Histoire chronologique de la Nouvelle France ou Canada/00c

LETTRE DE L’AUTHEUR
À UN DE SES AMYS


Monsieur,


D epuis que j’ay l’honneur d’être connu de vous ; je ne doubte pas que ſachant que je fuis dans le Canada, vous n’ayés jugé que je ne pouvois m’y tenir à rien faire. En effect l’employ m’eſt agréable & je vous avoue que j’ay embraſſé avec joye touts ceux qui ſe ſont preſentés, mais comme le Pays eſt ſterile en affaires de guerre dont je fais profeſſion[1] & que je me fuis vu cet hyver dans un aſſés grand loiſir, je l’ay paſſé tranquillement dans ma chambre à conſiderer de près ce qui ſ’eſt paſſé & ce qui ſe paſſe encore touts les jours dans le Canada parmy nos François, donnant touts les jours quelques heures à la lecture de trois ou quatre hiſtoriens qui ſe ſont trouvés dans mon cabinet, tels que ſont Leſcarbot avocat, Fr. Gabriel Sagard, Recollect, le Sr Samuel de Champlain, Capitaine de Roy & ier gouverneur du Canada, le P. Lecreux, jeſuitte[2]. J’ay trouvé ces autheurs ſi obſcurs que j’ay penſé que je rendrois quelque ſervice au public ſi je developpois ce qui ſ’eſt paſſé juques[3] à ce

temps. Ils font remplis d’hiſtoires de voyages, de rivières, de lacs, de caps, d’anſes. J’ay négligé toutes ces choſes qui ne font qu’embrouiller & n’en fais mention que de quelques uns dont je ne puis me diſpenfer de parler, afin de les faire connoitre, renvoyant le lecteur aux cartes fidelles du Canada. De parler des richeſſes du Canada, je n’en connois point que la pelleterie. Les terres qui ſont toutes couvertes de bois n’y font bonnes qu’à certains endroits, & le bois n’y eſt pas de conſequence vu qu’il n’eſt pas aſſez cuit par le ſoleil ce qui fait qu’il n’eſt pas fort propre à bâtir des navires[4]. Les poiſſons, oyſéaux, animaux, dont quelques uns empliſſent leur livres bien inutilement ſont les mêmes que ceux de France excepté l’orignac[5], le caſtor & le rat muſqué. Les Sauvages ſont ſi meſprifables par

leur manière d’agir, de ſe nourrir, de ſe vetir, de ſe parer & de converſer, ils entrent meme ſi peu dans la connoiſſance de noſtre Religion que je ne ſcaurois m’empeſcher de me facher lorſque je vois les livres farcis des contes que l’on fait d’eux pour tromper le public[6], & ainſy meſprifant toutes ces choſes je me ſuis arreſté à examiner le pays dés ſon origine, à connoitre comment il ſ’eſt formé & augmenté, par qui & comment il a été gouverné & ſervi. Je l’ay mis par ecrit & y ay ajouté l’experience que quelques années m’en ont donné, & meme celles de quelques perſonnes de ma connoiſſance qui en raiſonnoient pertinemment & ſans paſſîon. Je vous fais part de mon petit travail dans l’eſperance que j’ay que vous le corrigerés & l’augmenterés par les connoiſſances & les memoires que vous en avés. Le ſujet me ſemble trop ſterile pour en faire une longue hiſtoire, l’expression meme me manque ſouvent. C’est pourquoy je me ſuis contenté d’en faire un abbregé & de paſſer quantité de choſes que je n’ay pas crû devoir eſtre marquées. Je me ſuis propoſé de réduire cette hiſtoire en trois parties. La premiere traitte de ce qui ſ’eſt paſſé depuis que les François ont commencé de hanter le Canada, juques à ce que les Anglois les en ayent chaſſé qui fut l’an 1629, & même je la pouſſe juques en 1632, que les François y ſont rentrés[7]. La ſeconde depuis 1632 juques en 1670, que les PP. Recollects y ſont revenus, & la troiſieme depuis 1670 juques à cette preſente année[8].

Je n’ay pû achever que la première partie que j’ay reduit en ſeize chapitres. Je remets les autres parties à un autre temps plus favorable ou à ceux qui les voudront entreprendre.

[Au reste[9] pour ce qu’en parlant des PP. Recollects & des PP. Jeſuittes vous pourriez juger que je le fais trop avantageuſement des premiers & des autres avec trop de bile & peut-être trop d’emportement, je crois qu’il eſt neceſſaire que je vous avertiſſe que je ne prétends point bleſſer ny ma conſcience ny un Ordre de l’Egliſe que je reconnois pour ma mere ; mon but n’eſt que de faire connoitre les injuſtices que quelques politiques Jeſuittes font par la voye de la puiſſance ſeculiere qu’ils tournent de la maniere la plus adroite, mais la plus injuſte du monde. Je le fais ſans paſſion & ſeulement pour faire connoitre leur paſſion qui ſe dechaine en Canada contre un petit nombre de Recollects. Je ſcay que c’eſt une choſe inconcevable en France que des Jeſuittes, que des Seminariſtes, que des Communautés religieuſes même paſſent la mer pour bander tout leur zelle à perdre une petite Communauté de Religieux de Saint-François. C’eſt neantmoins ce qui ſe fait avec les plus belles apparances d’amitié du monde. Un Èveque, un Gouverneur, un

