était moins qu’une ombre et c’était inquiétant. L’idée la traversa tout à coup que cette chose subtile venait des portraits du mort. Elle n’en avait gardé aucun dans sa chambre. Mais l’appartement en contenait encore, qu’elle n’avait pas détruits. Elle en fit le compte avec soin et trouva qu’il devait en rester trois : un premier, très jeune, sur un fond nuageux ; un autre, rieur et familier, à cheval sur une chaise ; un troisième, en don César de Bazan. Dans sa hâte de les anéantir, elle sauta du lit, alluma une bougie et, traînant ses mules, glissa, en chemise, dans le salon, jusqu’à la table de palissandre, surmontée d’un palmier phénix, souleva le tapis, fouilla le tiroir. Il contenait des jetons, des bobèches, quelques morceaux de bois décollés des meubles, deux ou trois pendeloques du lustre et quelques photographies, parmi lesquelles elle ne trouva qu’un seul Chevalier, le plus jeune, sur un fond nuageux.

Elle chercha les deux autres dans un petit meuble façon de Boulle qui ornait l’intervalle des fenêtres et portait les lampes de Chine. Là dormaient des globes de verre dépoli, des abat-jour, des coupes de cristal garnies de bronze doré, un porte-allumettes en porcelaine peinte, orné d’un enfant endormi près d’un chien, contre un tambour, des livres débrochés, des partitions en lambeaux, deux éventails brisés, une flûte et un petit tas de portraits-cartes. Elle y découvrit un deuxième Chevalier, le don César de Bazan. Le dernier n’y était pas. Elle se demanda inutilement où on avait bien pu le fourrer. En vain elle fouilla les boîtes, les coupes, les cache-pots, le casier à musique. Et tandis qu’elle le recherchait ardemment, le portrait grandissait et se précisait dans son imagination, atteignait la taille humaine, prenait un air moqueur et la narguait. Elle avait la tête en feu, les pieds glacés et sentait la peur lui entrer dans le creux de l’estomac. Au moment de renoncer et d’aller cacher sa tête dans l’oreiller, elle se rappela que sa mère gardait des photographies dans son armoire à glace. Elle reprit courage. Doucement, elle entra dans la chambre de madame Nanteuil endormie, à pas muets gagna l’armoire, l’ouvrit avec lenteur, sans bruit, et, montée sur une chaise, explora la plus haute tablette, chargée de vieux cartons. Elle mit la main sur un album qui datait du second Empire et qu’on n’avait pas ouvert depuis vingt ans. Elle remua des tas de lettres, des liasses de papier timbré et de reconnaissances du Mont-de-Piété. Réveillée par la lumière de la bougie et par le bruit de souris que faisait la chercheuse, madame Nanteuil demanda :

— Qui est là ?

Aussitôt, voyant juché sur une chaise, en longue chemise de nuit, une grosse natte dans le dos, le petit fantôme familier :

— C’est toi, Félicie ? Tu n’es pas malade ?… Qu’est-ce que tu fais là ?

— Je cherche quelque chose.

— Dans mon armoire ?

— Oui, maman.

— Veux-tu bien aller te coucher ! tu vas t’enrhumer… Dis-moi ce que tu cherches, au moins. Si c’est le chocolat, il est sur la planche du milieu, à côté du sucrier en argent.

Mais Félicie avait saisi un paquet de photographies qu’elle feuilletait rapidement. Sous ses doigts impatients passaient madame Doulce, couverte de dentelles ; Fagette, éclatante et les cheveux dévorés de lumière ; Tony Meyer, les yeux rapprochés l’un de l’autre et le nez tombant sur les lèvres ; Pradel, à la barbe fleurie ; Trublet, chauve et camus ; M. Bondois, l’œil craintif et le nez roide sur une moustache épaisse. Bien qu’elle n’eût point la tête à s’occuper de M. Bondois, elle lui donna au passage un regard hostile et, d’aventure, lui fit tomber sur le nez une goutte de bougie.

Madame Nanteuil, tout à fait réveillée, s’étonnait :

— Félicie, qu’est-ce que tu as à fourgonner comme ça dans mon armoire ?

Félicie, qui tenait enfin le portrait tant cherché, ne répondit que par un cri de joie sauvage et s’envola de la chaise emportant son mort et, par mégarde, M. Bondois avec.

Rentrée dans le salon, elle s’accroupit devant la cheminée et fit un feu de papier dans lequel elle jeta les trois photographies de Chevalier. Elle les regarda flamber, et quand les trois cartes, tordues et noircies, se furent envolées sans forme ni matière, elle respira largement. Elle croyait bien, cette fois, avoir ôté au mort jaloux la substance de ses apparitions et s’être délivrée de l’obsession.

En reprenant son bougeoir, elle vit M. Bondois dont le nez disparaissait sous un rond de cire blanche. Ne sachant qu’en faire, elle le jeta en riant dans la cheminée encore flambante.

Rentrée dans sa chambre, elle se mit devant sa glace et serra sa chemise sur elle, pour marquer ses formes. Une réflexion, qui lui traversait parfois la tête, s’y arrêta cette fois un peu plus longtemps qu’à l’ordinaire. Elle se disait à elle-même :

— Pourquoi est-on faite comme ça, avec une tête, des bras, des jambes, des mains, des pieds, une poitrine, un ventre ? Pourquoi comme ça et pas autrement ? C’est drôle !

En cet instant, la forme humaine lui apparaissait arbitraire, bizarre, étrange. Mais son étonnement cessa vite. Et, se regardant, elle se plut. Elle avait d’elle un goût vif et profond. Elle découvrit ses seins, les tint délicatement sur le creux de ses mains, les contempla dans la glace avec tendresse, comme s’ils eussent été non pas d’elle, mais à elle, comme deux êtres animés, comme une couple de colombes.

Après leur avoir souri, elle se recoucha. Se réveillant à une heure tardive de la matinée, elle éprouva une seconde de surprise d’être couchée seule. Parfois, en songe, elle se dédoublait et, sentant sa propre chair, rêvait qu’elle recevait les caresses d’une femme.