Intendant agiſſent unanimement, & travaillent ſans ceſſe à renverſer & terraſſer ces pauvres Religieux. C’eſt ce qu’ils ont fait depuis 20 ans que les PP. Recollects ſont de retour[10] & c’eſt ce qu’ils continuent de faire encore tous les jours au grand ſcandalle de tout le peuple de Canada qui ne peut ſ’empefcher de reſpecter & d’aſſiſter ces pauvres opprimés[11]. Et ce qui eſt d’admirable en eux, c’eſt qu’ils ſont attaqués & ne ſe deffendent point, ils reçoivent des injuſtices & ne ſ’en plaignent point. Ce long ſilence m’a ſemblé une inſenſibilité et je ſerois encore à connoitre qu’ils ſont capables de souffrir ſi à force de les hanter je ne les avois quelquefois entendus ſouſpirer ſans ſe plaindre & ſi à force de les preſſer ils ne m’avoient témoigné avec une modération toute religieuſe une partie de leur peines. J’ay taſché d’imiter cette même modération pour exprimer une partie de ce que j’ay reconnu en ceux qui les font tant gémir & je me pique d’eſtre ſincere en ce que je diray. Mais parce que la vérité engendre la haine, je ne crois pas qu’il ſoit expédient que je me faſſe connoitre au Public[12], ſurtout ayant à parler quelquefois de certaines gens qui ne ſcavent ce que c’eſt que d’epargner ceux qui les veulent redreſſer. Il ſuffit que vous me connoiſſiés & que je ſoumette cet écrit à voſtre cenſure ; vous en ferés ce qu’il vous plaira.

  1. La phrase est ingénieusement calculée pour faire croire que l’auteur de l’Histoire était un officier de l’armée sans cependant charger d’un mensonge la conscience du P. Le Tac, car si le véritable auteur était découvert, il pouvait répondre que lui aussi faisait profession d’affaires de guerre, de « sainte guerre ».
  2. C’étaient les seuls ouvrages sur l’histoire du Canada jusque-là publiés (celui du P. Du Creux [Creuxius] en latin). Notre historien, dont l’œuvre, si elle n’eût pas été mise sous le boisseau, eût vu le jour en même temps que l’ouvrage du P. Chrestien Le Clercq, Relation de la Gaspésie, etc., publiée en 1691, est antérieur d’environ trente ans au P. Charlevoix, dont l’Histoire parut en 1720.
  3. L’auteur écrit par tout son manuscrit : juques (jusques) et preque (presque). C’était ainsi qu’on prononçait de son temps, au moins dans la plupart des provinces du nord de la France. D’après Chifflet (cité par Littré, au mot jusque) « il était indifférent de prononcer ou de ne pas prononcer l’s de jusque ; pour le XVI siècle, Palsgrave dit qu’on prononçait juque. »

    Également d’après Chifflet, Gramm., p. 236, ou prononçait presque indifféremment prê-ke et prè-ske.

  4. C’est une opinion dont il faut laisser la responsabilité à l’auteur, car on sait que les magnifiques troncs d’arbres des forêts canadiennes sont au contraire souvent utilisés aujourd’hui dans les constructions de navires, et spécialement pour faire des mâts de vaisseaux.
  5. Appelé plus généralement « orignal «, d’un mot basque, assure-t-on.
  6. C’est une pointe dirigée contre les Relations des Pères Jésuites qui contaient des conversions de sauvages si nombreuses et si étonnantes et répondant si peu à la réalité des faits, qu’à la fin la fable et le scandale en devinrent publics et que les Jésuites reçurent ordre de supprimer leurs Relations.
  7. Le traité de Saint-Germain-en-Laye, qui restitua au roi de France « tous les lieux occupés par les Anglais en la Nouvelle-France, l’Acadie et le Canada », fut signé le 29 mars 1632. Emery de Caën en reprit officiellement possession la même année, le 13 juillet.
  8. Il s’agit de l’année 1689, qui fut celle où, comme nous le montrons ailleurs, le P. Le Tac écrivit cette histoire.
  9. Le passage que nous avons mis entre crochets est barré dans le manuscrit, mais en marge se trouvent ces lignes : « Lisez si vous voulés ce qui est rayé » et cette autre mention : « J’ay rayé ces lignes par un remords de conscience croyant qu’elles blessoient la charité. Cependant, comme il n’y a rien que de vray, vous les pouvez lire si vous voulés. » Nous avons cru devoir les rétablir à notre tour, par un scrupule d’exactitude, tout en les séparant du texte courant par ces crochets [ ] qui indiquent les suppressions que l’auteur, en le publiant, aurait probablement fait subir à son écrit.
  10. L’ouvrage a été écrit, comme on le verra par la suite, en l’an 1689. Les Pères Récollets, partis du Canada en 1629, y étaient revenus en 1670, mais l’ordre donné par Louis XIV en vue de leur retour l’avait été au printemps de 1669, et quatre de ces Pères avaient été embarqués pour se rendre au Canada (ils ne purent d’ailleurs aborder par des accidents de mer) en cette même année 1669 ; ce qui justifie bien le chiffre de vingt ans indiqué ici.
  11. Il est acquis en effet à l’histoire que les habitants étaient généralement du côté des Récollets dans leur querelle contre les Jésuites.
  12. Voir ce que nous disons, dans la préface, de l’auteur de cette histoire. On comprend de reste les raisons pour lesquelles il désirait garder l’anonyme.